Voyage en Orient (Lamartine)/Notes sur l’émir Beschir

Chez l’auteur (p. 255-277).


NOTES


SUR L’ÉMIR BESCHIR




À la mort du dernier descendant de l’émir Fakardin, le commandement de la montagne passa dans les mains de la famille Chab. Cette famille ne se trouve établie au Liban que depuis cent dix ans environ. Voici ce qu’en rapportent les vieilles chroniques arabes du désert de Damas :

Vers le commencement du premier siècle de l’hégire, à l’époque où les armées d’Abubekr envahirent la Syrie, un homme d’une haute bravoure, nommé Abdalla, habitant du petit village de Bet-Chiabi, dans le désert de Damas, se couvrit de gloire au siége de cette ville, et fut tué sous ses murs. Le général musulman combla de bienfaits sa famille, qui alors quitta Bet-Chiabi pour aller s’établir à Housbaye, sur l’Anti-Liban. On y trouve encore la souche primitive de cette famille, d’où est sortie la branche qui règne aujourd’hui sur le Liban.

L’émir Beschir, un des descendants d’Abdalla, resta orphelin dans un âge peu avancé. Son père, l’émir Hassem, avait été revêtu de la pelisse de kakem et avait reçu l’anneau de commandement, lorsque son oncle, l’émir Milhem, eut quitté les affaires pour aller finir paisiblement ses jours dans la retraite ; mais l’administration d’Hassem fut inhabile et sans énergie, et Milhem, forcé de reprendre le commandement, dut réparer les fautes de son neveu, et apaiser les troubles que son impéritie avait suscités.

Ainsi que Volney l’a rapporté, le pouvoir passa ensuite et successivement de Mansour à Joussef, l’un père, l’autre fils de Milhem. Lorsque Joussef prit le commandement pour la première fois, l’émir Beschir n’avait que sept ans. Joussef l’attacha à sa personne, et le fit élever avec soin. Quelques années après, ayant reconnu en lui un esprit vif et courageux, il le fit entrer dans les affaires de son gouvernement.

À cette époque, Djezar, pacha d’Acre, qui avait succédé à Dahor, fatiguait depuis longtemps l’émir Joussef par des attaques et des impôts exorbitants. La guerre éclata ; mais Beschir ne put suivre son oncle dans cette expédition : ce ne fut qu’en 1784 qu’il participa à la seconde expédition contre Djezar-Pacha. Le jeune Beschir, alors âgé de vingt-un ans, courut un grand danger dans la ville de Ryde, dont les Druzes s’étaient emparés. Poursuivi par un corps de troupes du pacha, et forcé d’évacuer la ville, il se trouva, dans sa retraite, cerné par l’ennemi. La situation était critique : Beschir poussa vivement son cheval vers une muraille, du haut de laquelle il se précipita sous une grêle de balles ; heureusement il ne fut point atteint, mais son cheval se tua dans cette chute.

De retour au Liban, l’émir Beschir s’appliqua tout entier aux affaires, et voulut ramener l’ordre dans l’administration de l’émir Joussef. Bientôt l’ambition s’éveilla dans son âme ; il se rappela de qui il était fils, et, quoique pauvre, il convoita le souverain pouvoir. Ses manières et son courage lui avaient attiré l’amitié de plusieurs familles puissantes ; il travailla à s’en attacher d’autres que dégoûtait la mauvaise administration de l’émir Joussef, et réussit à mettre dans ses intérêts une famille considérable et très-influente, celle de Kantar, dont le chef, l’homme le plus habile qui fût alors dans le Liban, était immensément riche et portait le titre de scheik Beschir, c’est-à-dire grand et illustre. Il ne manquait plus à l’émir Beschir qu’une occasion : elle se présenta.

Depuis 1785, époque à laquelle Djezar-Pacha avait rendu à Joussef le commandement dont il l’avait privé pendant plus d’un an, les hostilités avaient complétement cessé entre ces deux princes. L’émir Joussef envoyait tous les ans à Saint-Jean d’Acre des officiers qui lui rapportaient la pelisse avec les compliments d’usage : cependant il craignait toujours une mésintelligence entre lui et le pacha, ce qui ne tarda pas à arriver.

En 1789, une rupture violente éclata entre ces deux princes ; et l’émir Joussef, hors d’état de résister, résolut d’abdiquer. Beschir avait du crédit ; Joussef l’aimait : il l’appela près de lui, et lui conseilla d’aller à Saint-Jean d’Acre demander l’anneau de commandement. Beschir refusa d’abord, et fit entendre à son oncle qu’il se verrait alors obligé de l’éloigner de ses États parce que le pacha l’exigerait, et que sa présence dans le Liban serait un éternel aliment pour les factions. Joussef, en proposant cette démarche à son parent, avait deux raisons : d’empêcher que le pouvoir ne sortît de sa famille ; et de conserver le commandement lorsque Beschir aurait aplani les difficultés, soit par conciliation, soit par la voie des armes.

