Voyage en Orient (Nerval)/De Paris à Cythère/VI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 375-384).

VI — LES AMOURS DE VIENNE


Tu m’as fait promettre de t’envoyer de temps en temps les impressions sentimentales de mon voyage, qui t’intéressent plus, m’as-tu dit, qu’aucune description pittoresque. Je vais commencer. Sterne et Casanova me soient en aide pour te distraire. J’ai envie simplement de te conseiller de les relire, en t’avouant que ton ami n’a point le style de l’un ni les nombreux mérites de l’autre, et qu’à les parodier il compromettait gravement l’estime que tu fais de lui. Mais enfin, puisqu’il s’agit surtout de te servir en te fournissant des observations où ta philosophie puisera des maximes, je prends le parti de te mander au hasard tout ce qui m’arrive, intéressant ou non, jour par jour si je le puis, à la manière du capitaine Cook, qui écrit avoir vu un tel jour un goëland ou un pingouin, tel autre jour n’avoir vu qu’un tronc d’arbre flottant ; ici, la mer était claire ; là, bourbeuse. Mais, à travers ces signes vains, ces flots changeants, il rêvait des îles inconnues et parfumées, et finissait par aborder un soir dans ces retraites du pur amour et de l’éternelle beauté.

Le 21. — Je sortais du théâtre de Léopoldstadt. Il faut te dire d’abord que je n’entends que fort peu le patois qui se parle à Vienne. Il est donc important que je cherche quelque jolie personne de la ville qui veuille bien me mettre au courant du langage usuel. C’est le conseil que donnait Byron aux voyageurs. Voilà donc trois jours que je poursuivais, dans les théâtres, dans les casinos, dans les bals, appelés vulgairement sperls, des brunes et des blondes (il n’y a presque ici que des blondes), et j’en recevais en général peu d’accueil. Hier, au théâtre de Léopoldstadt, j’étais sorti, après avoir marqué ma place : une charmante jeune fille blonde me demande à la porte, si le spectacle est commencé. Je cause avec elle, et j’en obtiens ce renseignement, qu’elle était ouvrière, et que sa maîtresse, voulant la faire entrer avec elle, lui avait dit de l’attendre à la porte du théâtre. J’accumule sur cette donnée les offres les plus exorbitantes ; je parle de première loge et d’avant-scène ; je promets un souper splendide, et je me vois outrageusement refusé. Les femmes ici ont des superlatifs tout prêts contre les insolents, ce dont, au reste, il ne faut pas trop s’effrayer.

Cette personne paraissait fort inquiète de ne pas voir arriver sa maîtresse. Elle se met à courir le long du boulevard ; je la suis en lui prenant le bras, qui semblait très-beau. Pendant la route, elle me disait des phrases en toute sorte de langues, ce qui fait que je comprenais à la rigueur. Voici son histoire. Elle est née à Venise, et elle a été amenée à Vienne par sa maîtresse, qui est Française ; de sorte que, comme elle me l’a dit fort agréablement, elle ne sait bien aucune langue, mais parle un peu trois langues. On n’a pas d’idée de cela, excepté dans les comédies de Machiavel et de Molière. Elle s’appelle Catarina Colassa. Je lui dis en bon allemand (qu’elle comprend bien et parle mal) que je ne pouvais désormais me résoudre à l’abandonner, et je construisis une sorte de madrigal assez agréable. À ce moment, nous étions devant sa maison ; elle m’a prié d’attendre, puis elle est revenue me dire que sa maîtresse était en effet au théâtre, et qu’il fallait y retourner.

Revenu devant la porte du théâtre, je proposais toujours l’avant-scène ; mais elle a refusé encore, et a pris au bureau une deuxième galerie ; j’ai été obligé de la suivre, en donnant au contrôleur ma première galerie pour une deuxième, ce qui l’a fort étonné. Là, elle s’est livrée à une grande joie en apercevant sa maîtresse dans une loge, avec un monsieur à moustaches. Il a fallu qu’elle allât lui parler ; puis elle m’a dit que le spectacle ne l’amusait pas, et que nous ferions mieux d’aller nous promener : on jouait pourtant une pièce de madame Birch-Pfeiffer (Robert le Tigre) ; mais il est vrai que ce n’est pas amusant. Nous sommes donc allés vers le Prater, et je me suis lancé, comme tu le penses, dans la séduction la plus compliquée.

