Voyage en Orient (Lamartine)/Voyage de Bayruth à travers la Syrie

Chez l’auteur (p. 293-331).


VOYAGE DE BAYRUTH


À TRAVERS LA SYRIE ET LA PALESTINE


À JÉRUSALEM




8 octobre 1832, à 3 heures après midi.


Monté à cheval avec dix-huit chevaux de suite ou de bagages formant la caravane. — Couché au kan, à trois heures de Bayruth ; même route que celle déjà décrite pour aller chez lady Stanhope. — Le lendemain, parti à trois heures du matin ; traversé à cinq le fleuve Tamour, l’ancien Tamyris : lauriers-roses en fleur sur les bords. — Suivi la grève, où la lame venait laver de son écume les pieds de nos chevaux, jusqu’à Saïde, l’antique Sidon, belle ombre encore de la ville détruite, dont elle a perdu jusqu’au nom ; — point de traces de sa grandeur passée. Une jetée circulaire, formée de rochers énormes, enceint une darse comblée de sable ; et quelques pêcheurs avec leurs enfants, les jambes dans l’eau, poussent à la mer une barque sans mâture et sans voiles, seule image maritime de cette seconde reine des mers. À Saïde, nous descendons au kan français, immense palais de notre ancien commerce en Syrie, où nos consuls réunissaient tous les nationaux sous le pavillon de la France. Il n’y a plus de commerce, plus de Français ; il ne reste à Saïde, dans l’immense kan désert, qu’un ancien et respectable agent de la France, M. Giraudin, qui y vit depuis cinquante ans au milieu de sa famille tout orientale, et qui nous reçoit comme on reçoit un voyageur compatriote, dans le pays où l’hospitalité antique s’est conservée tout entière. — Dîné et dormi quelques heures dans cette excellente famille ; — douceur de l’hospitalité reçue ainsi, inattendue et prodiguée ; — l’eau pour laver, offerte par les fils de la maison ; la mère et les femmes des deux fils, debout, s’occupant du service de la table. — À quatre heures, monté à cheval, escorté des fils et des amis de la famille Giraudin. Courses de dgérid, exécutées par l’un d’eux, monté sur un cheval arabe. — À deux heures de Saïde, adieux et remerciments. — Marché deux heures encore, et couché sous nos tentes à une fontaine charmante au bord de la mer, nommée el Kantara. — Arbre gigantesque ombrageant toute la caravane. — Jardin délicieux descendant jusqu’aux flots de la mer. Une immense caravane de chameaux est répandue autour de nous dans le même champ. — Nuit sous la tente ; hennissement des chevaux, cris des chameaux, fumée des feux du soir, lueur transparente de la lampe à travers la toile rayée du pavillon. — Pensées de la vie tranquille, du foyer, de la famille, des amis éloignés, qui descendent sur votre front, pendant que vous le reposez lourd et brûlant sur la selle qui vous sert d’oreiller. — Le matin, pendant que les moukres et les esclaves brident les chevaux, deux ou trois Arabes arrachent les piquets de la tente ; ils ébranlent le piquet qui sert de colonne ; il tombe, et les toiles larges et tendues qui couvraient toute une famille de voyageurs glissent et tombent elles-mêmes à terre en un petit monceau d’étoffe qu’un chamelier met sous son bras et suspend à la selle de son mulet ; il ne reste, sur la place vide où vous étiez tout à l’heure établi comme dans une demeure permanente, qu’un petit feu abandonné qui fume encore et s’éteint bientôt dans le soleil : véritable, frappante et vivante image de la vie, employée souvent dans la Bible, et qui me frappa fortement toutes les fois qu’elle s’est offerte à mes yeux.

De Kantara, parti avant le jour. — Gravi quelques collines arides et rocailleuses s’avançant en promontoires dans la mer. Puis, du sommet de la dernière et de la plus élevée de ces collines, voilà Tyr qui m’apparaît au bout de sa vaste et stérile colline. — Entre la mer et les dernières hauteurs du Liban, qui vont ici en dégradant rapidement, s’étend une plaine d’environ huit lieues de long sur une ou deux de large : la plaine est nue, jaune, couverte d’arbustes épineux, broutés en passant par le chameau des caravanes. Elle lance dans la mer une presqu’île avancée, séparée du continent par une chaussée recouverte d’un sable doré, apporté par les vents d’Égypte. Tyr, aujourd’hui appelée Sour par les Arabes, est portée par l’extrémité la plus aiguë de ce promontoire, et semble sortir des flots mêmes ; — de loin vous diriez encore une ville belle, neuve, blanche et vivante, se regardant dans la mer : mais ce n’est qu’une belle ombre qui s’évanouit en approchant. — Quelques centaines de maisons croulantes et presque désertes, où les Arabes rassemblent le soir les grands troupeaux de moutons et de chèvres noires, aux longues oreilles pendantes, qui défilent devant nous dans la plaine, voilà la Tyr d’aujourd’hui ! Elle n’a plus de port sur les mers, plus de chemins sur la terre ; les prophéties se sont dès longtemps accomplies sur elle.

Nous marchions en silence, occupés à contempler ce deuil et cette poussière d’empire que nous foulions. — Nous suivions un sentier au milieu de la campagne de Tyr, entre la ville et les collines grises et nues que le Liban jette au bord de la plaine. Nous arrivions à la hauteur même de la ville, et nous touchions un monceau de sable qui semble aujourd’hui lui fournir son seul rempart en attendant qu’il l’ensevelisse. Je pensais aux prophéties, et je recherchais dans ma mémoire quelques-unes des éloquentes menaces que le souffle divin avait inspirées à Ézéchiel. Je ne les retrouvai pas en paroles, mais je les retrouvai dans la déplorable réalité que j’avais sous les yeux. Quelques vers de moi jetés au hasard en partant de la France pour visiter l’Orient, remontaient seuls dans ma pensée :

« Je n’ai pas entendu sous les cèdres antiques
» Les cris des nations monter et retentir,
» Ni vu du noir Liban les aigles prophétiques
» Descendre, au doigt de Dieu, sur les palais de Tyr. »

J’avais devant moi le noir Liban ; mais l’imagination m’a trompé, me disais-je à moi-même : je ne vois ni les aigles ni les vautours qui devaient, pour accomplir les prophéties, descendre sans cesse des montagnes pour dévorer toujours ce cadavre de ville réprouvée de Dieu, et ennemie de son peuple. Au moment où je faisais cette réflexion, quelque chose de grand, de bizarre, d’immobile, parut à notre gauche, au sommet d’un rocher à pic qui s’avance en cet endroit dans la plaine jusque sur la route des caravanes. Cela ressemblait à cinq statues de pierres noires, posées sur le rocher comme sur un piédestal ; mais, à quelques mouvements presque insensibles de ces figures colossales, nous crûmes, en approchant, que c’étaient cinq Arabes bédouins, vêtus de leurs sacs de poil de chèvre noire, qui nous regardaient passer du haut de ce monticule. Enfin, quand nous ne fûmes qu’à une cinquantaine de pas du mamelon, nous vîmes une de ces cinq figures ouvrir de larges ailes, et les battre contre ses flancs avec un bruit semblable à celui d’une voile qu’on déploie au vent. Nous reconnûmes cinq aigles de la plus grande race que j’aie jamais vue sur les Alpes, ou enchaînés dans les ménageries de nos villes. Ils ne s’envolèrent point, ils ne s’émurent point à notre approche : posés, comme des rois de ce désert, sur les bords du rocher, ils regardaient Tyr comme une curée qui leur appartenait, et où ils allaient retourner. Ils semblaient la posséder de droit divin ; instruments d’un ordre qu’ils exécutaient, d’une vengeance prophétique qu’ils avaient mission d’accomplir envers les hommes et malgré les hommes. Je ne pouvais me lasser de contempler cette prophétie en action, ce merveilleux accomplissement des menaces divines, dont le hasard nous rendait témoins. Jamais rien de plus surnaturel n’avait si vivement frappé mes yeux et mon esprit ; et il me fallait un effort de ma raison pour ne pas voir, derrière les cinq aigles gigantesques, la grande et terrible figure du poëte des vengeances, d’Ézéchiel, s’élevant au-dessus d’eux, et leur montrant de l’œil et du doigt la ville que Dieu leur donnait à dévorer, pendant que le vent de la colère divine agitait les flots de sa barbe blanche, et que le feu du courroux céleste brillait dans ses yeux de prophète. Nous nous arrêtâmes à quarante pas : les aigles ne firent que tourner dédaigneusement la tête pour nous regarder aussi : enfin, deux d’entre nous se détachèrent de la caravane et coururent au galop, leurs fusils à la main, jusqu’au pied même du rocher ; ils ne fuirent pas encore. — Quelques coups de fusil à balle les firent s’envoler lourdement ; mais ils revinrent d’eux-mêmes au feu, et planèrent longtemps sur nos têtes sans être atteints par nos balles, comme s’ils nous avaient dit : « Vous ne nous pouvez rien, nous sommes les aigles de Dieu. »

Je reconnus alors que l’imagination poétique m’avait révélé les aigles de Tyr moins vrais, moins beaux et moins surnaturels encore qu’ils n’étaient, et qu’il y a dans le mens divinior des poëtes, même les plus obscurs, quelque chose de cet instinct divinateur et prophétique qui dit la vérité sans la savoir.

