Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/II

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 224-241).


II — LA VIE INTÉRIEURE AU CAIRE — MŒURS DES HAREMS

L’homme qui a atteint l’âge de se marier et qui ne se marie pas n’est point considéré en Égypte, et, s’il ne peut alléguer des motifs plausibles qui le forcent à rester célibataire, sa réputation en souffre. Aussi voit-on beaucoup de mariages dans ce pays.

Le lendemain de la noce, la femme prend possession du harem, qui est une partie de la maison séparée du reste. Des filles et des garçons dansent devant la maison conjugale, ou dans une de ses cours intérieures. Ce jour-là, si le marié est jeune, l’ami qui, la veille, l’a porté jusqu’au harem[1] vient chez lui accompagné d’autres amis ; l’on emmène le marié à la campagne pour toute la journée. Cette cérémonie est nommée el-houroubeh (la fuite). Quelquefois, le marié lui-même arrange cette fête et fournit à une partie de la dépense, si elle dépasse le montant de la contribution (nukout) que ses amis se sont imposée. Pour égayer la fête, on loue souvent des musiciens et des danseuses. Si le mari est d’une classe inférieure, il est reconduit chez lui processionnellement, précédé de trois ou quatre musiciens qui jouent du hautbois et battent du tambour ; les amis et ceux qui accompagnent le nouveau marié portent des bouquets. S’ils ne rentrent qu’après le coucher du soleil, ils sont accompagnés d’hommes portant des meschals, espèce de perche munie d’un réceptacle de forme cylindrique en fer, dans lequel on place du bois enflammé. Ces perches supportent quelquefois deux, trois, quatre ou cinq de ces fanaux, qui jettent une vive lumière sur le passage de la procession. D’autres personnes portent des lampes, et les amis du marié des cierges allumés et des bouquets. Si le mari est assez à son aise pour le faire, il prend ses arrangements de façon que sa mère puisse demeurer avec lui et sa femme, afin de veiller à l’honneur de celle-ci et au sien. C’est pour cela, dit-on, que la belle-mère de sa femme est nommée hama ; ce qui veut dire protectrice ou gardienne.

Quelquefois, le mari laisse sa femme chez la propre mère de celle-ci, et paye l’entretien de toutes deux. On croirait que cette manière d’agir devrait rendre la mère de la mariée soigneuse de la conduite de sa fille, ne fût-ce que par intérêt, pour conserver la pension que lui fait le mari, et empêcher que celui-ci ne trouve un prétexte pour divorcer. Mais il arrive trop souvent que cet espoir est trompé.

En général, un homme prudent qui se marie craint beaucoup les rencontres de sa femme avec sa belle-mère ; il tâche d’ôter à celle-ci toute occasion de voir sa fille, et ce préjugé est si enraciné, que l’on croit beaucoup plus sûr de prendre pour épouse une femme qui n’a ni mère ni proche parente : il est même défendu à quelques femmes de recevoir aucune amie du sexe féminin, si ce n’est celles qui sont parentes du mari. Cependant, cette restriction n’est pas généralement observée.

Comme nous l’avons dit plus haut, les femmes habitent le harem, partie séparée du domicile des Égyptiens ; mais, en général, celles qui ont le titre d’épouses ne sont pas considérées comme prisonnières. Elles ont ordinairement la liberté de sortir et de faire des visites, et elles peuvent recevoir presque aussi souvent qu’elles le désirent la visite des femmes leurs amies. IL n’y a que les esclaves qui ne jouissent pas de cette liberté, à cause de leur état de servitude qui les rend soumises aux épouses et aux maîtres.

Un des soins principaux du maître en arrangeant les appartements séparés qui doivent servir à l’habitation de ses femmes, est de trouver les moyens d’empêcher qu’elles ne puissent être vues par des domestiques mâles ou d’autres hommes, sans être couvertes selon les règles que la religion prescrit. Le Coran contient à ce sujet les paroles suivantes, qui démontrent la nécessité où est toute muslime, femme d’un homme d’origine arabe, de cacher aux hommes tout ce qui est attrayant en elle, ainsi que les ornements qu’elle porte :

« Dites aux femmes des croyants qu’elles doivent commander à leurs yeux et préserver leur modestie de toute atteinte ; qu’elles ne doivent point faire voir d’autres ornements que ceux qui se montrent d’eux-mêmes ; qu’elles doivent étendre leurs voiles sur leur sein, et ne montrer leurs ornements qu’à leur mari, ou à leur père, ou au père de leur mari, ou à leurs fils, ou aux fils de leur mari, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou aux femmes de ceux-ci, ou aux esclaves qu’elles possèdent, ainsi qu’aux hommes qui les servent et n’ont besoin ni de femmes ni d’enfants. — Les femmes s’abstiendront de faire du bruit avec leurs pieds de manière à découvrir les ornements qu’elles doivent cacher. » — Ce dernier passage fait allusion à la coutume qu’avaient les jeunes Arabes, du temps du prophète, de frapper l’un contre l’autre les ornements qu’elles portaient généralement au-dessus de la cheville du pied. Beaucoup de femmes égyptiennes ont conservé ce même genre d’ornements.

