Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/II

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 83-96).


ii — BALKIS


— Plusieurs siècles avant la captivité des Hébreux en Égypte, Saba, l’illustre descendant d’Abraham et de Kétura, vint s’établir dans les heureuses contrées que nous appelons l’Iémen, où il fonda une cité qui d’abord a porté son nom, et que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Mahreb. Saba avait un frère nommé Iarab, qui légua son nom à la pierreuse Arabie. Ses descendants transportent çà et là leurs tentes, tandis que la postérité de Saba continue de régner sur l’Iémen, riche empire qui obéit maintenant aux lois de la reine Balkis, héritière directe de Saba, de Jochtan, du patriarche Héber,… dont le père eut pour trisaïeul Sem, père commun des Hébreux et des Arabes.

— Tu préludes comme un livre égyptien, interrompit l’impatient Adoniram, et tu poursuis sur le ton monotone de Mousa-Ben-Amran (Moïse), le prolixe libérateur de la race de Iacoub. Les hommes à paroles succèdent aux gens d’action.

— Comme les donneurs de maximes aux poètes sacrés. En un mot, maître, la reine du Midi, la princesse d’Iémen, la divine Balkis, venant visiter la sagesse du seigneur Soliman, et admirer les merveilles de nos mains, entre aujourd’hui même à Solime. Nos ouvriers ont couru à sa rencontre à la suite du roi, les campagnes sont jonchées de monde et les ateliers sont vides. J’ai couru des premiers, j’ai vu le cortège, et je suis rentré près de toi.

— Annoncez-leur des maîtres, ils voleront à leurs pieds… Désœuvrement, servitude…

— Curiosité, surtout, et vous le comprendriez, si… Les étoiles du ciel sont moins nombreuses que les guerriers qui suivent la reine. Derrière elle apparaissent soixante éléphants blancs chargés de tours où brillent l’or et la soie : mille Sabéens à la peau dorée par le soleil s’avancent, conduisant des chameaux qui ploient les genoux sous le poids des bagages et des présents de la princesse. Puis surviennent les Abyssiniens, armés à la légère, et dont le teint vermeil ressemble au cuivre battu. Une nuée d’Éthiopiens noirs comme l’ébène circulent çà et là, conduisant les chevaux et les chariots, obéissant à tous et veillant à tout. Puis… Mais à quoi bon ce récit ? Vous ne daignez pas l’écouter.

— La reine des Sabéens, murmurait Adoniram rêveur ; race dégénérée, mais d’un sang pur et sans mélange… Et que vient-elle faire à cette cour ?

— Ne vous l’ai-je pas dit, Adoniram ? Voir un grand roi, mettre à l’épreuve une sagesse tant célébrée, et… peut-être la battre en brèche. Elle songe, dit-on, à épouser Soliman-Ben-Daoud, dans l’espoir d’obtenir des héritiers dignes de sa race.

— Folie ! s’écrie l’artiste avec impétuosité ; folie !… du sang d’esclave, du sang des plus viles créatures… Il y en a plein les veines de Soliman ! La lionne s’unit-elle au chien banal et domestique ? Depuis tant de siècles que ce peuple sacrifie sur les hauts lieux et s’abandonne aux femmes étrangères, les générations abâtardies ont perdu la vigueur et l’énergie des aïeux. Qu’est-ce que ce pacifique Soliman ? L’enfant d’une fille de guerre et du vieux berger Daoud ; et lui-même, Daoud, provenait de Ruth, une coureuse tombée jadis du pays de Moab aux pieds d’un cultivateur d’Ephrata. Tu admires ce grand peuple, mon enfant : ce n’est plus qu’une ombre, et la race guerrière est éteinte. Cette nation, à son zénith, approche de sa chute. La paix les a énervés, le luxe, la volupté leur font préférer l’or au fer, et ces rusés disciples d’un roi subtil et sensuel ne sont bons désormais qu’à colporter des marchandises ou à répandre l’usure à travers le monde. Et Balkis descendrait à ce comble d’ignominie, elle, la fille des patriarches ! Et dis-moi, Benoni, elle vient, n’est-ce pas ?… Ce soir même, elle franchit les murs de Jérusalem ?

— Demain est le jour du sabbat[1]. Fidèle à ses croyances, elle s’est refusée à pénétrer ce soir, et en l’absence du soleil, dans la ville étrangère. Elle a donc fait dresser des tentes au bord du Cédron, et, malgré les instances du roi, qui s’est rendu auprès d’elle, environné d’une pompe magnifique, elle prétend passer la nuit dans la campagne.