Il insista donc ; et, sur la promesse qu’il fit de quitter le pays dès que l’émir Beschir aurait reçu le commandement, le jeune prince partit pour Saint-Jean d’Acre : Djezar-Pacha l’accueillit avec bonté, lui confia le commandement du Liban, et lui donna huit mille hommes pour asseoir son pouvoir et s’emparer de l’émir Joussef. Beschir, arrivé au pont de Gesser-Cadi, écrivit secrètement à son oncle, lui fit part des instructions qu’il avait reçues du pacha, et il l’engagea à se retirer. L’émir Joussef se replia sur Gibel, dans le Kosrouan, où il rassembla ses partisans. Beschir joignit à ses soldats ceux qu’il avait ramenés d’Acre, et marcha contre Joussef, qu’il rencontra dans le Kosrouan : il lui livra bataille et lui fit perdre beaucoup de monde ; cependant plusieurs mois s’écoulèrent sans résultats définitifs.

Pour terminer ce différend, Joussef envoya à Saint-Jean d’Acre un exprès qui promit au pacha un tribut plus fort que celui que payait Beschir, s’il voulait lui rendre le commandement. Djezar y consentit, l’appela à Acre, lui remit la pelisse, et lui donna, pour chasser Beschir, les mêmes huit mille hommes qui avaient combattu contre lui. L’émir Beschir se retira dans le district de Mar-Méri, d’où il travailla à faire tomber son rival, en offrant plus encore que l’émir Joussef n’avait promis : le pacha accepta, et Joussef fut derechef obligé de céder la place. Il retourna à Acre pour tenter de nouvelles intrigues ; mais Beschir offrit au pacha 4,000 bourses (de 500 pièces de 40 cent. chacune), s’il faisait mourir Joussef, voulant ainsi mettre un terme aux troubles qui agitaient la montagne.

Djezar se trouvait alors à Damas. Son douanier (Grec qui possédait toute sa confiance, et qui était considéré, en son absence, comme le pacha d’Acre) traita en son nom, et informa son maître du marché qu’il avait conclu. La proposition plut d’abord beaucoup à Djezar, qui ratifia l’engagement, et ordonna de pendre l’émir Joussef et son ministre Gandour.

À peine Djezar eut-il expédié cet ordre, qu’il s’en repentit : il lui sembla que l’inimitié des deux princes était utile à ses intérêts, et il envoya un second ordre qui révoquait le premier ; mais soit qu’il arrivât trop tard, soit que le ministre fût gagné, l’émir Joussef fut pendu. Cette exécution irrita le pacha ; il se rendit à Acre, se fit rendre compte de l’affaire, prétendit qu’il avait été trompé, et fit noyer son douanier, et avec lui toute sa famille, ainsi que plusieurs autres personnes accusées d’avoir trempé dans cette affaire.

Djezar confisqua les immenses trésors de son favori, et écrivit une lettre de reproches à l’émir Beschir. Le ton de la dépêche montra à ce jeune prince qu’il était compromis. Il essaya de se justifier auprès du pacha, qui dissimula jusqu’à l’époque de la réélection du gouverneur : alors Djezar invita le prince à venir à Saint-Jean d’Acre prendre l’investiture.

Il vint sans défiance avec son ministre le scheik Beschir ; mais ils ne furent pas plus tôt arrivés qu’ils furent jetés dans un cachot, où ils eurent à endurer toutes sortes de maux pendant dix-huit ou vingt mois de captivité. Le but de Djezar, en les traitant ainsi, était de les amener à payer une riche rançon ; mais le prince n’avait rien ; il avait commandé trop peu de temps pour amasser de grandes richesses. Son ministre y suppléa : il envoya secrètement auprès du pacha la veuve d’un prince druze nommé Sest-Abbous, avec laquelle il avait eu des relations intimes ; il la chargea d’offrir au pacha la somme exigée, et de feindre d’engager elle-même ses propres bijoux pour compléter la rançon. Elle partit. C’était une femme adroite, hardie, et d’une grande habileté. Elle trouva le pacha à Acre, et le gagna si bien par les grâces de sa personne et de son esprit, que Djezar réduisit considérablement la somme qu’il avait d’abord demandée. L’investiture fut rendue à l’émir Beschir, qui rentra dans les bonnes grâces du pacha.