Pour expliquer le passage ci-dessus du Coran, qui sans cela pourrait prêter à une fausse idée des coutumes modernes, au sujet de l’admission ou de la non-admission de certaines personnes au harem, il est très-nécessaire de transcrire ici deux notes importantes, tirées d’illustres commentateurs.

La première se rapporte à l’expression : ou aux femmes de ceux-ci. C’est-à-dire que ces femmes doivent être de la religion de Mahomet ; car il est considéré comme illégal ou au moins comme indécent qu’une femme qui est une vraie croyante se découvre devant ce qu’on appelle une infidèle, parce que l’on pense que cette dernière ne s’abstiendra pas de la décrire aux hommes. D’autres pensent qu’en général les femmes étrangères doivent être repoussées du harem, mais les docteurs de la loi ne sont pas d’accord sur ce point. Il est constant qu’en Égypte, et peut-être aussi dans tous les autres pays où l’islamisme est professé, on ne trouve plus inconvenant qu’une femme, qu’elle soit libre, domestique, esclave, chrétienne ou juive, muslime ou païenne, soit admise dans un harem. Pour ce qui est de la seconde partie, où il est parlé d’esclaves, on lit dans le Coran : « Les esclaves des deux sexes font partie de l’exception ; on croit aussi que les domestiques qui ne sont pas esclaves sont compris dans l’exception, ainsi que ceux qui sont de nation étrangère. » À l’appui de cette allégation, on cite que « Mahomet ayant fait à sa fille Fatime cadeau d’un homme esclave, celle-ci, le voyant entrer, n’ayant qu’un voile si exigu qu’elle devait opter entre la nécessité de laisser sa tête découverte, ou de découvrir la partie inférieure de son corps, se tourna vers le prophète, son père, lequel, voyant son embarras, lui dit qu’elle ne devait avoir aucun doute, puisque son père et un esclave étaient seuls présents. » — Il est possible que cette coutume soit en usage chez les Arabes des déserts ; mais, en Égypte, on ne voit jamais un esclave adulte pénétrer dans le harem d’un homme considérable, soit qu’il en fasse partie ou non. L’esclave mâle d’une femme peut obtenir cette faveur peut-être, parce qu’il ne peut devenir son mari tant qu’il est esclave.

On s’étonne de ce que, dans l’article du Coran dont nous parlons, il n’est nullement question des oncles, comme ayant le privilège de voir leurs nièces sans voile. Mais on pense que c’est pour éviter qu’ils ne fassent à leurs fils une description trop séduisante de leurs jeunes cousines. Les Égyptiens considèrent comme très-inconvenant que l’on fasse l’analyse des traits d’une femme ; il est peu poli de dire qu’elle a de beaux yeux, un nez grec, une petite bouche, etc., en s’adressant à quelqu’un du sexe masculin auquel la loi défend de la voir ; mais on peut la décrire en termes généraux, en disant qu’elle est aimable et qu’elle est embellie par le kohel et le henné[2].

En général, un homme ne peut voir sans voile que ses femmes légitimes et ses esclaves femelles, ou bien les femmes que la loi lui défend d’épouser, à cause de leur degré trop rapproché de consanguinité, ou parce qu’elles ont été, ou sa nourrice, ou celle de ses enfants, ou qu’elles sont proches parentes de sa nourrice. — Le voile est de la plus haute antiquité.

On croit en Égypte qu’il est plus nécessaire qu’une femme couvre la partie supérieure, et même le derrière de sa tête, que son visage ; mais ce qui est plus nécessaire encore, c’est qu’elle cache plutôt son visage que la plupart des autres parties de son corps : par exemple, une femme qu’on ne peut décider à ôter son voile devant des hommes, ne se fera aucun scrupule de mettre à nu sa gorge, ou presque toute sa jambe.

La plupart des femmes du peuple se montrent en public la face découverte ; mais on dit que la nécessité les y force, parce qu’elles n’ont pas les moyens de se procurer des borghots (voiles de visage).