— Sa prudence en soit louée ! Elle est jeune encore ?…

— À peine peut-on dire qu’elle se puisse sitôt encore dire jeune. Sa beauté éblouit. Je l’ai entrevue comme on voit le soleil levant, qui bientôt vous brûle et vous fait baisser la paupière. Chacun, à son aspect, est tombé prosterné ; moi comme les autres. Et, en me relevant, j’emportai son image. Mais, ô Adoniram ! la nuit tombe, et j’entends les ouvriers qui reviennent en foule chercher leur salaire ; car demain est le jour du sabbat.

Alors survinrent les chefs nombreux des artisans. Adoniram, plaça des gardiens à l’entrée des ateliers, et, ouvrant ses vastes coffres-forts, il commença à payer les ouvriers, qui s’y présentaient un à un en lui glissant à l’oreille un mot mystérieux ; car ils étaient si nombreux, qu’il eût été difficile de discerner le salaire auquel chacun avait droit.

Or, le jour où on les enrôlait, ils recevaient un mot de passe qu’ils ne devaient communiquer à personne sous peine de la vie, et ils rendaient en échange un serment solennel. Les maîtres avaient un mot de passe ; les compagnons avaient aussi un mot de passe, qui n’était pas le même que celui des apprentis.

Donc, à mesure qu’ils passaient devant Adoniram et ses intendants, ils prononçaient à voix basse le mot sacramentel, et Adoniram leur distribuait un salaire différent, suivant la hiérarchie de leurs fonctions.

La cérémonie achevée à la lueur des flambeaux de résine, Adoniram, résolu à passer la nuit dans le secret de ses travaux, congédia le jeune Benoni, éteignit sa torche, et, gagnant ses usines souterraines, il se perdit dans les profondeurs des ténèbres.

Au lever du jour suivant, Balkis, la reine du matin, franchit en même temps que le premier rayon du soleil la porte orientale de Jérusalem. Réveillés par le fracas des gens de sa suite, les Hébreux accouraient sur leur porte, et les ouvriers suivaient le cortège avec de bruyantes acclamations. Jamais on n’avait vu tant de chevaux, tant de chameaux, ni si riche légion d’éléphants blancs conduits par un si nombreux essaim d’Éthiopiens noirs.

Attardé par l’interminable cérémonial d’étiquette, le grand roi Soliman achevait de revêtir un costume éblouissant et s’arrachait avec peine aux mains des officiers de sa garde-robe, lorsque Balkis, touchant terre au vestibule du palais, y pénétra après avoir salué le soleil, qui déjà s’élevait radieux sur les montagnes de Galilée.

Des chambellans, coiffés de bonnets en forme de tour, et la main armée de longs bâtons dorés, accueillirent la reine et l’introduisirent enfin dans la salle où Soliman-Ben-Daoud était assis, au milieu de sa cour, sur un trône élevé dont il se hâta de descendre, avec une sage lenteur, pour aller au-devant de l’auguste visiteuse.

Les deux souverains se saluèrent mutuellement avec toute la vénération que les rois professent et se plaisent à inspirer envers la majesté royale ; puis ils s’assirent côte à côte, tandis que défilaient les esclaves chargés des présents de la reine de Saba : de l’or, du cinnamome, de la myrrhe, de l’encens surtout, dont l’Iémen faisait un grand commerce ; puis des dents d’éléphant, des sachets d’aromates et des pierres précieuses. Elle offrit aussi au monarque cent vingt talents d’or fin.

Soliman était alors au retour de l’âge ; mais le bonheur, en gardant ses traits dans une perpétuelle sérénité, avait éloigné de son visage les rides et les tristes empreintes des passions profondes ; ses lèvres luisantes, ses yeux à fleur de tête, séparés par un nez comme une tour d’ivoire, ainsi qu’il l’avait dit lui-même par la bouche de la Sulamite, son front placide, comme celui de Sérapis, dénotaient la paix immuable et l’ineffable quiétude d’un monarque satisfait de sa propre grandeur. Soliman ressemblait à une statue d’or, avec des mains et un masque d’ivoire.

Sa couronne était d’or et sa robe était d’or ; la pourpre de son manteau, présent d’Hiram, prince de Tyr, était tissée sur une chaîne en fil d’or ; l’or brillait sur son ceinturon et reluisait à la poignée de son glaive ; sa chaussure d’or posait sur un tapis passementé de dorures ; son trône était fait en cèdre doré.

