Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Du Rhin au Mein/II

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 451-455).

ii — LA FORÊT NOIRE


J’entame ce chapitre sur un point bien délicat, que nul touriste n’a encore osé toucher, ce me semble, hormis, peut-être, notre vieux d’Assoucy, le joueur, le bretteur, le goinfre, enfin le plus aventureux compagnon du monde. C’est à savoir le cas plus ou moins rare où un voyageur se trouve manquer d’argent.

Faute d’argent, c’est douleur sans pareil.

comme disait François Villon.

En général, les impressions les plus déshabillées se taisent à cet endroit ; ces livres véridiques ressemblent aux romans de chevalerie, qui n’oseraient nous apprendre quel a été tel jour le gîte et le souper de leur héros, et si le linge du chevalier n’avait pas besoin de temps en temps d’être rafraîchi dans la rivière.

George Sand nous donne bien quelques détails parfois sur sa blouse de forestière, sur sa chaussure éculée ou sur ses maigres soupers, assaisonnés de commis voyageurs ou de larrons présumés dans mainte auberge suspecte. Le prince Puckler-Muskau lui-même nous avoue qu’il vendit un jour sa voiture, congédia son valet de chambre, et daigna traverser deux ou trois principautés allemandes pédestrement, en costume d’artiste. Mais tout cela est drapé, arrangé, coloré d’une façon charmante. Le vieux Cid avouait bien qu’il manqua de courage un jour ; mais qui donc oserait compromettre son crédit et ses prétentions à un honorable établissement en avouant qu’un jour il a manqué d’argent ?

Mais, puisque enfin j’ai cette audace, et que mon récit peut apprendre quelque chose d’utile aux voyageurs futurs, j’en dois donner aussi les détails et les circonstances. J’avais formé le projet de mon voyage à Francfort avec un de nos plus célèbres écrivains touristes, qui a déjà, je crois, écrit de son côté nos impressions communes ou distinctes ; aussi me tairai-je sur les choses qu’il a décrites, mais je puis bien parler de ce qui m’a été personnel.

Mon compagnon était parti par la Belgique, et moi par la Suisse ; c’est à Francfort seulement que nous devions nous rencontrer, pour y résider quelque temps et revenir ensemble. Mais, comme sa tournée était plus longue que la mienne, vu qu’on lui faisait fête partout, que les rois le voulaient voir, et qu’on avait besoin de sa présence au jubilé de Malines, qui se célébrait à cette époque, je crus prudent d’attendre à Bade que les journaux vinssent m’avertir de son arrivée à Francfort. Une lettre chargée devait nous parvenir à tous deux dans cette dernière ville. Je lui écrivis de m’en envoyer ma part à Bade, où je restais encore. Ici, vous allez voir un coin des tribulations de voyage. Les banquiers ne veulent pas se charger d’envoyer une somme au-dessous de cinq cents francs en pays étranger, à moins d’arrangements pris d’avance. À quoi vous direz qu’il est fort simple de se faire ouvrir un crédit sur tous les correspondants de son banquier ; à quoi je répondrai que cela n’est pas toujours si simple qu’il le paraît. Le prince Puckler-Muskau dirait comme moi, qui ne suis que littérateur, s’il osait avoir cette franchise. Aussi bien je pourrais inventer mille excuses ; j’étais alors à Baden-Baden, et l’année justement de l’ouverture des jeux Bénazet ; je pourrais avoir risqué quelques centaines de louis à la table où l’électeur de Hesse jetait tous les jours vingt-cinq mille francs ; je pourrais, ayant gagné, avoir été dévalisé dans la forêt Noire par quelque ancien habitué de Frascati, transplanté à la maison de conversation de Bade et s’étiolant au pied de son humide colline. En effet, vous êtes là entre deux dangers : la forêt Noire entoure la maison de jeu ; les pontes malheureux peuvent se refaire à deux pas du bâtiment. Vous entrez riche, et vous perdez tout par la rouge et la noire, ou par les trois coquins de zéros ; vous sortez gagnant, et l’on vous met à sec à l’ombre du sapin le plus voisin : c’est un cercle vicieux dont il est impossible de se tirer.