Mon ami ! imagine que c’est une beauté de celles que nous avons tant de fois rêvées, — la femme idéale des tableaux, de l’école italienne, la Vénitienne de Gozzi, bionda e grassota, la voilà trouvée ! je regrette de n’être pas assez fort en peinture pour t’en indiquer exactement tous les traits. Figure-toi une tête ravissante, blonde, blanche, une peau d’un satin, à croire qu’on l’ait conservée sous des verres ; les traits les plus nobles, le nez aquilin, le front haut, la bouche en cerise ; puis un col de pigeon gros et gras, arrêté par un collier de perles ; puis les épaules blanches et fermes, où il y a de la force d’Hercule et de la faiblesse et du charme de l’enfant de deux ans. J’ai expliqué à cette beauté qu’elle me plaisait, surtout, parce qu’elle était pour ainsi dire Austro-Vénitienne, et qu’elle réalisait en elle seule le saint-empire romain, ce qui a paru peu la toucher.

Je l’ai reconduite à travers un écheveau de rues assez embrouillé. Comme je ne comprenais pas beaucoup l’adresse qui devait me servir à la retrouver, elle a bien voulu me l’écrire à la lueur d’un réverbère, — et je te l’envoie ci-jointe pour te montrer qu’il n’est pas moins difficile de déchiffrer son écriture que sa parole. J’ai peur que ces caractères ne soient d’aucune langue ; aussi tu verras que j’ai tracé sur la marge un itinéraire pour reconnaître sa porte plus sûrement.

Maintenant, voici la suite de l’aventure. Elle m’avait donné rendez-vous dans la rue, à midi. Je suis venu de bonne heure monter la garde devant son bienheureux no 189. Comme on ne descendait pas, je suis monté. J’ai trouvé une vieille sur un palier, qui cuisinait à un grand fourneau, et, comme d’ordinaire une vieille en annonce une jeune, j’ai parlé à celle-là, qui a souri et m’a fait attendre. Cinq minutes après, la belle personne blonde a paru à la porte et m’a dit d’entrer. C’était dans une grande salle ; elle déjeunait avec sa dame et m’a prié de m’asseoir derrière elle sur une chaise. La dame s’est retournée : c’était une grande jeune personne osseuse, et qui m’a demandé en français mon nom, mes intentions et toute sorte de tenants et d’aboutissants ; ensuite, elle m’a dit :

— C’est bien ; mais j’ai besoin de mademoiselle jusqu’à cinq heures aujourd’hui ; après, je puis la laisser libre pour la soirée.

La jolie blonde m’a reconduit en souriant, et m’a dit :

— À cinq heures.

Voilà où j’en suis ; je t’écris d’un café où j’attends que l’heure sonne ; mais tout cela me parait bien berger.

Le 22. — Voilà bien une autre affaire ! Mais reprenons le fil des événements. Hier, à cinq heures, la Catarina ou plutôt la Katty, comme on l’appelle dans sa maison, m’est venue trouver dans un kaffechaus où je l’attendais. Elle était très-charmante, avec une jolie coiffe de soie sur ses beaux cheveux ; — le chapeau n’appartient ici qu’aux femmes du monde. — Nous devions aller au théâtre de la Porte-de-Carinthie, voir représenter Belisario, opéra ; mais voilà qu’elle a voulu retourner à Léopoldstadt, en me disant qu’il fallait qu’elle rentrât de bonne heure. La Porte-de-Carinthie est à l’autre extrémité de la ville. Bien ! nous sommes entrés à Léopoldstadt ; elle a voulu payer sa place, me déclarant qu’elle n’était pas une grisette (traduction française), et qu’elle voulait payer, ou n’entrerait pas. Ô Dieu ! si toutes les dames comprenaient une telle délicatesse !… Il paraît que cela continue à rentrer dans les mœurs spéciales du pays.

