Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/VIII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 145-157).


VIII — LE LAVOIR DE SILOÉ


Le conteur reprit :

C’était l’heure où le Thabor projette son ombre matinale sur le chemin montueux de Béthanie : quelques nuages blancs et diaphanes erraient dans les plaines du ciel, adoucissant la clarté du matin ; la rosée azurait encore le tissu des prairies ; la brise accompagnait de son murmure dans le feuillage la chanson des oiseaux qui bordaient le sentier de Moria ; l’on entrevoyait de loin les tuniques de lin et les robes de gaze d’un cortège de femmes qui, traversant un pont jeté sur le Cédron, gagnèrent les bords d’un ruisseau qu’alimente le lavoir de Siloé. Derrière elles marchaient huit Nubiens portant un riche palanquin, et deux chameaux qui cheminaient chargés en balançant la tête.

La litière était vide ; car, ayant, dès l’aurore, quitté, avec ses femmes, les tentes où elle s’était obstinée à demeurer avec sa suite hors des murs de Jérusalem, la reine de Saba, pour mieux goûter le charme de ces fraîches campagnes, avait mis pied à terre.

Jeunes et jolies pour la plupart, les suivantes de Balkis se rendaient de bonne heure à la fontaine pour laver le linge de leur maîtresse, qui, vêtue aussi simplement que ses compagnes, les précédait gaiement avec sa nourrice, tandis que, sur ses pas, cette jeunesse babillait à qui mieux mieux.

— Vos raisons ne me touchent pas, ma fille, disait la nourrice ; ce mariage me paraît une folie grave ; et, si l’erreur est excusable, c’est pour le plaisir qu’elle donne.

— Morale édifiante ! Si le sage Soliman vous entendait…,

— Est-il donc si sage, n’étant plus jeune, de convoiter la rose des Sabéens ?

— Des flatteries ! Bonne Sarahil, tu t’y prends trop matin.

— N’éveillez pas ma sévérité encore endormie ; je dirais…

— Eh bien, dis !

— Que vous aimez Soliman ; et vous l’auriez mérité.

— Je ne sais…, répondit la jeune reine en riant ; je me suis sérieusement questionnée à cet égard, et il est probable que le roi ne m’est pas indifférent.

— S’il en était ainsi, vous n’eussiez pas examiné ce point délicat avec tant de scrupule. Non, vous combinez une alliance… politique, et vous jetez des fleurs sur l’aride sentier des convenances. Soliman a rendu vos États, comme ceux de tous ses voisins, tributaires de sa puissance, et vous rêvez le dessein de les affranchir en vous donnant un maître dont vous comptez faire un esclave. Mais prenez garde !…

— Qu’ai-je à craindre ? il m’adore.

— Il professe envers sa noble personne une passion trop vive pour que ses sentiments à votre égard dépassent le désir des sens, et rien n’est plus fragile. Soliman est réfléchi, ambitieux et froid.

— N’est-il pas le plus grand prince de la terre, le plus noble rejeton de la race de Sera, dont je suis issue ? Trouve dans le monde un prince plus digne que lui de donner des successeurs à la dynastie des Hémiarites !

— La lignée des Hémiarites, nos aïeux, descend de plus haut que vous ne le pensez. Voyez-vous les enfants de Sem commander aux habitants de l’air ?… Enfin, je m’en tiens aux prédictions des oracles : vos destinées ne sont point accomplies, et le signe auquel vous devez reconnaître votre époux n’a point apparu, la huppe n’a point encore traduit la volonté des puissances éternelles qui vous protègent ?

— Mon sort dépendra-t-il de la volonté d’un oiseau ?

— D’un oiseau unique au monde, dont l’intelligence n’appartient pas aux espèces connues ; dont l’âme, le grand prêtre me l’a dit, a été tirée de l’élément du feu. Ce n’est point un animal terrestre, et il relève des djinns (génies).

— Il est vrai, repartit Balkis, que Soliman tente en vain de l’apprivoiser et lui présente inutilement ou l’épaule ou le poing.

