Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/IX

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 157-164).


IX — LES TROIS COMPAGNONS


À la séance suivante, le conteur reprit :

Soliman et le grand prêtre des Hébreux s’entretenaient depuis quelque temps sous les parvis du temple.

— Il le faut bien, dit avec dépit le pontife Sadoc à son roi, et vous n’avez que faire de mon consentement à ce nouveau délai. Comment célébrer un mariage, si la fiancée n’est pas là ?

— Vénérable Sadoc, reprit le prince avec un soupir, ces retards décevants me touchent plus que vous, et je les subis avec patience.

— À la bonne heure ; mais, moi, je ne suis pas amoureux, dit le lévite en passant sa main sèche et pâle, veinée de lignes bleues, sur sa longue barbe blanche et fourchue.

— C’est pourquoi vous devriez être plus calme.

— Eh quoi ! repartit Sadoc, depuis quatre jours, hommes d’armes et lévites sont sur pied ; les holocaustes volontaires sont prêts ; le feu brûle inutilement sur l’autel, et, au moment solennel, il faut tout ajourner. Prêtres et roi sont à la merci des caprices d’une femme étrangère, qui nous promène de prétexte en prétexte et se joue de notre crédulité.

Ce qui humiliait le grand prêtre, c’était de se couvrir inutilement chaque jour des ornements pontificaux, et d’être obligé de s’en dépouiller ensuite sans avoir fait briller, aux yeux de la cour des Sabéens, la pompe hiératique des cérémonies d’Israël. Il promenait, agité, le long du parvis intérieur du temple, son costume splendide devant Soliman consterné.

Pour cette auguste cérémonie, Sadoc avait revêtu sa robe de lin, sa ceinture brodée, son éphod ouvert sur chaque épaule ; tunique d’or, d’hyacinthe et d’écarlate deux fois teinte, sur laquelle brillaient deux onyx, où le lapidaire avait gravé les noms des douze tribus. Suspendu par des rubans d’hyacinthe et des anneaux d’or ciselé, le rational étincelait sur sa poitrine ; il était carré, long d’une palme et bordé d’un rang de sardoines, de topazes et d’émeraudes, d’un second rang d’escarboucles, de saphirs et de jaspe ; d’une troisième rangée de ligures, d’améthystes et d’agates ; d’une quatrième, enfin, de chrysolithes, d’onyx et de béryls. La tunique de l’éphod, d’un violet clair, ouverte au milieu, était bordée de petites grenades d’hyacinthe et de pourpre, alternées de sonnettes en or fin. Le front du pontife était ceint d’une tiare terminée en croissant, d’un tissu de lin, brodé de perles, et sur la partie antérieure de laquelle resplendissait, rattachée avec un ruban couleur d’hyacinthe, une lame d’or bruni, portant ces mois gravés en creux : Adonaï est saint.

Et il fallait deux heures et six serviteurs des lévites pour revêtir Sadoc de ces ajustements sacrés, rattachés par des chaînettes, des nœuds mystiques et des agrafes d’orfèvrerie. Ce costume était sacré ; il n’était permis d’y porter la main qu’aux lévites ; et c’est Adonaî lui-même qui en avait dicté le dessin à Moussa-Ben-Amran (Moïse), son serviteur.

Depuis quatre jours donc, les atours pontificaux des successeurs de Melchisédech recevaient un affront quotidien sur les épaules du respectable Sadoc, d’autant plus irrité, que, consacrant, bien malgré lui, l’hymen de Soliman avec la reine de Saba, le déboire devenait assurément plus vif.

Cette union lui paraissait dangereuse pour la religion des Hébreux et la puissance du sacerdoce. La reine Balkis était instruite… Il trouvait que les prêtres sabéens lui avaient permis de connaître bien des choses qu’un souverain prudemment élevé doit ignorer ; et il suspectait l’influence d’une reine versée dans l’art difficile de commander aux oiseaux. Ces mariages mixtes qui exposent la foi aux atteintes permanentes d’un conjoint sceptique n’agréaient jamais aux pontifes. Et Sadoc, qui avait à grand’peine modéré en Soliman l’orgueil de savoir, en lui persuadant qu’il n’avait plus rien à apprendre, tremblait que le monarque ne reconnût combien de choses il ignorait.