Pendant cette captivité, le frère de l’émir Joussef, et son cousin l’émir Koïdar de Bubda, s’étaient emparés du pouvoir, et avaient pris les mesures nécessaires pour empêcher l’émir Beschir de rentrer dans ses États, si Djezar venait à lui rendre la liberté. Dès qu’il fut sorti de sa prison, le prince, ne jugeant pas prudent de reparaître encore au milieu des siens, envoya son ministre, le scheik Beschir, pour sonder l’esprit public, et se retira dans le village de Homs pour attendre l’effet de ses négociations. Il travailla en outre à gagner l’esprit de l’émir Abbets, prince druze de Solima, qui jusque-là avait gardé la neutralité, et qui jouissait de la plus haute considération parmi les Druzes et les chrétiens, surtout ceux du district de Marcaeutre.

L’émir Abbest, jugeant la cause de l’émir Beschir juste, prit parti pour lui, et le sollicita de venir près de lui. Comme les communications étaient fort difficiles, il lui transmit sa dépêche par un Italien, frère laïque d’un couvent de Solima. Beschir se rendit au milieu de ses partisans, dont le scheik Beschir avait augmenté le nombre par ses largesses et son habileté, fondit avec impétuosité sur l’armée de ses rivaux, la dispersa, s’empara des deux princes, et les fit étrangler sans autre formalité.

Paisible possesseur de la puissance, l’émir Beschir se maria avec la veuve d’un prince turc, comme lui de la famille de Chab, et qu’il avait fait périr deux ans auparavant. Cette union le rendit maître d’une fortune immense. Avant d’épouser cette princesse, qui était d’une grande beauté, il la fit baptiser. Ce mariage fut des plus heureux. À l’âge de soixante-huit ans, la princesse était accablée d’infirmités, et d’une paralysie qui lui ôtait l’usage des jambes. Ils offraient cependant l’exemple de l’affection la plus vive et de la plus parfaite union.

En mourant, l’émir Joussef avait laissé trois enfants en bas âge. Giorgios-Bey et son frère Abdalla les élevèrent avec soin, dans l’espérance qu’ils ranimeraient un jour le parti de Joussef, et renverseraient l’émir Beschir ; mais celui-ci triompha de tous ces obstacles, et jouit paisiblement du pouvoir jusqu’en 1804.

Des événements de la plus haute importance se passaient en Égypte : Bonaparte, entré en Syrie avec un corps d’armée, arrivait devant Saint-Jean d’Acre, qui devait lui ouvrir les portes de l’Orient. Le général français engagea, par des lettres pressantes et des émissaires, le prince du Liban à entrer dans ses intérêts, et à l’aider à se rendre maître de la place. L’émir Beschir répondit qu’il était disposé à se réunir à lui ; mais qu’il ne le ferait qu’après la prise d’Acre. Un Français reprochait un jour à l’émir de n’avoir pas embrassé avec enthousiasme la cause de l’armée française, et d’avoir peut-être par là empêché la régénération de l’Orient ; il lui répondit :

« Malgré le vif désir que j’avais de me joindre au général Bonaparte, malgré la haine profonde que j’avais vouée au pacha, je ne pus embrasser la cause de l’armée française. Les quinze ou vingt mille hommes que j’aurais envoyés de la montagne n’eussent rien fait pour le succès du siége. Si Bonaparte eût enlevé la place sans mon assistance, il aurait envahi la montagne sans combat, car les Druzes et les chrétiens le désiraient ardemment ; j’aurais donc perdu mon commandement : au contraire, si j’eusse aidé le général Bonaparte et que nous n’eussions pas emporté la place (ce qui serait arrivé), le pacha d’Acre m’eût fait pendre, ou jeter dans un cachot. Qui m’aurait secouru alors : quelle protection aurais-je implorée ? aurait-ce été celle de la France… qui était si loin, qui avait l’Angleterre et l’Europe sur les bras, et qui était elle-même déchirée par la guerre civile et les factions ?… »

Le général Bonaparte comprit la position du prince Beschir ; et, pour preuve de son amitié, il lui fit présent d’un superbe fusil, que Beschir a conservé en mémoire du grand capitaine.

Avant de reprendre l’histoire des événements qui suivirent la ruine de l’émir Joussef, il serait à propos de raconter une aventure qui peut-être rendit le pacha Djezar si féroce et si cruel.

Dans les premières années de son commandement, il allait, selon l’usage, à la rencontre de la caravane qui revenait du pèlerinage de la Mecque. (Par la suite, le pacha de Damas fut chargé de cette cérémonie, et celui d’Acre ne fut plus tenu que de subvenir aux dépenses de la caravane et de payer un tribut aux Arabes du désert.) Les mameluks, à qui, en son absence, Djezar avait laissé la garde de son sérail, en forcèrent les portes, et se livrèrent à toute la brutalité de leurs passions.

