Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/IV

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 245-249).


IV — LES DANSEUSES D’ÉGYPTE


De toutes les danseuses de l’Égypte, les plus renommées sont les Ghawazies, ainsi désignées du nom de leur tribu. Une femme de cette tribu est appelée Gaziyeh, un homme Ghazy, et le pluriel Ghawazys est généralement appliqué aux femmes. Leur danse n’est pas toujours gracieuse. D’abord elles commencent avec une sorte de réserve ; mais bientôt leur regard s’anime, le bruit de leurs castagnettes de cuivre devient plus rapide, et, par l’énergie croissante de tous leurs mouvements, elles finissent par donner la représentation exacte de la danse des femmes de Gadès, telle qu’elle est décrite par Martial et par Juvénal. Le costume dans lequel elles se montrent ainsi est semblable à celui que les Égyptiennes de la classe moyenne portent dans l’intérieur du harem. Il consiste dans yalek ou an tery, le shintyan, etc., composés de belles étoffes, et auxquels elles ajoutent des ornements variés. Le tour de leurs yeux est nuancé d’un collyre noir ; l’extrémité des doigts, la paume de la main et certaine partie du pied sont colorées avec la teinture rouge du henné, selon l’usage commun aux Égyptiennes de toutes les conditions. En général, ces danseuses sont suivies de musiciens appartenant pour la plupart à la même tribu ; leurs instruments sont le kemenyeh ou le rebab, le tar ou tarabouk et le zorah. Mais le tar, en particulier, est ordinairement entre les mains d’une vieille femme. Il arrive souvent qu’à l’occasion de certaines fêtes de famille, telles que mariages ou naissances, on laisse les Ghawazies danser dans la cour des maisons, ou, dans la rue, devant les portes, mais sans jamais les admettre dans l’intérieur d’un harem honnête, tandis qu’au contraire il n’est pas rare qu’on les loue pour le divertissement d’une réunion d’hommes. Dans ce cas, comme on peut l’imaginer, leurs exercices sont encore plus lascifs que nous ne le disions plus haut. Quelques-unes d’entre elles ne portent pour tout vêtement, dans ces réunions privées, que le shintyan (ou caleçon) et le tob, c’est-à-dire une chemise ou robe très-ample en gaze de couleur, demi-transparente, et ouverte par devant à peu près jusqu’à mi-jupe. S’il arrive alors qu’elles affectent encore un reste de pudeur, cela ne tient pas longtemps contre les liqueurs enivrantes qu’on leur verse abondamment.

Est-il besoin d’ajouter que ces femmes sont les plus misérables courtisanes de l’Égypte ? Cependant, quelques-unes sont d’une grande beauté, la plupart sont richement vêtues, et ce sont, en résumé, les plus belles femmes de la contrée. Il est à remarquer qu’un certain nombre d’entre elles ont le nez légèrement aquilin, bien qu’à tous autres égards on retrouve en elles le type originaire. Les femmes, aussi bien que les hommes prennent plaisir à se rassembler autour d’elles dans les rues ; mais les honnêtes gens et les personnes des hautes classes se détournent d’elles.

Quoique les Ghawazys diffèrent légèrement, dans l’aspect, du reste des Égyptiens, nous doutons fortement qu’ils soient d’une race distincte comme ils l’affirment eux-mêmes. Toutefois, leur origine est enveloppée de beaucoup d’incertitude. Ils prétendent s’appeler Bara’mikeh au Bormekeh, et se vantent de descendre de la fameuse famille des Barmécides, qui fut l’objet des faveurs et ensuite de la capricieuse tyrannie de Haroun-al-Raschid, dont il est question plusieurs fois dans les contes arabes des Mille et une Nuits. Mais, comme on l’a remarqué plus haut, ils n’ont d’autres droits à porter le nom de Bara’mikeh, que parce qu’ils leur ressemblent en libéralité, bien que la leur soit d’une espèce toute différente.

Sur beaucoup des anciens tombeaux égyptiens, l’on a représenté des Ghawazies (femmes) dansant de leur allure la plus libre aux sons de divers instruments, c’est-à-dire d’une manière analogue à celle des Ghawazies modernes, ou peut-être encore plus licencieuse ; car une ou plusieurs de ces figures, bien que placées à côté de personnages éminents, sont ordinairement représentées dans un état de nudité complète. Cette coutume d’orner ainsi les monuments dont nous parlons, et qui, pour la plupart, portent les noms d’anciens rois, montre combien ces danses ont été communes à toute l’Égypte dans les temps les plus reculés, même avant la fuite des Israélites. Il est donc probable que les Ghawazies modernes descendent de cette classe de danseuses qui divertissaient les premiers pharaons. On pourrait inférer, de la ressemblance du fandango avec les danses des Ghawazies, qu’il fut introduit en Espagne par les conquérants arabes ; mais on sait que les femmes de Gadés (actuellement Cadix) étaient renommées pour ces sortes d’exercices dès les premiers temps des empereurs romains.

