Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/XI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 294-301).


XI — LA FÊTE DE MAHOMET


À l’entrée du mois de Babya-el-Ouel (c’est-à-dire le troisième mois), on se prépare à célébrer l’anniversaire de la naissance du prophète ; et cette célébration s’appelle la Mouled-en-Neby. Le lieu principal de la fête est la partie sud-ouest du grand espace dit Birket-el-Esbekieh, dont la presque totalité devient un lac lors des inondations ; ce qui arriva plusieurs années de suite à l’époque de la Mouled, que l’on célébrait, dans ce cas, au bord du lac ; mais, quand le sol est à sec, c’est là que la fête a lieu. On y dresse de grandes tentes appelées seewans, et dans la plupart desquelles se rassemblent des derviches, toutes les nuits, tant que dure la fête. Au milieu de chacune de ces tentes, on élève un mât appelé sâry, qu’un attache solidement avec des cordes, et auquel on suspend une douzaine de petites lampes ou davantage ; et c’est autour de ces mâts qu’une troupe d’environ cinquante ou soixante derviches se rangent en cercle pour chanter des zikrs. Près de là, on élève ce qu’on appelle le chaïm, qui consiste en quatre mâts dressés sur une même ligne, éloignés entre eux de quelques verges, et soutenus par des cordes qui passent de l’un à l’autre mât et sont fixées au sol par les deux extrémités.

À ces cordes, on suspend des lampes qui représentent par leur arrangement quelquefois des fleurs, des lions, etc ; et qui, d’autres fois, figurent des mots, tels que le nom de Dieu, celui de Mahomet ou quelque article de foi, ou seulement des ornements de pure fantaisie. Les préparatifs se terminent le second jour du mois, et le jour suivant commencent les cérémonies et les réjouissances, qui doivent se continuer sans interruption jusqu’à la douzième nuit du mois ; ce qui signifie, selon la manière de calculer des mahométans, jusqu’à la nuit qui précède le douzième jour, et qui est, à proprement parler, la nuit de la Mouled[1]. Durant cette période de dix jours et dix nuits, une grande partie de la population de la métropole se rassemble à Esbékieh.

Dans certaines parties des rues qui avoisinent la place, on établit des balançoires et divers autres jeux, ainsi qu’une grande quantité d’étalages pour la vente des sucreries, etc.

Nous sommes allé dans une rue appelée Souk-él-Bekry, au sud de la place de l’Esbékieh, pour voir le jeu des zikrs qu’on nous avait dit devoir être le mieux exécuté. Les rues qu’il fallait traverser pour s’y rendre étaient remplies de monde, et il n’était permis à personne de circuler sans lanterne, comme c’est l’ordinaire lorsqu’il fait nuit. On voyait à peine quelques femmes parmi les assistants.

Sur le lieu même du zikr, on avait suspendu un très-grand chandelier, ou plutôt un candélabre portant deux ou trois cents petites lampes de verre superposées les unes aux autres et qui semblaient n’en faire qu’une seule. Autour de ce faisceau de lumière, il y avait encore beaucoup de lanternes en bois contenant chacune plusieurs petites lampes semblables à celles du grand chandelier.

Les zikkers (chanteurs de zikrs), qui étaient au nombre de trente à peu près, s’assirent les jambes croisées sur des nattes étendues à cet effet le long des maisons d’un des côtés de la rue, et disposées dans la forme d’un cercle oblong. Au milieu de ce cercle étaient trois chandelles en cire, supportées par des chandeliers très-bas. La plupart des zikkers étaient des ahmed-derviches gens de basse condition et misérablement vêtus ; quelques-uns seulement portaient le turban vert. À l’une des extrémités de ce cercle allongé étaient quatre chanteurs et quatre joueurs d’une espèce de flûte appelée nay. C’est parmi ces derniers que nous parvînmes à nous établir pour assister à la meglis, ou représentation du zikr, que nous décrirons aussi exactement que possible.

La cérémonie, d’après notre calcul, dut commencer environ trois heures après le coucher du soleil. Les exécutants récitèrent d’abord le Fathah toua ensemble ; leur chef s’étant écrié le premier : Le Fathah ! tous poursuivirent ainsi : « Ô Dieu ! favorise notre seigneur Mahomet dans les siècles ; favorise notre seigneur Mahomet dans le plus haut degré au jour du jugement, et favorise tous les prophètes et tous les apôtres parmi les habitants du ciel et de la terre. Et puisse Dieu, dont le nom est loué et béni, se plaire avec nos seigneurs et nos maîtres Abou-Bekr et Omar, Osman et Ali d’illustre mémoire. Dieu est notre refuge et notre excellent gardien. Il n’y a force ni puissance qu’en Dieu le haut, le grand ! Ô Dieu ! ô notre seigneur ! ô toi, libéral en pardon ! ô toi, le meilleur des meilleurs ! ô Dieu ! — Amen ! »

Après ces chants, les zikkers restèrent silencieux quelques minutes ; ensuite, ils reprirent le chant à voix basse.