Cette pensée était d’autant plus judicieuse, que Soliman en était déjà aux réflexions, et trouvait ses ministres à la fois moins subtils et plus despotes que ceux de la reine. La confiance de Ben-Daoud était ébranlée ; il avait, depuis quelques jours, des secrets pour Sadoc, et ne le consultait plus. Le fâcheux, dans les pays où la religion est subordonnée aux prêtres et personnifiée en eux, c’est que, du jour où le pontife vient à faillir, et tout mortel est fragile, la foi s’écroule avec lui, et Dieu même s’éclipse avec son orgueilleux et funeste soutien.

Circonspect, ombrageux, mais peu pénétrant, Sadoc s’était maintenu sans peine, ayant le bonheur de n’avoir que peu d’idées. Étendant l’interprétation de la loi au gré des passions du prince, il les justifiait avec une complaisance dogmatique, basse, mais pointilleuse pour la forme ; de la sorte, Soliman subissait le joug avec docilité… Et penser qu’une jeune fille de l’Yémen et un oiseau maudit risquaient de renverser l’édifice d’une si prudente éducation !

Les accuser de magie, n’était-ce pas confesser la puissance des sciences occultes, si dédaigneusement niées ? Sadoc était dans un véritable embarras. Il avait, en outre, d’autres soucis : le pouvoir exercé par Adoniram sur les ouvriers inquiétait le grand prêtre, à bon droit alarmé de toute domination occulte et cabalistique. Néanmoins, Sadoc avait constamment empêché son royal élève de congédier l’unique artiste capable d’élever au dieu Adonaï le temple le plus magnifique du monde, et d’attirer au pied de l’autel de Jérusalem l’admiration et les offrandes de tous les peuples de l’Orient. Pour perdre Adoniram, Sadoc attendait la fin des travaux, se bornant jusque-là à entretenir la défiance ombrageuse de Soliman. Depuis quelques jours, la situation s’était aggravée. Dans tout l’éclat d’un triomphe inespéré, impossible, miraculeux, Adoniram, on s’en souvient, avait disparu. Cette absence étonnait toute la cour, hormis, apparemment, le roi, qui n’en avait point parlé à son grand prêtre ; retenue inaccoutumée.

De sorte que le vénérable Sadoc, se voyant inutile, et résolu à rester nécessaire, était réduit à combiner, parmi de vagues déclamations prophétiques, des réticences d’oracle propres à faire impression sur l’imagination du prince. Soliman aimait assez les discours, surtout parce qu’ils lui offraient l’occasion d’en résumer le sens en trois ou quatre proverbes. Or, dans cette circonstance, les sentences de l’Ecclésiaste, loin de se mouler sur les homélies de Sadoc, ne roulaient que sur l’utilité de l’œil du maître, de la défiance, et sur le malheur des rois livrés à la ruse, au mensonge et à l’intérêt. Et Sadoc, troublé, se repliait dans les profondeurs de l’inintelligible.

— Bien que vous parliez à merveille, dit Soliman, ce n’est point pour jouir de cette éloquence que je suis venu vous trouver dans le temple : malheur au roi qui se nourrit de paroles ! Trois inconnus vont se présenter ici, demander à m’entretenir, et ils seront entendus, car je sais leur dessein. Pour cette audience, j’ai choisi ce lieu ; il importait que leur démarche restât secrète,

— Ces hommes, seigneur, quels sont-ils ?

— Des gens instruits de ce que les rois ignorent : on peut apprendre beaucoup avec eux.

Bientôt, trois artisans, introduits dans le parvis intérieur du temple, se prosternèrent aux pieds de Soliman. Leur attitude était contrainte et leur regard inquiet.