Nous arrivâmes à midi, après une marche de sept heures, au milieu de la plaine de Tyr, à un endroit nommé les Puits de Salomon : tous les voyageurs les ont décrits. Ce sont trois réservoirs d’eau limpide et courante qui sort, comme par enchantement, d’une terre basse, sèche et aride, à deux milles de Tyr ; chacun de ces réservoirs, élevé artificiellement d’une vingtaine de pieds au-dessus du niveau de la plaine, est rempli jusqu’au bord et déborde sans cesse ; le cours des eaux fait aller des roues de moulins ; — les eaux vont à Tyr par des aqueducs moitié antiques, moitié modernes, d’un très-bel effet à l’horizon. — On dit que Salomon fit construire ces trois puits pour récompenser Tyr et son roi Hiram des services qu’il avait reçus de sa marine et de ses artistes dans la construction du temple.

Hiram avait amené les marbres et les cèdres du Liban. Ces puits immenses ont chacun au moins soixante à quatre-vingts pieds de tour ; on n’en connaît pas la profondeur, et l’un d’eux n’a pas de fond ; nul n’a jamais pu savoir par quel conduit mystérieux l’eau des montagnes peut y arriver. Il y a tout lieu de croire, en les examinant, que ce sont de vastes puits artésiens inventés avant leur réinvention par les modernes.

Parti à cinq heures des Puits de Salomon ; — marché deux heures dans la plaine de Tyr ; — arrivé à la nuit au pied d’une haute montagne à pic sur la mer, et qui forme le cap Blanc ou Raz-el-Abiad ; la lune se levait au-dessus du sommet noir du Liban, à notre gauche, et pas assez haut encore pour éclairer ses flancs ; elle tombait, en nous laissant dans l’ombre, sur d’immenses quartiers de rochers blancs où sa lumière éclatait comme une flamme sur du marbre ; — ces roches, jetées jusqu’au milieu des vagues, brisaient leur écume étincelante, qui jaillissait presque jusqu’à nous ; le bruit sourd et périodique de la lame contre le cap retentissait seul, et ébranlait à chaque coup la corniche étroite où nous marchions suspendus sur le précipice : au loin, la mer brillait comme une immense nappe d’argent, et, çà et là, quelque cap sombre s’avançait dans son sein, ou quelque antre profond pénétrait dans les flancs déchirés de la montagne ; la plaine de Tyr s’étendait derrière nous ; on la distinguait encore confusément aux franges de sable jaune et doré qui dessinaient ses contours entre la mer et la terre. L’ombre de Tyr se montrait à l’extrémité d’un promontoire, et le hasard, sans doute, avait seul allumé une clarté sur ses ruines, qu’on eût prise de loin pour un phare ; mais c’était le phare de sa solitude et de son abandon, qui ne guidait aucun navire, qui n’éclairait que nos yeux, et n’appelait qu’un regard de pitié sur des ruines. Cette route sur le précipice, avec tous les accidents variés, sublimes, solennels de la nuit, de la lune, de la mer et des abîmes, dura environ une heure, — une des heures les plus fortement notées dans ma mémoire, que Dieu m’ait permis de contempler sur sa terre ! sublime porte pour entrer le lendemain dans le sol des miracles, dans cette terre du témoignage, tout imprimée encore des traces de l’ancien et du nouveau commerce entre Dieu et l’homme !

En descendant du sommet de ce cap, nous eûmes la même vue qui nous avait frappés en le montant : des précipices aussi profonds, aussi sonores, aussi blanchis d’écume, aussi semés de vastes brisures de la roche vive et blanche, s’ouvraient sous nos pieds et sous nos regards ; la mer y brisait avec le même retentissement qui nous accompagna tout le long de la côte orageuse de Syrie, comme l’appellent les anciennes poésies hébraïques ; la lune, plus avancée dans le ciel, éclairait davantage cette scène à la fois tumultueuse et solitaire, et la vaste plaine de Ptolémaïs s’ouvrait devant nous. Il était neuf heures du soir, au mois d’octobre ; nos chevaux, épuisés par une route de treize heures, posaient lentement leurs pieds ferrés sur les roches pointues et luisantes qui forment les seules routes en Syrie, gradins irréguliers de pierre, sur lesquels on n’oserait risquer aucune monture en Europe : nous-mêmes, accablés de lassitude, et frappés surtout de la grandeur du spectacle et des souvenirs pressés de la journée, nous marchions silencieusement à pied, tenant nos chevaux par la bride ; et jetant tantôt un regard sur cette mer que nous aurions à traverser pour revoir nos propres fleuves et nos propres montagnes, et tantôt sur la cime noire, longue et sans ondulation du mont Carmel, qui commençait à se dessiner aux dernières limites de l’horizon. Nous arrivâmes à une espèce de kan, c’est-à-dire à une masure à demi détruite, où un pauvre Arabe cultive quelques figuiers et quelques courges, entre les fentes des rochers, auprès d’une fontaine : la masure était occupée par des chameliers de Naplouse, apportant du blé en Syrie pour l’armée d’Ibrahim ; la fontaine était tarie par les chaleurs de l’automne. Nous plantâmes néanmoins nos tentes sur un sol couvert de pierres rondes et roulantes ; nous attachâmes nos chevaux au piquet, et nous bûmes, avec économie, quelques gouttes d’eau fraîche qui restait dans nos jarres des Puits de Salomon. — Depuis la plaine de Tyr et l’abaissement des montagnes, l’eau commence à manquer ; les fontaines sont à cinq ou six heures de distance les unes des autres, et souvent, quand vous arrivez, vous ne trouvez plus, dans le lit de la source, qu’une vase desséchée et brûlante qui garde l’empreinte des pieds des chameaux et des chèvres qui s’y sont les derniers abreuvés.

Le 11, nous levâmes les tentes à la lueur de mille étoiles qui se réfléchissaient dans les flots étendus à nos pieds ; nous descendîmes environ une heure les dernières collines qui forment le cap Blanc ou Raz-el-Abiad, et nous entrâmes dans la plaine d’Acre, l’ancienne Ptolémaïs.

Le siége d’Acre, par Ibrahim-Pacha, avait récemment réduit la ville en un monceau de ruines sous lesquelles dix à douze mille morts étaient ensevelis avec des milliers de chameaux. Ibrahim, vainqueur, et pressé de mettre son importante conquête à l’abri d’une réaction de la fortune, était occupé à relever les murs et les maisons d’Acre : tous les jours on déterrait de ces décombres des centaines de morts à demi consumés ; les exhalaisons putrides, les cadavres amoncelés, avaient corrompu l’air de toute la plaine. Nous passâmes le plus loin possible des murs, et nous allâmes faire halte, à midi, au village arabe des Eaux-d’Acre, sous un verger de grenadiers, de figuiers et de mûriers, et près les moulins du Pacha ; à cinq heures, nous en repartîmes pour aller camper sous un bois d’oliviers, au pied des premières collines de la Galilée.