Le pacha revint ; et, loin de fuir à son approche, les mameluks s’emparent du trésor, ferment les portes de la ville, décidés à répondre à la force par la force. Avec la faible escorte qui l’accompagnait, Djezar ne pouvait vaincre : cependant les mameluks lui mandèrent que, s’il voulait les laisser retirer avec leurs armes et leurs chevaux, on lui ouvrirait les portes de la ville ; sinon, qu’ils accepteraient la guerre, et mourraient plutôt les armes à la main que de se rendre.

Djezar-Pacha n’avait pas à réfléchir longtemps : il savait qu’il était haï des Turcs aussi bien que des chrétiens, à cause de ses exactions ; il n’ignorait pas non plus que si l’émir Jôussef venait à connaître sa position, il se liguerait avec les mameluks, et lui ferait une guerre qui pourrait lui devenir fatale.

Il accorda aux mameluks ce qu’ils demandaient, et ceux-ci s’éloignèrent rapidement, tandis que le pacha entrait dans la ville. À peine Djezar fut-il dans son palais, qu’il expédia sa cavalerie à la poursuite des fuyards ; mais ce fut en vain : les mameluks arrivèrent sains et saufs en Égypte. Djezar se vengea alors sur ses femmes ; il les fit toutes fustiger, ensuite jeter dans une grande fosse, puis recouvrir de chaux vive. Il excepta de cette exécution atroce sa favorite, qu’il fit parer de ses bijoux et de ses plus beaux habits, puis enfermer dans une caisse et jeter à la mer.

Cet événement assombrit le caractère de Djezar. Il était avare et spoliateur ; il devint farouche et cruel : il ne parlait plus que de couper des nez, d’abattre des oreilles, d’arracher des yeux. Au moment de sa mort, ne pouvant plus parler, ni ordonner d’exécutions, il faisait signe à ceux qui l’entouraient, en montrant le chevet de son lit. Heureusement il ne fut pas compris. On trouva après sa mort une longue liste de personnes qu’il avait condamnées à mourir lorsqu’il serait revenu à la santé. Sa férocité le suivit jusque dans le tombeau.

Revenons au prince Beschir. Dès que les fils de l’émir Joussef furent assez grands pour disputer la puissance, Giorgios-Bey et Abdalla résolurent de mettre leurs projets à exécution. Ils profitèrent d’un moment de froideur entre Djezar et le prince Beschir, et soulevèrent le parti de leurs pupilles. L’émir, pris au dépourvu, fut obligé de se retirer dans le Huran, et invoqua la médiation du pacha, dont il flatta l’avarice et la cupidité. Djezar intervint, et imposa un traité qui conciliait les deux partis, mais qui favorisait beaucoup plus Beschir, à qui il donnait le pays des Druzes, tandis qu’aux fils de Joussef restait celui de Gibel et de Kosrouan.

Ce traité fut observé peu d’années. Les fils de Joussef cherchaient tous les moyens possibles de renverser leur ennemi. Comme ils étaient les plus forts, ils y réussirent ; et Djezar ne voulant plus écouter les représentations de Beschir, l’usurpation fut sanctionnée. L’émir n’avait plus dès lors d’autres ressources que de se jeter dans les bras du vice-roi d’Égypte.

L’amiral anglais Sydney-Smith se trouvait à cette époque, avec quelques vaisseaux, dans les parages de la Syrie. Beschir le supplia de le recevoir à son bord, et de le transporter en Égypte. Après être resté plusieurs mois sur mer et avoir touché Chypre, Smyrne, Candie et Malte, il débarqua à Alexandrie, où il alla trouver le vice-roi, suivi de quelques amis restés fidèles à sa fortune.

Le vice-roi lui fit un accueil des plus flatteurs, le traita avec tous les égards dus à sa position, le combla de présents, et le fit repartir pour la Syrie sur un des vaisseaux de l’amiral Sydney-Smith, avec une lettre pour Djezar pleine de reproches et de menaces, dans laquelle il lui intimait l’ordre de rétablir l’émir Beschir dans son commandement.

Le vice-roi était puissant : Djezar-Pacha se hâta d’obéir, car le ton de la dépêche lui fit sentir qu’il ne devait rien négliger pour satisfaire le prince Beschir. Il enjoignit donc aux fils de Joussef, qui n’osèrent y apporter aucune résistance, de se conformer en tout au traité ; et, jusqu’à sa mort, la paix la plus profonde régna entre les deux partis.

L’émir Beschir cependant ne se reposait pas entièrement sur la seule protection de Méhémet-Ali ; il voyait le parti des trois princes s’augmenter de jour en jour, et craignait de succomber sous quelque trame, car il connaissait la soif ardente de vengeance qui les animait contre lui. L’habileté dé leurs ministres, Giorgios-Bey et Abdalla, augmentait encore ses inquiétudes. Il résolut donc d’en finir avec eux par un coup décisif, capable d’imprimer la terreur dans l’âme de ses ennemis. Il profita, pour accomplir son projet, de l’investiture de Soliman-Pacha, qui succédait à Djezar. À cette époque, tout paraissait tranquille dans le Liban : les trois princes gouvernaient en paix leurs provinces, et semblaient se soumettre, sans arrière-pensée, à la suprématie que le traité accordait à leur ennemi, tandis que leurs ministres préparaient tout, secrètement, pour une nouvelle attaque.