Cette manière de préluder au zikr est commune à presque tous les ordres de derviches en Égypte et s’appelle istifta’ hhezzikr. Aussitôt après, les chanteurs, rangés comme il est dit ci-dessus, commencèrent le zikr La illah il Allah (il n’y a d’autre Dieu que Dieu), dans une mesure lente et en s’inclinant deux fois à chaque répétition du La illah il Allah ; puis ils le continuèrent ainsi environ un quart d’heure, et le répétèrent ensuite un autre quart d’heure dans un mouvement plus vif, tandis que les moonshids chantaient sur le même air, ou en le variant, des passages d’une espèce d’ode analogue aux chants de Salomon, et faisant généralement allusion au prophète, comme à un objet d’amour et de louange.

Ces zikrs continuent jusqu’à ce que le muezzin convie à la prière, et les exécutants se reposent seulement entre chaque représentation, les uns en prenant du café, et quelques autres en fumant.

Il était plus de minuit quand nous quittâmes le lieu du zikr de la rue Souk-el-Bekry pour nous rendre à la place de l’Esbékieh ; ici, la clarté de la lune, jointe à celle des lampes, produisait un effet singulier ; cependant, beaucoup de ces dernières étaient éteintes au çkaïm de la sâry et aux tentes ; et plusieurs personnes sommeillaient sur la terre nue, prenant là le repos de la nuit. Le zikr des derviches autour de la sâry était terminé, et nous ne décrirons ce dernier que d’après les remarques que nous y fîmes la nuit suivante ; pour celle-ci, après avoir assisté à plusieurs zikrs dans les tentes, nous nous retirâmes.

Le jour suivant (celui qui précède immédiatement la nuit de la Mouled), nous retournâmes à l’Esbékieh, une heure environ avant midi. Il était trop tôt pour qu’il y eût beaucoup de monde rassemblé et beaucoup de divertissements. Nous ne vîmes que quelques jongleurs, des bouffons, qui s’efforçaient de réunir autour d’eux un petit cercle de spectateurs. Mais bientôt la foule s’accrut graduellement, car il s’agissait d’un spectacle remarquable, qui attire chaque année, à pareil jour, une multitude toujours émerveillée. Ce spectacle est appelé la dossah (la marche). Et voici en quoi il consiste :

Le cheik de la Saadyeh-Derviche (le saïd Mohammed El-Meuzela), qui est khutib (ou prédicateur) de la mosquée de Hasanieh, après avoir, dit-on, passé une partie de la nuit précédente dans la solitude, à répéter certaines prières, certaines invocations secrètes et des passages du Coran, reparait à la mosquée nommée ci-dessus, le vendredi, jour qui précède la nuit de la Mouled, pour accomplir le devoir accoutumé de la dossah. Les prières de la matinée et la prédication étant terminées, il quitte la mosquée pour se rendre à cheval à la maison du cheik-el-bekry, chef de tous les ordres de derviches en Égypte. Cette maison est au sud de la place de l’Esbékieh, et attenante à celle qui est située à l’angle sud-ouest. Dans le trajet, il est joint successivement par une foule de derviches de différents districts de la métropole. Le cheik est un vieillard à tête blanche, d’une belle stature, et dont la physionomie est aimable et intelligente.

Le jour dont nous parlons, il portait un bénieh blanc et un skaouk blanc aussi (un bonnet ouaté recouvert de drap). Son turban de mousseline était d’un vert-olive si foncé, qu’à peine pouvait-on le distinguer du noir, et un bandeau de mousseline blanche lui traversait obliquement le front. Le cheval qu’il montait était de taille moyenne et d’un poids ordinaire. On verra pour quelle raison cette dernière remarque était à faire.