Le 12, nous nous remîmes en marche avec la première lueur du jour ; nous franchîmes d’abord une colline plantée d’oliviers et de quelques chênes verts, répandus par groupes ou croissant en broussailles sous la dent rongeuse des chèvres et des chameaux. Quand nous fûmes au revers de cette colline, la terre sainte, la terre de Chanaan, se montra tout entière devant nous. L’impression fut grande, agréable et profonde ; ce n’était pas là cette terre nue, rocailleuse, stérile, cette ruche de montagnes basses et décharnées qu’on nous représente pour la terre promise, sur la foi de quelques écrivains prévenus ou de quelques voyageurs pressés d’arriver et d’écrire, qui n’ont vu, des domaines immenses et variés des douze tribus, que le sentier de roche qui mène, entre deux soleils, de Jaffa à Jérusalem. — Trompé par eux, je n’attendais que ce qu’ils décrivent, c’est-à-dire un pays sans étendue, sans horizon, sans vallées, sans plaines, sans arbres et sans eau : terre potelée de quelques monticules gris ou blancs, où l’Arabe voleur se cache dans l’ombre de quelques ravines pour dépouiller le passant ; — telle est, peut-être, la route de Jérusalem à Jaffa. — Mais voici la Judée, telle que nous l’avons vue, le premier jour, du haut des collines qui bordent la plaine de Ptolémaïs ; telle que nous l’avons retrouvée de l’autre côté des collines de Zabulon, de celles de Nazareth, et du pied du mont la Rosée-de-l’Hermon ou du mont Carmel ; telle que nous l’avons parcourue dans toute sa largeur et dans toute sa variété, depuis les hauteurs qui dominent Tyr et Sidon jusqu’au lac de Tibériade, et depuis le mont Thabor jusqu’aux montagnes de Samarie et de Naplouse, et de là jusqu’aux murailles de Sion. — Voici d’abord devant nous la plaine de Zabulon : nous sommes placés entre deux légères ondulations de terre, à peine dignes du nom de collines ; le lit qu’elles laissent entre elles, en se creusant devant nous, forme le sentier où nous marchons ; ce sentier est tracé par le pas des chameaux, qui en a broyé la poussière depuis quatre mille ans, ou par les trous larges et profonds que le poids de leurs pieds, toujours posés au même endroit, a creusés dans une roche blanche et friable, toujours la même depuis le cap de Tyr jusqu’aux premiers sables du désert libyque. À droite et à gauche, les flancs arrondis des deux collines sont ombragés çà et là, de vingt pas en vingt pas, par des touffes d’arbustes variés qui ne perdent jamais leurs feuilles ; à une distance un peu plus grande, s’élèvent des arbres au tronc noueux, aux rameaux nerveux et entrelacés, au feuillage immobile et sombre ; la plupart sont des chênes verts d’une espèce particulière, dont la tige est plus légère et plus élancée que celle des chênes d’Europe, et dont la feuille, veloutée et arrondie, n’a pas la dentelure de la feuille du chêne commun : le caroubier, le térébinthe, et plus rarement le platane et le sycomore, complètent le vêtement de ces collines. Je ne connais pas les autres arbres par leur nom : quelques-uns ont le feuillage des sapins et des cèdres ; d’autres (et ce sont les plus beaux) ressemblent à d’immenses saules par la couleur de leur écorce, la grâce de leur feuillage et la nuance tendre et jaunâtre de ce feuillage ; mais ils le surpassent au delà de toute proportion en étendue, en grosseur, en élévation. — Les caravanes les plus nombreuses peuvent se rencontrer autour de leur tronc colossal et camper ensemble, avec leurs bagages et leurs chameaux, sous leur ombre ; dans les espaces larges et fréquents que ces arbres divers laissent à nu sur les pentes des collines, des bancs de roches blanchâtres, et plus souvent d’un gris bleu, percent la terre et se montrent au soleil, comme les muscles vigoureux d’une forte charpente humaine, qui s’articulent plus en saillie dans la vieillesse, et semblent prêts à percer la peau qui les enveloppe ; — mais entre ces bancs ou ces blocs de roches, une terre noire, légère et profonde, végète sans cesse, et produirait incessamment le blé, l’orge, le maïs, pour peu qu’on la remuât, ou des forêts de broussailles épineuses, de grenadiers sauvages, de roses de Jéricho, et de chardons énormes dont la tige s’élève à la hauteur de la tête du chameau. Une fois une de ces collines ainsi décrite, vous les voyez toutes, à leur forme près ; et l’imagination peut se représenter leur effet, à mesure qu’elle les voit citées dans le paysage de la terre sainte. Nous marchions donc entre deux de ces collines, et nous commencions à redescendre légèrement en laissant la mer et la plaine de Ptolémaïs derrière nous, quand nous aperçûmes la première plaine de la terre de Chanaan : c’était la plaine de Zabulon, le jardin de la tribu de ce nom.

À droite et à gauche devant nous, les deux collines que nous venions de traverser s’écartaient gracieusement et par une courbe pareille, semblables à deux vagues mourantes, qui se fondent doucement et s’écartent harmonieusement devant la proue d’un navire ; l’espace qu’elles laissent entre elles, et qui s’élargissait ainsi par degrés, était comme une anse peu profonde que la plaine jetait entre les montagnes : cette anse ou ce golfe de terre, unie et fertile, formait bientôt une plus large vallée ; et là où les deux collines qui l’enveloppaient encore venaient à mourir tout à fait, cette vallée se fondait et se perdait dans une plaine légèrement ovale, dont les deux extrémités aiguës s’enfonçaient sous l’ombre de deux autres rangs de collines. Cette plaine peut avoir, à vue d’œil, une lieue et demie de largeur, sur une longueur de trois à quatre lieues. De l’élévation où nous étions placés au débouché des collines d’Acre, notre regard y descendait naturellement, en suivait involontairement les sinuosités flexibles, et pénétrait avec elles jusque dans les anses les plus étroites qu’elle formait en se glissant entre les racines des montagnes qui la terminent. À gauche, les hautes cimes dorées et ciselées du Liban jetaient hardiment leurs pyramides dans le bleu sombre d’un ciel du matin : à droite, la colline qui nous portait s’élevait insensiblement en s’éloignant de nous, et, allant comme se nouer avec d’autres collines, formait divers groupes d’élévations, les unes arides, les autres vêtues d’oliviers et de figuiers, et portant à leur sommet un village turc, dont le minaret blanc contrastait avec la sombre colonnade de cyprès qui enveloppe presque partout la mosquée. Mais, en face, l’horizon, qui terminait la plaine de Zabulon, et qui s’étendait devant nous dans un espace de trois ou quatre lieues, formait une perspective de collines, de montagnes, de vallées, de ciel, de lumière, de vapeurs et d’ombre, ordonnés avec une telle harmonie de couleurs et de lignes, fondus avec un tel bonheur de composition, liés avec une si gracieuse symétrie, et variés par des effets si divers, que mon œil ne pouvait s’en détacher, et que, ne trouvant rien, dans mes souvenirs des Alpes, d’Italie ou de Grèce, à quoi je pusse comparer ce magique ensemble, je m’écriai : « C’est le Poussin ou Claude Lorrain ! » — Rien, en effet, ne peut égaler la suavité grandiose de cet horizon de Chanaan, que le pinceau des deux peintres à qui le génie divin de la nature en a révélé la beauté. On ne trouvera cet accord du grand et du doux, du fort et du gracieux, du pittoresque et du fertile, que dans les paysages imaginés de ces deux grands hommes, ou dans la nature inimitable du beau pays que nous avions devant nous, et que la main du grand peintre suprême avait elle-même dessiné et coloré pour l’habitation d’un peuple encore pasteur et encore innocent. D’abord, au pied des montagnes, et à environ une demi-lieue dans la plaine, un mamelon, entièrement détaché de toutes les collines environnantes, sortait pour ainsi dire de terre, comme un piédestal naturel, destiné uniquement par la nature à porter une ville forte. Ses flancs s’élevaient presque perpendiculairement depuis le niveau de la plaine jusqu’au sommet de cette espèce d’autel de terre ; ils ressemblaient exactement aux remparts d’une place de guerre, tracés et élevés de mains d’hommes.