Hélas ! mon ami, nous sommes de bien pâles don Juan. J’ai essayé la séduction la plus noire, rien n’y a fait. Il a fallu la laisser s’en aller, et s’en aller seule ! du moins jusqu’à l’entrée de sa rue. Seulement, elle m’a donné rendez-vous à cinq heures pour le lendemain, qui est aujourd’hui.

À présent, voici où mon iliade commence à tourner à l’odyssée. À cinq heures, je me promenais devant la porte du n° 189, frappant la dalle d’un pied superbe ; Catarina ne sort pas de sa maison. Je m’ennuie de cette faction (la garde nationale te préserve d’une corvée pareille par un mauvais temps !) ; j’entre dans la maison, je frappe ; une jeune fille sort, me prend la main et descend jusqu’à la rue avec moi. Ceci n’est point encore mal. Là, elle m’explique qu’il faut m’en aller, que la maîtresse est furieuse, et que, du reste, Catarina est allée chez moi dans la journée pour me prévenir. Moi, voilà que, là-dessus, je perds le fil de la phrase allemande ; je m’imagine, sur la foi d’un verbe d’une consonnance douteuse, qu’elle veut dire que Catarina ne peut pas sortir et me prie d’attendre encore ; je réponds : « C’est bien ! » et je continue à battre le pavé devant la maison. Alors, la jeune fille revient, et, comme je lui explique que sa prononciation me change un peu le sens des mots, elle rentre et m’apporte un papier énonçant sa phrase. Ce papier m’apprend que Catarina est allée me voir à l’Aigle noir, où je suis logé. Alors, je cours à l’Aigle noir ; le garçon me dit qu’en effet une jeune fille est venue me demander dans la journée ; je pousse des cris d’aigle, et je reviens au n° 189 : je frappe ; la personne qui m’avait parlé déjà redescend ; la voilà dans la rue, m’écoutant avec une patience angélique ; j’explique ma position ; nous recommençons à ne plus nous entendre sur un mot ; elle rentre, et me rapporte sa réponse écrite. Catarina n’habite pas la maison ; elle y vient seulement dans le jour, et pour l’instant elle n’est pas là. Reviendra-t-elle dans la soirée ? On ne sait pas ; mais j’arrive à un éclaircissement plus ample. La jeune personne, un modèle, du reste, de complaisance et d’aménité (comprends-tu cette fille dans la rue jetant des cendres sur le feu de ma passion ?) me dit que la dame, la maîtresse, a été dans une grande colère (et elle m’énonce cette colère par des gestes expressifs).

— Mais enfin ?....

— C’est qu’on a su que Catarina a un autre amoureux dans la ville.

— Oh ! pardieu ! dis-je là-dessus. (Tu me comprends, je ne m’étais pas attendu à obtenir un cœur tout neuf.) Eh bien, cela suffit, je le sais, je suis content, je prendrai garde à ne pas la compromettre.

— Mais non, a répliqué la jeune ouvrière (je t’arrange un peu tout ce dialogue ou plutôt je le resserre), c’est ma maîtresse qui s’est fâchée parce que le jeune homme est venu hier soir chercher la Catarina, qui lui avait dit que sa maîtresse la devait garder jusqu’au soir ; il ne l’a pas trouvée, puisqu’elle était avec vous, et ils ont parlé très-longtemps ensemble.

Maintenant, mon ami, voilà où j’en suis : je comptais la conduire au spectacle ce soir, puis à la Conversation, où l’on joue de la musique et où l’on chante, et je suis seul à six heures et demie, buvant un verre de rosolio dans le gasthoff, en attendant l’ouverture du théâtre. Mais la pauvre Catarina ! Je ne la verrai que demain, je l’attendrai dans la rue où elle passe pour aller chez sa maîtresse, et je saurai tout !

