Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/XII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 301-302).


xii — LES BÉGUINS


Il appartient aux voyageurs d’éclairer l’opinion publique sur les faits qu’ils ont pu remarquer et qui se rattachent par quelque point à notre société européenne. Le procès relatif à la secte des béguins, procès dont tous les journaux ont rendu compte (janvier 1851) n’a donné lieu qu’à un petit nombre de recherches historiques sur l’origine de cette religion.

Il nous a semblé que cette secte ne se rattachait pas seulement, comme on l’a dit, à certaines associations anglaises qui auraient précédé les anabaptistes de France et d’Allemagne, mais qu’elle remontait aux origines mêmes de la religion chrétienne.

Nous avons trouvé sur les côtes de Syrie, depuis le Carmel jusqu’à Tripoli, les traces encore existantes d’une religion dont les fidèles s’appellent dans le pays, nasariés (nazaréens) et dont le centre existe dans les pays situés entre Lataquié et Antaquié (Laodice et Antioche). Volney, qui a consacré plusieurs pages à cette religion singulière, les appelle ansariés.

Il parait certain que ces peuples appartiennent aux hérésies primitives du christianisme. Peut-être pourrait-on remonter plus haut en les rattachant à quelque secte hébraïque, celle surtout des esséniens, qui avait été fondée sous l’influence de certains inspirés voisins de la Phénicie, tels que Pythagore, dont le souvenir est honoré au Carmel, et Élie, le prophète spécial de cette montagne.

Les chaînes du Liban et de l’Antiliban contiennent un grand nombre de ces sectaires, auxquels on reproche les mêmes erreurs qu’aux béguins de nos pays.

Il ne faut pas oublier, du reste, que les chrétiens primitifs furent accusés, à Rome, de pratiques analogues, et que leurs agapes donnaient aussi lieu à des suppositions d’immoralité.

Chez les nasariés, on reconnaît cette même croyance au prophète Élie, lequel revient, à des temps marqués, sous diverses incarnations, et qui, alors, rétablit les principes oblitérés des dogmes. Tout alors est permis à celui qui représente à la fois le prophète et la Divinité. Et, quoique ces fidèles soient obligés généralement à la continence, son caractère divin lui permet de la méconnaître, lorsqu’il s’agit de produire le Madhi ou Messie attendu.

Les processions se font dans les bois, comme chez les béguins d’Europe ; mais il n’y est pas question comme ici d’hommes ou de femmes nus. Seulement, on se retire la nuit dans des temples nommés kaloués, où le service divin se borne à la lecture des livres saints, c’est-à-dire d’une sorte de Bible apocryphe que ces peuples possèdent. Il est très-vrai aussi qu’à un moment de la cérémonie, les lumières s’éteignent, ou se trouvent réduites à une faible lueur ; mais il n’a jamais été prouvé, même en Syrie, qu’il se passât alors des actes condamnables.

Nous avons entendu quelques officiers égyptiens, qui occupaient la Syrie, en 1840, s’exprimer sur ce sujet avec quelque légèreté. Ils prétendaient qu’une fois les lumières éteintes, des scènes fort peu édifiantes se passaient dans le kaloué ; mais il ne faut pas plus se fier à l’esprit ironique des Égyptiens qu’à celui de nos Marseillais qui, se trouvant en rapport avec ces peuples des basses chaînes du Liban, ont attribué aux cérémonies de ce culte un caractère certainement exagéré. Du reste, il est probable que ce culte, passant dans nos pays froids, s’y est épuré, ainsi qu’il est arrivé du christianisme primitif, dont il fut une secte importante.