Le sommet lui-même, au lieu d’être inégal et arrondi, comme tous les sommets de collines ou de montagnes, était nivelé et aplati, comme pour porter quelque chose dont il devait se couronner quand viendrait le peuple à la demeure duquel il était destiné. Dans toutes les charmantes plaines du pays de Chanaan, j’ai revu depuis ces mêmes mamelons en forme d’autels quadrangulaires ou oblongs, évidemment destinés à protéger les premières demeures d’une nation timide et faible ; et leur destination est si bien écrite dans leur forme isolée et bizarre, que leur masse seule empêche de s’y tromper, et de croire qu’ils ont été fabriqués par le peuple qui les couvrit de ses villes. — Mais une si petite nation aurait-elle jamais pu élever tant de citadelles si énormes, que les armées de Xerxès n’auraient pu en entasser une seule ? À quelque foi qu’on appartienne, il faut être aveugle pour ne pas reconnaître une destination spéciale et providentielle ou naturelle dans ces forteresses élevées à l’embouchure et à l’issue de presque toutes les plaines de la Galilée et de la Judée. Derrière ce mamelon, où l’imagination reconstruit sans peine une ville antique avec ses murailles, ses bastions et ses tours, les premières collines montaient graduellement de la plaine, portant, comme des taches grises et noires sur leurs flancs, des bosquets d’oliviers ou de chênes verts. Entre ces collines et des montagnes plus élevées et plus sombres auxquelles elles servaient de bases, et qui les dominaient majestueusement, quelque torrent écumait sans doute, ou quelque lac profond s’évaporait aux premières ardeurs du soleil du matin ; car une vapeur blanche et bleuâtre s’étendait dans cet espace vide, et dérobait légèrement, et comme pour le faire mieux fuir, le second plan de montagnes sous ce rideau transparent, que perçaient çà et là les faisceaux des rayons de l’aurore. Plus loin et plus haut encore, une troisième chaîne de montagnes, entièrement sombre, montait en croupes arrondies et inégales, et donnait à tout ce suave paysage cette teinte de majesté, de force et de gravité, qui doit se retrouver dans tout ce qui est beau comme élément ou comme contraste. De distance en distance, cette troisième chaîne était brisée, et laissait fuir l’horizon et le regard sur une vaste percée d’un ciel d’argent pâle, semé de quelques nues légèrement rosées ; enfin, derrière ce magnifique amphithéâtre, deux ou trois cimes du Liban lointain se dressaient comme des promontoires avancés dans le ciel, et, recevant les premières la pluie lumineuse des premiers rayons du soleil suspendu au-dessus d’elles, semblaient tellement transparentes, qu’on croyait voir à travers trembler la lumière du ciel qu’elles nous dérobaient. Ajoutez à ce spectacle la voûte sereine et chaude du firmament, et la couleur limpide de la lumière, et la fermeté des ombres qui caractérise une atmosphère d’Asie ; semez dans la plaine un kan en ruine, ou d’immenses files de vaches rousses, de chameaux blancs, de chèvres noires, venant à pas lents chercher une eau rare, mais limpide et savoureuse ; représentez-vous quelques cavaliers arabes montés sur leurs légers coursiers et sillonnant la plaine, tout étincelants de leurs armes argentées et de leurs vêtements écarlates ; quelques femmes des villages voisins, vêtues de leurs longues tuniques bleu de ciel, d’une large ceinture blanche dont les bouts traînent à terre, et d’un turban bleu orné de bandelettes de sequins de Venise enfilés : ajoutez çà et là, sur les flancs des collines, quelques hameaux turcs et arabes, dont les murs couleur de rochers, et les maisons sans toits, se confondent avec les rochers de la colline même ; que quelques nuages de fumée d’azur s’élèvent de distance en distance entre les oliviers et les cyprès qui entourent ces villages ; que quelques pierres, creusées comme des auges (tombeaux des patriarches), quelques fûts de colonnes de granit, quelques chapiteaux sculptés, se rencontrent çà et là autour des fontaines, sous les pieds de votre cheval, et vous aurez la peinture la plus exacte et la plus fidèle de la délicieuse plaine de Zabulon, de celle de Nazareth, de celle de Saphora et du Thabor. Un tel pays, repeuplé d’une nation neuve et juive, cultivé et arrosé par des mains intelligentes, fécondé par un soleil du tropique, produisant de lui-même toutes les plantes nécessaires ou délicieuses à l’homme, depuis la canne à sucre et la banane jusqu’à la vigne et à l’épi des climats tempérés, jusqu’au cèdre et au sapin des Alpes ; — un tel pays, dis-je, serait encore la terre de promission aujourd’hui, si la Providence lui rendait un peuple, et la politique du repos et de la liberté.

De la plaine de Zabulon nous passâmes, en gravissant de légers monticules plus arides que les premiers, au village de Séphora, l’ancienne Saphora de l’Écriture, l’ancienne Diocésarée des Romains, — la plus grande ville, dans le temps d’Hérode-Agrippa, de la Palestine après Jérusalem.

Un grand nombre de blocs de pierre, creusés pour des tombeaux, nous traçaient la route jusqu’au sommet du mamelon où Séphora était assise : arrivés à la dernière hauteur, nous vîmes une colonne de granit isolée, encore debout, et marquant la place d’un temple ; de beaux chapiteaux sculptés gisaient à terre au pied de la colonne, et d’immenses débris de pierres taillées, enlevées à quelques grands monuments romains, étaient épars partout, et servaient de limites aux champs des Arabes, jusqu’à un mille environ de Séphora, où nous nous arrêtâmes pour la halte du milieu du jour. Une fontaine d’eau excellente et inépuisable y coule pour les habitants de deux ou trois vallées ; elle est entourée de quelques vergers de figuiers et de grenadiers ; nous nous assîmes sous leur ombre, et nous attendîmes plus d’une heure avant de pouvoir abreuver notre caravane, tant était grand le nombre de troupeaux de vaches et de chameaux que les pasteurs arabes y amenaient de tous les côtés de la vallée. — D’innombrables files de chèvres noires et de vaches sillonnaient la plaine et les flancs des collines qui montent vers Nazareth.

Je me couchai, enveloppé de mon manteau, à l’ombre d’un figuier, à peu de distance de la fontaine, et je contemplai longtemps cette scène des anciens jours. Nos chevaux étaient épars autour de nous, les pieds attachés par des entraves, leurs selles turques sur le dos, la crinière pendante, la tête basse, et cherchant l’ombre de leur propre crinière ; — nos armes, sabres, fusils, pistolets, étaient suspendus, au-dessus de nos têtes, aux branches des grenadiers et des figuiers. — Des Arabes bédouins, couverts d’une seule pièce d’étoffe rayée noir et blanc, en poil de chèvre, étaient assis en cercle non loin de nous, et nous contemplaient avec un regard de vautour. Les femmes de Séphora, vêtues exactement comme les femmes d’Abraham et d’Isaac, avec une tunique bleue nouée au milieu du corps, et les plis renflés d’une autre tunique blanche retombant gracieusement sur la tunique bleue, apportaient, sur leurs têtes coiffées d’un turban bleu, les urnes vides couchées sur le ventre, — ou les remportaient pleines et droites sur leurs têtes, en les soutenant des deux mains comme des cariatides de l’Acropolis ; d’autres filles, dans le même costume, lavaient à la fontaine, et riaient entre elles en nous regardant ; d’autres enfin, vêtues de robes plus riches, et la tête couverte de bandelettes de piastres ou de sequins d’or, dansaient sous un large grenadier, à quelque distance de la fontaine et de nous : leur danse, molle et lente, n’était qu’une ronde monotone accompagnée de temps en temps de quelques pas sans art, mais non sans grâce. — La femme a été créée gracieuse ; les mœurs et les costumes ne peuvent altérer en elle ce charme de la beauté, de l’amour, qui l’enveloppe et qui la trahit partout : ces femmes arabes n’étaient pas voilées comme toutes celles que nous avions vues jusque-là en Orient, et leurs traits, quoique légèrement tatoués, avaient une finesse et une régularité qui les distinguaient de la race turque. Elles continuèrent à danser et à chanter pendant tout le temps que dura notre halte, et ne parurent point s’offenser de l’attention que nous donnâmes à leur danse, à leur chant et à leur costume. On nous dit qu’elles étaient réunies là pour attendre les présents de noce qu’un jeune Arabe était allé acheter à Nazareth pour une des filles de Séphora, sa fiancée. Nous rencontrâmes en effet, le même jour, les présents sur la route : ils consistaient en un tamis pour passer la farine et la séparer du son, une pièce de toile de coton, et une pièce d’étoffe plus riche pour faire une robe à la fiancée.

Ce jour-là, commencèrent en moi des impressions nouvelles et entièrement différentes de celles que mon voyage m’avait jusque-là inspirées : — j’avais voyagé des yeux, de la pensée et de l’esprit ; je n’avais pas voyagé de l’âme et du cœur comme en touchant la terre des prodiges, la terre de Jéhovah et du Christ, la terre dont tous les noms avaient été mille fois balbutiés par mes lèvres d’enfant, dont toutes les images avaient coloré, les premières, ma jeune et tendre imagination ; la terre d’où avaient coulé pour moi, plus tard, les leçons et les douceurs d’une religion, seconde âme de notre âme ! Je sentis en moi comme si quelque chose de mort et de froid venait à se ranimer et s’attiédir ; je sentis ce qu’on sent en reconnaissant, entre mille figures inconnues et étrangères, la figure d’une mère, d’une sœur ou d’une femme aimée ; — ce qu’on sent en sortant de la rue pour entrer dans un temple : quelque chose de recueilli, de doux, d’intime, de tendre et de consolant, qu’on n’éprouve pas ailleurs.

