Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Souvenirs de Thuringe/II

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 502-505).


ii — LA STATUE DE GŒTHE


Vous comprenez, mon ami, combien j’ai été heureux en me levant, le lendemain matin, de rencontrer sur cette même place du théâtre, au milieu des arbres, un monument qui n’existait pas lorsque nous nous trouvions ici ensemble : la statue colossale de Gœthe, par Schwanthaler.

La place aussi, qui était appelée auparavant place de la Comédie, s’appelle aujourd’hui Gœthe-Platz. Francfort n’a dans ses murs que deux statues, celle de Gœthe et celle de Charlemagne : la première en bronze, l’autre en pierre rouge du Rhin.

Gœthe a été représenté dans l’attitude de la méditation, appuyé du coude sur un tronc de chêne autour duquel s’enlace la vigne. La composition est fort belle, ainsi que celle des bas-reliefs qui entourent le piédestal. On voit sur la face du devant trois figures, qui représentent la Tragédie, la Philosophie et la Poésie ; sur les autres côtés, les principales scènes de ses drames, de ses poèmes et de ses romans. Werther et Mignon occupent une face entière, l’un ayant au bras Charlotte, l’autre accompagné du vieux joueur de harpe.

Après avoir admiré la statue, je suis allé voir la maison de la rue du Marché-aux-Herbes, où le poëte est né il y a juste cent un ans. Elle est indiquée par une plaque de marbre qui porte qu’il était né là le 28 août (august en allemand) 1749. Au-dessus de la grande porte, on voit un ancien écusson armorié, dont le champ d’azur, par un singulier hasard, porte une bande semée de trois lyres d’or.

Je suis entré dans la maison, et j’ai pu voir encore la chambre du poète, avec sa petite table, ses chaises couvertes de vieux velours d’Utrecht, ses collections d’oiseaux, et le cadre où il a lui-même placé en évidence son brevet de président de la Société minéralogique de Francfort, dont il s’honorait plus que de tous ses autres titres. — En regardant du haut de ce troisième étage, qui donne à gauche sur une cour étroite, et à droite sur quelques toits entremêlés d’arbres, mais presque sans horizon, on comprend cette phrase de Faust :

« Et c’est là ton monde !… Et cela s’appelle un monde ! »

Les escaliers sont immenses, et, à chaque étage, on remarque d’immenses armoires sculptées dans le style de la Renaissance.

Je n’ai voulu qu’indiquer ici les deux points extrêmes de la vie du grand poëte, sa misère primitive en regard de la splendeur où se termina sa destinée.

Mais je ne vous ai pas encore dit le but de mon voyage. Je vais voir à Weimar les fêtes qui célèbrent après cent ans l’anniversaire de la naissance de Herder, l’ami de Gœthe. Le temps me presse.

Je n’ai pu donner qu’un coup d’œil d’admiration et de regret à cette belle promenade du Meinlust, où se croisent les allées d’ébéniers et de tilleuls qui bordent le fleuve. Au delà, le faubourg de Sachsenhausen étend, le long de la rive opposée, une ligne de blanches villas se découpant dans la brume et dans la verdure des jardins.

Les flottes pacifiques du Mein fendent au loin la surface unie des eaux, enflant à la brise du soir ces voiles gracieuses, qui rendent si pittoresques l’aspect des grands fleuves d’Allemagne. Un adieu encore à la cathédrale de Francfort, à cet édifice si curieux du Rœmer, où l’on voit les trente-trois niches de trente-trois empereurs d’Allemagne, établies d’avance avec tant de certitude par l’architecte primitif, qu’il serait impossible d’y loger un trente-quatrième César.

Victor Hugo a tracé une peinture impérissable de cette ville si animée et si brillante. Je me garderai d’essayer le croquis en regard du tableau. Aussi bien, quelque chose d’attristant plane aujourd’hui sur la cité libre, qui fut si longtemps le cœur du vieil empire germanique. J’ai traversé avec un sentiment pénible cette grande place triangulaire dont le monument central est un vaste corps de garde, et où l’on a rétabli les deux canons de bronze qui continuent à menacer Francfort et qui ne l’ont jamais défendu. J’ai jeté un dernier regard sur la verdoyante ceinture de jardins qui remplacent les fortifications ; puis je suis allé prendre mon billet à l’Eisenbahn (chemin de fer) de Cassel.

Ce chemin de fer est une déception. On vous promet de vous faire arriver à Cassel directement et sans secousse, sauf une légère interruption d’un bout de ligne non terminé que desservent des omnibus. — La locomotive fume, elle crache, elle part. — Les locomotives allemandes ne sont pas douées de la puissance nerveuse que possèdent celles d’Angleterre et de Belgique… (Je craindrais de faire de la réclame en parlant des nôtres.) Le spirituel écrivain viennois Saphir prétendait que les locomotives allemandes avaient des motifs pour rester in loco ; cela tient, je pense, au désir de garder les voyageurs le plus longtemps possible dans cette multitude de petits États souverains qui ont chacun leur douane, leurs hôtels, ou même leurs simples buffets de station dans lesquels le vin, la bière et la nourriture se combinent pour vous donner une idée avantageuse des productions du pays. Dans les voitures, on fume ; dans les stations, on boit et on mange. C’est toujours par ces deux points essentiels qu’il a été possible de dompter les velléités libérales de ce bon peuple allemand.

À dix heures, après nous être suffisamment amusés sur ce brimborion de chemin de fer, nous arrivons à la station des omnibus intermédiaires. On charge les bagages ; on prend place dans un berlingot à rideaux de cuir, qui doit remonter au temps du baron de Thunder-ten-Tronck, et qui a peut-être servi de calèche à la belle Cunégonde. J’ai trouvé là, du reste, une fort aimable société d’étudiants, vêtus du costume classique : pantalon blanc collant, bottes à l’écuyère, redingote de velours à brandebourgs de soie, pipe à long tuyau emmanchée d’un fourneau en porcelaine peinte, qui fonctionne abondamment. J’entendais retentir à tout propos dans la conversation le nom de M. Hassenpflug, qu’ils prononçaient Hessenfluch (malheur de la Hesse). L’Allemagne aime beaucoup les calembours par à peu près.

À minuit, on changea de voiture dans un village, en nous laissant une demi-heure sur le pavé, par une pluie très-fine. Deux heures plus tard, nous sommes encore transvasés dans une nouvelle patache, et une autre fois encore, vers trois heures du matin. À six heures, nous descendions à Marburg.