Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Souvenirs de Thuringe/V

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 519-524).

V — LOHENGRIN


Comme nous l’avons dit plus haut, le 25, la statue a été découverte au milieu d’une grande affluence, des corps d’état et des sociétés littéraires et artistiques. Un grand dîner, donné à l’hôtel de ville, a réuni ensuite les illustrations venues des divers points de l’Allemagne et de l’étranger. On remarquait là deux poètes dramatiques célèbres, MM. Gutzkow et Dingelstedt. Ce dernier avait composé un prologue qui fut récité au théâtre le 28, jour de l’anniversaire spécial de Goethe.

On a donné aussi, ce jour-là, pour la première fois, Lohengrin, opéra en trois actes, de Wagner. Listz dirigeait l’orchestre, et, lorsqu’il entra, les artistes lui remirent un bâton de mesure en argent ciselé, entouré d’une inscription analogue à la circonstance. C’est le sceptre de l’artiste-roi, qui provoque ou apaise tour à tour la tempête des voix et des instruments.

Le Lohengrin présentait une particularité singulière : c’est que le poëme avait été écrit en vers par le compositeur. — J’ignore si le proverbe français est vrai ici, « qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même ; » toujours est-il qu’à travers d’incontestables beautés poétiques, le public a trouvé des longueurs qui ont parfois refroidi l’effet de l’ouvrage.

Presque tout l’opéra est écrit en vers carrés et majestueux, comme ceux des anciennes épopées. Il suffit de dire aux Français que c’est de l’alexandrin élevé à la troisième puissance.

Lohengrin est un chevalier errant qui passe par hasard à Anvers, en Brabant, vers le xie siècle, au moment où la fille d’un prince de ce pays, que l’on croit mort, est accusée d’avoir fait disparaître son jeune frère dans le but d’obtenir l’héritage du trône en faveur d’un amant inconnu.

Elle est traduite devant une cour de justice féodale, qui la condamne à subir le jugement de Dieu. Au moment où elle désespère de trouver un chevalier qui prenne sa défense, on voit arriver Lohengrin, dans une barque dirigée par un cygne. Ce paladin est vainqueur dans le combat, et il épouse la princesse, qui, au fond, eut innocente, et victime des propos d’un couple pervers qui la poursuit de sa haine.

L’histoire n’est pas terminée ; il reste encore deux actes, dans lesquels l’innocence continue à être persécutée. On y rencontre une fort belle scène dans laquelle la princesse veut empêcher Lohengrin de partir pour combattre ses ennemis. Il insiste et se livre aux plus grands dangers ; mais un génie mystérieux le protège, — c’est le cygne, dans le corps duquel se trouve l’âme du petit prince, frère de la princesse de Brabant, — péripétie qui se révèle au dénoûment, et qui ne peut être admise que par un public habitué aux légendes de la mythologie septentrionale.

Cette tradition est du reste connue, et appartient à l’un des poèmes ou roumans du cycle d’Artus. — En France, on comprendrait Barbe-Bleue ou Peau-d’âne ; il est donc inutile de nous étonner.

Lohengrin est un des chevaliers qui vont à la recherche de Saint-Graal. C’était le but, au moyen âge, de toutes les expéditions aventureuses, comme, à l’époque des anciens, la Toison d’or, et aujourd’hui la Californie. Le Saint-Graal était une coupe remplie du sang sorti de la blessure que le Christ reçut sur sa croix. Celui qui pouvait retrouver cette précieuse relique était assuré de la toute-puissance et de l’immortalité. — Lohengrin, au lieu de ces dons, a trouvé le bonheur terrestre et l’amour. Cela suffit de reste à la récompense de ce chevalier.

La musique de cet opéra est très-remarquable et sera de plus en plus appréciée aux représentations suivantes. C’est un talent original et hardi qui se révèle à l’Allemagne, et qui n’a dit encore que ses premiers mots. On a reproché à Wagner d’avoir donné trop d’importance aux instruments, et d’avoir, comme disait Grétry, mis le piédestal sur la scène et la statue dans l’orchestre ; mais cela a tenu sans doute au caractère de son poëme, qui imprime à l’ouvrage la forme d’un drame lyrique plutôt que celle d’un opéra.

Les artistes ont exécuté vaillamment cette partition difficile, qui, pour en donner une idée sommaire, semble se rapporter à la tradition musicale de Gluck et de Spontini. La mise en scène était splendide et digne des efforts que fait le grand-duc actuel pour maintenir à Weimar cet héritage de goût artistique qui a fait appeler cette ville l’Athènes de l’Allemagne.

La salle du théâtre de Weimar est petite et n’est entourée que d’un balcon et d’une grille ; mais les proportions en sont assez heureuses et le cintre est dessiné de manière à offrir un contour gracieux aux regards qui parcourent la rangée de femmes bordant comme une guirlande non interrompue le rouge ourlet de la balustrade. L’absence de loges particulières et la riche décoration de la loge grand-ducale lui donnent tout à fait l’apparence d’un théâtre de cour, et l’effet général est loin d’y perdre. L’œil n’est heurté ni par ce mélange de jolies figures de femmes et de laides figures d’hommes qu’on remarque ailleurs sur le devant des loges et des amphithéâtres, ni par cette succession de petites boîtes ressemblant tantôt à des tabatières, tantôt à des bonbonnières, qui divisent d’une façon si peu gracieuse les divers groupes de spectateurs.

