Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/X

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 164-170).


X — L’ENTREVUE


Adoniram s’avança d’un pas lent, et avec un visage assuré, jusqu’au siège massif où reposait le roi de Jérusalem. Après un salut respectueux, l’artiste attendit, suivant l’usage, que Soliman l’exhortât à parler.

— Enfin, maître, lui dit le prince, vous daignez, souscrivant à nos vœux, nous donner l’occasion de vous féliciter d’un triomphe… inespéré, et de vous témoigner notre gratitude. L’œuvre est digne de moi ; digne de vous, c’est plus encore. Quant à votre récompense, elle ne saurait être assez éclatante ; désignez-la vous-même : que souhaitez-vous de Soliman ?

— Mon congé, seigneur : les travaux touchent à leur terme ; on peut les achever sans moi. Ma destinée est de courir le monde ; elle m’appelle sous d’autres cieux, et je remets entre vos mains l’autorité dont vous m’avez investi. Ma récompense, c’est le monument que je laisse, et l’honneur d’avoir servi d’interprète aux nobles desseins d’un si grand roi.

— Votre demande nous afflige. J’espérais vous garder parmi nous avec un rang éminent à ma cour.

— Mon caractère, seigneur, répondrait mal à vos bontés. Indépendant par nature, solitaire par vocation, indifférent aux honneurs pour lesquels je ne suis point né, je mettrais souvent votre indulgence à l’épreuve. Les rois ont l’humeur inégale ; l’envie les environne et les assiège ; la fortune est inconstante : je l’ai trop éprouvé. Ce que vous appelez mon triomphe et ma gloire n’a-t-il pas failli me coûter l’honneur, peut-être la vie ?

— Je n’ai considéré comme échouée votre entreprise qu’au moment où votre voix a proclamé le résultat fatal, et je ne me targuerai point d’un ascendant supérieur au vôtre sur les esprits du feu…

— Nul ne gouverne ces esprits-là, si toutefois ils existent. Au surplus, ces mystères sont plus à la portée du respectable Sadoc que d’un simple artisan. Ce qui s’est passé durant cette nuit terrible, je l’ignore : la marche de l’opération a confondu mes prévisions. Seulement, seigneur, dans une heure d’angoisse, j’ai attendu vainement vos consolations, votre appui, et c’est pourquoi, au jour du succès, je n’ai plus songé à attendre vos éloges.

— Maître, c’est du ressentiment et de l’orgueil.

— Non, seigneur, c’est de l’humble et sincère équité. De la nuit où j’ai coulé la mer d’airain jusqu’au jour où je l’ai découverte, mon mérite n’a certes rien gagné, rien perdu. Le succès fait toute la différence…, et, comme vous l’avez vu, le succès est dans la main de Dieu. Adonaï vous aime ; il a été touché de vos prières, et c’est moi, seigneur, qui dois vous féliciter et vous crier merci !

— Qui me délivrera de l’ironie de cet homme ? pensait Soliman. — Vous me quittez sans douie pour accomplir ailleurs d’autres merveilles ? demanda-t-il.

— Naguère encore, seigneur, je l’aurais juré. Des mondes s’agitaient dans ma tête embrasée ; mes rêves entrevoyaient des blocs de granit, des palais souterrains avec des forêts de colonnes, et la durée de nos travaux me pesait. Aujourd’hui, ma verve s’apaise, la fatigue me berce, le loisir me sourit, et il me semble que ma carrière est terminée…

Soliman crut entrevoir certaines lueurs tendres qui miroitaient autour des prunelles d’Adoniram. Son visage était grave, sa physionomie mélancolique, sa voix plus pénétrante que de coutume ; de sorte que Soliman, troublé, se dit :

— Cet homme est très-beau… — Où comptez-vous aller, en quittant mes États ? demanda-t-il avec une feinte insouciance.

— À Tyr, répliqua sans hésiter l’artiste : je l’ai promis à mon protecteur, le bon roi Hiram, qui vous chérit comme un frère, et qui eut pour moi des bontés paternelles. Sous votre bon plaisir, je désire lui porter un plan, avec une vue en élévation, du palais, du temple, de la mer d’airain, ainsi que des deux grandes colonnes torses de bronze, Jakin et Booz, qui ornent la grande porte du temple.