Eh bien, je ne veux avoir recours à aucun de ces faux-fuyants. Je n’avais été dépouillé ni par le jeu, ni par les voleurs, ni par aucune de ces ravissantes baronnes allemandes, princesses russes ou ladies anglaises, qui se pressent dans le salon réservé, séparé des jeux par une cloison, ou qui même viennent s’asseoir en si grand nombre autour des tables vertes, avec leurs blanches épaules, leurs blonds cheveux et leurs étincelantes parures : j’avais vidé ma bourse de poëte et de voyageur, voilà tout. J’avais bien vécu à Strasbourg et à Bade ; ici, à l’hôtel du Corbeau, et là, à l’hôtel du Soleil ; maintenant, j’attendais la lettre chargée de mon ami, et la voici enfin qui m’arrive à Bade, contenant une lettre de change, tirée par un M. Éloi fils, négociant à Francfort, sur un M. Elgé, également négociant à Strasbourg.

Bade est à quinze lieues de Strasbourg, la voiture coûte cinq francs, et, mon compte payé à l’hôtel du Soleil, il me restait la valeur d’un écu de six livres d’autrefois. La lettre chargée arrivait bien. Vous allez voir que c’était justement le billet de la Châtre. Je descends, en arrivant, à l’hôtel du Corbeau, (j’avais laissé mon bagage à Bade, puisqu’il fallait toujours y repasser) ; je cours de là chez M. Elgé, lequel déploie proprement le billet Éloi, l’examine avec tranquillité, et me dit :

— Monsieur, avant de payer le billet Éloi fils, vous trouverez bon que je consulte M. Éloi père.

— Monsieur, avec plaisir.

— Monsieur, à tantôt.

Je me promène impatiemment dans la bonne ville de Strasbourg. Je rencontre Alphonse Royer, qui arrivait de Paris, et partait pour Munich à quatre heures. Il me témoigna son ennui de ne pouvoir dîner avec moi et aller ensuite entendre la belle madame Janick dans Anna Bolena (c’était la troupe allemande qui jouait alors à Strasbourg). J’embarque enfin mon ami Royer, en me promettant de le rencontrer quelque part sur cette bonne terre allemande que nous avons tant de fois sillonnée tous deux ; puis, avant six heures, je me dirige posément, sans trop me presser, chez M. Elgé, songeant seulement qu’il est l’heure de dîner, si je veux arriver de bonne heure au spectacle. C’est alors que M. Elgé me dit ces mots mémorables derrière un grillage :

— Monsieur, M. Éloi père vient de me dire… que M. Éloi fils était un polisson.

— Pardon ; cette opinion m’est indifférente ; mais payez-vous le billet ?

— D’après cela, monsieur, nullement… Je suis fâché…

Vous avez bien compris déjà qu’il s’agissait de dîner à l’hôtel du Corbeau et de retourner coucher à Bade à l’hôtel du Soleil, où était mon bagage, le tout avec environ un franc, monnaie de France ; mais, avant tout, il fallait écrire à mon correspondant de Francfort qu’il n’avait pas pris un moyen assez sûr pour m’envoyer l’argent.

Je demandai une feuille de papier à lettre, et j’écrivis couramment l’épître suivante :


À M. Alexandre Dumas, à Francfort


(En réponse à sa lettre du *** octobre).


En partant de Baden, j’avais d’abord songé
Que par monsieur Éloi, que par monsieur Elgé,

Je pourrais, attendant des fortunes meilleures,
Aller prendre ma place au bateau de six heures[1] ;
Ce qui m’avait conduit, plein d’un espoir si beau,
De l’hôtel du Soleil à l’hôtel du Corbeau ;
Mais, à Strasbourg, le sort ne me fut point prospère :
Éloi fils avait trop compté sur Éloi père…
Et je repars, pleurant mon destin nonpareil,
De l’hôtel du Corbeau pour l’hôtel du Soleil !

Ayant écrit ce billet, versifié dans le goût Louis XIII, et qui fait preuve, je crois, de quelque philosophie, je pris un simple potage à l’hôtel du Corbeau où l’on m’avait accueilli en prince russe. Je prétextai, comme les beaux du Café de Paris, mon mauvais estomac qui m’empêchait de faire un dîner plus solide, et je repartis bravement pour Bade, aux rayons du soleil couchant.

  1. Le bateau à vapeur du Rhin.