Le 23. — Je m’aperçois que je ne t’avais pas encore parlé de la ville. Il fallait bien cependant un peu de mise en scène à mes aventures romanesques, car tu n’es pas au bout. Aussi, je voudrais bien t’écrire une lettre sur Vienne ; mais j’ai tant tardé à le faire, que je ne sais plus que t’apprendre, ni comment t’intéresser ; ce travail m’eût été facile aussitôt après mon arrivée, parce que tout m’étonnait encore, tout m’était nouveau, les costumes, les mœurs, le langage, l’aspect de cette grande ville, située presque à l’extrémité de l’Europe civilisée, riche et fière comme Paris, et qui ne lui emprunte ni toutes ses modes, ni tous ses plaisirs ; ces contrastes, dis-je, me saisissaient vivement, et j’étais en état de les rendre avec chaleur et poésie. Aujourd’hui, je suis trop familiarisé avec toutes ces nouveautés ; me voilà aussi embarrassé qu’un Parisien auquel on demanderait une description de Paris ; je suis devenu tout à fait un badaud de Vienne, vivant de ses habitudes sans y plus songer, et contraint de faire un effort pour trouver en quoi elles diffèrent des nôtres. Il est vrai qu’ayant pénétré davantage dans la société, il me faudra maintenant beaucoup descendre si je veux rechercher cette individualité locale, qui partout n’existe plus guère que dans les classes inférieures. J’avais besoin de faire comme ce bon Hoffmann, qui, dans la nuit de Saint-Sylvestre, sortant en habit et en culotte courte de la soirée du conseiller intime, s’était si convenablement abreuvé de thé esthétique, que, chemin faisant, la pauvre créature nommée petite bière lui revint en mémoire. Ce fut alors qu’au mépris d’une foule de considérations sociales et privées, il ne craignit point de descendre en habit de gala, les marches usées de cet illustre cabaret, où il devait se rencontrer à la même table avec l’homme qui avait perdu son ombre, et l’homme qui avait perdu son reflet.

Ne t’étonne donc pas si je te parle tour à tour du palais et de la taverne ; ma qualité d’étranger me donne aussi le droit de fréquenter l’un et l’autre, de coudoyer le paysan bohême ou styrien, vêtu de peaux de bêtes, ou le prince et le magnat, couverts d’un frac noir comme moi. Mais ces derniers, tu les connais bien, ce sont des gens de notre monde de Paris ; ils se sont faits nos concitoyens et nos égaux, tant qu’ils ont pu, comme ces rois de l’Orient qui se montraient fiers jadis du titre de bourgeois romains. Commençons donc par la rue et la taverne, et nous nous rendrons ensuite, si bon nous semble, au palais quand il sera paré, illuminé, plein de costumes éblouissants et d’artistes sublimes ; quand, à force de splendeur et de richesse, il cessera de ressembler à nos hôtels et à nos maisons.

Aussi bien c’est là une ville qu’il faut voir à tous ses étages ; car elle est singulièrement habitée, et pourtant son premier aspect n’a rien que de très-vulgaire. On traverse de longs faubourgs aux maisons uniformes ; puis, au milieu d’une ceinture de promenades, derrière une enceinte de fossés et de murailles, on rencontre enfin la ville, grande tout au plus comme un quartier de Paris. Suppose que l’on isole l’arrondissement du Palais-Royal, et que, lui ayant donné des murs de ville forte et des boulevards larges d’un quart de lieue, on laisse alentour les faubourgs dans toute leur étendue, et tu auras ainsi une idée complète de la situation de Vienne, de sa richesse et de son mouvement. Ne vas-tu pas penser tout de suite qu’une ville construite ainsi n’offre point de transition entre le luxe et la misère, et que ce quartier du centre, plein d’éclat et de richesses, a besoin, en effet, des bastions et des fossés qui l’isolent pour tenir en respect ses pauvres et laborieux faubourgs ? Mais c’est là une impression toute libérale et toute française, et que le peuple heureux de Vienne n’a jamais connue, à coup sûr. Pour moi, je me suis rappelé quelques pages d’un roman, intitulé, je crois, Frédéric Styndall, dont le héros se sentit mortellement triste le jour, où il arriva dans cette capitale. C’était vers trois heures, par une brumeuse journée d’automne ; les vastes allées qui séparent les deux cités étaient remplies d’hommes élégants et de femmes brillantes, que leurs voitures attendaient le long des chaussées ; plus loin, la foule bigarrée se pressait sous les portes sombres, et tout d’un coup, à peine l’enceinte franchie, le jeune homme se trouva au plein cœur de la grande ville : et malheur à qui ne roule pas en voiture sur ce beau pavé de granit, malheur au pauvre, au rêveur, au passant inutile ! il n’y a de place là que pour les riches et pour leurs valets, pour les banquiers et pour les marchands. Les voitures se croisent avec bruit dans l’ombre, qui descend si vite au milieu de ces rues étroites, entre ces hautes maisons ; les boutiques éclatent bientôt de lumières et de richesses ; les grands vestibules s’éclairent, et d’énormes suisses, richement galonnés, attendent, presque sous chaque porte, les équipages qui rentrent peu à peu. Luxe inouï dans la ville centrale et pauvreté dans les quartiers qui l’entourent : voilà Vienne au premier coup d’œil. Tout ce luxe effrayait Frédéric Styndall ; il se disait qu’il faudrait bien de l’audace pour pénétrer dans ce monde exceptionnel si bien clos et si bien gardé, et ce fut en pensant à cela, je crois, qu’il fut renversé par la voiture d’une belle et noble dame, qui devint son introductrice et la source de sa fortune.