— Je crains qu’elle ne s’y repose jamais. Au temps où les animaux étaient soumis, — et, de ceux-là, la race est éteinte, — ils n’obéissaient point aux hommes créés du limon, ils ne relevaient que des dives, ou des djinns, enfants de l’air ou du feu… Soliman est de la race formée d’argile par Adonaï.

— Et pourtant la huppe m’obéit…

Sarahil sourit en hochant la tête : princesse du sang des Hémiarites, et parente du dernier roi, la nourrice de la reine avait approfondi les sciences naturelles : sa prudence égalait sa discrétion et sa bonté.

— Reine, ajouta-t-elle, il est des secrets supérieurs à votre âge, et que les filles de notre maison doivent ignorer avant leur mariage. Si la passion les égare et les fait déchoir, ces mystères leur restent fermés, afin que le vulgaire des hommes en soit éternellement exclu. Qu’il vous suffise de le savoir : Hud-Hud, cette huppe renommée, ne reconnaîtra pour maître que l’époux réservé à la princesse de Saba.

— Vous me ferez maudire cette tyrannie emplumée.

— Qui, peut-être, vous sauvera d’un despote armé du glaive.

— Soliman a reçu ma parole, et, à moins d’attirer sur nous de justes ressentiments,… Sarahil, le sort en est jeté ; les délais expirent, et, ce soir même…

— La puissance des Éloïms (les dieux) est grande !… murmura la nourrice.

Pour rompre l’entretien, Balkis, se détournant, se mit à cueillir des jacinthes, des mandragores, des cyclamens qui diapraient le vert de la prairie, et la huppe, qui l’avait suivie en voletant, piétinait autour d’elle avec coquetterie, comme si elle eût cherché son pardon.

Ce repos permit aux femmes attardées de rejoindre leur souveraine. Elles parlaient entre elles du temple d’Adonaï, dont on découvrait les murs, et de la mer d’airain, texte de toutes les conversations depuis quatre jours,

La reine s’empara de ce nouveau sujet, et ses suivantes, curieuses, l’entourèrent. De grands sycomores, qui étendaient au-dessus de leurs têtes de verdoyantes arabesques sur un fond d’azur, enveloppaient ce groupe charmant d’une ombre transparente.

— Rien n’égale l’étonnement dont nous avons été saisis hier au soir, leur disait Balkis. Soliman lui-même en fut muet de stupeur. Trois jours auparavant, tout était perdu ; maître Adoniram tombait foudroyé sur les ruines de son œuvre. Sa gloire, trahie, s’écoulait à nos yeux avec les torrents de la lave révoltée ; l’artiste était replongé dans le néant… Maintenant, son nom victorieux retentit sur les collines ; ses ouvriers ont entassé au seuil de sa demeure un monceau de palmes, et il est plus grand que jamais dans Israël.

— Le fracas de son triomphe, dit une jeune Sabéenne, a retenti jusqu’à nos tentes, et, troublées du souvenir de la récente catastrophe, ô reine ! nous avons tremblé pour vos jours. Vos filles ignorent ce qui s’est passé.

— Sans attendre le refroidissement de la fonte, Adoniram, ainsi me l’a-t-on conté, avait appelé dès le matin les ouvriers découragés. Les chefs mutinés l’entouraient ; il les calme en quelques mots : durant trois jours, ils se mettent à l’œuvre, et dégagent les moules pour accélérer le refroidissement de la vasque que l’on croyait brisée. Un profond mystère couvre leur dessein. Le troisième jour, ces innombrables artisans, devançant l’aurore, soulèvent les taureaux et les lions d’airain avec des leviers que la chaleur du métal noircit encore. Ces blocs massifs sont entraînés sous la vasque et ajustés avec une promptitude qui tient du prodige ; la mer d’airain, évidée, isolée de ses supports, se dégage et s’assied sur ses vingt-quatre cariatides ; et, tandis que Jérusalem déploie tant de frais inutiles, l’œuvre admirable resplendit aux regards étonnés de ceux qui l’ont accomplie. Soudain, les barrières dressées par les ouvriers s’abattent : la foule se précipite ; le bruit se propage jusqu’au palais. Soliman craint une sédition ; il accourt, et je l’accompagne. Un peuple immense se presse sur nos pas. Cent mille ouvriers en délire et couronnés de palmes vertes nous accueillent. Soliman ne peut en croire ses yeux. La ville entière élève jusqu’aux nues le nom d’Adoniram.