Le temple, pour moi, c’était cette terre de la Bible, de l’Évangile, où je venais d’imprimer mes premiers pas ! Je priai Dieu en silence, dans le secret de ma pensée ; je lui rendis grâce d’avoir permis que je vécusse assez pour venir porter mes yeux jusque sur ce sanctuaire de la terre sainte : et de ce jour, pendant toute la suite de mon voyage en Judée, en Galilée, en Palestine, les impressions poétiques, matérielles, que je recevais de l’aspect et du nom des lieux, furent mêlées pour moi d’un sentiment plus vivant de respect, de tendresse, comme de souvenir ; mon voyage devint souvent une prière, et les deux enthousiasmes les plus naturels à mon âme, l’enthousiasme de la nature et celui de son auteur, se retrouvèrent presque tous les matins en moi aussi frais et aussi vifs que si tant d’années flétrissantes et desséchantes ne les avaient pas foulés et refoulés dans mon sein ! Je sentis que j’étais homme encore en paraissant devant l’ombre du Dieu de ma jeunesse ! — À visiter les lieux consacrés par un de ces mystérieux événements qui ont changé la face du monde, on éprouve quelque chose de semblable à ce qu’éprouve le voyageur qui remonte laborieusement le cours d’un vaste fleuve comme le Nil ou le Gange, pour aller le découvrir et le contempler à sa source cachée et inconnue : il me semblait à moi aussi, gravissant les dernières collines qui me séparaient de Nazareth, que j’allais contempler, à sa source mystérieuse, cette religion vaste et féconde qui, depuis deux mille ans, s’est fait son lit dans l’univers du haut des montagnes de Galilée, et a abreuvé tant de générations humaines de ses eaux pures et vivifiantes ! C’était là la source, dans le creux de ce rocher que je foulais sous mes pieds ; cette colline dont je franchissais les derniers degrés avait porté dans ses flancs le salut, la vie, la lumière, l’espérance du monde : c’était là, à quelques pas de moi, que l’Homme modèle avait pris naissance parmi les hommes, pour les retirer, par sa parole et par son exemple, de l’océan d’erreur et de corruption où le genre humain allait être submergé. Si je considérais la chose comme philosophe, c’était le point de départ du plus grand événement qui ait jamais remué le monde moral et politique, événement dont le contre-coup imprime seul encore un reste de mouvement et de vie au monde intellectuel ! c’était là qu’était sorti de l’obscurité, de la misère et de l’ignorance, le plus grand, le plus juste, le plus sage, le plus vertueux de tous les hommes ; là était son berceau, là, le théâtre de ses actions et de ses prédications touchantes ; de là il était sorti jeune encore avec quelques hommes obscurs et ignorants, auxquels il avait imprimé la confiance de son génie et le courage de sa mission, pour aller sciemment affronter un ordre d’idées et de choses pas assez fort pour lui résister, mais assez fort pour le faire mourir !… de là, dis-je, il était sorti pour aller avec confiance conquérir la mort et l’empire universel de la postérité ! de là avait coulé le christianisme, source obscure, goutte d’eau inaperçue dans le creux du rocher de Nazareth, où deux passereaux n’auraient pu s’abreuver, qu’un rayon de soleil aurait pu tarir, et qui aujourd’hui, comme le grand océan des esprits, a comblé tous les abîmes de la sagesse humaine, et baigné de ses flots intarissables le passé, le présent et l’avenir ! Incrédule donc à la divinité de cet événement, mon âme encore eût été fortement ébranlée en approchant de son premier théâtre, et j’aurais découvert ma tête et incliné mon front sous la volonté occulte et fatalique qui avait fait jaillir tant de choses d’un si faible et si insensible commencement.

Mais, à considérer le mystère du christianisme en chrétien, c’était là, sous ce morceau de ciel bleu, au fond de cette vallée étroite et sombre, à l’ombre de cette petite colline dont les vieilles roches semblaient encore toutes fendues du tressaillement de joie qu’elles éprouvèrent en enfantant et en portant le Verbe enfant, ou du tressaillement de douleur qu’elles ressentirent en ensevelissant le Verbe mort ; c’était là le point fatal et sacré du globe que Dieu avait choisi de toute éternité pour faire descendre sur la terre sa vérité, sa justice et son amour incarné dans un Enfant-Dieu ; c’était là que le souffle divin était descendu à son heure sur une pauvre chaumière, séjour de l’humble travail, de la simplicité d’esprit et de l’infortune ; c’était là qu’il avait animé, dans le sein d’une vierge innocente et pure, quelque chose de doux, de tendre et de miséricordieux comme elle, de souffrant, de patient, de gémissant comme l’homme, de puissant, de surnaturel, de sage et de fort comme un Dieu ; c’était là que le Dieu-Homme avait passé par notre ignorance, notre faiblesse, notre travail et nos misères, pendant les années obscures de sa vie cachée, et qu’il avait en quelque sorte exercé la vie et pratiqué la terre avant de l’enseigner par sa parole, de la guérir par ses prodiges, et de la régénérer par sa mort ; c’était là que le ciel s’était ouvert, et avait lancé sur la terre son esprit incarné, son Verbe fulminant, pour consumer jusqu’à la fin des temps l’iniquité et l’erreur, éprouver comme au feu du creuset nos vertus et nos vices, et allumer devant le Dieu unique et saint l’encens qui ne doit plus s’éteindre, l’encens de l’autel renouvelé, le parfum de la charité et de la vérité universelles.

Comme je faisais ces réflexions, la tête baissée et le front chargé de mille autres pensées plus pesantes encore, j’aperçus à mes pieds, au fond d’une vallée creusée en forme de bassin ou de lac de terre, les maisons blanches et gracieusement groupées de Nazareth, sur les deux bords et au fond de ce bassin. L’église grecque, le haut minaret de la mosquée des Turcs, et les longues et larges murailles du couvent des Pères Latins, se faisaient distinguer d’abord ; quelques rues formées par des maisons moins vastes, mais d’une forme élégante et orientale, étaient répandues autour de ces édifices plus vastes, et animés d’un bruit et d’un mouvement de vie. Tout autour de la vallée ou du bassin de Nazareth, quelques bouquets de hauts nopals épineux, de figuiers dépouillés de leurs feuilles d’automne, et de grenadiers à la feuille légère et d’un vert tendre et jaune, étaient çà et là semés au hasard, donnant de la fraîcheur et de la grâce au paysage, comme des fleurs des champs autour d’un autel de village. Dieu seul sait ce qui se passa alors dans mon cœur ; mais, d’un mouvement spontané et pour ainsi dire involontaire, je me trouvai aux pieds de mon cheval, à genoux dans la poussière, sur un des rochers bleus et poudreux du sentier en précipice que nous descendions. J’y restai quelques minutes dans une contemplation muette, où toutes les pensées de ma vie d’homme sceptique et de chrétien se pressaient tellement dans ma tête, qu’il m’était impossible d’en discerner une seule. Ces seuls mots s’échappaient de mes lèvres : Et Verbum caro factum est, et habitavit in nobis. Je les prononçai avec le sentiment sublime, profond et reconnaissant qu’ils renferment ; et ce lieu les inspire si naturellement, que je fus frappé, en arrivant le soir au sanctuaire de l’église latine, de les trouver gravés en lettres d’or sur la table de marbre de l’autel souterrain, dans la maison de Marie et Joseph. — Puis, baissant religieusement la tête vers cette terre qui avait germé le Christ, je la baisai en silence, et je mouillai de quelques larmes de repentir, d’amour et d’espérance, cette terre qui en a vu tant répandre, cette terre qui en a tant séché, en lui demandant un peu de vérité et d’amour.