L’émir Beschir prit les devants. Instruit du moment favorable par ses affidés, il mande Giorgios-Bey à Deïr-el-Kammar, sous prétexte d’affaires : en même temps son frère, l’émir Hassem, fond sur Gibel, s’empare des princes, et fait pendre Abdalla. Les trois frères furent conduits à Yong-Michaël, où on leur creva les yeux. Leurs biens furent confisqués au profit de l’émir Beschir. À la nouvelle de ces événements, Giorgios-Bey se précipita d’une fenêtre de sa prison, et se tua ; ce qui n’empêcha pas l’émir de le faire pendre, pour servir d’exemple à ses ennemis. Cinq chefs de Deïr-el-Kammar, et un frère du scheik Beschir, tous de la maison de Gruimbelad-el-Bescantar, accusés d’avoir aidé les princes vaincus, furent mis à mort, et leurs biens confisqués.

Ces exécutions faites, le prince Beschir prit l’autorité suprême sur tout le Liban, donnant à son frère Hassem le commandement du Kosrouan, dont le chef-lieu était Gazyr ; mais comme il mourut peu de temps après, on accusa l’émir Beschir de l’avoir empoisonné, parce qu’il lui soupçonnait des desseins ambitieux. Cette accusation est sans fondement, et l’opinion publique en a fait justice.

Vers 1819, les pays de Gibel-Biscarra, de Gibes et du Kosrouan, s’insurgèrent à l’occasion d’une contribution qui excita le mécontentement général. Les révoltés, sur l’avis de l’évêque Joussef, résolurent d’aller attaquer l’émir Beschir dans le pays des Druzes, où il se trouvait alors. Le prince, sans donner aux insurgés le temps de réunir leurs forces, alla lui-même les chercher à la tête d’un petit corps d’armée, après avoir ordonné à son lieutenant général, le scheik Beschir, de le suivre avec trois mille hommes qu’il avait rassemblés à la hâte. L’émir entra dans le pays de Gibes, et campa dans une vallée du district d’Agousta, entre Djani et le territoire de Gazyr. La nuit suivante et le lendemain matin, il reçut une vive fusillade de plusieurs détachements ennemis qui tenaient les hauteurs. Sa tente fut criblée de balles, et, malgré les instances de son fils Halil, il ne voulut pas changer de position. Lorsque le jour fut plus avancé, la fusillade de l’ennemi devenant plus nourrie, Beschir pensa que les rebelles avaient augmenté leurs forces et voulaient lui fermer le passage. Alors il se leva du tapis sur lequel il était resté pendant la fusillade, monta à cheval et marcha droit à l’ennemi, accompagné de sa petite escorte. À son approche, les insurgés se dispersèrent sans résistance, et il arriva à Gibes, où il prit des mesures énergiques, afin d’empêcher l’accroissement de leurs forces.

Son lieutenant général, le scheik Beschir, qui le suivait à petites journées, passa le fleuve du Chien, et s’empara, avec ses trois mille hommes, des deux premiers villages du Kosrouan, le Yong-Michaël et le Yong-Monsbak, qui se trouvaient sur son passage. Le jour même de cette occupation, les avant-postes arrêtèrent un prêtre qui portait des dépêches à l’évêque Joussef ; le scheik Beschir, ayant lu ces lettres, présenta son kangiar à celui qui les lui avait apportées, et lui ordonna de tuer le prêtre, et de l’enterrer à la place où il avait été arrêté.

Peu d’heures après, un autre messager secret eut le même sort.

Le jour suivant, le scheik Beschir se remit en marche, envahit sans obstacle le Kosrouan, et fit étrangler tous ceux que l’émir Beschir avait inscrits sur une note qu’il lui avait envoyée. Il arriva ainsi jusqu’à Gibel-Biscarra, où il joignit le prince, qui venait de Gibes. L’émir Beschir resta neuf jours dans cette province, pendant lesquels il acheva d’étouffer la révolte en faisant pendre et étrangler tous les rebelles de distinction des trois districts de Gibes, du Kosrouan et de Gibel-Biscarra ; on donna la bastonnade à plusieurs autres, de qui on exigea en outre des rançons ruineuses.