— Quel triomphe ! et qu’il doit être heureux !

— Lui ! génie bizarre ! âme profonde et mystérieuse !… À ma demande, on l’appelle, on le cherche, les ouvriers se précipitent de tous côtés… vains efforts ! Dédaigneux de sa victoire, Adoniram se cache ; il se dérobe à la louange : l’astre s’est éclipsé, « Allons, dit Soliman, le roi du peuple nous a disgraciés. » Pour moi, en quittant ce champ de bataille du génie, j’avais l’âme triste et la pensée remplie du souvenir de ce mortel, si grand par ses œuvres, plus grand encore par son absence en un moment pareil.

— Je l’ai vu passer l’autre jour, reprit une vierge de Saba ; la flamme de ses yeux a effleuré mes joues et les a rougies : il a la majesté d’un roi.

— Sa beauté, poursuivit une de ses compagnes, est supérieure à celle des enfants des hommes ; sa stature est imposante et son aspect éblouit. Tels ma pensée se représente les dieux et les génies.

— Plus d’une, parmi vous, à ce que je suppose, unirait volontiers sa destinée à celle du noble Adoniram ?

— Ô reine ! que sommes-nous devant la face d’un si haut personnage ? Son âme est dans les nuées, et ce cœur si fier ne descendrait pas jusqu’à nous.

Des jasmins en fleur que dominaient des térébinthes et des acacias, parmi lesquels de rares palmiers inclinaient leurs chapiteaux blêmes, encadraient le lavoir de Siloé. Là croissaient la marjolaine, les iris gris, le thym, la verveine et la rose ardente de Saaron. Sous ces massifs de buissons étoiles, s’étendaient, çà, et là, des bancs séculaires au pied desquels gazouillaient des sources d’eau vive, tributaires de la fontaine. Ces lieux de repos étaient pavoisés de lianes qui s’enroulaient aux branches. Les apios aux grappes rougeâtres et parfumées, les glycines bleues s’élançaient, en festons musqués et gracieux, jusqu’aux cimes des pâles et tremblants ébéniers.

Au moment où le cortège de la reine de Saba envahit les abords de la fontaine, surpris dans sa méditation, un homme, assis sur le bord du lavoir, où il abandonnait une main aux caresses de l’onde, se leva, dans l’intention de s’éloigner. Balkis était devant lui ; il leva les yeux au ciel, et se détourna plus vivement.

Mais elle, plus rapide encore, et se plaçant devant lui :

— Maître Adoniram, dit-elle, pourquoi m’éviter ?

— Je n’ai jamais recherché le monde, répondit l’artiste, et je crains le visage des rois.

— S’offre-t-il donc en ce moment si terrible ? répliqua la reine avec une douceur pénétrante qui arracha un regard au jeune homme.

Ce qu’il découvrit était loin de le rassurer, La reine avait déposé les insignes de la grandeur, et la femme, dans la simplicité de ses atours du matin, n’était que plus redoutable. Elle avait emprisonné ses cheveux sous le pli d’un long voile flottant, sa robe diaphane et blanche, soulevée par la brise curieuse, laissait entrevoir un sein moulé sur la conque d’une coupe. Sous cette parure simple, la jeunesse de Balkis semblait plus tendre, plus enjouée, et le respect ne contenait plus l’admiration ni le désir. Ces grâces touchantes qui s’ignoraient, ce visage enfantin, cet air virginal, exercèrent sur le cœur d’Adoniram une impression nouvelle et profonde.

— À quoi bon me retenir ? dit-il avec amertume. Mes maux suffisent à mes forces, et vous n’avez à m’offrir qu’un surcroît de peines. Votre esprit est léger, votre faveur passagère, et vous n’en présentez le piège que pour tourmenter plus cruellement ceux qu’il a rendus captifs… Adieu, reine qui si vite oubliez, et qui n’enseignez pas votre secret.

Après ces derniers mots, prononcés avec mélancolie, Adoniram jeta un regard sur Balkis. Un trouble soudain la saisit. Vive par nature et volontaire par l’habitude du commandement, elle ne voulut pas être quittée. Elle s’arma de toute sa coquetterie pour répondre :

— Adoniram, vous êtes un ingrat.