Nous arrivâmes au couvent des Pères Latins de Nazareth, comme les dernières lueurs du soir doraient encore à peine les hautes murailles jaunes de l’église et du monastère. Une large porte de fer s’ouvrit devant nous ; nos chevaux entrèrent en glissant, et en faisant retentir, sous le fer de leurs sabots, les dalles luisantes et sonores de l’avant-cour du couvent. La porte se referma derrière nous, et nous descendîmes de cheval devant la porte même de l’église, où fut autrefois l’humble maison de cette mère qui prêta son sein à l’hôte immortel, qui donna son lait à un Dieu. Le supérieur et le père gardien étaient absents tous deux. Quelques frères napolitains et espagnols, occupés à faire vanner le blé du couvent sous la porte, nous reçurent assez froidement, et nous conduisirent dans un vaste corridor sur lequel s’ouvrent les cellules des frères et les chambres destinées aux étrangers. Nous y attendîmes longtemps l’arrivée du curé de Nazareth, qui nous combla de politesses, et nous fit préparer à chacun une chambre et un lit. Fatigués de la marche et des sentiments du jour, nous nous jetâmes sur nos lits, remettant au réveil de voir les lieux consacrés, et ne voulant pas nuire à l’ensemble de nos impressions par un premier coup d’œil jeté à la hâte sur les lieux saints, dont nous habitions déjà l’enceinte.

Je me levai plusieurs fois dans la nuit pour élever mon âme et ma voix vers Dieu, qui avait choisi dans ce lieu celui qui devait porter son Verbe à l’univers.

Le lendemain, un Père italien vint nous conduire à l’église et au sanctuaire souterrain qui fut jadis la maison de la sainte Vierge et de saint Joseph. L’église est une large et haute nef à trois étages. L’étage supérieur est occupé par le chœur des Pères de la terre sainte, qui communique avec le couvent par une porte de derrière : l’étage inférieur est occupé par les fidèles ; il communique au chœur et au grand autel par un bel escalier à double rampe et à balustrades dorées. De cette partie de l’église et sous le grand autel, un escalier de quelques marches conduit à une petite chapelle et à un autel de marbre éclairés de lampes d’argent, placés à l’endroit même où la tradition suppose qu’eut lieu l’Annonciation. Cet autel est élevé sous la voûte, moitié naturelle, moitié artificielle, d’un rocher, auquel était adossée, sans doute, la maison sainte. Derrière cette première voûte, deux autels souterrains plus obscurs servaient, dit-on, de cuisine et de cave à la sainte famille. Ces traditions plus ou moins fidèles, plus ou moins altérées par le besoin pieux de crédulité populaire, ou par le désir naturel à tous ces moines possesseurs d’une si précieuse relique, d’en augmenter l’intérêt en en multipliant les détails, ont ajouté, peut-être, quelques inventions bénévoles au puissant souvenir du lieu ; mais il n’est pas douteux que le couvent, et surtout l’église, n’aient été primitivement construits sur la place même qu’occupe la maison du divin héritier de la terre et du ciel. Lorsque son nom se fut répandu comme la lumière d’une nouvelle aurore, peu de temps après sa mort, lorsque sa mère et ses disciples vivaient encore, il est certain qu’ils durent se transmettre les uns aux autres le culte d’amour et de douleur que l’absence du divin Maître leur avait laissé, et aller eux-mêmes souvent, et conduire les nouveaux chrétiens, aux lieux où ils avaient vu vivre, parler, agir et mourir celui qu’ils adoraient aujourd’hui. Nulle piété humaine ne pourrait conserver aussi fidèlement la tradition d’un lieu cher à son souvenir, que ne le fit la piété des fidèles et des martyrs. On peut s’en rapporter, quant à l’exactitude des principaux sites de la rédemption, à la ferveur d’un culte naissant, et à la vigilance d’un culte immortel. Nous tombâmes à genoux sur ces pierres, sous cette voûte, témoins du plus incompréhensible mystère de la charité divine pour l’homme, et nous priâmes. — L’enthousiasme de la prière est un mystère aussi entre l’homme et Dieu : comme la pudeur, il jette un voile sur la pensée, et dérobe aux hommes ce qui n’est que pour le ciel. Nous visitâmes aussi le couvent vaste et commode, édifice semblable à tous les couvents de France ou d’Italie, où les Pères Latins exercent aussi librement, et avec autant de sécurité et de publicité, les cérémonies de leur culte, qu’ils pourraient le faire dans une rue de Rome, capitale du christianisme. On a, à cet égard, beaucoup calomnié les musulmans. La tolérance religieuse, je dirai plus, le respect religieux, sont profondément empreints dans leurs mœurs. Ils sont si religieux eux-mêmes, et considèrent d’un œil si jaloux la liberté de leurs exercices religieux, que la religion des autres hommes est la dernière chose à laquelle ils se permettraient d’attenter. Ils ont quelquefois une sorte d’horreur pour une religion dont le symbole offense la leur, mais ils n’ont de mépris et de haine que pour l’homme qui ne prie le Tout-Puissant dans aucune langue : ces hommes, ils ne les comprennent pas, tant la pensée évidente de Dieu est toujours présente à leur esprit, et préoccupe constamment leur âme. — Quinze ou vingt Pères espagnols et italiens vivent dans ce couvent, occupés à chanter les louanges de l’Enfant-Dieu et les gloires de sa mère, dans le temple même où ils vécurent pauvres et ignorés. L’un d’eux, qu’on appelle le curé de Nazareth, est spécialement chargé des soins de la communauté chrétienne de la ville, qui compte sept à huit cents chrétiens catholiques, deux mille Grecs schismatiques, quelques Maronites, et seulement un millier de musulmans. Les Pères nous conduisirent, dans le courant de la journée, aux églises maronites, à la synagogue ancienne où Jésus enfant allait s’instruire comme homme dans la loi qu’il devait purifier un jour, et dans l’atelier où saint Joseph exerçait son humble état de charpentier. Nous remarquons avec surprise et plaisir les marques de déférence et de respect que les habitants de Nazareth, même les Turcs, donnent partout aux Pères de terre sainte. Un évêque, dans les rues d’une ville catholique, ne serait ni plus honoré ni plus affectueusement prévenu que ces religieux ne le sont ici. La persécution est plus loin du prêtre dans les mœurs de l’Orient que dans les mœurs de l’Europe ; et s’il désire le martyre, ce n’est pas ici qu’il doit venir le chercher.




14 octobre 1832.


Parti à quatre heures du matin pour le mont Thabor, lieu désigné de la transfiguration, chose improbable, parce que, à cette époque, le sommet du Thabor était couvert par une citadelle romaine. La position isolée et l’élévation de cette charmante montagne, qui sort comme un bouquet de verdure de la plaine d’Esdraëlon, l’a fait choisir, dans le temps de saint Jérôme, pour le lieu de cette scène sacrée. On a élevé une chapelle au sommet, où les pèlerins vont entendre le saint sacrifice ; nul prêtre n’y réside : ils y vont de Nazareth. Arrivés au pied du Thabor, — superbe cône d’une régularité parfaite, revêtu partout de végétation et de chênes verts, — le guide nous égare. — Je m’assieds seul sous un beau chêne, à peu près à l’endroit où Raphaël place dans son tableau les disciples éblouis de la clarté d’en haut, et j’attends que le Père ait célébré la messe. On nous l’annonce d’en haut par un coup de pistolet, afin que nous puissions nous agenouiller sur les marches naturelles de cet autel gigantesque, devant Celui qui a dressé l’autel, et étendu la voûte étincelante du ciel qui le couvre.

À midi, parti pour le Jourdain et la mer de Galilée ; — traversé à une heure les collines basses et assez ombragées qui portent les pieds du mont Thabor ; — entré dans une vaste plaine de huit lieues de long sur au moins autant de large. — Un kan ruiné au milieu d’architectures du moyen âge. — Traversé quelques villages de pauvres Arabes qui cultivent la plaine ; chaque village a un puits situé à quelque distance, et quelques figuiers et grenadiers plantés non loin du puits. Voilà la seule trace du bien-être. Les maisons ne peuvent se distinguer qu’en approchant de très-près. Ce sont des huttes de six à huit pieds de hauteur, espèces de cubes de boue pétrie avec de la paille hachée, formant le toit en terrasse. — Ces terrasses servent de cour : là sont tous leurs meubles, une couverture et une natte. — Les enfants et les femmes s’y tiennent presque toujours ; les femmes ne sont pas voilées ; elles ont les lèvres teintes en bleu, le tour des paupières de la même couleur, et un léger tatouage peint autour des lèvres et sur les joues. Elles sont vêtues d’une seule chemise bleue, nouée d’une ceinture blanche au-dessus des hanches ; toutes ont l’apparence de la misère et de la souffrance. Les hommes sont couverts d’un manteau sans couture, d’une étoffe pesante, tissée de raies noires et blanches sans aucune forme, les jambes, les bras, la poitrine nus. Après avoir traversé, pendant une course de six heures, cette plaine jaunâtre et rocailleuse, mais fertile, nous voyons le terrain s’affaisser tout à coup devant nos pas, et nous découvrons l’immense vallée du Jourdain et les premières lueurs azurées du beau lac de Génésareth ou de la mer de Galilée, comme l’appellent les anciens et l’Évangile. Bientôt il se déroule tout entier à nos yeux, entouré de toutes parts, excepté au midi, d’un amphithéâtre de hautes montagnes grises et noires. À son extrémité méridionale et immédiatement sous nos pieds, il se rétrécit et s’ouvre pour laisser sortir le fleuve des prophètes et le fleuve de l’Évangile, le Jourdain !