Lorsqu’une femme respectable est surprise sans voile, elle se couvre précipitamment de son tarhah (voile qui couvre la tête) et elle s’écrie : « Ô malheur ! ô peine extrême ! » Cependant, nous avons remarqué que la coquetterie les engage quelquefois à faire voir leur visage aux hommes, mais toujours comme par l’effet du hasard. Du haut de la terrasse de leur maison ou à travers des jalousies, elles ont l’air de regarder sans interruption ce qui se passe autour d’elles ; mais souvent elles découvrent leur visage avec le dessein bien arrêté qu’il soit vu.

Au Caire, les maisons sont, en général, petites, et l’on n’y trouve guère, au rez-de-chaussée, d’appartements pour les hommes ; il faut donc qu’ils montent au premier étage, où sont, ordinairement, les appartements des femmes. Mais, pour éviter des rencontres que l’on qualifie de fâcheuses en Égypte, et qu’en France on regarderait comme heureuses, les hommes qui montent l’escalier ne discontinuent point de crier bien haut : Destour (permission) ! ya siti ( ô dame) ! ou de faire d’autres exclamations, afin que les femmes qui pourraient se trouver sur cet escalier puissent se retirer, ou tout au moins se voiler ; ce qu’elles font en tirant leur voile, dont elles se couvrent le visage de manière à ne laisser qu’un œil à peine visible[3].

Les musulmans portent à un tel excès l’idée du caractère sacré des femmes, qu’il est chez eux défendu aux hommes de pénétrer dans les tombeaux de quelques-unes d’entre elles ; par exemple, ils ne peuvent entrer dans ceux des femmes du prophète, ni dans ceux d’autres femmes de sa famille, que l’on trouve dans le cimetière de El-Médeneh, tandis qu’il est permis aux femmes de visiter librement tous ces tombeaux. Jamais non plus on ne dépose dans la même tombe un homme et une femme, à moins qu’un mur de séparation ne soit élevé entre les deux cercueils.

Tous les musulmans ne sont pas aussi rigides au sujet des femmes ; car M. Lane, qui a recueilli ces détails intéressants[4], dit qu’un de ses amis, musulman, lui a fait voir sa mère, âgée de cinquante ans, mais qui, par son embonpoint et sa fraîcheur, ne paraissait pas en avoir plus de quarante. « Elle venait, dit-il, jusqu’à la porte du harem, extrême limite pour les visiteurs ; elle s’asseyait contre la porte de la pièce sans vouloir y entrer. Comme si c’était par accident, elle laissait tomber son voile et voir son visage à découvert ; ses yeux étaient bordés de kohel, et elle ne s’efforçait pas de cacher ses diamants, ses émeraudes et autres bijoux ; au contraire, elle avait l’air de vouloir les faire remarquer. Cependant, ce musulman ne m’a jamais permis de voir sa femme, quoiqu’il m’ait laissé causer avec elle, en sa présence, à l’angle d’un mur près de la terrasse, d’où je ne la pouvais pas voir. » Quoi qu’il en soit, les femmes sont généralement moins retenues en Égypte que dans les autres parties de l’empire ottoman ; il n’est pas rare de voir des femmes badiner en public avec des hommes, mais ceci se passe dans la classe du peuple. On croirait, d’après cela, que les femmes des classes moyennes et plus élevées se sentent souvent fort malheureuses, et détestent la réclusion à laquelle elles sont condamnées ; mais, tout au contraire, une Égyptienne attachée à son mari est offensée si elle jouit de trop de liberté ; elle pense que, ne la surveillant pas aussi sévèrement que cela doit avoir lieu d’après les usages, son époux n’a plus pour elle autant d’amour, et souvent elle envie le sort des femmes qui sont gardées avec plus de sévérité.

Quoique la loi autorise les Égyptiens à prendre quatre épouses, et autant de concubines esclaves qu’ils en veulent, on les voit assez ordinairement n’avoir qu’une épouse ou une concubine esclave. Cependant, un homme, tout en se bornant à la possession d’une seule femme, peut en changer aussi souvent que la fantaisie lui en prend, et il est rare de trouver au Caire des gens qui n’aient pas divorcé au moins une fois, si leur état d’homme marié date de longtemps. Le mari peut, dès que cela lui plaît, dire à sa femme : Tu es divorcée, que ce désir de sa part soit ou non raisonnable. Après la prononciation de cet arrêt, la femme doit quitter la maison du mari, et chercher un abri soit chez des amis ou chez des parents. La faculté qu’ont les hommes de prononcer un divorce injuste est la source de la plus grande inquiétude chez les femmes, et cette inquiétude surpasse toutes les autres peines, lorsqu’elles y voient pour conséquences l’abandon et la misère ; d’autres femmes, au contraire, qui voient dans le divorce un moyen d’améliorer leur sort, pensent tout autrement, et appellent le divorce de tous leurs vœux.