C’était un homme ferme ; il ne se rendit pas.

— Il est vrai ; j’aurais tort de ne pas me souvenir : le désespoir m’a visité une heure dans ma vie, et vous l’avez mise à profit pour m’accabler auprès de mon maître, de mon ennemi.

— Il était là !… murmura la reine honteuse et repentante.

— Votre vie était en péril ; j’avais couru me placer devant vous.

— Tant de sollicitude en un péril si grand ! observa la princesse, et pour quelle récompense !

La candeur, la bonté de la reine lui faisaient un devoir d’être attendrie, et le dédain mérité de ce grand homme outragé lui creusait une blessure saignante.

— Quant à Soliman-Ben-Daoud, reprit le statuaire, son opinion m’inquiétait peu : race parasite, envieuse et servile, travestie sous la pourpre… Mon pouvoir est à l’abri de ses fantaisies. Quant, aux autres qui vomissaient l’injure autour de moi, cent mille insensés sans force ni vertu, j’en fais moins de compte que d’un essaim de mouches bourdonnantes… Mais vous, reine, vous que j’avais seule distinguée dans cette foule, vous que mon estime avait placée si haut !… mon cœur, ce cœur que rien jusque-là n’avait touché, s’est déchiré, et je le regrette peu… Mais la société des humains m’est devenue odieuse. Que me font désormais des louanges ou des outrages qui se suivent de si près et se mêlent sur les mêmes lèvres comme l’absinthe et le miel !

— Vous êtes rigoureux au repentir ! faut-il implorer votre merci, et ne suffit-il pas… ?

— Non ; c’est le succès que vous courtisez : si j’étais à terre, votre pied foulerait mon front.

— Maintenant ?… À mon tour, non, et mille fois non.

— Eh bien, laissez-moi briser mon œuvre, la mutiler et replacer l’opprobre sur ma tête. Je reviendrai suivi des huées de la foule ; et, si votre pensée me reste fidèle, mon déshonneur sera le plus beau jour de ma vie.

— Allez, faites ! s’écria Balkis avec un entraînement qu’elle n’eut pas le temps de réprimer.

Adoniram ne put maîtriser un cri de joie, et la reine entrevit les conséquences d’un si redoutable engagement. Adoniram se tenait majestueux devant elle, non plus sous l’habit commum aux ouvriers, mais dans le costume hiérarchique du rang qu’il occupait à la tête du peuple des travailleurs. Une tunique blanche plissée autour de son buste, dessiné par une large ceinture passementée d’or, rehaussait sa stature. À son bras droit s’enroulait un serpent d’acier, sur la crête duquel brillait une escarboucle, et, à demi voilé par une coiffure conique, d’où se déployaient deux larges bandelettes retombant sur la poitrine, son front semblait dédaigner une couronne.

Un moment, la reine, éblouie ; s’était fait illusion sur le rang de cet homme hardi ; la réflexion lui vint ; elle sut s’arrêter, mais ne put surmonter le respect étrange dont elle s’était sentie dominée.

— Asseyez-vous, dit-elle ; revenons à des sentiments plus calmes, dût votre esprit défiant s’irriter ; votre gloire m’est chère ; ne détruisez rien. Ce sacrifice, vous l’avez offert ; il est consommé pour moi. Mon honneur en serait compromis, et vous le savez, maître, ma réputation est désormais solidaire de la dignité du roi Soliman.

— Je l’avais oublié, murmura l’artiste avec indifférence. Il me semble avoir ouï conter que la reine de Saba doit épouser le descendant d’une aventurière de Moab, le fils du berger Daoud et de Bethsabée, veuve adultère du centenier Uriah. Riche alliance… qui va certes régénérer le sang divin des Hémiarites !

La colère empourpra les joues de la jeune fille, d’autant plus que sa nourrice, Sarahil, ayant distribué les travaux aux suivantes de la reine, alignées et courbées sur le lavoir, avait entendu cette réponse, elle si opposée au projet de Soliman.

— Cette union n’a point l’assentiment d’Adoniram ? riposta Balkis avec un dédain affecté.