Le Jourdain sort en serpentant du lac, se glisse dans la plaine basse et marécageuse d’Esdraëlon, à environ cinquante pas du lac ; il passe, en bouillonnant un peu et en faisant entendre son premier murmure, sous les arches ruinées d’un pont d’architecture romaine. C’est là que nous nous dirigeons par une pente rapide et pierreuse, et que nous voulons saluer ses eaux, consacrées dans les souvenirs de deux religions. En peu de minutes nous sommes à ses bords : nous descendons de cheval, nous nous baignons la tête, les pieds et les mains, dans ses eaux douces, tièdes et bleues comme les eaux du Rhône quand il s’échappe du lac de Genève. Le Jourdain, dans cet endroit, qui doit être à peu près le milieu de sa course, ne serait pas digne du nom de fleuve dans un pays à plus larges dimensions ; mais il surpasse cependant de beaucoup l’Eurotas et le Céphise, et tous ces fleuves dont les noms fabuleux ou historiques retentissent de bonne heure dans notre mémoire, et nous présentent une image de force, de rapidité et d’abondance, que l’aspect de la réalité détruit. Le Jourdain ici même est plus qu’un torrent : quoiqu’à la fin d’un automne sans pluie, il roule doucement, dans un lit d’environ cent pieds de large, une nappe d’eau de deux ou trois pieds de profondeur, claire, limpide, transparente, laissant compter les cailloux de son lit, et d’une de ces belles couleurs qui rend toute la profonde couleur d’un firmament d’Asie, — plus bleue même que le ciel, comme une image plus belle que l’objet, comme une glace qui colore ce qu’elle réfléchit. À vingt ou trente pas de ses eaux, la plage, qu’il laisse à présent à sec, est semée de pierres roulantes, de joncs, et de quelques touffes de lauriers-roses encore en fleurs. Cette plage a cinq à six pieds de profondeur au-dessous du niveau de la plaine, et témoigne de la dimension du fleuve dans la saison ordinaire des pleines eaux. Cette dimension, selon moi, doit être de huit à dix pieds de profondeur sur cent à cent vingt pieds de largeur. Il est plus étroit, plus haut et plus bas dans la plaine ; mais alors il est plus encaissé et plus profond, et l’endroit où nous le contemplions est un des quatre gués que le fleuve a dans tout son cours. Je bus dans le creux de ma main de l’eau du Jourdain, de l’eau que tant de poëtes divins avaient bue avant moi, de cette eau qui coula sur la tête innocente de la Victime volontaire ! Je trouvai cette eau parfaitement douce, d’une saveur agréable, et d’une grande limpidité. L’habitude que l’on contracte dans les voyages d’Orient de ne boire que de l’eau, et d’en boire souvent, rend le palais excellent juge des qualités d’une eau nouvelle. Il ne manquerait à l’eau du Jourdain qu’une de ces qualités, la fraîcheur. Elle était tiède ; et quoique mes lèvres et mes mains fussent échauffées par une marche de onze heures sans ombre, par un soleil dévorant, mes mains, mes lèvres et mon front éprouvaient une impression de tiédeur en touchant l’eau de ce fleuve.

Comme tous les voyageurs qui viennent, à travers tant de fatigues, de distances et de périls, visiter dans son abandon ce fleuve jadis roi, je remplis quelques bouteilles de ses eaux pour les porter à des amis moins heureux que moi, et je remplis les fontes de mes pistolets de cailloux que je ramassai sur le bord de son cours. Que ne pouvais-je emporter aussi l’inspiration sainte et prophétique dont il abreuvait jadis les bardes de ses sacrés rivages, et surtout un peu de cette sainteté et de cette pureté d’esprit et de cœur qu’il contracta sans doute en baignant le plus pur et le plus saint des enfants des hommes ! Je remontai ensuite à cheval ; je fis le tour de quelques-uns des piliers ruinés qui portaient le pont ou l’aqueduc dont j’ai parlé plus haut : je ne vis rien que la maçonnerie dégradée de toutes les constructions romaines de cette époque, ni marbre, ni sculpture, ni inscription ; — aucune arche ne subsistait, mais dix piliers étaient encore debout, et l’on distinguait les fondations de quatre ou cinq autres ; chaque arche, d’environ dix pieds d’ouverture, — ce qui s’accorde assez bien avec la dimension de cent vingt pieds qu’à vue d’œil je crois devoir donner au Jourdain.

Au reste, ce que j’écris ici de la dimension du Jourdain n’a pour objet que de satisfaire la curiosité des personnes qui veulent se faire des mesures justes et exactes des images mêmes de leurs pensées, et non de prêter des armes aux ennemis ou aux défenseurs de la foi chrétienne, armes pitoyables des deux parts. Qu’importe que le Jourdain soit un torrent ou un fleuve ? que la Judée soit un monceau de roches stériles ou un jardin délicieux ? que telle montagne ne soit qu’une colline, et tel royaume une province ? Ces hommes qui s’acharnent, se combattent sur de pareilles questions, sont aussi insensés que ceux qui croient avoir renversé une croyance de deux mille ans, quand ils ont laborieusement cherché à donner un démenti à la Bible et un soufflet aux prophéties. Ne croirait-on pas, à voir ces grands combats sur un mot mal compris ou mal interprété des deux parts, que les religions sont des choses géométriques que l’on démontre par un chiffre ou que l’on détruit par un argument ; et que des générations de croyants ou d’incrédules sont là toutes prêtes à attendre la fin de la discussion, et à passer immédiatement dans le parti du meilleur logicien et de l’antiquaire le plus érudit et le plus ingénieux ? Stériles disputes qui ne pervertissent et ne convertissent personne ! Les religions ne se prouvent pas, ne se démontrent pas, ne s’établissent pas, ne se ruinent pas par de la logique : elles sont, de tous les mystères de la nature et de l’esprit humain, le plus mystérieux et le plus inexplicable ; elles sont d’instinct et non de raisonnement. Comme les vents qui soufflent de l’orient ou de l’occident, mais dont personne ne connaît la cause ni le point de départ, elles soufflent, Dieu seul sait d’où, Dieu seul sait pourquoi, Dieu seul sait pour combien de siècles et sur quelles contrées du globe ! Elles sont, parce qu’elles sont ; on ne les prend, on ne les quitte pas à volonté, sur la parole de telle ou telle bouche ; elles font partie du cœur même plus encore que de l’esprit de l’homme. — Quel est l’homme qui dira : « Je suis chrétien, parce que j’ai là telle réponse péremptoire dans tel livre, ou telle objection insoluble dans tel autre ? » Tout homme sensé à qui on demandera compte de sa foi répondra : « Je suis chrétien, parce que la fibre de mon cœur est chrétienne, parce que ma mère m’a fait sucer un lait chrétien, parce que les sympathies de mon âme et de mon esprit sont pour cette doctrine, parce que je vis de l’air de mon temps, sans prévoir de quoi vivra l’avenir. »