— Que la vérité soit sur vos lèvres, leur dit Soliman, et n’espérez pas en imposer au roi : vos plus secrètes pensées lui sont connues. Toi, Phanor, simple ouvrier du corps des maçons, tu es l’ennemi d’Adoniram, parce que tu hais la suprématie des mineurs, et, pour anéantir l’œuvre de ton maître, tu as mêlé des pierres combustibles aux briques de ses fourneaux. Amrou, compagnon parmi les charpentiers, tu as fait plonger les solives dans la flamme, pour affaiblir les bases de la mer d’airain. Quant à toi, Méthousaël, le mineur de la tribu de Ruben, tu as aigri la fonte en y jetant des laves sulfureuses, recueillies aux rives du lac de Gomorrhe. Tous trois, vous aspirez vainement au titre et au salaire des maîtres. Vous le voyez, ma pénétration atteint le mystère de vos actions les plus cachées.

— Grand roi, répondit Phanor épouvanté, c’est une calomnie d’Adoniram, qui a tramé notre perte.

— Adoniram ignore un complot connu de moi seul. Sachez-le, rien n’échappe à la sagacité de ceux qu’Adonaï protège.

L’étonnement de Sadoc apprit à Soliman que son grand prêtre faisait peu de fond sur la faveur d’Adonaï.

— C’est donc en pure perte, reprit le roi, que vous déguiseriez la vérité. Ce que vous allez révéler m’est connu, et c’est votre fidélité que l’on met à l’épreuve. Qu’Amrou prenne le premier la parole.

— Seigneur, dit Amrou, non moins effrayé que ses complices, j’ai exercé la surveillance la plus absolue sur les ateliers, les chantiers et les usines. Adoniram n’y a pas paru une seule fois.

— Moi, continua Phanor, j’ai eu l’idée de me cacher, à la nuit tombante, dans le tombeau du prince Absalon-Ben-Daoud, sur le chemin qui conduit de Moria au camp des Sabéens. Vers la troisième heure de la nuit, un homme vêtu d’une robe longue et coiffé d’un turban comme en portent ceux de l’Yémen, a passé devant moi ; je me suis avancé et j’ai reconnu Adoniram ; il allait du côté des tentes de la reine, et, comme il m’avait aperçu, je n’ai osé le suivre.

— Seigneur, poursuivit à son tour Méthousaël, vous savez tout et la sagesse habite en votre esprit ; je parlerai en toute sincérité. Si mes révélations sont de nature à coûter la vie de ceux qui pénètrent de si terribles mystères, daignez éloigner mes compagnons, afin que mes paroles retombent sur moi seulement.

Dès que le mineur se vit seul en présence du roi et du grand prêtre, il se prosterna et dit :

— Seigneur, étendez votre sceptre afin que je ne meure point.

Soliman étendit la main et répondit :

— Ta bonne foi te sauve ; ne crains rien, Méthousaêl, de la tribu de Ruben !

— Le front couvert d’un cafetan, le visage enduit d’une teinture sombre, je me suis mêlé, à la faveur de la nuit, aux eunuques noirs qui entourent la princesse : Adoniram s’est glissé dans l’ombre jusqu’à ses pieds ; il l’a longuement entretenue, et le vent du soir a porté jusqu’à mon oreille le frémissement de leurs paroles ; une heure avant l’aube, je me suis esquivé : Adoniram était encore avec la princesse…

Soliman contint une colère dont Méthousaël reconnut les signes sur ses prunelles.

— Ô roi ! s’écria-t-il, j’ai dû obéir ; mais permettez-moi de ne rien ajouter.

— Poursuis ! je te l’ordonne.

