Voyage en Orient (Nerval)/De Paris à Cythère/VII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 384-389).

VII — SUITE DU JOURNAL


Le 23. — Hier au soir, me trouvant désœuvré dans ce théâtre, et presque seul entre les prétendus civilisés, le reste se composant de Hongrois, de Bohêmes, de Grecs, de Turcs, de Tyroliens, de Romains et de Transylvaniens, j’ai songé à recommencer ce rôle de Casanova, déjà assez bien entamé l’avant-veille. Casanova est bien plus probable qu’il ne semble dans les usages de ces pays-ci. Je me suis assis successivement près de deux ou trois femmes seules ; j’ai fini par lier conversation avec l’une d’elles dont le langage n’était pas trop viennois ; après cela, j’ai voulu la reconduire, mais elle m’a permis seulement de lui toucher le bras un instant sous son manteau (encore un très-beau bras !) parmi toute sorte de soieries et de poils de chat ou de fourrures. Nous nous sommes promenés très-longtemps, puis je l’ai mise devant sa porte, sans qu’elle ait voulu, du reste, me laisser entrer ; toutefois, elle m’a donné rendez-vous pour ce soir à six heures.

Et de deux ! Celle-là ne vaut pas tout à fait l’autre comme beauté, mais elle paraît être d’une classe plus relevée. Je le saurai ce soir. Mais cela ne te confond-il pas, qu’un étranger fasse connaissance intime de deux femmes en trois jours, que l’une vienne chez lui, et qu’il aille chez l’autre ? Et nulle apparence suspecte dans tout cela. Non, on me l’avait bien dit, mais je ne le croyais pas ; c’est ainsi que l’amour se traite à Vienne ! Eh bien, c’est charmant. À Paris, les femmes vous font souffrir trois mois, c’est la règle ; aussi peu de gens ont la patience de les attendre. Ici, les arrangements se font en trois jours, et l’on sent dès le premier que la femme céderait, si elle ne craignait pas de vous faire l’effet d’une grisette ; car c’est là, il paraît, leur grande préoccupation. D’ailleurs, rien de plus amusant que cette poursuite facile dans les spectacles, casinos et bals ; cela est tellement reçu, que les plus honnêtes ne s’en étonnent pas le moins du monde ; les deux tiers au moins des femmes viennent seules dans les lieux de réunion, ou vont seules dans les rues. Si vous tombez par hasard sur une vertu, votre recherche ne l’offense pas du tout, elle cause avec vous tant que vous voulez. Toute femme que vous abordez se laisse prendre le bras, reconduire ; puis, à sa porte, où vous espérez entrer, elle vous fait un salut très-gentil et très-railleur, vous remercie de l’avoir reconduite, et vous dit que son mari ou son père l’attend dans la maison. Tenez-vous à la revoir, elle vous dira fort bien que, le lendemain ou le surlendemain, elle doit aller dans tel bal ou tel théâtre. Si au théâtre, pendant que vous causez avec une femme seule, le mari ou l’amant, qui, s’était allé promener dans les galeries ou qui était descendu au café, revient tout à coup près d’elle, il ne s’étonne pas de vous voir causer familièrement ; il salue et regarde d’un autre côté, heureux sans doute d’être soulagé quelque temps de la compagnie de sa femme.

Je te parle ici un peu déjà par mon expérience et beaucoup par celle des autres ; — mais à quoi cela peut-il tenir ? car, vraiment, je n’ai vu rien de pareil même en Italie ; — sans doute à ce qu’il y a tant de belles femmes dans la ville, que les hommes qui peuvent leur convenir sont, en proportion, beaucoup moins nombreux. À Paris, les jolies femmes sont si rares, qu’on les met à l’enchère ; on les choie, on les garde, et elles sentent aussi tout le prix de leur beauté. Ici, les femmes font très-peu de cas d’elles-mêmes et de leurs charmes ; car il est évident que cela est commun comme les belles fleurs, les beaux animaux, les beaux oiseaux, qui, en effet, sont très-communs si l’on a soin de les cultiver ou de les bien nourrir. Or, la fertilité du pays rend la vie si facile, si bonne, qu’il n’y a pas de femmes mal nourries, et qu’il ne s’y produit pas, par conséquent, de ces races affreuses qui composent nos artisanes ou nos femmes de la campagne. Tu ne t’imagines pas ce qu’il y a d’extraordinaire à rencontrer, à tout moment dans les rues, des filles éclatantes et d’une carnation merveilleuse qui s’étonnent même que vous les remarquiez.

Cette atmosphère de beauté, de grâce, d’amour, a quelque chose d’enivrant : on perd la tête, on soupire, on est amoureux fou, non d’une, mais de toutes ces femmes à la fois. L’odor di femina est partout dans l’air, et on l’aspire de loin comme don Juan. Quel malheur que nous ne soyons pas au printemps ! Il faut un paysage pour compléter de si belles impressions. Cependant, la saison n’est pas encore sans charmes. Ce matin, je suis entré dans le grand jardin impérial, au bout de la ville ; on n’y voyait personne. Les grandes allées se terminaient très-loin par des horizons gris et bleus charmants. Il y a au delà un grand parc montueux coupé d’étangs et pleins d’oiseaux. Les parterres étaient tellement gâtés par le mauvais temps, que les rosiers cassés laissaient traîner leurs fleurs dans la boue. Au delà, la vue donnait sur le Prater et sur le Danube ; c’était ravissant malgré le froid. Ah ! vois-tu, nous sommes encore jeunes, plus jeunes que nous ne le croyons. Mais Paris est une ville si laide et si peuplée de gens si sots, qu’elle fait désespérer de la création, des femmes et de la poésie…

