Voyage en Orient (Nerval)/De Paris à Cythère/XI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 422-425).

XI — L’ADRIATIQUE


Quelle catastrophe, mon ami ! Comment te dire tout ce qui m’est arrivé, ou plutôt comment oser désormais livrer une lettre confidentielle à la poste impériale ! Songe bien que je suis encore sur le territoire de l’Autriche, c’est-à-dire sur des planches qui en dépendent, — le pont du Francesco-Primo, vaisseau du Lloyd autrichien. Je t’écris en vue de Trieste, ville assez maussade, située sur une langue de terre qui s’avance dans l’Adriatique, avec ses grandes rues qui la coupent à angles droits et où souffle un vent continuel. Il y a de beaux paysages, sans doute, dans les montagnes sombres qui creusent l’horizon ; mais tu peux en lire d’admirables descriptions dans Jean Sbogar et dans Mademoiselle de Marsan, de Charles Nodier ; il est inutile de les recommencer. Quant à mon voyage de Vienne ici, je l’ai fait en chemin de fer, sauf une vingtaine de lieues dans les gorges de montagnes couvertes de sapins poudrés de frimas… Il faisait très-froid. Cela n’était pas gai, mais c’était en rapport avec mes sentiments intérieurs. Contente-toi de cet aveu.

Tu me demanderas pourquoi je ne me rends pas en Orient par le Danube, comme c’était d’abord mon intention. Je t’apprendrai que les aimables aventures qui m’ont arrêté à Vienne beaucoup plus longtemps que je ne voulais y rester, m’ont fait manquer le dernier bateau à vapeur qui descend vers Belgrade et Semlin, où, d’ordinaire, on prend la poste turque. Les glaces sont arrivées, il n’a plus été possible de naviguer. Dans ma pensée, je comptais finir l’hiver à Vienne et ne repartir qu’au printemps… peut-être même jamais. Les dieux en ont décidé autrement.

Non, tu ne sauras rien encore. Il faut que j’aie mis l’étendue des mers entre moi et… un doux et triste souvenir. Sais-tu maintenant où je vais, sur ce beau paquebot du Lloyd autrichien ?

Je vais rêver à mes amours… dans l’île même de Cythére (Cérigo).

Nous descendons l’Adriatique par un temps épouvantable ; impossible de voir autre chose que les côtes brumeuses de l’Illyrie à notre gauche et les îles nombreuses de l’archipel dalmate. Le pays des Monténégrins ne dessine lui-même à l’horizon qu’une sombre silhouette, que nous avons aperçue en passant devant Raguse, ville tout italienne. Nous avons relâché plus tard à Corfou, pour prendre du charbon et pour recevoir quelques Égyptiens, commandés par un Turc qui se nomme Soliman-Aga. Ces braves gens se sont établis sur le pont, ou ils restent accroupis le jour et couchés la nuit, chacun sur son tapis. Le chef seul demeure avec nous, dans l’entre-pont, et prend ses repas à notre table. Il parle un peu l’italien et semble un assez joyeux compagnon.

La tempête a augmenté quand nous approchions de la Grèce. Le roulis était si violent pendant notre dîner, que la plupart des convives avaient peu à peu gagné leurs hamacs.

Dans ces circonstances, où, après maintes bravades, la table d’abord pleine se dégarnit insensiblement, aux grands éclats de rire de ceux qui résistent à l’effet du tangage, il s’établit entre ces derniers une sorte de fraternité maritime. Ce qui n’était pour tous qu’un repas devient pour ceux qui restent un festin, qu’on prolonge le plus possible. C’est un peu comme la poule au billard ; il s’agit de ne pas mourir.

Mourir !… et tu vas voir si l’allusion est plaisante. Nous étions restés quatre à table, après avoir vu échouer honteusement trente convives. Il y avait, outre Soliman et moi, un capitaine anglais et un capucin de la terre sainte, nommé le père Charles. C’était un bonhomme qui riait de bon cœur avec nous et qui nous fit remarquer que, ce jour-là, Soliman-Aga ne s’était pas versé de vin, ce qu’il faisait abondamment d’ordinaire. Il le lui dit en plaisantant.

— Pour aujourd’hui, répondit le Turc, il tonne trop fort.

Le père Charles se leva de table et tira de sa manche un cigare qu’il m’offrit fort gracieusement.

Je l’allumai, et je voulais encore tenir compagnie aux deux autres ; mais je ne tardai pas à sentir qu’il était plus sain d’aller prendre l’air sur le pont.

Je n’y restai qu’un instant. L’orage était encore dans toute sa force. Je me hâtai de regagner l’entre-pont. L’Anglais se livrait à de grands éclats de gaieté et mangeait de tous les plats en disant qu’il consommerait volontiers le dîner de la chambrée entière (il est vrai que le Turc l’y aidait puissamment). Pour compléter sa bravade, il demanda une bouteille de vin de Champagne et nous en offrit à tous ; personne de ceux qui étaient couchés dans les cadres n’accepta son invitation. Il dit alors au Turc :

— Eh bien, nous la boirons ensemble !

Mais, en ce moment, le tonnerre grondait encore, et Soliman-Aga, croyant peut-être que c’était une tentation du diable, quitta la table et se précipita dehors sans rien répondre. L’Anglais, contrarié, s’écria :

— Eh bien, tant mieux ! je la boirai tout seul, et j’en boirai encore une autre après !

Le lendemain matin, l’orage était apaisé ; le garçon, en entrant dans la salle, trouva l’Anglais couché à demi sur la table, la tête reposant sur ses bras. On le secoua. Il était mort !

Bismillah ! s’écria le Turc.

C’est le mot qu’ils prononcent pour conjurer toute chose fatale.

L’Anglais était bien mort. Le père Charles regretta de ne pouvoir prier comme prêtre pour lui ; mais certainement il pria en lui-même comme homme.

Étrange destinée ! cet Anglais était un ancien capitaine de la compagnie des Indes, souffrant d’une maladie de cœur, et à qui l’on avait conseillé l’eau du Nil. Le vin ne lui a pas donné le temps d’arriver à l’eau.

Après tout, est-ce là un genre de mort bien malheureux ?

On va s’arrêter à Cérigo pour y laisser le corps de l’Anglais. C’est ce qui me permet d’aborder à cette île, où le bateau ne relâche pas ordinairement « Tu auras compris sans doute la pensée qui m’a fait brusquement quitter Vienne… Je m’arrache à des souvenirs. — Je n’ajouterai pas un mot de plus. J’ai la pudeur de la souffrance, comme l’animal blessé qui se retire dans la solitude pour y souffrir longtemps ou pour y succomber sans plainte.