Deux fois un homme peut divorcer d’avec la même femme et la reprendre ensuite sans la moindre formalité ; mais, la troisième fois, il ne peut la reprendre légalement qu’autant qu’elle ait, dans l’intervalle du divorce, contracté un autre mariage et qu’un divorce de ce mariage ait eu lieu.

« Je puis, dit M. Lane, citer à l’appui de ce que j’avance un cas où l’un de mes amis a servi de témoin. Il se trouvait avec deux autres hommes dans un café ; un de ces derniers paraissait irrité contre sa femme, avec laquelle il avait eu quelque différend de ménage. Après avoir exposé ses griefs, le mari irrité envoya quérir sa femme, et, aussitôt qu’elle vint, il lui dit :

» — Tu es divorcée triplement !

» Puis, « ’adressant aux deux autres hommes présents, il ajouta :

» — Et vous, mes frères, vous êtes témoins.

» Cependant il se repentit bientôt de sa violence et voulut reprendre sa femme ; mais celle-ci s’y refusa et en appela à la loi de Dieu (shara Allah). La cause fut portée devant le juge. La femme était la plaignante, et le défendeur était le mari ; elle déclara que celui-ci avait prononcé contre elle l’arrêt du triple divorce, et qu’à présent il voulait la reprendre et vivre avec elle comme épouse, contrairement à la loi, et conséquemment en état de péché. Le défendeur nia avoir prononcé les mots sacramentels qui constituent le divorce.

« — Avez-vous des témoins ? dit le juge à la plaignante.

» — Oui, dit-elle, voici deux témoins.

» Ces témoins étaient les deux hommes qui s’étaient trouvés au café lors de la prononciation de la sentence qui constitue le divorce. Ils furent invités à faire leur déposition, et ils déclarèrent qu’en effet cet homme avait prononcé contre sa femme le triple divorce, et qu’ils étaient présents. Alors, le mari déclara, de son côté, qu’en effet il y avait eu prononciation de divorce, mais qu’une autre de ses femmes en était l’objet. La plaignante assura que cela était impossible, puisque le défendeur n’avait pas d’autre femme ; à quoi le juge répondit qu’il n’était pas possible qu’elle sût cela. Se tournant alors vers les témoins, il leur demanda le nom de la femme divorcée en leur présence, mais ils déclarèrent l’ignorer. Les ayant ensuite questionnés sur l’identité de la femme, les témoins dirent ne pouvoir l’affirmer, puisqu’ils ne l’avaient vue que voilée. Le juge, d’après l’incertitude qui semblait entourer la cause, trouva juste de débouter la femme de sa plainte et d’ordonner qu’elle rentrerait dans le domicile conjugal. Elle aurait pu exiger qu’il fît comparaître la femme contre laquelle il avait prononcé le divorce dans le café ; mais cela lui eût peu servi, car il eût facilement trouvé une femme pour remplir ce rôle, la production d’un acte de mariage n’étant pas nécessaire en Égypte, où presque tous les mariages se font sans acte écrit, et souvent même sans témoins. »

Il arrive assez fréquemment que l’homme qui a prononcé contre sa femme le troisième divorce et qui veut la reprendre de son consentement, surtout lorsque le divorce a été prononcé en l’absence de témoins, n’observe pas la loi prohibitive qui lui interdit de la reprendre si elle n’a pas été remariée dans l’intervalle.

Des hommes, religieusement attachés à l’observance de la loi, trouvent moyen de s’y conformer, en se servant d’un homme qui épouse la femme divorcée, et s’engage à la répudier le lendemain du mariage et à la donner à son précédent man, dont elle redevient la femme en vertu d’un second contrat, quoique cette manière d’agir soit absolument en contradiction avec la loi. Dans ces cas, la femme peut, si elle est majeure, refuser son consentement ; dans le cas de minorité, son père ou son tuteur légal peut la marier à qui bon lui semble.

Lorsqu’un homme, pour ravoir sa femme divorcée, veut se conformer à l’usage qui exige un mariage intérimaire avant qu’il puisse la reprendre, il la marie d’ordinaire à un pauvre très-laid et quelquefois à un aveugle. Cet homme est appelé mustahall ou mustahull.