— Au contraire, et vous le voyez bien.

— Comment ?

— Si elle me déplaisait, j’aurais déjà détrôné Soliman, et vous le traiteriez comme vous m’avez traité ; vous n’y songeriez plus, car vous ne l’aimez pas.

— Qui vous le donne à croire ?

— Vous vous sentez supérieure à lui ; vous l’avez humilié ; il ne vous pardonnera pas, et l’aversion n’engendre pas l’amour.

— Tant d’audace…

— On ne craint… que ce que l’on aime.

La reine éprouva une terrible envie de se faire craindre.

La pensée des futurs ressentiments du roi des Hébreux, avec qui elle en avait usé si librement, l’avait jusque-là trouvée incrédule, et sa nourrice y avait épuisé son éloquence. Cette objection, maintenant, lui paraissait mieux fondée. Elle y revint en ces termes :

— Il ne me sied point d’écouter vos insinuations contre mon hôte, mon…

Adoniram l’interrompit.

— Reine, je n’aime pas les hommes, moi, et je les connais. Celui-là, je l’ai pratiqué pendant longues années. Sous la fourrure d’un agneau, c’est un tigre muselé par les prêtres et qui ronge doucement sa muselière. Jusqu’ici, il s’est borné à faire assassiner son frère Adonias : c’est peu !… mais il n’a pas d’autres parents.

— On croirait vraiment, articula Sarahil jetant l’huile sur le feu, que maître Adoniram est jaloux du roi.

Depuis un moment, cette femme le contemplait avec attention.

— Madame, répliqua l’artiste, si Soliman n’était d’une race inférieure à la mienne, j’abaisserais peut-être mes regards sur lui ; mais le choix de la reine m’apprend qu’elle n’est pas née pour un autre…

Saharil ouvrit des yeux étonnés, et, se plaçant derrière la reine, figura dans l’air, aux yeux de l’artiste, un signe mystique qu’il ne comprit pas, mais qui le fit tressaillir.

— Reine, s’écria-t-il encore en appuyant sur chaque mot, mes accusations, en vous laissant indifférente, ont éclairci mes doutes. Dorénavant je m’abstiendrai de nuire dans votre esprit à ce roi qui n’y tient aucune place…

— Enfin, maître, à quoi bon me presser ainsi ? Lors même que je n’aimerais pas le roi Soliman…

— Avant notre entretien, interrompit à voix basse et avec émotion l’artiste, vous aviez cru l’aimer.

Saharil s’éloigna, et la reine se détourna confuse.

— Ah ! de grâce, madame, laissons ces discours : c’est la foudre que j’attire sur ma tête ! Un mot, errant sur vos lèvres, recèle pour moi la vie ou la mort. Oh ! ne parlez pas ! Je me suis efforcé d’arriver à cet instant suprême, et c’est moi qui l’éloigne. Laissez-moi le doute ; mon courage est vaincu, je tremble. Ce sacrifice, il faut m’y préparer. Tant de grâces, tant de jeunesse et de beauté rayonnent en vous, hélas !… et qui suis-je à vos yeux ? Non, non, dussé-je y perdre un bonheur… inespéré, retenez votre souffle, qui peut jeter à mon oreille une parole qui tue. Ce cœur faible n’a jamais battu ; sa première angoisse le brise, et il me semble que je vais mourir.

Balkis n’était guère mieux assurée ; un coup d’œil furtif sur Adoniram lui montra cet homme si énergique, si puissant et si fier, pâle, respectueux, sans force, et la mort sur les lèvres. Victorieuse et touchée, heureuse et tremblante, le monde disparut à ses yeux.

— Hélas ! balbutia cette fille royale, moi non plus, je n’ai jamais aimé.

Sa voix expira sans qu’Adoniram, craignant de s’éveiller d’un rêve, osât troubler ce silence.

Bientôt Sarahil se rapprocha, et tous deux comprirent qu’il fallait parler, sous peine de se trahir. La huppe voltigeait çà et là autour du statuaire, qui s’empara de ce sujet.

— Que cet oiseau est d’un plumage éclatant ! dit-il d’un air distrait ; le possédez-vous depuis longtemps ?