On voyait deux villages suspendus sur les bords escarpés du lac de Génésareth, — l’un à un quart d’heure de marche, en face de nous, de l’autre côté du Jourdain ; l’autre à quelques centaines de toises sur notre gauche, et sur la même rive du fleuve. Nous ignorions par quelles races d’Arabes ces villages étaient habités, et nous avions été prévenus de nous tenir sur nos gardes, et de craindre quelque surprise de la part des Arabes du Jourdain, qui ne souffrent guère qu’on traverse impunément leurs plaines et leur fleuve. Nous étions bien montés, bien armés ; et la conquête rapide et inattendue de la Syrie, par Méhémet-Ali, avait frappé tous les Arabes d’un tel éblouissement de peur et d’étonnement, que le moment était bien choisi pour tenter des excursions hardies sur leur territoire : ils ignoraient qui nous étions, pourquoi nous marchions avec tant de confiance parmi eux ; et ils pouvaient naturellement supposer que nous étions suivis de près par des forces supérieures à celles qu’ils pouvaient déployer contre nous. La peur du lendemain, la crainte d’une prompte vengeance assurait donc notre route. Dans cette pensée, j’allai camper audacieusement au milieu même du dernier village arabe dont j’ai parlé ; je n’en sais pas le nom : il est bâti (si l’on peut appeler maisons un bloc informe de pierre et de boue) sur l’extrémité même de la plage élevée qui domine la mer de Galilée. Pendant que nos Arabes dressaient nos tentes, je descendis seul la pente escarpée qui mène au lac ; il la baignait en murmurant, et la bordait d’une frange de légère écume qui s’évanouissait et se reformait à chaque retour de ses lames courtes et rapides, semblables aux lames d’une mer douce et profonde qui viennent mourir sur le sable dans le fond d’un golfe étroit ; j’eus à peine le temps de me baigner dans ses eaux, théâtre de tant d’actions du grand poëme moral moderne, l’Évangile, et de ramasser pour mes amis d’Europe quelques poignées de ses coquillages. Déjà le soleil était descendu derrière les hautes cimes volcaniques et noires du plateau de Tibériade, et quelques Arabes qui m’avaient vu descendre seul et qui erraient sur la grève pouvaient être tentés par l’occasion : mon fusil à la main, je remontai droit à eux ; ils me regardèrent, et me saluèrent en mettant la main sur leur cœur. Je rentrai dans les tentes ; nous nous étendîmes sur nos nattes, accablés de lassitude, mais la main sur nos armes, pour être debout à la première alerte. Rien ne troubla le silence et le sommeil de cette belle nuit, où nous n’étions bercés que par le bruit doux et caressant des flots de la mer de Jésus-Christ contre ses rives ; par le vent qui soufflait par bouffées harmonieuses entre les cordes tendues de nos tentes, et par les pensées pieuses et les souvenirs sacrés que chacun de ces bruits réveillait en nous. Le lendemain, à l’aurore, quand nous sortîmes des tentes pour aller nous baigner encore dans le lac, nous ne vîmes que les femmes des Arabes, peignant leurs longs cheveux noirs sur les terrasses de leurs chaumières, quelques pasteurs occupés à traire, pour nous, des vaches et des chèvres, et les enfants nus du village qui jouaient familièrement avec nos chevaux et nos chiens : le coq chantait, l’enfant pleurait, la mère berçait ou allaitait, comme dans un hameau paisible de France ou de Suisse. Nous nous félicitâmes d’avoir risqué une course dans une partie de la Galilée si redoutée et si peu connue, et nous ne doutâmes pas que le même pacifique accueil ne nous attendît plus avant encore, si nous voulions nous enfoncer dans l’Arabie : nous avions tous les moyens de traverser avec sécurité la Samarie et le pays de Naplouse, l’antique Sichem, par M. Cattafago, qui est tout-puissant dans cette contrée, et qui nous offrait de nous faire annoncer par ses nombreux amis arabes, et accompagner par son propre frère.

Des inquiétudes personnelles me forcent à renoncer à cette route et à reprendre celle de Nazareth et du mont Carmel, où j’espère trouver des exprès et des lettres de Bayruth.

Cependant nous remontâmes à cheval pour longer, jusqu’au bout de la mer de Tibériade, les bords sacrés du beau lac de Génésareth. La caravane s’éloignait en silence du village où nous avions dormi, et marchait sur la rive occidentale du lac, à quelques pas de ses flots, sur une plage de sable et de cailloux, semée çà et là de quelques touffes de lauriers-roses et d’arbustes à feuilles légères et dentelées, qui portent une fleur semblable au lilas. À notre gauche, une chaîne de collines à pic, noires, dépouillées, creusées de ravines profondes, tachetées de distance en distance par d’immenses pierres éparses et volcaniques, s’étendait tout le long du rivage que nous allions côtoyer ; et, s’avançant en promontoire sombre et nu, à peu près au milieu de la mer, nous cachait la ville de Tibériade et le fond du lac du côté du Liban. Nul d’entre nous n’élevait la voix ; toutes les pensées étaient intimes, pressées et profondes, tant les souvenirs sacrés parlaient haut dans l’âme de chacun de nous. Quant à moi, jamais aucun lieu sur la terre ne me parla au cœur plus fort et plus délicieusement. J’ai toujours aimé à parcourir la scène physique des lieux habités par les hommes que j’ai connus, admirés, aimés ou révérés, parmi les vivants comme parmi les morts. Le pays qu’un grand homme a habité et préféré, pendant son passage sur la terre, m’a toujours paru la plus sûre et la plus parlante relique de lui-même ; une sorte de manifestation matérielle de son génie, une révélation muette d’une partie de son âme, un commentaire vivant et sensible de sa vie, de ses actions et de ses pensées. Jeune, j’ai passé des heures solitaires et contemplatives, couché sous les oliviers qui ombragent les jardins d’Horace, en vue des cascades éblouissantes de Tibur ; je me suis couché souvent le soir, au bruit de la belle mer de Naples, sous les rameaux pendants des vignes, auprès du lieu où Virgile a voulu que reposât sa cendre, parce que c’était le plus beau et le plus doux site où ses regards se fussent reposés. Combien plus tard j’ai passé de matins et de soirs assis aux pieds des beaux châtaigniers, dans ce petit vallon des Charmettes, où le souvenir de Jean-Jacques Rousseau m’attirait et me retenait par la sympathie de ses impressions, de ses rêveries, de ses malheurs et de son génie ! ainsi de plusieurs autres écrivains ou grands hommes dont le nom ou les écrits ont fortement retenti en moi. J’ai voulu les étudier, les connaître dans les lieux qui les avaient enfantés ou inspirés ; et presque toujours un coup d’œil intelligent découvre une analogie secrète et profonde entre la patrie et le grand homme, entre la scène et l’acteur, entre la nature et le génie qui en fut formé et inspiré. Mais ce n’était plus un grand homme ou un grand poëte dont je visitais le séjour favori ici-bas ; — c’était l’homme des hommes, l’homme divin, la nature et le génie et la vertu faits chair, la Divinité incarnée, dont je venais adorer les traces sur les rivages mêmes où il en imprima le plus, sur les flots mêmes qui le portèrent, sur les collines où il s’asseyait, sur les pierres où il reposait son front. Il avait, de ses yeux mortels, vu cette mer, ces flots, ces collines, ces pierres ; ou plutôt cette mer, ces collines, ces pierres l’avaient vu ; il avait foulé cent fois ce chemin où je marchais respectueusement ; ses pieds avaient soulevé cette poussière qui s’envolait sous les miens : pendant les trois années de sa mission divine, il va et vient sans cesse de Nazareth à Tibériade, de Jérusalem à Tibériade ; il se promène dans les barques des pêcheurs sur la mer de Galilée, il en calme les tempêtes ; il y monte sur les flots en donnant la main à son apôtre de peu de foi comme moi, main céleste dont j’ai besoin plus que lui dans des tempêtes d’opinions et de pensées plus terribles !

La grande et mystérieuse scène de l’Évangile se passe presque tout entière sur ce lac et au bord de ce lac, et sur les montagnes qui entourent et qui voient ce lac. Voilà Emmaüs, où il choisit au hasard ses disciples parmi les derniers des hommes, pour témoigner que la force de sa doctrine est dans sa doctrine même, et non dans ses impuissants organes. Voilà Tibériade, où il apparaît à saint Pierre, et fonde en trois paroles l’éternelle hiérarchie de son Église ; voilà Capharnaüm, voilà la montagne où il fait le beau sermon de la montagne : voilà celle où il prononce les nouvelles béatitudes selon Dieu ; — voilà celle où il s’écrie : Misereor super turbam ! et multiplie les pains et les poissons, comme sa parole enfante et multiplie la vie de l’âme ; voilà le golfe de la pêche miraculeuse ; voilà tout l’Évangile enfin, avec ses paraboles touchantes et ses images tendres et délicieuses qui nous apparaissent telles qu’elles apparaissaient aux auditeurs du divin Maître, quand il leur montrait du doigt l’agneau, le bercail, le bon pasteur, le lis de la vallée. Voilà enfin le pays que le Christ a préféré sur cette terre, celui qu’il a choisi pour en faire l’avant-scène de son drame mystérieux ; celui où, pendant sa vie obscure de trente ans, il avait ses parents et ses amis selon la chair ; celui où cette nature dont il avait la clef lui apparaissait avec le plus de charmes ; voilà ces montagnes où il regardait comme nous se lever et se coucher le soleil qui mesurait si rapidement ses jours mortels ; c’était là qu’il venait se reposer, méditer, prier, et aimer les hommes et Dieu.