On peut aisément concevoir que la facilité avec laquelle se font les divorces a des effets funestes sur la moralité des deux sexes. On trouve en Égypte bien des hommes qui ont épousé vingt ou trente femmes dans l’espace de dix ans ; et il n’est pas rare de voir des femmes, jeunes encore, qui ont été successivement les épouses légitimes d’une douzaine d’hommes. Il y a des hommes qui épousent tous les mois une autre femme. Cette pratique peut avoir lieu même parmi les personnes peu fortunées ; on peut choisir, en passant dans les rues du Caire, une belle veuve jeune, ou une femme divorcée de la classe inférieure, qui consent à se marier avec l’homme qui la rencontre, moyennant un douaire d’environ douze francs cinquante centimes, et, lorsqu’il la renvoie, il n’est obligé qu’au payement du double de cette somme pour subvenir à son entretien durant l’eddeh qu’elle doit alors accomplir. Il faut cependant dire qu’une semblable conduite est généralement considérée comme très-immorale, et qu’il y a peu de parents de la classe moyenne ou des classes élevées qui voudraient donner leur fille à un homme connu pour avoir divorcé plusieurs fois.

La polygamie, qui agit aussi d’une manière bien nuisible sur la moralité des époux, et qui n’est approuvée que parce qu’elle sert à prévenir plus d’immoralité qu’elle n’en occasionne, est plus rare chez les grands et dans la classe moyenne que dans la basse classe, quoique ce cas ne soit pas très-fréquent dans cette dernière. Quelquefois, un pauvre se permet deux ou plusieurs femmes, dont chacune puisse, par le travail qu’elle fait, à peu près fournir à sa subsistance ; mais la plupart des personnes des classes moyennes ou élevées renoncent à ce système à cause des dépenses et des désagréments de toute espèce qui en résultent.

Il arrive qu’un homme qui possède une femme stérile, et qui l’aime trop pour divorcer d’avec elle, se voit obligé de prendre une seconde épouse dans le seul espoir d’avoir des enfants ; pour le même motif, il peut en prendre jusqu’à quatre. Mais, en général, c’est l’inconstance qui est la passion principale de ceux qui s’adonnent à la polygamie ou aux divorces fréquents ; peu d’hommes font usage de cette faculté, et l’on rencontre à peine un homme sur vingt qui ait deux femmes légitimes.

Lorsqu’un homme déjà marié désire prendre une deuxième épouse femme ou fille, le père de cette dernière, ou la femme elle-même, refusent de consentir à cette union, à moins qu’il ne divorce préalablement avec sa première femme ; on voit par ceci que les femmes, en général, n’approuvent pas la polygamie. Les hommes riches, ceux dont les moyens sont bornés, et même ceux de la classe inférieure, donnent à chacune de leurs femmes des maisons différentes. L’épouse reçoit, ou peut exiger de l’époux, une description détaillée du logement qui lui est destiné, soit dans une maison seule, soit dans un appartement qui doit contenir une chambre pour coucher et passer la journée, une cuisine et ses dépendances ; cet appartement doit être ou doit pouvoir être séparé ou clos, sans communication avec aucun des appartements de la même maison.

La seconde femme est, comme nous l’avons dit, nommée durrha (ce mot veut dire perroquet, et est peut-être employé dérisoirement) ; on parle souvent des querelles qu’elles suscitent, chose assez concevable ; car, lorsque deux femmes se partagent les attentions et l’affection d’un seul homme, il est rare qu’elles vivent ensemble en bonne harmonie. Les épouses et les esclaves concubines, vivant sous le même toit, ont aussi souvent des disputes. La loi enjoint aux hommes qui ont deux femmes ou davantage d’être absolument impartiaux à leur égard ; mais la stricte observation de cette loi est bien rare.

Si la grande dame est stérile, et qu’une autre épouse, ou même une esclave, donne un enfant au chef de la famille, souvent celle-ci devient la favorite de l’homme, et la grande dame est méprisée par elle, comme la femme d’Abraham le fut par Agar. Il arrive alors, assez fréquemment, que la première épouse perd son rang et ses privilèges, et que l’autre devient la grande dame ; son titre de favorite du maître lui attire de la part de sa rivale ou de ses rivales, ainsi que de celle de toutes les femmes du harem et des femmes qui viennent y faire visite, toutes les marques extérieures de respect dont jouissait autrefois celle à laquelle elle succède ; mais il n’est pas rare que le poison vienne détruire cette prééminence. Lorsqu’un homme accorde cette préférence à une deuxième femme, il s’ensuit souvent que la première est déclarée nashizeh[5], soit par son mari, ou à sa propre requête faite au magistrat. Cependant, il y a un grand nombre d’exemples de femmes délaissées qui agissent avec une soumission exemplaire envers leurs maris, et qui sont prévenantes envers la favorite.

