Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Les fêtes de Hollande/II

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 538-543).


ii — D’ANVERS À ROTTERDAM


Je n’étais donc pas destiné à figurer parmi les proscrits internés à Bruxelles ou dans les autres localités. Du reste, on s’aperçoit à peine de la présence d’un si grand nombre de nos compatriotes : on ne les voit ni dans les cafés, ni dans les lieux publics, ni presque dans les théâtres. La société belge n’a pas, comme on sait, de réceptions ou de soirées, et c’est dans les cercles seulement que tous les partis se rencontrent sur un terrain commun. « Êtes-vous libéral ? — Êtes-vous clérical ? » Ce sont les questions à l’ordre du jour. Et les Français n’ont pas même à choisir, car ces divisions sont entendues autrement qu’elles ne le seraient chez nous.

Après tout, l’impression qu’on emporte de Bruxelles est triste. J’ai plus aimé cette ville autrefois ; je me suis trouvé heureux de respirer plus librement, au bout d’une heure, dans la solitude des rues d’Anvers. J’avais encore admiré en passant les aspects charmants du parc anglais de Laeken ; Malines, plus belle en perspective qu’en réalité ; les bras de l’Escaut miroitant au loin dans leurs berges vertes et les champs de seigle ondoyant, rayés des bandes jaunes du colza en fleur. Le houblon grimpait déjà sur ses hauts treillages, réjouissant l’œil comme les pampres d’Italie et promettant à ces contrées les faveurs du Bacchus du Nord. Des chevaux et des bœufs erraient en paix çà et là dans les pâturages, dont la lisière est brodée de beaux genêts d’or. — Voici enfin la flèche d’Anvers qui se dessine au-dessus des bouleaux et des ormes, et qui s’annonce de plus près encore avec son carillon, monté éternellement sur des airs d’opéra-comique.

J’ai franchi bientôt les remparts, la place de Meer, la place Verte, pour gagner la cathédrale et y revoir mes Rubens : je ne trouvai qu’un mur blanc, c’est-à-dire rechampi de cette même peinture à la colle dont la Belgique abuse, — par le sentiment, il est vrai, d’une excessive propreté. « Où sont les Rubens ? dis-je au suisse. — Monsieur, on ne parle pas si haut pendant l’office. » Il y avait un office, en effet. « Pardon ! repris-je en baissant la voix ; les deux Rubens, qu’en a-t-on fait ? — Ils sont à la restauration, » répondit le suisse avec fierté.

Ô malheur ! Non contents de restaurer leurs édifices, ils restaurent continuellement leurs tableaux. Notez que la même réponse m’avait été faite il y a dix ans dans le même lieu. J’ai songé alors avec émotion à ce qui s’était passé un peu avant cette époque au musée d’Anvers. L’histoire est encore bonne à répéter. On avait confié la direction du musée à un ancien peintre d’histoire, enthousiaste de Rubens, quoique très-fidèle au goût classique et n’admirant son peintre favori qu’avec certaines restrictions. Ce malheureux n’avait jamais osé avouer qu’il trouvait quelques défauts, faciles du reste à corriger, dans les chefs-d’œuvre du maître. Ce n’était rien au fond : un glacis pour éteindre certains points lumineux, un ciel à bleuir, un attribut, un détail bizarre à noyer dans l’ombre, et alors ce serait sublime. Cette préoccupation devint maladive. N’osant témoigner ses réserves ni s’attaquer en plein jour à de tels chefs-d’œuvre, craignant le regard des artistes étudiants et même celui des employés, il se levait la nuit, ouvrait délicatement les portes du musée et travaillait jusqu’au jour sur une échelle double à la lueur d’une lanterne complice. Le lendemain, il se promenait dans les salles en jouissant de la stupéfaction des connaisseurs. On disait : « C’est étonnant comme ce ciel a bleui ? c’est sans doute la sécheresse, — ou l’humidité… Il y avait là autrefois un triton : la couleur d’ocre l’aura noyé par un effet de décomposition chimique. » Et on pleurait le triton. On s’aperçut de ces améliorations trop rapides bien longtemps avant d’en pouvoir soupçonner l’auteur. Convaincu enfin de manie restauratrice, le pauvre homme finit ses jours dans un de ces villages sablonneux de la Campine où l’on emploie les fous à l’amélioration du sol.