Assise à ses côtés, la blanche fille du matin, enveloppée d’un nuage de tissus de lin et de gazes diaphanes, avait l’air d’un lis égaré dans une touffe de jonquilles. Coquetterie prévoyante, qu’elle fit ressortir davantage encore en s’excusant de la simplicité de son costume du matin.

— La simplicité des vêtements, dit-elle, convient à l’opulence et ne messied pas à la grandeur.

— Il sied à la beauté divine, repartit Soliman, de se confier dans sa force, et à l’homme défiant de sa propre faiblesse, de ne rien négliger.

— Modestie charmante, et qui rehausse encore l’éclat dont brille l’invincible Soliman… l’Ecclésiaste, le sage, l’arbitre des rois, l’immortel auteur des sentences du Sir-Hasirim, ce cantique d’amour si tendre… et de tant d’autres fleurs de poésie.

— Eh quoi ! belle reine, repartit Soliman en rougissant de plaisir, quoi ! vous auriez daigné jeter les yeux sur… ces faibles essais !

— Vous êtes un grand poète ! s’écria la reine de Saba.

Soliman gonfla sa poitrine dorée, souleva son bras doré, et passa la main avec complaisance sur sa barbe d’ébène, divisée en plusieurs tresses et nattée avec des cordelettes d’or.

— Un grand poëte ! répéta Balkis. Ce qui fait qu’en vous l’on pardonne en souriant aux erreurs du moraliste.

Cette conclusion, peu attendue, allongea les lignes de l’auguste face de Soliman, et produisit un mouvement dans la foule des courtisans les plus rapprochés. C’étaient : Zabud, favori du prince, tout chargé de pierreries ; Sadoc le grand prêtre, avec son fils Azarias, intendant du palais, et très-hautain avec ses inférieurs ; puis Ahia, Élioreph, grand chancelier, Josaphat, maître des archives… et un peu sourd. Debout, vêtu d’une robe sombre, se tenait Ahias de Silo, homme intègre, redouté à cause de son génie prophétique ; du reste, railleur froid et taciturne. Tout proche du souverain, on voyait accroupi, au centre de trois coussins empilés, le vieux Banaïas, général en chef pacifique des tranquilles armées du placide Soliman. Harnaché de chaînes d’or et de soleils en pierreries, couché sous le faix des honneurs, Banaïas était le demi-dieu de la guerre. Jadis, le roi l’avait chargé de tuer Joab et le grand prêtre Abiathar, et Banaïas les avait poignardés. Dès ce jour, il parut digne de la plus grande confiance au sage Soliman, qui le chargea d’assassiner son frère cadet, le prince Adonias, fils du roi Daoud,… et Banaïas égorgea le frère du sage Soliman.

Maintenant, endormi dans sa gloire, appesanti par les années, Banaïas, presque idiot, suit partout la cour, n’entend plus rien, ne comprend rien, et ranime les restes d’une vie défaillante en réchauffant son cœur aux souriantes lueurs que son roi laisse rayonner sur lui. Ses yeux décolorés cherchent incessamment le regard royal : l’ancien loup-cervier s’est fait chien sur ses vieux jours.

Quand Balkis eut laissé tomber de ses lèvres adorables ces mots piquants, dont la cour resta consternée, Banaïas, qui n’avait rien comprise, et qui accompagnait d’un cri d’admiration chaque parole du roi ou de son hôtesse, Banaïas, seul, au milieu du silence général, s’écria avec un sourire bénin :

— Charmant ! divin !

Soliman se mordit les lèvres et murmura d’une façon assez directe :

— Quel sot !

— Parole mémorable ! poursuivit Banaïas voyant que son maître avait parlé.

Or, la reine de Saba partit d’un éclat de rire.

Puis, avec un esprit d’à-propos dont chacun fut frappé, elle choisit ce moment pour présenter coup sur coup trois énigmes à la sagacité si célèbre de Soliman, le plus habile des mortels dans l’art de deviner les rébus et de débrouiller des charades. Telle était alors la coutume : les cours s’occupaient de science… elles y ont renoncé à bon escient, et la pénétration des énigmes était une affaire d’État. C’est là-dessus qu’un prince ou un sage était jugé. Balkis avait fait deux cent soixante lieues pour faire subir à Soliman cette épreuve.

Soliman interpréta sans broncher les trois énigmes, grâce au grand prêtre Sadoc, qui, la veille, en avait payé comptant la solution au grand prêtre des Sabéens.

