Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/V

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 249-255).


V — LES JONGLEURS


Il y a en Égypte une classe d’hommes qui possèdent, à ce qu’on suppose, comme les anciens psylles de Cyrénaïque, cet art mystérieux auquel il est fait allusion dans la Bible, et qui rend invulnérable à la morsure des serpents. Beaucoup d’écrivains ont fait des récits surprenants sur ces psylles modernes, que les Égyptiens les plus éclairés regardent comme des imposteurs ; mais personne n’a donné des détails satisfaisants sur leurs tours d’adresse les plus ordinaires ou les plus intéressants.

Beaucoup des derviches des ordres inférieurs gagnent leur vie en faisant des espèces d’exorcismes autour des maisons pour en écarter les serpents. Ils parcourent l’Égypte en tout sens et trouvent souvent à s’employer ; mais leurs gains sont fort minimes. Le conjurateur prétend découvrir sans le secours de la vue s’il y a des serpents ; et, lorsqu’il y en a, il affirme pouvoir les attirer à lui par la seule fascination de la voix. Alors, il prend un air mystérieux, frappe les murs avec une petite baguette de palmier, siffle, imite le gloussement de la poule avec sa langue, crache à terre et dit : « Que tu sois en haut ou en bas, je t’adjure au nom de Dieu d’apparaître à l’instant ! — Je t’adjure par le plus grand nom ! si tu es obéissant, parais ! et, si tu es désobéissant, meurs ! meurs ! meurs ! » — Généralement, le serpent est délogé par sa baguette de quelque fissure du mur ou tombe du plafond de la chambre.

Les faiseurs de tours ou jongleurs, appelés houvas, sont nombreux au Caire. On les voit sur les places entourés d’un cercle de spectateurs ; on les voit aussi dans les fêtes publiques, s’attirant des applaudissements par des lazzi souvent inconvenants. Ils exécutent une grande quantité de tours dont voici les plus ordinaires : généralement, le jongleur est assisté de deux compères ; il tire quatre ou cinq serpents de moyenne grandeur d’un sac de cuir, en place un à terre, et lui fait lever la tête et une partie du corps ; d’un second, il coiffe l’un de ses aides comme avec un turban, et lui en roule deux autres autour du cou ; il les retire, ouvre la bouche du garçon et semble lui passer dans la joue le pêne d’une espèce de cadenas, et le refermer ; ensuite, il feint de lui enfoncer une pointe de fer dans la gorge, mais en réalité il la fait rentrer dans une poignée en bois dans laquelle elle est emmanchée. Un autre tour de la même espèce est celui-ci : le jongleur étend l’un de ses garçons à terre, lui appuie le tranchant d’un couteau sur le nez et frappe sur la lame jusqu’à ce qu’elle semble enfoncée à la moitié de sa largeur. La plupart des tours qu’il exécute seul sont plus amusants : par exemple, il tire de sa bouche une grande quantité de soie qu’il roule autour de son bras ; d’autres fois, il remplit sa bouche de coton et rejette du feu ; d’autres fois encore, il fait sortir (toujours de sa bouche) un grand nombre de petites pièces d’étain, rondes comme des dollars, et les rejette par le nez sous la forme d’un tuyau de pipe en terre. Pour la plupart de ses tours, il souffle à diverses reprises dans une grande conque appelée zommarah, et dont le son ressemble à celui qu’on tire d’une corne.

Un autre de ces tours assez commun est de mettre un certain nombre de petites bandes de papier blanc dans un vase d’étain de la forme d’un moule à sorbet, et de les en retirer teints de différentes couleurs, de mettre de l’eau dans ce même vase en y ajoutant un morceau de linge et de l’offrir aux spectateurs, changé en sorbet. Quelquefois, le jongleur coupe un châle en deux ou le brûle par le milieu et le raccommode immédiatement. D’autres fois, il se dépouille de tous ses vêtements, hormis de ses caleçons, et dit à deux personnes de lui lier les pieds, et les mains et de le mettre dans un sac ; cela fait, il demande une piastre ; quelqu’un lui répond qu’il l’aura s’il peut tirer une de ses mains pour la recevoir ; aussitôt il tire une main hors du sac, la rentre, et sort ensuite tout entier, lié comme auparavant ; puis il est remis dans le sac et en sort immédiatement, dégagé de tous les liens, et portant un petit plateau entouré de chandelles allumées (si c’est le soir que l’exercice a lieu) et garni de cinq ou six petites assiettées de mets variés qui sont offerts aux spectateurs.