Si j’ai bonne mémoire, tel est le début de ce roman, oublié de nos jours ; je regrette de n’en avoir pas conservé d’autre impression, car celle-là est juste et vraie ; de même aussi rien n’est triste comme d’être forcé de quitter, le soir, le centre ardent et éclairé, et de traverser encore, pour regagner les faubourgs, ces longues promenades, avec leurs allées de lanternes qui s’entre-croisent jusqu’à l’horizon : les peupliers frissonnent sous un vent continuel ; on a toujours à traverser quelque rivière ou quelque canal aux eaux noires, et le son lugubre des horloges avertit seul de tous côtés qu’on est au milieu d’une ville. Mais, en atteignant les faubourgs, on se sent comme dans un autre monde, où l’on respire plus à l’aise ; c’est le séjour d’une population bonne, intelligente et joyeuse ; les rues sont à la fois calmes et animées ; si les voitures circulent encore, c’est dans la direction seulement des bals et des théâtres ; à chaque pas, ce sont des bruits de danse et de musique, ce sont des bandes de gais compagnons qui chantent des chœurs d’opéra ; les caves et les tavernes luttent d’enseignes illuminées et de transparents bizarres : ici, l’on entend des chanteuses styriennes ; là, des improvisateurs italiens ; la comédie des singes, les hercules, une première chanteuse de l’Opéra de Paris ; un Van-Amburg morave avec ses bêtes, des saltimbanques ; enfin, tout ce que nous n’avons à Paris que les jours de grandes fêtes est prodigué aux habitués des tavernes sans la moindre rétribution. Plus haut, l’affiche d’un sperl encadrée de verres de couleur, s’adresse à la fois à la haute noblesse, aux honorables militaires et à l’aimable public ; les bals masqués, les bals négligés, les bals consacrés à telle ou telle sainte, sont uniformément dirigés par Strauss ou par Lanner, le Musard et le Julien de Vienne ; c’est le goût du pays. Ces deux illustres chefs d’orchestre n’en président pas moins en même temps aux fêtes de la cour et à celles de chaque riche maison ; et, comme on les reconnaît, sans nul doute, partout où ils sont annoncés, nous les soupçonnons d’avoir fait faire des masques de cire à leur image, qu’ils distribuent à des lieutenants habiles. Mais nous parlerons plus loin de ces sperls et de ces redoutes, qui ressemblent assez à nos Prados et à nos Wauxhalls ; nous irons aussi sans hésiter dans une cave, et nous trouverons là quelque chose de vraiment allemand, l’épaisse fumée qui enivrait Hoffmann, et l’atmosphère étrange où Gœthe et Schiller ont fait tant de fois mouvoir leurs types grotesques ou sauvages d’ouvriers ou d’étudiants.

Entrons au théâtre populaire de Léopoldstadt, où l’on joue des farces locales (local posse) très-amusantes, et où je vais très-souvent, attendu que je suis logé dans le faubourg de ce nom, le seul qui touche à la ville centrale, dont il n’est séparé que par un bras du Danube.