— La sagesse parle par votre bouche, dit la reine avec un peu d’emphase.

— C’est du moins ce que plusieurs supposent…

— Cependant, noble Soliman, la culture de l’arbre de sapience n’est pas sans péril : à la longue, on risque de se passionner pour la louange, de flatter les hommes pour leur plaire, et d’incliner au matérialisme pour enlever le suffrage de la foule…

— Auriez-vous donc remarqué, dans mes ouvrages… ?

— Ah ! seigneur, je vous ai lu avec beaucoup d’attention, et, comme je veux m’instruire, le dessein de vous soumettre certaines obscurités, certaines contradictions, certains… sophismes, tels à mes yeux, sans doute, à cause de mon ignorance, ce désir n’est point étranger au but d’un si long voyage.

— Nous ferons de notre mieux, articula Soliman, non sans suffisance, pour soutenir thèse contre un si redoutable adversaire.

Au fond, il eût donné beaucoup pour aller tout seul faire un tour de promenade sous les sycomores de sa villa de Mello. Affriandés d’un spectacle si piquant, les courtisans allongeaient le cou et ouvraient de grands yeux. Quoi de pire que de risquer, en présence de ses sujets, de cesser d’être infaillible ? Sadoc semblait alarmé ; le prophète Ahias de Silo réprimait à peine un vague et froid sourire, et Banaïas, jouant avec ses décorations, manifestait une stupide allégresse qui projetait un ridicule anticipé sur le parti du roi. Quant à la suite de Balkis, elle était muette et imperturbable : des sphinx. Ajoutez aux avantages de la reine de Saba la majesté d’une déesse et les attraits de la plus enivrante beauté, un profil d’une adorable pureté où rayonne un œil noir comme ceux des gazelles, et si bien fendu, si allongé, qu’il apparaît toujours de face à ceux qu’il perce de ses traits ; une bouche incertaine entre le rire et la volupté ; un corps souple et d’une magnificence qui se devine au travers de la gaze ; imaginez aussi cette expression fine, railleuse et hautaine avec enjouement des personnes de très-grande lignée habituées à la domination, et vous concevrez l’embarras du seigneur Soliman, à la fois interdit et charmé, désireux de vaincre par l’esprit, et déjà à demi vaincu par le cœur. Ces grands yeux noirs et blancs, mystérieux et doux, calmes et pénétrants, se jouant sur un visage ardent et clair comme le bronze nouvellement fondu, le troublaient malgré lui. Il voyait s’animer à ses côtés l’idéale et mystique figure de la déesse Isis…

La seconde pause était terminée. La politesse naturelle aux Orientaux arrêtait encore les observations critiques. On renouvela le tabac et le feu des pipes ; on demanda des rafraîchissements.

Alors, reprit le conteur, s’entamèrent, vives et puissantes, suivant l’usage du temps, ces discussions philosophiques signalées dans les livres des Hébreux.

— Ne conseillez-vous pas, reprit la reine, l’égoïsme et la dureté du cœur quand vous dites : « Si vous savez répondre pour votre ami, vous vous êtes mis dans le piège ; ôtez le vêtement à celui qui s’est engagé pour autrui… » Dans un autre proverbe, vous vantez la richesse et la puissance de l’or…

— Mais ailleurs je célèbre la pauvreté.

— Contradiction. L’Ecclésiaste excite l’homme au travail, fait honte au paresseux, et il s’écrie plus loin : « Que retirera l’homme de tous ses travaux ? Ne vaut-il pas mieux manger et boire ?… » Dans les Sentences, vous flétrissez la débauche, et vous la louez dans l’Ecclésiaste…

— Vous raillez, je crois…

— Non, je cite. « J’ai reconnu qu’il n’y a rien de mieux que de se réjouir et de boire ; que l’industrie est une inquiétude inutile, parce que les hommes meurent comme les bêtes, et leur sort est égal. » Telle est votre morale, ô sage !

— Ce sont là des figures, et le fond de ma doctrine…

— Le voici, et d’autres, hélas ! l’avaient déjà trouvé : « Jouissez de la vie avec les femmes pendant tous les jours de votre vie ; car c’est là votre partage dans le travail… etc… » Vous y revenez souvent. D’où j’ai conclu qu’il vous sied de matérialiser votre peuple pour commander plus sûrement à des esclaves.

Soliman se fût justifié, mais par des arguments qu’il ne voulait point exposer devant son peuple, et il s’agitait impatient sur son trône.

