Voyage en Orient (Nerval)/Stamboul et Péra/VI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 27-30).

VI — UN VILLAGE GREC


Nous étions arrivés sur une hauteur qui domine San-Dimitri. C’est un village grec situé entre le grand et le petit champ des Morts. On y descend par une rue bordée de maisons de bois, fort élégantes et qui rappellent un peu le goût chinois dans la construction et dans les ornements extérieurs.

Je pensais que cette rue raccourcissait le chemin que nous avions à faire pour gagner Péra. Seulement, il fallait descendre jusqu’à une vallée dont le fond est traversé par un ruisseau. Le bord sert de chemin pour descendre vers la mer. Un grand nombre de casinos et de cabarets sont élevés des deux côtés.

Mon compagnon me dit :

— Où voulez-vous aller ?

— Je serais bien aise de m’aller coucher.

— Mais, pendant le Ramazan, on ne dort que le jour. Terminons la nuit… Ensuite, au lever du soleil, il sera raisonnable de regagner son lit. Je vais, si vous le permettez, vous conduire dans une maison où l’on joue le baccara.

Les façades des maisons entre lesquelles nous descendions, avec leurs pavillons avancés sur la rue, leurs fenêtres grillées, éclairés au dedans, et leurs parois vernies de couleurs éclatantes, indiquaient, en effet, des points de réunion non moins joyeux que ceux que nous venions de parcourir.

Il faudrait renoncer à la peinture des mœurs de Constantinople, si l’on s’effrayait trop de certaines descriptions d’une nature assez délicate. Les cinquante mille Européens que renferment les faubourgs de Péra et de Galata, Italiens, Français, Anglais, Allemands, Russes ou Grecs, n’ont entre eux aucun lien moral, pas même l’unité de religion, les sectes étant plus divisées entre elles que les cultes les plus opposés. En outre, il est certain que, dans une ville où la société féminine mène une vie si réservée, il serait impossible de voir même un visage de femme née dans le pays, s’il ne s’était créé de certains casinos ou cercles dont, il faut l’avouer, la société est assez mélangée. Les officiers des navires, les jeunes gens du haut commerce, le personnel varié des ambassades, tous ces éléments épars et isolés de la société européenne sentent le besoin de lieux de réunion qui soient un terrain neutre, plus encore que les soirées des ambassadeurs, des drogmans et des banquiers. C’est ce qui explique le nombre assez grand des bals par souscription qui ont lieu souvent dans l’intérieur de Péra.

Ici, nous nous trouvions dans un village entièrement grec, qui est la Capoue de la population franque. J’avais déjà, en plein jour, parcouru ce village sans me douter qu’il recelât tant de divertissements nocturnes, de casinos, de wauxhalls, et même, avouons-le, de tripots. L’air patriarcal des pères et des époux, assis sur des bancs ou travaillant à quelque métier de menuiserie, de tuilerie ou de tissage, la tenue modeste des femmes vêtues à la grecque, la gaieté insouciante des enfants, les rues pleines de volailles et de porcs, les cafés aux galeries hautes à balustres, donnant sur la vallée brumeuse, sur le ruisseau bordé d’herbages, tout cela ressemblait, avec la verdure des pins et des maisons de charpente sculptée, à quelque vue paisible des basses Alpes. — Et comment douter qu’il en fût autrement, la nuit, en ne voyant aucune lumière transpirer à travers les treillages des fenêtres ? Cependant, après le couvre-feu, beaucoup de ces intérieurs étaient restés éclairés au dedans, et les danses, ainsi que les jeux, devaient s’y prolonger du soir au matin. Sans remonter jusqu’à la tradition des hétaïres grecques, on pourrait penser que la jeunesse pouvait attacher parfois des guirlandes au-dessus de ces portes peintes, comme au temps de l’antique Alcimadure. — Nous vîmes passer là, non pas un amoureux grec couronné de fleurs, mais un homme à la mine anglaise, marin probablement, mais entièrement vêtu de noir, avec une cravate blanche et des gants, qui s’était fait précéder d’un violon. Il marchait gravement derrière le ménétrier chargé d’égayer sa marche, ayant lui-même la mine assez mélancolique. Nous jugeâmes que ce devait être quelque maître d’équipage, quelque bossman, qui dépensait sa paye généreusement après une traversée.

Mon guide s’arrêta devant une maison aussi soigneusement obscure au dehors que les autres, et frappa à petits coups à la porte vernie. Un nègre vint ouvrir avec quelques signes de crainte ; puis, nous voyant des chapeaux, il salua et nous appela effendis.

La maison dans laquelle nous étions entrés ne répondait pas, quoique gracieuse et d’un aspect élégant, à l’idée que l’on se forme généralement d’un intérieur turc. Le temps a marché, et l’immobilité proverbiale du vieil Orient commence à s’émouvoir au contre-coup de la civilisation. La réforme, qui a coiffé l’Osmanli du tarbouch et l’a emprisonné dans une redingote boutonnée jusqu’au col, a amené aussi, dans les habitations, la sobriété d’ornements où se plaît le goût moderne. Ainsi, plus d’arabesques touffues, de plafonds façonnés en gâteaux d’abeille ou en stalactites, plus de dentelures découpées, plus de caissons de bois de cèdre, mais des murailles lisses à teintes plates et vernies, avec des corniches à moulures simples ; quelques dessins courants pour encadrer les panneaux des boiseries, quelques pots de fleurs d’où partent des enroulements et des ramages, le tout dans un style, ou plutôt dans une absence de style qui ne rappelle que lointainement l’ancien goût oriental, si capricieux et si féerique.

Dans la première pièce se tenaient les gens de service ; dans une seconde, un peu plus ornée, je fus frappé du spectacle qui se présenta. Au centre de la pièce se trouvait une sorte de table ronde couverte d’un tapis épais, entourée de lits à l’antique, qui, dans le pays, s’appellent tandours ; là s’étendaient à demi couchées, formant comme les rayons d’une roue, les pieds tendus vers le centre où se trouvait un foyer de chaleur caché par l’étoffe, plusieurs femmes, que leur embonpoint majestueux et vénérable, leurs habits éclatants, leurs vestes bordées de fourrures, leurs coiffures surannées montraient être arrivées à l’âge où l’on ne doit pas s’offenser du nom de matrone, pris en si bonne part chez les Romains ; elles avaient simplement amené leurs filles ou nièces à la soirée, et en attendaient la fin comme les mères d’Opéra attendant au foyer de la danse. Elles venaient, la plupart, des maisons voisines, où elles ne devaient rentrer qu’au point du jour.