— Seigneur, l’intérêt de votre gloire est cher à vos sujets. Je périrai s’il le faut ; mais mon maître ne sera point le jouet de ces étrangers perfides. Le grand prêtre des Sabéens, la nourrice et deux des femmes de la reine sont dans le secret de ces amours. Si j’ai bien compris, Adoniram n’est point ce qu’il parait être, et il est investi, ainsi que la princesse, d’une puissance magique. C’est par là qu’elle commande aux habitants de l’air, comme l’artiste aux esprits du feu. Néanmoins, ces êtres si favorisés redoutent votre pouvoir sur les génies, pouvoir dont vous êtes doué à votre insu. Sarahil a parlé d’un anneau constellé dont elle a expliqué les propriétés merveilleuses à la reine étonnée, et l’on a déploré à ce sujet une imprudence de Balkis. Je n’ai pu saisir le fond de l’entretien, car on avait baissé la voix, et j’aurais craint de me perdre en m’approchant de trop près. Bientôt Sarahil, le grand prêtre, les suivantes, se sont retirés en fléchissant le genou devant Adoniram, qui comme je l’ai dit, est resté seul avec la reine de Saba. Ô roi ! puissé-je trouver grâce à vos yeux, car la tromperie n’a point effleuré mes lèvres !

— De quel droit penses-tu donc sonder les intentions de ton maître ? Quel que soit notre arrêt, il sera juste… Que cet homme soit enfermé dans le temple comme ses compagnons ; il ne communiquera point avec eux, jusqu’au moment où nous ordonnerons de leur sort.

Qui pourrait dépeindre la stupeur du grand prêtre Sadoc, tandis que les muets, prompts et discrets exécuteurs des volontés de Soliman, entraînaient Méthousaël terrifié ?

— Vous le voyez, respectable Sadoc, reprit le monarque avec amertume, votre prudence n’a rien pénétré ; sourd à nos prières, peu touché de nos sacrifices, Adonaï n’a point daigné éclairer ses serviteurs, et c’est moi seul, à l’aide de mes propres forces, qui ai dévoilé la trame de mes ennemis. Eux, cependant, ils commandent aux puissances occultes. Ils ont des dieux fidèles… et le mien m’abandonne !

— Parce que vous le dédaignez pour rechercher l’union d’une femme étrangère. Ô roi, bannissez de votre âme un sentiment impur, et vos adversaires vous seront livrés. Mais comment s’emparer de cet Adoniram qui se rend invisible, et de cette reine que l’hospitalité protège ?

— Se venger d’une femme est au-dessous de la dignité de Soliman. Quant à son complice, dans un instant vous le verrez paraître. Ce matin même, il m’a fait demander audience, et c’est ici que je l’attends.

— Adonaï nous favorise. Ô roi ! qu’il ne sorte pas de cette enceinte !

— S’il vient à nous sans crainte, soyez assuré que ses défenseurs ne sont pas loin ; mais point d’aveugle précipitation : ces trois hommes sont ses mortels ennemis. L’envie, la cupidité ont aigri leur cœur. Ils ont peut-être calomnié la reine… Je l’aime, Sadoc, et ce n’est point sur les honteux propos de trois misérables que je ferai à cette princesse l’injure de la croire souillée d’une passion dégradante… Mais, redoutant les sourdes menées d’Adoniram, si puissant parmi le peuple, j’ai fait surveiller ce mystérieux personnage.

— Ainsi, vous supposez qu’il n’a point vu la reine ?

— Je suis persuadé qu’il l’a entretenue en secret. Elle est curieuse, enthousiaste des arts, ambitieuse de renommée, et tributaire de ma couronne. Son dessein est-il d’embaucher l’artiste, et de l’employer dans son pays à quelque magnifique entreprise, ou bien d’enrôler, par son entremise, une armée pour s’opposer à la mienne, afin de s’affranchir du tribut ? Je l’ignore… Pour ce qui est de leurs amours prétendues, n’ai-je pas la parole de la reine ? Cependant, j’en conviens, une seule de ces suppositions suffit à démontrer que cet homme est dangereux… J’aviserai…

Comme il parlait de ce ton ferme en présence de Sadoc, consterné de voir son autel dédaigné et son influence évanouie, les muets reparurent avec leurs coiffures blanches, de forme sphérique, leurs jaquettes d’écailles, leurs larges ceintures où pendaient un poignard et leur sabre recourbé. Ils échangèrent un signe avec Soliman, et Adoniram se montra sur le seuil. Six hommes, parmi les siens, l’avaient escorté jusque-là ; il leur glissa quelques mots à voix basse, et ils se retirèrent.