La statue de Rubens, sur la place Verte, est campée assez crânement et doit consoler ce mort illustre des outrages que le bon goût lui a fait subir. Elle faisait moins bien autrefois sur le quai de l’Escaut, en face de la Tête de Flandre. Je suis entré dans un des cafés de la place pour demander une côtelette ou un bifteck. « Nous n’avons plus de viande, me dit-on, parce que c’est demain vendredi. — Mais c’est demain que vous ne devriez pas en avoir. — Pardon, c’est que, comme on n’en vendra pas demain dans la ville, les ménages s’en approvisionnent aujourd’hui. »

Je vois qu’à Anvers la religion est aussi bien suivie qu’à Londres, où l’on achète le samedi une grande quantité de porter, de sherry et de gin, afin de pouvoir se griser en liberté le dimanche, seul jour où cela soit défendu.

Pourquoi ne pas dire que les salles de danse du port, vulgairement nommées riddecks, sont en ce moment ce qu’il y a de plus vivant à Anvers ? Pendant que la ville se couche une heure après qu’elle a couché les enfants, c’est-à-dire à dix heures, les orchestres très-bruyants de ces bals maritimes résonnent le long des canaux comme au temps des Espagnols. On parle bien à Paris du bal Mabille et du Château-Rouge ; je puis donc parler ici de ces réunions cosmopolites, qui ne sont qu’un peu plus décentes. — Le jour où j’arrivai à Anvers, il y avait un banquet de soixante-deux capitaines de navire dans un des plus vastes établissements du quai de l’Escaut. Les bassins étaient si remplis, qu’un grand nombre de bricks et de frégates louvoyaient sur le fleuve en attendant leur tour. Quelle forêt de mâts, plus serrée et plus touffue qu’aucune forêt possible, car les arbres de cette taille ne sont jamais si rapprochés ! Des affiches annonçaient ce même jour quatre départs pour Archangel. — Replongeons-nous dans les rues, de peur de céder à de telles séductions.

En multipliant le nombre des capitaines de haut bord par celui des simples caboteurs, des officiers et des matelots d’une telle agglomération, on comprendra l’éclat inouï de ces riddecks, survivant au siècle où Rubens y a étudié les enlacements robustes de ses dieux marins et de ses océanides. Malheureusement, l’imitation de Paris gâte tout ! Plus de danses nationales, plus de costumes, excepté celui des Frisonnes, qui viennent vous offrir, avec leur coiffure de reine, leurs dentelles et leurs longs bras blancs, des œufs durs, de la morue découpée, des pommes rouges et des noix. Les vareuses et les chemises coloriées des matelots répandent aussi quelque gaieté dans cette foule. — De temps en temps, de belles personnes en costume de bal, et qui ne seraient désavouées dans aucun monde, forment le carré d’un quadrille tout féminin. Ensuite la valse mugit avec furie, imitant tous les balancements de vagues que peut créer l’union du triton et de la sirène. Des familles anglaises viennent voir cela par curiosité, car il y a des estrades consacrées aux bourgeois, où l’on ne voit naturellement s’attabler que des étrangers.

Le lendemain matin, j’étais à bord du paquebot Amicitia, qui, tous les jours, fait le trajet d’Anvers à Rotterdam en huit heures. Les armes des deux villes décorent le bastingage. Les mains coupées du géant d’Anvers se tendent affectueusement comme pour caresser les quatre lions de gueule et de sable de l’écusson néerlandais. On n’a rien de mieux à faire alors que de s’attabler pour plusieurs heures dans la cajute, avec la certitude d’échapper aux prescriptions sévères du vendredi belge. La viande protestante s’étale sous toutes les formes, et, toujours trop peu cuite pour nous, inonde de son sang les pommes de terre de Dordrecht. On laisse à gauche Flessingue, à droite Berg-op-Zoom en fredonnant la vieille chanson française : C’ti-là qu’a pincé Berg-op-Zoom, et l’on se fatigue peu à peu de ces méandres de bras de mer et d’embouchures de fleuve qui découpent la Zélande en guipures, À la hauteur d’un certain fort qui doit s’appeler Loo, le pavillon belge nous avait salués une dernière fois. — Puis nous avions retrouvé nos couleurs françaises, disposées en longueur et non plus en largeur. — Les douaniers des Pays-Bas inspectent les bagages et les marquent d’un crayon blanc. Puisse-t-il nous porter bonheur comme la craie dont les Latins marquaient les jours heureux !