Quelques femmes ont des esclaves qui sont leur propriété et qui ont été achetées pour elles, ou qu’elles ont reçues en cadeau avant leur mariage. Celles-ci ne peuvent servir de concubines au mari que du consentement de leur maîtresse. Cette permission est quelquefois accordée, mais ce cas est rare ; il est des femmes qui ne permettent pas même à leurs esclaves femelles de paraître sans voile devant leur mari. Si une esclave, devenue la concubine du mari sans le consentement de sa femme, lui donne un enfant, cet enfant est esclave, à moins qu’avant la naissance de cet enfant, l’esclave n’ait été vendue ou donnée au père.

Les esclaves blanches sont ordinairement possédées par les Turcs riches. Les esclaves concubines ne peuvent être idolâtres ; elles viennent généralement de l’Abyssinie, et les Égyptiens riches et ceux de la classe moyenne en font l’acquisition ; leur peau est d’un brun foncé ou bronzée. D’après leurs traits, elles semblent être d’une race intermédiaire entre les nègres et les blancs, mais elles diffèrent notablement de ces deux races. Elles-mêmes croient qu’il y a si peu de différence entre leur race et celle des blancs, qu’elles se refusent obstinément à remplir les fonctions de servante et à être soumises aux épouses de leur maître.

Les négresses, à leur tour, ne veulent pas servir les Abyssiniennes ; mais elles sont toujours très-disposées à servir les femmes blanches. La plupart des Abyssiniennes ne viennent point directement de l’Abyssinie, mais du territoire des Gallas, qui en est voisin ; elles sont généralement belles. Le prix moyen d’une de ces filles est de deux cent cinquante à trois cent soixante-quinze francs, si elle est passablement belle : il y a quelques années, on en donnait plus du double.

Les voluptueux de l’Égypte font grand cas de ces femmes ; mais elles sont si délicates, qu’elles ne vivent pas longtemps et qu’elles meurent presque toutes de consomption. Le prix d’une esclave blanche est assez ordinairement du triple et jusqu’à dix fois autant que celui d’une Abyssinienne ; celui de la négresse n’est que de la moitié ou des deux tiers ; mais ce prix augmente considérablement, si elle est bonne cuisinière. Les négresses sont généralement employées comme domestiques.

Presque tous les esclaves se convertissent à l’islamisme ; mais ils sont rarement fort instruits des rites de leur nouvelle religion, et encore moins de ses doctrines. La plupart des esclaves blanches qui, dans les premiers temps, se trouvaient en Égypte, étaient des Grecques ayant fait partie du grand nombre de prisonniers faits sur le malheureux peuple grec par les armées turques et égyptiennes sous les ordres d’Ibrahim-Pacha. Ces infortunés, parmi lesquels se trouvaient des enfants qui savaient à peine marcher, furent impitoyablement vendus en Égypte. On s’aperçoit de l’appauvrissement des classes élevées du pays par le peu de demandes d’achat d’esclaves blanches. On en a amené quelques-unes de la Circassie et de la Géorgie, après leur avoir fait donner à Constantinople une espèce d’éducation préparatoire, et leur avoir fait apprendre la musique et autres arts d’agrément. Les esclaves blanches étant souvent les seules compagnes, devenant même quelquefois les épouses des Turcs de la haute volée, et étant estimées au-dessus des dames libres de l’Égypte, sont classées dans l’opinion générale bien plus haut que ces dernières. Ces esclaves sont richement habillées, les cadeaux en bijoux de valeur leur sont prodigués, et elles vivent dans le luxe et l’aisance, de sorte que, lorsqu’on ne les force pas à la servitude, leur position semble fort heureuse. On en trouve la preuve dans le refus de plusieurs femmes grecques qui avaient été placées dans des harems de l’Égypte, et qui, lors de la cessation de la guerre avec la Grèce, ont refusé la liberté qui leur était offerte ; car on ne peut supposer que toutes ignoraient la position de leurs parents et qu’elles aient pu craindre de s’exposer à l’indigence en les rejoignant. Mais il est hors de doute que quelques-unes d’entre elles sont, du moins momentanément, heureuses ; cependant on est porté à croire que le plus grand nombre, destinées à servir leurs compagnes de captivité plus favorisées, ou les dames turques, ou bien forcées de recevoir les caresses de quelque vieillard opulent, ou d’hommes que les excès de toute espèce ont épuisés de corps et d’esprit, ne sont pas heureuses, exposées qu’elles sont à être vendues ou émancipées sans moyens d’existence à la mort de leur maître ou de leur maîtresse, et à passer ainsi en d’autres mains, si elles n’ont point d’enfant, ou bien à se voir réduites à épouser quelque humble artisan qui ne peut leur procurer l’aisance à laquelle on les a habituées.