Au nombre de ces derniers était un pauvre vieillard de soixante-quinze ans, condamné à 70 bourses ; il ne pouvait les payer : son fils lui écrivit qu’il allait faire un emprunt, en le priant de l’y autoriser ; le vieillard répondit qu’il ne payerait rien, ajoutant des expressions peu bienveillantes pour le prince. La lettre fut interceptée, et le vieillard condamné à la peine des osselets. Cet infortuné, déjà accablé par l’âge, ne put résister à tant de douleur, et lorsque, sur l’ordre du scheik Beschir, il fut rapporté chez lui, il mourut après vingt jours de souffrance. Son fils hérita de la condamnation du père ; ses biens furent confisqués au profit de l’émir, qui ne lui laissa que 1,000 piastres.

L’émir Beschir monta à Éden, passa les Cèdres, et descendit à Balbeck par l’autre côté de la montagne, tandis que le scheik Beschir occupait la province insurgée. En arrivant à Balbeck, le prince ordonna à son lieutenant général de retourner par le même chemin qu’il avait tenu, et de frapper, en passant, les trois provinces d’une contribution de 400 bourses (de 500 pièces chacune).

Il serait miraculeux qu’avec trois mille hommes le prince du Liban eût pu étouffer une sédition dans trois provinces aussi fortes, si on ne se rappelait que les insurrections étaient partielles, et que le parti de Beschir, dans ces provinces, aida beaucoup à en triompher.

Le pacha de Damas avait, dans cet intervalle, envoyé au Bkaa un aga chargé de prélever, selon l’usage, les récoltes des terres qui étaient sous la dépendance de son pachalik. Cet officier pénétra dans le village de Haunie, qui dépendait de la principauté du Liban, et y frappa des contributions en bestiaux et en argent : les habitants, ne voulant pas s’y soumettre, prévinrent le prince Beschir, qui écrivit à l’aga, en lui témoignant son mécontentement ; mais celui-ci ne tint aucun compte de ses remontrances, commit les plus grandes exactions, et retourna chez lui ; le prince Beschir, irrité, en donna avis au pacha d’Acre, en exprimant d’une manière énergique son ressentiment. Abdalla, soit par considération pour Beschir, soit qu’il eût à se venger personnellement de l’aga, manda au pacha de Damas de le corriger sévèrement : celui-ci répondit évasivement, s’étonnant de la part que le pacha d’Acre prenait à une affaire qui regardait des chrétiens ; Abdalla transmit cette réponse à Beschir, en l’engageant à tirer lui-même vengeance du pacha de Damas. Le prince du Liban rassembla à la hâte dix mille hommes, et se dirigea sur Damas : le pacha sortit à sa rencontre, et les deux armées en vinrent aux mains plusieurs fois ; mais l’avantage resta toujours au prince Beschir.

Pendant ce temps-là, Abdalla lança un faux firman qui déclarait le pacha de Damas déchu de son pachalik, qui était réuni à celui d’Acre. Mais le pacha de Damas s’étant adressé aux pachas voisins et à la cour de Constantinople, celle-ci condamna à mort le pacha d’Acre, et destitua le prince Beschir de son gouvernement. L’émir était déjà aux portes de Damas lorsque le firman arriva : il vit alors que celui d’Abdalla était supposé, et il jugea prudent de se retirer dans la province de Deïr-el-Kammar, d’où, apprenant que le sort d’Abdalla lui était réservé, il alla se réfugier dans les environs de Bayruth, demandant au gouverneur de le recevoir avec son escorte. Celui-ci s’y refusa, prétendant que la présence de l’émir dans la ville y exciterait une sédition. Le prince ayant fait savoir alors à son frère, l’émir Abets, à qui il avait laissé le commandement de la montagne, qu’il voulait revenir dans ses États et tenter la voie des armes contre les pachas envoyés par la Sublime Porte, son frère lui répondit que la montagne était sans vivres et sans argent, et qu’il lui conseillait vivement de ne pas tenter un projet aussi périlleux.

Dans ces tristes conjonctures, le prince tourna encore les yeux vers l’Égypte, et s’adressa à un Franc, le priant de lui faciliter les moyens de quitter la Syrie. M. Aubin le fit embarquer, entre Bayruth et Saïde, sur un bâtiment français qui faisait voile pour Alexandrie. Après son départ, le scheik Beschir et son frère l’émir Abets se liguèrent avec les pachas coalisés, et briguèrent le commandement de la montagne ; ce qui fut la source des divisions qui déchirèrent le Liban en 1823.

Des troupes combinées mirent le siége devant Saint-Jean d’Acre en juillet 1822, et le continuèrent sans succès jusqu’en avril 1823, époque à laquelle il fut levé. Alors le jeune pacha d’Acre, extrêmement avare, imagina un moyen de se dispenser du tribut qu’il devait à la Porte. Pour cela, il fit assassiner, près de Latakieh, les officiers qui payaient le tribut, et se fit rendre l’argent par les assassins. Il se plaignit ensuite auprès de la Porte du meurtre commis sur ses agents, et du vol d’une redevance appartenant au Grand Seigneur. Le pacha d’Acre, par cette odieuse conduite, espérait d’abord s’exempter du tribut, et ensuite compromettre le pacha de Latakieh, à qui le Grand Seigneur enverrait le cordon, en réunissant son pachalik à celui d’Acre. Mais Abdalla-Pacha se trompa.