Ce 7 décembre. — Je transcris ici cinq lignes sur un autre papier. Il s’est écoulé bien des jours depuis que les quatre pages qui précèdent ont été écrites. Tu as reçu des lettres de moi, tu as vu le côté riant de ma situation, et près d’un mois me sépare de ces premières impressions de mon séjour à Vienne. Pourtant il y a un lien très-immédiat entre ce que je vais te dire et ce que je t’ai écrit. C’est que le dénoûment que tu auras prévu en lisant les premières pages a été suspendu tout ce temps… Tu me sais bien incapable de te faire des histoires à plaisir et d’épancher mes sentiments sur des faits fantastiques, n’est-ce pas ? Eh bien, si tu as pris intérêt à mes premières amours de Vienne, apprends…

Ce 13 décembre. — Tant d’événements se sont passés depuis les quatre premiers jours qui fournissent le commencement de cette lettre, que j’ai peine à les rattacher à ce qui m’arrive aujourd’hui. Je n’oserais te dire que ma carrière don-juanesque se soit poursuivie toujours avec le même bonheur… La Katty est à Brunn en ce moment auprès de sa mère malade ; je devais l’y aller rejoindre par ce beau chemin de fer de trente lieues qui est à l’entrée du Prater ; mais ce genre de voyage m’agace les nerfs d’une façon insupportable. En attendant, voici encore une aventure qui s’entame et dont je t’adresse fidèlement les premiers détails.

Comme observation générale, tu sauras que, dans cette ville, aucune femme n’a une démarche naturelle. Vous en remarquez une, vous la suivez ; alors, elle fait les coudes et les zig-zags les plus incroyables de rue en rue. Puis choisissez un endroit un peu désert pour l’aborder, et jamais elle ne refusera de répondre. Cela est connu de tous. Une Viennoise n’éconduit personne. Si elle appartient à quelqu’un (je ne parle pas de son mari, qui ne compte jamais) ; si, enfin, elle est trop affairée de divers côtés, elle vous le dit et vous conseille de ne lui demander un rendez-vous que la semaine suivante, ou de prendre patience sans fixer le jour. Cela n’est jamais bien long ; les amants qui vous ont précédé deviennent vos meilleurs amis.

Je venais donc de suivre une beauté que j’avais remarquée au Prater, où la foule s’empresse pour voir les traîneaux, et j’étais allé jusqu’à sa porte sans lui parler, parce que c’était en plein jour. Ces sortes d’aventures m’amusent infiniment. Fort heureusement, il y avait un café presque en face de la maison. Je reviens donc, à la brune, m’établir près de la fenêtre. Comme je l’avais prévu, la belle personne en question ne tarde pas à sortir. Je la suis, je lui parle, et elle me dit avec simplicité de lui donner le bras, afin que les passants ne nous remarquent pas. Alors, elle me conduit dans toute sorte de quartiers : d’abord chez un marchand du Kohlmarkt, où elle achète des mitaines ; puis chez un pâtissier, où elle me donne la moitié d’un gâteau ; enfin, elle me ramène dans la maison d’où elle était sortie, reste une heure à causer avec moi sous la porte et me dit de revenir le lendemain au soir. Le lendemain, je reviens fidèlement, je frappe à la porte, et tout à coup je me trouve au milieu de deux autres jeunes filles et de trois hommes vêtus de peaux de mouton et coiffés de bonnets plus ou moins valaques. Comme la société m’accueillait cordialement, je me préparais à m’asseoir : mais point du tout. On éteint les chandelles et l’on se met en route pour des endroits éloignés dans le faubourg. Personne ne me dispute la conquête de la veille, quoique l’un des individus soit sans femme, et enfin nous arrivons dans une taverne fort enfumée. Là, les sept ou huit nations qui se partagent la bonne ville de Vienne semblaient s’être réunies pour un plaisir quelconque. Ce qu’il y avait de plus évident, c’est qu’on y buvait beaucoup de vin doux rouge, mêlé de vin blanc plus ancien. Nous prîmes quelques carafes de ce mélange. Cela n’était point mauvais. Au fond de la salle, il y avait une sorte d’estrade où l’on chantait des complaintes dans un langage indéfini, ce qui paraissait amuser beaucoup ceux qui comprenaient. Le jeune homme qui n’avait pas de femme s’assit auprès de moi, et, comme il parlait très-bon allemand, chose rare dans ce pays, je fus content de sa conversation. Quant à la femme avec qui j’étais venu, elle était absorbée dans le spectacle qu’on voyait en face de nous. Le fait est que l’on jouait derrière ce comptoir de véritables comédies. Ils étaient quatre ou cinq chanteurs, qui montaient, jouaient une scène et reparaissaient avec de nouveaux costumes. C’étaient des pièces complètes, mêlées de chœurs et de couplets. Pendant les intervalles, les Moldaves, Hongrois, Bohémiens et autres mangeaient beaucoup de lièvre et de veau. La femme que j’avais près de moi s’animait peu à peu, grâce au vin rouge et grâce au vin blanc. Elle était charmante ainsi, car naturellement elle est un peu pâle. C’est une vraie beauté slave ; de grands traits solides indiquent la race qui ne s’est point mélangée.

Il faut encore remarquer que les plus belles femmes ici sont celles du peuple et celles de la haute noblesse. Je t’écris d’un café où j’attends l’heure du spectacle ; mais décidément l’encre est trop mauvaise, et j’ajourne la suite de mes observations.