— Qu’il en soit selon votre désir. Cinq cents cavaliers vous serviront d’escorte, et douze chameaux porteront les présents et les trésors qui vous sont destinés.

— C’est trop de complaisance : Adoniram n’emportera que son manteau. Ce n’est pas, seigneur, que je refuse vos dons. Vous êtes généreux ; ils sont considérables, et mon départ soudain mettrait votre trésor à sec sans profit pour moi. Permettez-moi une si entière franchise. Ces biens que j’accepte, je les laisse en dépôt entre vos mains. Quand j’en aurai besoin, seigneur, je vous le ferai savoir.

— En d’autres termes, dit Soliman, maître Adonirama l’intention de nous rendre son tributaire.

L’artiste sourit et répondit avec grâce :

— Seigneur, vous avez deviné ma pensée.

— Et peut-être se réserve-t-il un jour de traiter avec nous en dictant ses conditions.

Adoniram échangea avec le roi un regard fin et défiant.

— Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, je ne puis rien demander qui ne soit digne de la magnanimité de Soliman.

— Je crois, dit Soliman en pesant l’effet de ses paroles, que la reine de Saba a des projets en tête, et se propose d’employer votre talent…

— Seigneur, elle ne m’en a point parlé.

Cette réponse donnait cours à d’autres soupçons.

— Cependant, objecta Sadoc, votre génie ne l’a point laissée insensible. Partirez-vous sans lui faire vos adieux ?

— Mes adieux… ? répéta Adoniram, et Soliman vit rayonner dans son œil une flamme étrange ; mes adieux ? Si le roi le permet, j’aurai l’honneur de prendre congé d’elle.

— Nous espérions, repartit le prince, vous conserver pour les fêtes prochaines de notre mariage ; car vous savez…

Le front d’Adoniram se couvrit d’une rougeur intense, et il ajouta sans amertume :

— Mon intention est de me rendre en Phénicie sans délai.

— Puisque vous l’exigez, maître, vous êtes libre : j’accepte votre congé…

— À partir du coucher du soleil, objecta l’artiste. Il me reste à payer les ouvriers, et je vous prie, seigneur, d’ordonner à votre intendant Azarias de faire porter au comptoir établi au pied de la colonne de Jakin l’argent nécessaire. Je solderai comme à l’ordinaire, sans annoncer mon départ, afin d’éviter le tumulte des adieux,

— Sadoc, transmettez cet ordre à votre fils Azarias. Un mot encore : qu’est-ce que trois compagnons nommés Phanor, Amrou et Méthousaël ?

— Trois pauvres ambitieux honnêtes, mais sans talent. Ils aspiraient au titre de maître, et m’ont pressé de leur livrer le mot de passe, afin d’avoir droit à un salaire plus fort. À la fin, ils ont entendu raison, et tout récemment j’ai eu à me louer de leur bon cœur.

— Maître, il est écrit : « Crains le serpent blessé qui se replie. » Connaissez mieux les hommes : ceux-là sont vos ennemis ; ce sont eux qui ont, par leurs artifices, causé les accidents qui ont risqué de faire échouer le coulage de la mer d’airain.

— Et comment savez-vous, seigneur… ?

— Croyant tout perdu, confiant dans votre prudence, j’ai cherché les causes occultes de la catastrophe, et, comme j’errais parmi les groupes, ces trois hommes, se croyant seuls, ont parlé.

— Leur crime a fait périr beaucoup de monde. Un tel exemple serait dangereux ; c’est à vous qu’il appartient de statuer sur leur sort. Cet accident me coûte la vie d’un enfant que j’aimais, d’un artiste habile : Benoni, depuis lors, n’a pas reparu. Enfin, seigneur, la justice est le privilège des rois.

— Elle sera faite à chacun. Vivez heureux, maître Adoniram ; Soliman ne vous oubliera pas.