Mais revenons à Wagner, le poète et le compositeur de la soirée. Les difficultés de tout genre que renfermait son opéra semblaient devoir en réserver l’exécution aux plus grands théâtres seulement. Or, Wagner, mêlé aux événements de Dresde du mois de mai 1849, connu pour ses opinions démocratiques, réfugié en Suisse, n’eût probablement point trouvé, à l’heure qu’il est, et de longtemps encore, un théâtre de quelque grande capitale qui eût consenti à mettre son opéra au répertoire, d’autant plus que cet opéra n’est point écrit en vue d’un succès banal. On doit une véritable reconnaissance à la cour éclairée de Weimar, qui étend sa protection aux œuvres de génie, sans s’informer de ce qui n’est point du domaine de l’art.

Wagner révèle dans ses œuvres littéraires et musicales une âme poétique, une intelligence cultivée, un esprit vif, fin, acéré, qui, comme une flèche, atteint au cœur, soit pour toucher, soit pour blesser. Dans sa jeunesse, il voulait embrasser la carrière d’auteur dramatique, et se sentait porté à ressusciter la tragédie germanique, telle que l’ont créée ses illustres maîtres. L’influence du drame bourgeois, qui envahissait la scène allemande, lui paraissait fatale. Son imagination ardente demandait aux ressources dont dispose le théâtre de mettre en jeu des éléments plus imposants, de parler au cœur et à l’esprit un langage plus pompeux, et de faire concevoir à la foule des personnages et des événements que le merveilleux de la poésie peut grandir à des proportions plus hautes que la taille des contemporains. Vivement préoccupé de cette pensée, fortement nourri du suc puissant que renferment les tragédies antiques, les vieux poëmes germaniques et les plus hardies conceptions des Gœthe et des Schiller, il cherchait encore on moule à son propre sentiment, et n’avait produit que des ébauches qui ne le satisfaisaient point.

Un soir, il assistait à la représentation d’Egmont accompagné de la musique de Beethoven. Saisi, transporté, en proie à une émotion inconnue jusque-là, il voulut se rendre compte de ce qui l’impressionnait si fortement. Il résolut de rechercher tous les moyens d’éveiller aussi de pareilles impressions dans son auditoire, et, attribuant la vive émotion qu’il avait ressentie à la réunion de deux arts différents concourant à réveiller les mêmes sentiments, à la coopération de deux génies de sphères diverses réunissant leurs prestiges pour provoquer les mêmes sensations, il se persuada que l’art dramatique tel que nous le possédons est un art incomplet, et que, pour l’amener à sa plus parfaite expression, il fallait tendre à en faire une sorte de foyer vers lequel tous les autres arts convergeraient.

Suivant la pente des esprits de sa nation, vers la réduction en théorie abstraite de tous les points de vue qu’ils découvrent, il imagina que la scène était destinée à devenir une sorte d’autel de l’art, autour duquel toutes ses branches viendraient se grouper. Nous croyons aisément que cette pensée, développée par Wagner dans les brochures qu’il a publiées depuis à Leipzig, exista dans son esprit longtemps avant qu’il se la formulât nettement à lui-même, et nous appuyons cette supposition sur la marche que suivit le développement de son génie. Dans la soirée où il vit la tragédie l’Egmont puiser une double puissance d’émotion dans les accords de Beethoven, le sort l’avait mis sur la voie de sa véritable vocation, il voulut que l’éloquence de sa poésie fût également secondée par les charmes de la musique, et se mit à l’étudier. Bientôt, l’instinct supérieur dont il était doué trouva dans cet art sa naturelle expression, et ce qui ne devait être qu’un accessoire devint l’objet principal de ses drames.

En traversant ces diverses phases, son talent y puisa nécessairement une originalité à laquelle il doit sa renommée ; mais elle ne se fit point jour immédiatement. La musique classique et les secrets de l’instrumentation fixèrent d’abord sa curiosité ardente. Il devint l’admirateur passionné de Gluck, et commença par suivre son exemple, se contentant, ainsi qu’il parait dans son opéra de Rienzi, de lier intimement la déclamation de l’orchestre et des chanteurs aux situations dramatiques de la scène.

Toutefois, à mesure qu’il devenait plus maître de sa nouvelle conquête, à mesure qu’il trouvait la palette musicale plus obéissante à ses inspirations, sa pensée se reporta plus fréquemment vers l’art abandonné, vers la parole et la poésie. Les sujets qu’il choisit alors pour ses livrets semblent traités avec un soin particulier de perfection poétique, et peu subordonnés aux nécessités et aux convenances de la musique.

Après Rienzi et avant Lohengrin, Wagner avait donné déjà le Tannhauser, qui obtint un grand succès à Dresde et ensuite à Weimar. Le dernier opéra a paru un essai moins heureux de cette idée qu’il poursuit de l’alliance intime de la poésie et de la musique. Cependant, ces tentatives ont une valeur qui a frappé tous les esprits en Allemagne, et dont il serait bon que nos compositeurs se préoccupassent à leur tour.

Quoique les livrets français soient, en général, exécutés avec plus de soin que ceux des opéras étrangers, nous ne pouvons nous dissimuler qu’ils n’appartiennent ni à une composition ni à une poésie élevée. Si une réforme est à introduire en France sur ce point, il sera bon de ne point trop nous laisser devancer par les autres nations.