Il y a au Caire une autre espèce de jongleurs appelés skyems. Dans la plupart de leurs exercices, les skyems ont aussi un compère. Ce dernier, par exemple, place vingt-neuf petites pierres à terre, s’assied auprès et les arrange devant lui. Ensuite il demande à quelqu’un de cacher une pièce de monnaie sous l’une d’elles. Ceci fait, il rappelle le skyem, qui s’est tenu à distance pendant cet arrangement, et, l’informant qu’on a caché une pièce sous une des pierres, il lui demande d’indiquer sous laquelle, ce que le skyem ne manque pas de faire sur le champ. Ce tour est fort simple ; les vingt-neuf pierres représentent l’alphabet arabe, et le compère a soin de commencer sa demande par la lettre représentée par la pierre sous laquelle est cachée la pièce de monnaie.

L’art de la bonne aventure est souvent pratiqué en Égypte, et la plupart du temps par des bohémiens analogues aux nôtres. On les appelle Guayaris. En général, ils prétendent descendre des Barmécides, comme les Ghawazies, mais d’une branche différente.

La plupart des femmes sont diseuses de bonne aventure ; on les voit souvent dans les rues du Caire vêtues comme presque toutes les femmes de la plus basse classe, avec le toba et le tarbouch, mais toujours la face découverte. La Guayarie porte ordinairement avec elle un sac de cuir contenant le matériel de sa profession, et elle parcourt les rues en criant : « Je suis la devineresse ! j’explique le présent, j’explique l’avenir ! »

La plupart des Guayaries tirent leurs horoscopes au moyen d’un certain nombre de coquillages, de morceaux de verre de couleur, de pièces d’argent, etc., qu’elles jettent pêle-mêle, et c’est d’après l’ordre dans lequel le hasard les dispose qu’elles forment leurs inductions. Le plus grand coquillage représente la personne dont ils doivent découvrir le sort ; d’autres coquillages figurent les biens, les maux, etc., et c’est par leur position relative qu’elles jugent si les uns ou les autres arriveront ou n’arriveront pas à la personne en question. Quelques-unes de ces bohémiennes crient aussi : Nedoukah oué entchir ! (Nous tatouons et circoncisons !)

Quelques bohémiens jouent aussi le rôle d’un bahlonan, nom donné en propre à des baladins, spadassins ou champions fameux, tous gens qui se faisaient un renom autrefois au Caire en y déployant leur force et leur dextérité. Mais les exercices des bahlonans modernes sont presque uniquement restreints à la danse de corde, et tous ceux qui pratiquent cet art sont bohémiens. Quelquefois, leur corde est attachée au medéneh d’une mosquée, à une hauteur prodigieuse, et s’étend sur une longueur de plusieurs centaines de pieds, soutenue de place en place par des perches plantées dans le sol.

Les femmes, les filles et les garçons suivent volontiers cette carrière ; mais ces derniers font aussi d’autres exercices, tels que tours de force, sauts à travers des cercles, etc.

Les skouradatis (cette désignation est tirée du mot singe), amusent les basses classes au Caire par divers tours exécutés par un singe, un âne, un chien et un chevreau. L’homme et le singe (ce dernier est ordinairement de l’espèce des cynocéphales) combattent les trois autres avec des bâtons. L’homme habille le singe d’une façon bizarre, comme une mariée ou une femme voilée ; il le précède en battant du tambourin, et le fait parader ainsi sur le dos de l’âne dans le cercle des spectateurs.