— Enfin, poursuivit Balkis avec un sourire assaisonné d’une œillade languissante, enfin, vous êtes cruel à notre sexe, et quelle est la femme qui oserait aimer l’austère Soliman ?

— Ô reine ! mon cœur s’est étendu comme la rosée du printemps sur les fleurs des passions amoureuses dans le Cantique de l’époux !…

— Exception dont la Sulamité doit être glorieuse ; mais vous êtes devenu rigide en subissant le poids des années…

Soliman réprima une grimace assez maussade.

— Je prévois, dit la reine, quelque parole galante et polie. Prenez garde ! l’Ecclésiaste va vous entendre, et vous savez ce qu’il dit : « La femme est plus amère que la mort ; son cœur est un piège et ses mains sont des chaînes. Le serviteur de Dieu la fuira, et l’insensé y sera pris. » Eh quoi ! suivrez-vous de si austères maximes, et sera-ce pour le malheur des filles de Sion que vous aurez reçu des cieux cette beauté par vous-même sincèrement décrite en ces termes : « Je suis la fleur des champs et le lis des vallées ! »

— Reine, voilà encore une figure…

— Ô roi ! c’est mon avis. Daignez méditer sur mes objections et éclairer l’obscurité de mon jugement ; car l’erreur est de mon côté, et vous avez félicité la sagesse d’habiter en vous. « On reconnaîtra, vous l’avez écrit, la pénétration de mon esprit ; les plus puissants seront surpris lorsqu’ils me verront, et les princes témoigneront leur admiration sur leur visage. Quand je me tairai, ils attendront que je parle ; quand je parlerai, ils me regarderont attentifs ; et, quand je discourrai, ils mettront leurs mains sur leur bouche. » Grand roi, j’ai déjà éprouvé une partie de ces vérités : votre esprit m’a charmée, votre aspect m’a surprise, et je ne doute pas que mon visage ne témoigne à vos yeux de mon admiration. J’attends vos paroles ; elles me verront attentive, et, durant vos discours, votre servante mettra sa main sur sa bouche.

— Madame, dit Soliman avec un profond soupir, que devient le sage auprès de vous ? Depuis qu’il vous écoute, l’Ecclésiaste n’oserait plus soutenir qu’une seule de ses pensées, dont il ressent le poids : « Vanité des vanités ! tout n’est que vanité ! »

Chacun admira la réponse du roi.

— À pédant, pédant et demi, se disait la reine. Si pourtant on pouvait le guérir de la manie d’être auteur… Il ne laisse pas que d’être doux, affable et assez bien conservé.

Quant à Soliman, après avoir ajourné ses répliques, il s’efforça de détourner de sa personne l’entretien qu’il y avait si souvent amené.

— Votre sérénité, dit-il à la reine Balkis, possède là un bien bel oiseau, dont l’espèce m’est inconnue.

En effet, six négrillons vêtus d’écarlate, placés aux pieds de la reine, étaient commis aux soins de cet oiseau, qui ne quittait jamais sa maîtresse. Un de ses pages le tenait sur son poing, et la princesse de Saba le regardait souvent.

— Nous l’appelons Hud-Hud[2], répondit-elle. Le trisaïeul de cet oiseau, qui vit longtemps, a été autrefois, dit-on, rapporté par des Malais, d’une contrée lointaine qu’ils ont seuls entrevue et que nous ne connaissons plus. C’est un animal très-utile pour diverses commissions aux habitants et aux esprits de l’air.

Soliman, sans comprendre parfaitement une explication si simple, s’inclina comme un roi qui a dû tout concevoir à merveille, et avança le pouce et l’index pour jouer avec l’oiseau Hud-Hud ; mais l’oiseau, tout en répondant à ses avances, ne se prêtait pas aux efforts de Soliman pour s’emparer de lui.

— Hud-Hud est poëte,… dit la reine, et, à ce titre, digne de vos sympathies… Toutefois, elle est comme moi un peu sévère, et souvent elle moralise aussi. Croiriez-vous qu’elle s’est avisée de douter de la sincérité de votre passion pour la Sulamite ?

— Divin oiseau, que vous me surprenez ! répliqua Soliman.