Le cheik entra dans le Birket-el-Esbekieh, précédé par une nombreuse procession des derviches dont il est le chef. A peu de distance de la maison du cheik-el-bekry, la procession s’arrêta ; alors vint un nombre considérable de derviches et autres. Nous ne pûmes les compter, mais ils étaient certainement plus de soixante ; ils s’étendirent à plat ventre sur le chemin, en avant des pas du cheval monté par le cheik. Ils se rangèrent côte à côte, le plus près possible les uns des autres, les jambes allongées, et le front appuyé sur leurs bras croisés, en murmurant sans interruption le mot Allah ! Puis environ douze derviches, ou davantage, se mirent à courir sur le dos de leurs compagnons prosternés, quelques-uns frappant sur des bazes, ou petits tambours, qu’ils tenaient de la main gauche, et en s’écriant aussi : Allah ! Le cheval que montait le cheik hésita quelques minutes à poser le pied sur le premier de ces hommes étendus en travers de son chemin ; mais, étant poussé par derrière, il se décida, et, sans crainte apparente, il prit l’amble d’un pas élevé, et passa sur eux tous, conduit par deux hommes qui le tenaient de chaque côté, courant eux-mêmes, l’un sur les pieds, l’autre sur les têtes des prosternés. Immédiatement, il s’éleva un long cri parmi les spectateurs ; Allah ! Allah ! Pas un de ces hommes ainsi foulés sous les pieds du cheval et de ses deux conducteurs ne parut blessé, et chacun d’eux, se relevant d’un seul bond aussitôt que l’animal avait passé sur lui, se joignait à la procession qui suivait le cheik. Tous avaient supporté deux pas du cheval, l’un d’un des pieds de devant, l’autre d’un des pieds de derrière, sans oublier le passage des deux conducteurs. On dit que ces derviches, aussi bien que le cheik, récitent certaines prières et certaines invocations le jour précédent, afin de ne courir aucun risque dans cette cérémonie, et de se relever sains et saufs. Quelques-uns ayant eu la témérité de participer à cette dévotion sans s’y être préalablement préparés, ont été, en maintes occasions, ou tués ou cruellement estropiés. Le succès de cette pratique religieuse est considéré comme un miracle accordé à chaque cheïk de Saadyeh[2].

Une des coutumes de quelques-uns de la Saadyeh, en cette occasion, est de manger des serpents tout vifs devant une assemblée choisie dans la maison même de cheik-el-bekry ; mais le cheik actuel a dernièrement mis opposition à cette coutume dans la métropole, en déclarant que c’était une pratique dégoûtante et contraire à la religion, qui range les reptiles dans la classe des animaux qu’on ne doit pas manger. Cependant, nous vîmes plus d’une fois les saadis manger des serpents et des scorpions pendant notre première excursion dans cette contrée. Il faut ajouter qu’on arrachait celles des dents du serpent qui contiennent le poison, et que l’animal devenait incapable de mordre, attendu qu’on lui perçait les deux lèvres et qu’on y passait un cordon de soie pour les lier ensemble, lequel cordon de soie était remplacé par deux anneaux d’argent lorsqu’on le menait en procession.

Quand un saadi mangeait la chair d’un serpent vivant, il était ou affectait d’être excité par une sorte de frénésie. Il appuyait fortement le bout de son doigt sur le dos du reptile, en le saisissant à peu près à deux pouces de la tête, et ne mangeait que jusqu’à l’endroit où il avait appuyé ; ce dont il faisait trois ou quatre bouchées. Le reste du corps, il le jetait.

Cependant, les serpents ne sont pas toujours maniés sans danger, même par des saadis. On nous raconta qu’il y a quelques années, un derviche de cette secte, qu’on appelait El-Fil, ou Éléphant, à cause de sa corpulence et de sa force musculaire, et qui était le plus fameux mangeur de serpents de son temps, et même de tous les temps, ayant eu le désir d’apprivoiser un serpent d’une espèce très-venimeuse qu’on lui avait apporté du désert, il mit ce reptile dans un panier, et l’y garda plusieurs jours pour l’affaiblir ; après quoi, voulant le prendre pour lui extraire les dents, il enfonça la main dans le panier, et se sentit mordu au pouce. Il appela à son secours ; mais, comme il n’y avait dans la maison qu’une femme, qui fut trop effrayée pour venir à lui, il s’écoula quelques minutes avant qu’il pût obtenir assistance, et, lorsqu’on vint, tout le bras était noir et enflé, et l’homme mourut au bout de quelques heures.

  1. Le douzième jour de Babya-el-Ouel est aussi l’anniversaire de la mort de Mahomet. Il est remarquable que sa naissance et sa mort soient toutes deux relatées comme ayant eu lieu le même jour du même mois, et nommément la même jour de la semaine, le lundi.
  2. On dit que le second cheik de Saadyeh (le successeur immédiat du fondateur de l’ordre) fit courir son cheval sur des amas de morceaux de verre sans qu’il y en eût un seul de brisé.