Il n’y a rien à tirer de cette mer bourbeuse côtoyée de berges vertes où apparaissent çà et là les grands bœufs de Paul Potter, que n’étonne plus le passage du steamboat, ni sa trace d’écume, ni son panache de fumée. Parfois le roulis nous apprend que nous tournons sur un bras de mer. Ailleurs, une branche de l’Escaut ou de la Meuse offre à la navigation des difficultés toujours vaincues. On frôle en passant ou l’on courbe des bois marins, de frêles genévriers qui s’amusent à verdir dans dix pieds d’eau, et qui secouent leurs panaches après notre passage comme des chats qui font leur toilette après avoir traversé un ruisseau. — Toujours sur les berges, souvent à peine perceptibles, des maisons peintes, des fabriques ou des moulins d’une carrure imposante, égratignant l’air de leurs grandes pattes d’araignées embarrassées dans les toiles ! La cloche annonce enfin Dordrecht, et nous passons si près des quais, que nous voyons très-bien les femmes dans leurs maisons de briques, nous inspectant à leur tour dans ces miroirs placés au dehors des fenêtres, qui concilient leur curiosité naturelle avec leur réserve néerlandaise. — Puis nous n’avons plus à suivre qu’un fleuve paisible bordé de magnifiques pâturages à fleur d’eau que bornent au loin des bois de sapins et de bouleaux. La cloche retentit encore. C’est déjà Rotterdam.

Je regrette de n’avoir pu m’arrêter un instant à Dordrecht. On dit qu’il s’y trouve une statue d’Érasme lisant dans un livre en face de l’horloge publique. Chaque fois qu’une heure sonne, le philosophe tourne une des pages de bronze de son livre. Naturellement, il en tourne douze à midi. Je n’ai pas vu cette statue ; mais, au détour du port de Rotterdam encombré de paquebots, suivant à droite un bassin immense ombragé d’ormes où plongent les lourdes carcasses goudronnées des bateaux marchands, suivant encore longtemps la Hochstrat bordée de boutiques toutes parisiennes, puis tournant autour de la splendide maison de ville, où il faut faire viser son passeport, — j’ai fini par rencontrer, sur la place du Marché-aux-Légumes, la statue du bon Érasme, qui, comme à Dordrecht, a la tête penchée sur un livre, mais qui n’en retourne pas les feuillets. On avait prétendu que, par un sentiment exagéré de propreté, les magistrats de Rotterdam faisaient écurer tous les samedis la statue de leur grand homme, ce qui finissait nécessairement par l’user. — N’est-ce qu’une fable, ou bien se sont-ils arrêtés à temps ? Il est certain qu’aujourd’hui la statue est parfaitement bronzée et n’a nul besoin d’être traitée comme un chaudron. J’ai regretté de ne pas rencontrer sur quelque autre place une statue consacrée à Bayle. Il est vrai que ce serait la France qui la lui devrait, puisqu’il est né dans le comté de Foix ; mais Rotterdam doit bien quelque chose au souvenir de cet illustre proscrit.

Au bout de la ville, au delà d’une porte sombre qui semble un arc de triomphe des Romains, on rencontre l’embarcadère du chemin de fer d’Amsterdam, qui se dessine dans le goût du gothique anglais au milieu des villas et des jardins. Une heure après, j’arrive à la Haye en traversant de riantes prairies éclairées du soleil couchant.