Le singe doit aussi exécuter plusieurs danses grotesques. On dit à l’âne de montrer la plus jolie fille, ce qu’il fait aussitôt en mettant ses naseaux sur le visage de la plus belle, à sa grande satisfaction, comme à celle de tous les assistants. On ordonne au chien d’imiter un voleur, et il se met à ramper sur son ventre. Enfin, le meilleur de tous ces exercices est celui du chevreau. Il se tient sur une petite pièce de bois ayant à peu près la forme d’un cornet à dés, long d’environ quatre pouces sur un et demi de large ; en sorte que ses quatre pieds sont rassemblés sur cet étroit espace. Cette pièce de bois portant ainsi le chevreau est soulevée ; on en glisse une toute semblable dessous ; puis une troisième, une quatrième et une cinquième sont ajoutées sans que le chevreau quitte sa position.

Les Égyptiens s’amusent souvent à voir représenter des farces basses et ridicules qu’on appelle mouabazins. Ces représentations ont souvent lieu dans les fêtes qui précèdent les mariages et les circoncisions chez les grands, et attirent quelquefois de nombreux spectateurs sur les places publiques du Caire ; mais elles sont rarement dignes d’être décrites, car c’est principalement par de vulgaires et indécentes plaisanteries qu’elles obtiennent des applaudissements. Il n’y a que des hommes pour acteurs, les rôles de femmes étant toujours remplis par des hommes ou de jeunes garçons dans l’accoutrement féminin.

Voici, comme spécimen de leurs pièces, un aperçu de l’une de celles qui furent jouées devant Méhémet-Ali, à l’occasion de la circoncision de l’un de ses fils, où, selon l’usage, plusieurs enfants étaient également circoncis.

Les personnages du drame étaient un nazir ou gouverneur de district, un cheik-el-beled, ou chef de village, un serviteur de ce dernier, un clerc cophte, un pauvre diable endetté envers le gouvernement, sa femme et cinq autres personnages qui faisaient leur entrée, deux en jouant du tambour, un troisième du hautbois, et les deux autres en dansant. Après qu’ils ont un peu dansé et joué de leurs instruments, le nazir et les autres personnages font leur entrée et se mettent en cercle. Le nazir demande :

— Combien doit Owad, le fils de Regeb ?

Les musiciens et les danseurs, qui jouent alors le rôle de simples fellahs, répondent :

— Dites au clerc de consulter le registre.

Ce clerc est vêtu comme un Cophte ; il a un turban noir et porte à sa ceinture tout ce qu’il faut pour écrire. Le cheik lui dit :

— Pour combien est noté Owad, le fils de Regeb ?

Le clerc répond :

— Pour mille piastres.

— Combien a-t-il déjà payé ? ajoute le cheik. On lui répond :

— Cinq piastres.

Alors, il dit au débiteur :

— Homme, pourquoi n’as-tu pas apporté d’argent ?

L’homme répond :

— Je n’en ai pas.

— Tu n’en as pas ? s’écrie le cheik. Qu’on couche cet homme à terre ! ajoute-t-il.

On apporte une espèce de nerf de bœuf dont on frappe le pauvre hère. Alors, il crie au nazir :

— O bey ! par l’honneur de la queue de ton cheval ; ô bey ! par l’honneur du bandeau de ta tête, ô bey !

Après une vingtaine d’appels aussi absurdes faits à la générosité du nazir, le patient cesse d’être battu, on l’emmène et on le met en prison. Autre scène : la femme du prisonnier vient le voir et lui demande comment il se trouve ; il lui répond :

— Fais-moi le plaisir, ma femme, de prendre quelques œufs et quelques pâtisseries, et porte-les à la maison du Cophte en le priant d’obtenir ma liberté.

La femme rassemble les objets demandés et les porte dans trois paniers chez le Cophte ; elle demande s’il est là ; on lui dit que oui ; elle se présente et dit :

— Ô Mahlem-Hannah ! fais-moi la grâce d’accepter ceci, et d’obtenir la délivrance de mon mari.

— Quel est-il, ton mari ?

— C’est le fellah qui doit mille piastres.

— Apportes-en deux ou trois cents comme tribut au cheik-el-beled.

La femme va chercher de l’argent et délivre son mari.

On voit par là que la comédie sert, pour le peuple, à donner des avertissements aux grands et à obtenir des améliorations et des réformes ; c’était souvent le sens et le but de l’art dramatique du moyen âge. Les Égyptiens en sont encore là.