— « Cette pastorale du Cantique est bien tendre assurément, disait un jour Hud-Hud, en grignotant un scarabée doré ; mais le grand roi qui adressait de si plaintives élégies à la fille du pharaon sa femme, ne lui aurait-il pas montré plus d’amour en vivant avec elle, qu’il ne l’a fait en la contraignant d’habiter loin de lui dans la ville de Daoud, réduite à charmer les jours de sa jeunesse délaissée avec des strophes… à la vérité les plus belles du monde ? »

— Que de peines vous retracez à ma mémoire ! Hélas ! cette fille de la nuit suivait le culte d’Isis… Pouvais-je, sans crime, lui ouvrir l’accès de la ville sainte, la donner pour voisine à l’arche d’Adonaï, et la rapprocher de ce temple auguste que j’élève au Dieu de mes pères ?…

— Un tel sujet est délicat, fit observer judicieusement Balkis ; excusez Hud-Hud ; les oiseaux sont quelquefois légers ; le mien se pique d’être connaisseur, en poésie surtout.

— Vraiment ! repartit Soliman-Ben-Daoud ; je serais curieux de savoir…

— De méchantes querelles, seigneur, méchantes, sur ma foi ! Hud-Hud s’avise de blâmer que vous compariez la beauté de votre amante à celle des chevaux du char des pharaons, son nom à une huile répandue, ses cheveux à des troupeaux de chèvres, ses dents à des brebis tondues et portant fruit, ses joues à la moitié d’une grenade, ses mamelles à deux biquets, sa tête au mont Carmel, son nombril à une coupe où il y a toujours quelque liqueur à boire, son ventre à un monceau de froment, et son nez à la tour du Liban qui regarde vers Damas.

Soliman, blessé, laissait choir avec découragement ses bras dorés sur ceux de son fauteuil également dorés, tandis que l’oiseau, se rengorgeant, battait l’air de ses ailes de sinople et d’or.

— Je répondrai à l’oiseau qui sert si bien votre penchant à la raillerie, que le goût oriental permet ces licences, que la vraie poésie recherche les images, que mon peuple trouve mes vers excellents, et goûte de préférence les plus riches métaphores…

— Rien de plus dangereux pour les nations que les métaphores des rois, reprit la reine de Saba : échappées à un style auguste, ces figures, trop hardies peut-être, trouveront plus d’imitateurs que de critiques, et vos sublimes fantaisies risqueront de fourvoyer le goût des poëtes pendant dix mille ans. Instruite à vos leçons, la Sulamite ne comparait-elle pas votre chevelure à des branches de palmier, vos lèvres à des lis qui distillent de la myrrhe, votre taille à celle du cèdre, vos jambes à des colonnes de marbre, et vos joues, seigneur, à de petits parterres de fleurs aromatiques, plantés par les parfumeurs ? De telle sorte que le roi Soliman m’apparaissait sans cesse comme un péristyle, avec un jardin botanique suspendu sur un entablement ombragé de palmiers.

Soliman sourit avec un peu d’amertume ; il eût avec satisfaction tordu le cou de la huppe, qui lui becquetait la poitrine à l’endroit du cœur avec une persistance étrange.

— Hud-Hud s’efforce de vous faire entendre que la source de la poésie est là, dit la reine.

— Je ne le sens que trop, répondit le roi, depuis que j’ai le bonheur de vous contempler. Laissons ce discours ; ma reine fera-t-elle à son serviteur indigne l’honneur de visiter Jérusalem, mon palais, et surtout le temple que j’élève à Jéhovah sur la montagne de Sion ?

— Le monde a retenti du bruit de ces merveilles ; mon impatience en égale les splendeurs, et c’est la servir à souhait que de ne point retarder le plaisir que je m’en suis promis.

À la tête du cortège, qui parcourait lentement les rues de Jérusalem, il y avait quarante-deux tympanons faisant entendre le roulement du tonnerre ; derrière eux venaient les musiciens vêtus de robes blanches et dirigés par Asaph et Idithme ; cinquante-six cymbaliers, vingt-huit flûtistes, autant de psaltérions, et des joueurs de cithare, sans oublier les trompettes, instrument que Gédéon avait mis jadis à la mode sous les remparts de Jéricho. Arrivaient ensuite, sur un triple rang, les thuriféraires, qui, marchant à reculons, balançaient dans les airs leurs encensoirs, où fumaient les parfums de l’Iémen. Soliman et Balkis se prélassaient dans un vaste palanquin porté par soixante et dix Philistins conquis à la guerre…

La séance était terminée. On se sépara en causant des diverses péripéties du conte, et nous nous donnâmes rendez-vous pour le lendemain.

  1. Saba ou sabbat, — matin.
  2. La huppe, oiseau augural chez les Arabes.