Les Ghawazys, hommes et femmes, se distinguent ordinairement des autres classes en ce qu’ils ne se marient qu’entre eux ; mais on voit quelquefois une Ghaziyeh faire vœu de pauvreté et épouser quelque Arabe honorable, qui généralement n’est pas déconsidéré par cette alliance. Les Ghawazies sont toutes destinées à de misérables professions, mais toutes ne se consacrent pas à la danse. Le plus grand nombre se marient, mais jamais avant d’avoir embrassé l’état qu’elles ont choisi.

Le mari est soumis à la femme, il lui sert de domestique et de pourvoyeur, et généralement, si elle est danseuse, il est aussi son musicien. Cependant quelques hommes gagnent leur vie comme forgerons, taillandiers ou chaudronniers.

Quoique quelques-unes des Ghawazies possèdent des biens considérables et de riches ornements, beaucoup de leurs costumes sont semblables à celui de ces bohémiens qu’on voit en Europe et que nous supposons être originaires d’Égypte. Le langage ordinaire des Ghawassys des deux sexes est le même que celui du reste des Égyptiens ; mais, quelquefois, ils font usage d’un certain nombre de mots particuliers à eux seuls, afin de se rendre inintelligibles aux étrangers. Quant à la religion, ils professent ouvertement le mahométisme, et il arrive souvent que quelques-uns suivent les caravanes égyptiennes jusqu’à la Mecque. On voit un grand nombre de Ghawazies dans presque toutes les villes considérables de l’Égypte. En général, leurs habitations sont des cahutes basses ou des tentes provisoires, car elles voyagent souvent d’une ville à l’autre. Cependant quelques-unes s’établissent dans de grandes maisons et achètent de jeunes esclaves noires, puis des chameaux, des ânes et des vaches sur lesquels elles trafiquent. Elles suivent les camps et se trouvent à toutes les fêtes religieuses ou autres ; ce qui, pour beaucoup de gens, en forme le principal attrait. Dans ces occasions, on voit de nombreuses tentes de Ghawazies ; quelques-unes ajoutent le chant à la danse et vont de pair avec les Awalim, qui sont de la plus basse classe. D’autres encore portent le toba de gaze par-dessus un autre vêtement avec le shintyan et un tarhah de crêpe ou de mousseline, et se parent en général d’une profusion d’ornements, tels que dentelles, bracelets et cercles aux jambes. Elles portent aussi un rang de pièces d’or sur le front, et quelquefois un anneau dans l’une des narines, et toutes emploient la couleur du henné pour teindre leurs mains et leurs pieds.

Au Caire, beaucoup de gens qui affectent de croire qu’il n’y a d’autre inconvenance, dans ces danses, que celle d’être exécutées par des femmes, lesquelles ne devraient pas s’exposer ainsi en public, emploient des hommes pour ces sortes de divertissements ; mais le nombre de ces danseurs, qui sont pour la plupart de jeunes hommes, et qu’on appelle khowals, est fort restreint. Ils sont natifs d’Égypte. Devant représenter des femmes, leurs danses ont le même caractère que celles des Ghawazies, et ils agitent leurs castagnettes de la même manière. Mais, comme s’ils voulaient éviter qu’on ne prit leur rôle au sérieux, leur costume, qui s’accorde en cela avec leur singulière profession, est mi-partie masculin et mi-partie féminin : il consiste principalement en une veste fermée, une ceinture et une espèce de jupe ; toutefois, leur ensemble est plutôt féminin que masculin, sans doute parce qu’ils laissent croître leurs cheveux et les tressent à la manière des femmes. Ils imitent les femmes en se nuançant les paupières et en colorant leurs mains avec le henné. Dans les rues, quand ils ne dansent pas, ils sont souvent voilés, non par honte, mais simplement pour mieux imiter les manières féminines. Souvent aussi on les emploie de préférence aux Ghawazies pour danser dans les cours ou aux portes des maisons à l’occasion des fêtes de famille. Il y a au Caire une autre classe de danseurs, tant d’hommes que de jeunes garçons, dont les exercices, le costume et l’aspect sont presque exactement semblables à ceux des kowals ; mais ils se distinguent de ces derniers par le nom de gink, mot turc qui exprime parfaitement le caractère de ces danseurs, qui sont généralement juifs, Arméniens, ou Grecs.