Ce fut Saharil qui répondit, sans détourner sa vue du sculpteur Adoniram :

— Cet oiseau est l’unique rejeton d’une espèce à laquelle, comme aux autres habitants des airs, commandait la race des génies. Conservée on ne sait par quel prodige, la huppe, depuis un temps immémorial, obéit aux princes hémiarites. C’est par son entremise que la reine rassemble à son gré les oiseaux du ciel.

Cette confidence produisit un effet singulier sur la physionomie d’Adoniram, qui contempla Balkis avec un mélange de joie et d’attendrissement.

— C’est un animal capricieux, dit-elle. En vain Soliman l’a-t-il accablée de caresses, de friandises, la huppe lui échappe avec obstination, et il n’a pu obtenir qu’elle vint se poser sur son poing.

Adoniram réfléchit un instant, parut frappé d’une inspiration et sourit. Sarahil devint plus attentive encore.

Il se lève, prononce le nom de la huppe, qui, perchée sur un buisson, reste immobile et le regarde de côté. Faisant un pas, il trace dans les airs le Tau mystérieux, et l’oiseau, déployant ses ailes, voltige sur sa tête, et se pose avec docilité sur son poing.

— Mes soupçons étaient fondés, dit Sarahil ; l’oracle est accompli.

— Ombres sacrées de mes ancêtres ! ô Tubal-Kaïn, mon père ! vous ne m’avez point trompé ! Balkis, esprit de lumière, ma sœur, mon épouse, enfin je vous ai trouvée ! Seuls sur la terre, vous et moi, nous commandons à ce messager ailé des génies du feu dont nous sommes descendus.

— Quoi ! seigneur, Adoniram serait… ?

— Le dernier rejeton des Koùs, petit-fils de Tubal-Kaïn, dont vous êtes issue par Saba, frère de Nemrod le chasseur et trisaïeul des Hémiarites… Et le secret de notre origine doit rester caché aux enfants de Sem, pétris du limon de la terre.

— Il faut bien que je m’incline devant mon maître, dit Balkis en lui tendant la main, puisque, d’après l’arrêt du destin, il ne m’est pas permis d’accueillir un autre amour que celui d’Adoniram.

— Ah ! répondit-il en tombant à ses genoux, c’est de Balkis seule que je veux recevoir un bien si précieux ! Mon cœur a volé au-devant du vôtre, et, dès l’heure où vous m’êtes déjà apparue, j’ai été votre esclave.

Cet entretien eût duré longtemps, si Sarahil, douée de la prudence de son âge, ne l’eût interrompu en ces termes :

— Ajournez ces tendres aveux ; des soins difficiles vont fondre sur vous, et plus d’un péril vous menace. Par la vertu d’Adonaï, les fils de Noé sont maîtres de la terre, et leur pouvoir s’étend sur vos existences mortelles. Soliman est absolu dans ses États, dont les nôtres sont tributaires. Ses armées sont redoutables, son orgueil est immense ; Adonaï le protège ; il a des espions nombreux. Cherchons le moyen de fuir de ce dangereux séjour, et, jusque-là, de la prudence. N’oubliez pas, ma fille, que Soliman vous attend ce soir à l’hôtel de Sion… Se dégager et rompre, ce serait l’irriter et éveiller le soupçon. Demandez un délai pour aujourd’hui seulement, fondé sur l’apparition de présages contraires. Demain, le grand prêtre vous fournira un nouveau prétexte. Votre étude sera de charmer l’impatience du grand Soliman. Quant à vous, Adoniram, quittez vos servantes : la matinée s’avance ; déjà la muraille neuve qui domine la source de Siloé se couvre de soldats ; le soleil, qui nous cherche, va porter leurs regards sur nous. Quand le disque de la lune percera le ciel au-dessus des coteaux d’Éphraïm, traversez le Cédron, et approchez-vous de notre camp jusqu’au bosquet d’oliviers qui en masque les tentes aux habitants des deux collines. Là, nous prendrons conseil de la sagesse et de la réflexion.

Ils se séparèrent à regret : Balkis rejoignit sa suite, et Adoniram la suivit des yeux jusqu’au moment où elle disparut dans le feuillage des lauriers-roses.