Les esclaves femelles, dans les maisons des personnes de la classe moyenne en Égypte, sont généralement mieux traitées que celles qui entrent dans les harems des riches. Si elles sont concubines, ce qui est presque inévitable, elles n’ont point de rivales qui troublent la paix de leur intérieur, et, si elles sont domestiques, leur service est doux, et leur liberté est moins restreinte. S’il existe un attachement mutuel entre la concubine et son maître, sa position est plus heureuse que celle d’une épouse, car celle-ci peut être renvoyée par son mari dans un moment de mauvaise humeur, il peut prononcer contre elle la sentence irrévocable du divorce et la plonger ainsi dans la misère, tandis qu’il est bien rare qu’un homme renvoie une esclave sans pourvoir à ses besoins assez abondamment pour qu’elle ne perde guère au change si elle n’a pas été gâtée par une vie trop luxueuse. — En la renvoyant, il est d’usage que son maître l’émancipe en lui accordant un douaire, et qu’il la marie à quelque homme honnête, ou bien qu’il en fasse cadeau à un de ses amis ; en général, on considère comme blâmable la vente d’une esclave qui a de longs services. Lorsqu’une esclave a un enfant de son maître et que celui-ci le reconnait pour le sien, cette femme ne peut être ni vendue ni donnée, et elle devient libre à la mort du maître ; souvent, aussitôt après la naissance d’un enfant que le maître reconnait, l’esclave est émancipée et devient son épouse ; car, une fois qu’elle est libre, il ne pourrait la garder comme femme sans l’épouser légalement.

La plupart des filles de l’Abyssinie, ainsi que les jeunes négresses, sont horriblement prostituées par les gellabs ou marchand d’esclaves de l’Égypte supérieure et de la Nubie, par lesquels elles sont conduites en Égypte. Même à l’âge de huit à neuf ans, elles sont presque toutes victimes de la brutalité de ces hommes, et ces pauvres enfants, surtout ceux qui viennent de l’Abyssinie, filles et garçons, éprouvent une telle horreur des traitements que les gellabs leur font endurer, que, pendant le voyage, beaucoup d’entre eux se jettent dans le Nil et y périssent, préférant la mort à leur triste position.

Les esclaves femelles sont ordinairement d’un prix plus élevé que les esclaves mâles. Le prix des esclaves qui n’ont pas eu la petite vérole est moindre que le prix de ceux qui l’ont eue. On accorde à l’acquéreur trois jours d’épreuve ; pendant ce temps, la fille, achetée à condition, reste dans le harem de l’acquéreur ou dans celui d’un de ses amis, et les femmes du harem sont chargées de faire leur rapport sur la nouvelle venue : ronfler, grincer des dents, ou parler pendant le sommeil, sont des raisons suffisantes pour rompre le marché et la rendre au vendeur. Les femmes esclaves portent le même habillement que les femmes égyptiennes.

Les filles ou femmes égyptiennes qui sont obligées de servir sont chargées des obligations les plus viles. En présence de leur maître, elles sont habituellement voilées, et, lorsqu’elles sont occupées de quelque détail de leur service, elles arrangent leur voile de manière à ne découvrir qu’un de leurs yeux et à avoir une de leurs mains en liberté.

Lorsqu’un homme étranger est reçu par le maître de la maison dans une pièce du harem (les femmes composant sa famille ayant été renvoyées dans une autre pièce), les autres femmes le servent ; mais alors elles sont toujours voilées.

Telles sont les conditions relatives des diverses classes dans les harems ; il faut jeter maintenant, un coup d’œil sur les habitudes et les occupations de celles qui les habitent.

Les épouses et les femmes esclaves sont souvent exclues du privilège d’être à table avec le maître de la maison ou sa famille, et elles peuvent être appelées à le servir lorsqu’il dîne ou qu’il soupe, ou même lorsqu’il entre au harem, pour y fumer ou prendre le café. Elles font souvent l’office de servantes ; elles bourrent et allument sa pipe, font son café, préparent les mets qu’il veut manger, surtout lorsqu’il s’agit de plats délicats et extraordinaires. Le plat que l’hôte vous recommande comme ayant été accommodé par sa femme est ordinairement parfaitement bon. Les femmes des classes hautes et moyennes se font une étude toute particulière de plaire à leurs maris, et de les fasciner par des attentions et des agaceries sans fin. On remarque leur coquetterie jusque dans leur démarche ; lorsqu’elles sortent, elles savent donner à leur corps un mouvement ondulatoire tout particulier que les Égyptiens nomment ghung. Elles sont toujours réservées en présence du mari : aussi aiment-elles que ses visites du jour soient peu fréquentes, et qu’elles ne se prolongent pas trop ; pendant son absence, leur gaieté est très-expansive.