Adoniram, pensif, semblait indécis et combattu. Tout à coup, cédant à un moment d’émotion :

— Quoi qu’il advienne, seigneur, soyez à jamais assuré de mon respect, de mes pieux souvenirs, de la droiture de mon cœur. Et, si le soupçon venait à votre esprit, dites-vous : « Comme la plupart des humains, Adoniram ne s’appartenait pas ; il fallait qu’il accomplît ses destinées ! »

— Adieu, maître… Accomplissez vos destinées !

Ce disant, le roi lui tendit une main sur laquelle l’artiste s’inclina avec humilité ; mais il n’y posa point ses lèvres, et Soliman tressaillit.

— Eh bien, murmura Sadoc en voyant Adoniram s’éloigner ; eh bien, qu’ordonnez-vous, seigneur ?

— Le silence le plus profond, mon père ; je ne me fie désormais qu’à moi seul. Sachez-le bien, je suis le roi. Obéir sous peine de disgrâce et se taire sous peine de la vie, voilà votre lot… Allons, vieillard, ne tremble pas : le souverain qui te livre ses secrets pour t’instruire est un ami. Fais appeler ces trois ouvriers enfermés dans le temple ; je veux les questionner encore.

Amrou et Phanor comparurent avec Méthousaël : derrière eux se rangèrent les sinistres muets, le sabre à la main.

— J’ai pesé vos paroles, dit Soliman d’un ton sévère, et j’ai vu Adoniram, mon serviteur. Est-ce l’équité, est-ce l’envie qui vous anime contre lui ? Comment de simples compagnons osent-ils juger leur maître ? Si vous étiez des hommes notables et des chefs parmi vos frères, votre témoignage serait moins suspect… Mais non : avides, ambitieux du titre de maître, vous n’avez pu l’obtenir, et le ressentiment aigrit vos cœurs.

— Seigneur, dit Méthousaël en se prosternant, vous voulez nous éprouver. Mais, dût-il m’en coûter la vie, je soutiendrai qu’Adoniram est un traître ; en conspirant sa perte, j’ai voulu sauver Jérusalem de la tyrannie d’un perfide qui prétendait asservir mon pays à des hordes étrangères. Ma franchise imprudente est la plus sûre garantie de ma fidélité.

— Il ne me sied point d’ajouter foi à des hommes méprisables, aux esclaves de mes serviteurs. La mort a créé des vacances dans le corps des maîtrises : Adoniram demande à se reposer, et je tiens, comme lui, à trouver parmi les chefs des gens dignes de ma confiance. Ce soir, après la paye, sollicitez près de lui l’initiation des maîtres ; il sera seul… Sachez faire entendre vos raisons. Par là, je connaîtrai que vous êtes laborieux, éminents dans votre art et bien placés dans l’estime de vos frères. Adoniram est éclairé : ses décisions font loi. Dieu l’a-t-il abandonné jusqu’ici ? a-t-il signalé sa réprobation par un de ces avertissements sinistres, par un de ces coups terribles dont son bras invisible sait atteindre les coupables ? Eh bien, que Jéhovah soit juge entre vous : si la faveur d’Adoniram vous distingue, elle sera pour moi une marque secrète que le ciel se déclare pour vous, et je veillerai sur Adoniram. Sinon, s’il vous dénie le grade de maîtrise, demain vous comparaîtrez avec lui devant moi ; j’entendrai l’accusation et la défense entre vous et lui : les anciens du peuple prononceront. Allez, méditez sur mes paroles, et qu’Adonaï vous éclaire.

Soliman se leva de son siège, et, s’appuyant sur l’épaule du grand prêtre impassible, il s’éloigna lentement.

Les trois hommes se rapprochèrent vivement dans une pensée commune.

— Il faut lui arracher le mot de passe ! dit Phanor.

— Ou qu’il meure ! ajouta le Phénicien Amrou.

— Qu’il nous livre le mot de passe des maîtres et qu’il meure ! s’écria Méthousaël.

Leurs mains s’unirent pour un triple serment. Près de franchir le seuil, Soliman, se détournant, les observa de loin, respira avec force, et dit à Sadoc :

— Maintenant, tout au plaisir !… Allons trouver la reine.