Le Grand Seigneur, informé de la perfidie du pacha d’Acre, demanda sa tête pour la seconde fois. Mais que pouvaient contre Acre les pachas de Damas, d’Alep et d’Adana, avec une armée de douze mille hommes de toutes armes, mal disciplinée, sans artillerie qui pût faire une brèche, n’ayant que quelques pièces de gros calibre auxquelles la grosseur des boulets ne répondait pas ; trois à quatre mille cavaliers sans bagages, et une infanterie qui passait le jour et la nuit à fumer sous la tente ? Aussi Abdalla-Pacha, maître de la première place forte de l’Orient, se prépara-t-il sans crainte à une vigoureuse défense.

Une corvette anglaise, à l’ancre dans la rade, offrit un officier de son bord pour diriger l’artillerie des assiégeants. Les pachas acceptèrent, et mirent les bouches à feu sous ses ordres. Mais, au bout de trois jours, il vit qu’il n’emporterait jamais la place avec des Turcs qui ne voulaient pas s’approcher des murs avec leurs canons, le seul moyen cependant de faire brèche.

Malgré l’armée des pachas, Abdalla resta en repos. Il n’avait rien à craindre, du côté de la terre, de la part de troupes si mal organisées, et répondait à leurs coups de canon par des coups de fusil, pour montrer combien il méprisait leurs attaques. Il avait de bons soldats bien payés ; les vivres et les munitions de guerre lui arrivaient en abondance par des bâtiments, soit d’Europe, soit d’Asie ; on le soupçonna même d’avoir des intelligences avec les Grecs de la Morée.

L’émir Beschir, qui, à cette époque, était déjà sous la protection du vice-roi d’Égypte, entretenait une correspondance régulière avec Abdalla, qui, par l’entremise de Méhémet-Ali, sollicita la paix et son pardon de la Porte. Si le pacha n’avait rien à craindre du côté de la terre, il devait redouter que le divan de Constantinople, bloquant la place par mer, n’interceptât ses communications avec l’étranger, ce qui eût réduit son peuple à la famine, insurgé ses soldats, et l’eût forcé lui-même à tendre le cou au cordon de la Sublime Porte. Le divan lui pardonna, sachant qu’Abdalla aurait pu livrer la place aux insurgés de la Morée ; mais il le condamna à une amende de 3,000 bourses et aux frais de la guerre.

Le vice-roi, ayant obtenu la grâce d’Abdalla-Pacha, demanda aussi et obtint celle de l’émir Beschir, qui reprit son commandement. Il profita de cette circonstance pour faire sentir son crédit au divan, et pour prendre une influence immédiate sur le prince du Liban, dont les intérêts politiques se trouvent aujourd’hui liés avec ceux de Méhémet-Ali.

À la fin de l’année 1823, l’émir Beschir débarqua à Saint-Jean d’Acre pour régler avec Abdalla les dépenses du siége de la place, et fixer la somme à laquelle devait s’élever sa part dans la dette.

À sa rentrée au Liban, il frappa une contribution de 1,000 bourses, car il était dans une position peu aisée, par suite de son exil et des dépenses qu’avait occasionnées son séjour en Égypte. Son peuple aussi était pauvre ; et, ne voulant pas l’indisposer contre lui par un impôt aussi fort, il résolut de le faire payer à son ancien lieutenant général, le scheik Beschir, voulant se venger ainsi des intrigues qu’il avait eues avec son frère Abets pour lui enlever le commandement de la montagne. Le scheik Beschir refusa de payer, et se retira dans le Karan, province du Liban : il revint ensuite à son palais de Moctura, d’où il s’entendit avec le prince Abets pour renverser Beschir ; il parvint même à faire entrer dans la conspiration trois jeunes frères du prince, qui jusque-là étaient restés tranquilles dans leurs provinces.

Cette conspiration aurait pu devenir fatale à l’émir Beschir, sans le secours d’Abdalla-Pacha.

Le scheik Beschir fut poursuivi et arrêté dans les plaines de Damas, avec une escorte de deux cents personnes ; il eût pu facilement se sauver : mais sur l’assurance que lui donna un officier turc, au nom du pacha de Damas, que le prince du Liban lui pardonnait, il se remit entre ses mains, et fut conduit à Damas. Là on le dépouilla de ses habits, on lui lia les mains, l’une sur la poitrine, l’autre sur le dos, et on le jeta dans une prison, où il resta plusieurs mois. On instruisit son procès à Constantinople, et il fut condamné à mort. Lorsqu’on lui présenta le cordon, il ne pâlit pas, et demanda seulement à parler au pacha et au prince : on lui répondit que c’était inutile ; que ni l’un ni l’autre ne pouvaient plus rien, la condamnation émanant de Constantinople. Alors le scheik Beschir se soumit à sa destinée. Il fut étranglé, puis décapité, et son corps coupé en morceaux et jeté aux chiens.