La nourriture des femmes, quoique semblable à celle des hommes, est plus frugale ; elles prennent leur repas de la même manière qu’eux. On permet à beaucoup de femmes de fumer, même à celles des plus hautes classes, l’odeur des tabacs fins de l’Égypte étant on ne peut plus parfumée. Les pipes des femmes sont plus minces et plus ornées que celles des hommes. Le bout de la pipe est quelquefois partie en corail au lieu d’être en ambre. Les femmes font usage du musc et d’autres parfums, et elles emploient des cosmétiques ; souvent aussi elles préparent des compositions qu’elles mangent ou boivent dans le but d’acquérir un certain degré d’embonpoint. Contrairement au goût des Africains et des peuples orientaux en général, les Égyptiens ne sont pas de grands admirateurs de très-fortes femmes ; car, dans leurs chants d’amour, les poètes parlent de l’objet de leur passion comme d’un être svelte et de mince taille. Un des mets auxquels les femmes attribuent la vertu de les rendre plus grasses est très-dégoûtant ; il est principalement composé d’escargots écrasés. Beaucoup de femmes mâchent de l’encens et du laudanum (ledin), afin de parfumer leur haleine. L’habitude des ablutions fréquentes rend leur corps d’une propreté extrême. Leur toilette n’est pas longue, et il est rare qu’après s’être habillées le matin, elles changent de toilette dans la journée. On tresse leurs cheveux pendant qu’elles sont au bain, et cette coiffure est si bien faite, qu’elle n’a pas besoin d’être renouvelée de plusieurs jours.

L’occupation principale des dames égyptiennes est le soin de leurs enfants ; elles ont aussi la surintendance des affaires domestiques ; mais, assez généralement, c’est le mari seul qui fait et règle les dépenses. Les heures de loisir sont employées à coudre, à broder surtout des mouchoirs de poche et des voiles. Les broderies sont ordinairement en soie de couleur et or ; elles se font sur un métier nommé menseg, qui est ordinairement en bois de noyer, incrusté de nacre de perle et d’écaille de tortue (les plus communs sont en hêtre). — Beaucoup de femmes, même de celles qui sont riches, arrondissent leur bourse particulière en brodant des mouchoirs et autres objets qu’elles donnent à une dellaseh (courtière}, qui les porte et les expose dans un bazar, ou qui tâche de s’en défaire dans un autre harem. La visite des femmes d’un harem à celles d’un autre harem occupe souvent presque une journée. Les femmes, ainsi réunies, mangent, fument, boivent du café et des sorbets ; elles babillent, font parade de leurs objets de luxe, et tout cela suffit à leur amusement. À moins d’affaires d’une nature très-pressante, le maître de la maison n’est pas admis à ces réunions de femmes, et il doit, dans ce cas, donner avis de son arrivée, afin que les visiteuses aient le temps de se voiler ou de se retirer dans une autre partie de l’appartement. Les jeunes femmes, étant ainsi libres de toute crainte de surprise, se laissent aller à leur gaieté et à leur abandon naturels, et souvent à leur esprit folâtre et bruyant.

  1. Le marié, s’il est jeune et célibataire, doit paraître timide, et c’est un de ses amis qui, feignant de lui faire violence, le porte jusqu’à la chambre nuptiale du harem.
  2. Le kohel est un collyre aromatique qui noircit les paupières supérieures et inférieures, et que l’on obtient en brûlant des coquilles d’amandes auxquelles on ajoute certaines herbes.

    Le henné est une poudre végétale avec laquelle les femmes teignent certaines parties de leurs mains et de leurs pieds.

  3. Les femmes ôtent leur voile en présence des eunuques et des jeunes garçons.
  4. Une grande partie de cette étude est, en effet, traduite ou imitée de l’ouvrage de William Lane.
  5. Lorsqu’une femme refuse d’obéir aux ordres légaux de son mari, il peut (et généralement cela se pratique) la conduire, accompagné de deux témoins, devant le cadi, où il porte plainte contre elle ; si le cas est reconnu vrai, la femme est déclarée par un acte écrit nashizeh, c’est-à-dire rebelle à son mari ;  : cette déclaration exempte le mari de loger, vêtir et entretenir sa femme. Il n’est pas forcé au divorce, et peut, en refusant de divorcer, empêcher sa femme de se remarier tant qu’il vit. Si elle promet de se soumettre par la suite, elle rentre dans ses droits d’épouse, mais il peut ensuite prononcer le divorce.