Cette exécution eut lieu au commencement de 1824. Les trois frères du prince furent ensuite arrêtés ; on leur coupa la langue et on leur creva les yeux, puis ils furent exilés avec leurs familles, chacun dans un village éloigné l’un de l’autre. Depuis lors la tranquillité régna au Liban, les Chab jouirent en paix du pouvoir, grâce à la police active que l’émir établit dans son gouvernement, et à l’amitié d’Abdalla-Pacha, qui n’ignorait cependant pas les liens intimes qui unissaient le grand prince à Méhémet-Ali.

Telle est la politique qu’a suivie jusqu’à ce jour l’émir Beschir, et tout annonce qu’il la suivra encore avec succès dans la nouvelle crise où l’a placé la lutte de Méhémet-Ali contre l’empire ottoman. L’émir n’a pris aucune part à la guerre jusqu’au moment où Ibrahim-Pacha, vainqueur de Saint-Jean d’Acre, a envoyé Abdalla-Pacha, vaincu et prisonnier, à son père, en Égypte, et est entré en Syrie : le prince du Liban a dû alors se déclarer ; et, selon l’usage des Orientaux, il a vu le doigt de Dieu dans la victoire, et il s’est rangé du côté du succès. Néanmoins il l’a fait comme à regret, et en se ménageant, selon toute apparence, le prétexte de la contrainte vis-à-vis de la Porte. Il est à croire que si Ibrahim-Pacha venait à essuyer des revers, l’émir Beschir se tournerait encore du côté des Turcs, et les aiderait à écraser les Arabes ; Ibrahim, qui se doute de cette politique à deux tranchants, compromet tant qu’il peut le prince ; il l’a forcé à lui donner un de ses fils et quelques-uns de ses meilleurs cavaliers, pour l’accompagner du côté de Homs ; et ses autres fils, descendus de la montagne, gouvernent militairement, au nom des Égyptiens, les principales villes de la Syrie.

La tête de l’émir Beschir tient au triomphe d’Ibrahim à Homs ; si celui-ci est vaincu, la réaction des Turcs contre les chrétiens du Liban et contre le prince lui-même sera implacable : d’un autre côté, si Ibrahim reste maître de la Syrie, il ne pourra voir longtemps sans ombrage une puissance indépendante de la sienne, et il tâchera ou de la détruire par la politique, ou de la renverser à jamais en détruisant la famille de Chab. Si l’émir Beschir était plus jeune et plus actif, il pourrait résister à ces deux agressions, et constituer pour longtemps, et peut-être pour toujours, sa domination et celle de ses fils sur la partie la plus inaccessible, la plus peuplée et la plus riche de la Syrie. Les montagnards qu’il commande sont braves, intelligents, disciplinés ; les routes pour arriver au centre du Liban sont impraticables ; les Maronites, qui deviennent très-nombreux dans le Liban, seraient dévoués à l’émir par le sentiment commun du christianisme, et par la haine et la terreur de la domination turque. Le seul obstacle à la création d’une puissance nouvelle dans ces contrées, c’est la différence de religion entre les Maronites, les Druzes et les Métualis, qui peuplent à peu près à nombre égal les montagnes soumises à l’autorité de l’émir ; le plus fort lien de nationalité, c’est la communauté des pensées religieuses, ou plutôt cela a été jusqu’à présent ainsi. La civilisation, en avançant, réduit la pensée religieuse à l’individualisme, et d’autres intérêts communs forment la nationalité : ces intérêts étant moins graves que l’intérêt de religion, les nationalités vont en s’affaiblissant ; car quoi de plus fort pour l’homme que le sentiment religieux, que son dogme, que sa foi intime ? C’est la voix de son intelligence, c’est la pensée dans laquelle se résume toutes les autres : mœurs, lois, patrie, tout est pour un peuple dans sa religion : c’est ce qui fait, je crois, que l’Orient se constituera si difficilement en une seule et grande nation ; c’est ce qui fait que l’empire turc s’écroule. Vous n’apercevez de signe d’une existence commune, de symptômes d’une nationalité possible, que dans les parties de l’empire où les tribus d’un même culte sont agglomérées, parmi la race grecque, asiatique, parmi les Arméniens, parmi les Bulgares et parmi les Serviens ; partout ailleurs, vous voyez des hommes, mais pas de nation.