Voyage en Orient (Lamartine)/Constantinople

Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 343-458).


CONSTANTINOPLE




20 mai 1833.


À cinq heures j’étais debout sur le pont ; le capitaine fait mettre un canot à la mer ; j’y descends avec lui, et nous faisons voile vers l’embouchure du Bosphore, en longeant les murs de Constantinople, que la mer vient laver : après une demi-heure de navigation à travers une multitude de navires à l’ancre, nous touchons aux murs du sérail, qui font suite à ceux de la ville, et forment, à l’extrémité de la colline qui porte Stamboul, l’angle qui sépare la mer de Marmara du canal du Bosphore et de la Corne-d’Or, ou grande rade intérieure de Constantinople ; c’est là que Dieu et l’homme, la nature et l’art, ont placé ou créé de concert le point de vue le plus merveilleux que le regard humain puisse contempler sur la terre : je jetai un cri involontaire, et j’oubliai le golfe de Naples et tous ses enchantements. Comparer quelque chose à ce magnifique et gracieux ensemble, c’est injurier la création.

Les murailles qui supportent les terrasses circulaires des immenses jardins du grand sérail étaient à quelques pas de nous, à notre gauche, séparées de la mer par un étroit trottoir en dalles de pierre que le flot lave sans cesse, et où le courant perpétuel du Bosphore forme de petites vagues murmurantes et bleues comme les eaux du Rhône à Genève : ces terrasses, qui s’élèvent en pentes insensibles jusqu’au palais du sultan, dont on aperçoit les dômes dorés à travers les cimes gigantesques des platanes et des cyprès, sont elles-mêmes plantées de cyprès et de platanes énormes, dont les troncs dominent les murs, et dont les rameaux, débordant des jardins, pendent sur la mer en nappes de feuillage et ombragent les caïques ; les rameurs s’arrêtaient de temps en temps à leur ombre ; de distance en distance, ces groupes d’arbres sont interrompus par des palais, des pavillons, des kiosques, des portes sculptées et dorées ouvrant sur la mer, ou des batteries de canons de cuivre et de bronze, de formes bizarres et antiques. Les fenêtres grillées de ces palais maritimes, qui font partie du sérail, donnent sur les flots, et l’on voit, à travers les persiennes, étinceler les lustres et les dorures des plafonds des appartements ; à chaque pas aussi, d’élégantes fontaines moresques, incrustées dans les murs du sérail, tombent du haut des jardins, et murmurent dans des conques de marbre, pour désaltérer les passants ; quelques soldats turcs sont couchés auprès de ces sources, et des chiens sans maîtres errent le long du quai ; quelques-uns sont couchés dans les embouchures de canons à énormes calibres.

À mesure que le canot avançait le long de ces murailles, l’horizon devant nous s’élargissait, la côte d’Asie se rapprochait, et l’embouchure du Bosphore commençait à se tracer à l’œil, entre des collines de verdure sombre et des collines opposées, qui semblent peintes de toutes les nuances de l’arc-en-ciel : là, nous nous reposâmes encore ; la côte riante d’Asie, éloignée de nous d’environ un mille, se dessinait à notre droite, toute découpée de larges et hautes collines dont les cimes étaient de noires forêts à têtes aiguës, les flancs des champs entourés de franges d’arbres, semés de maisons peintes en rouge, et les bords des ravins à pic tapissés de plantes vertes et de sycomores, dont les branches trempent dans l’eau ; plus loin, ces collines s’élevaient davantage, puis redescendaient en plages vertes, et formaient un large cap avancé, qui portait comme une grande ville : c’était Scutari avec ses grandes casernes blanches, semblables à un château royal ; ses mosquées entourées de leurs minarets resplendissants, ses quais et ses anses bordés de maisons, de bazars, de caïques, à l’ombre, sous des treilles ou sous des platanes, et la sombre et profonde forêt de cyprès qui couvre la ville ; et, à travers leurs rameaux, brillaient, comme d’un éclat lugubre, les innombrables monuments blancs des cimetières turcs. Au delà de la pointe de Scutari, terminée par un îlot qui porte une chapelle turque et qu’on appelle le Tombeau de la Jeune Fille, le Bosphore, comme un fleuve encaissé, s’entr’ouvrait, et semblait fuir entre des montagnes sombres, dont les flancs de rochers, les angles sortants et rentrants, les ravins, les forêts, se répondaient des deux bords, et au pied desquels on distinguait à perte de vue une suite non interrompue de villages, de flottes à l’ancre ou à la voile, de petits ports ombragés d’arbres, de maisons disséminées, et de vastes palais avec leurs jardins de roses sur la mer.

Quelques coups de rames nous portèrent en avant et au point précis de la Corne-d’Or, où l’on jouit à la fois de la vue du Bosphore, de la mer de Marmara, et enfin de la vue entière du port ou plutôt de la mer intérieure de Constantinople : là nous oubliâmes Marmara, la côte d’Asie et le Bosphore, pour contempler d’un seul regard le bassin même de la Corne-d’Or et les sept villes suspendues sur les sept collines de Constantinople, convergeant toutes vers le bras de mer qui forme la ville unique et incomparable, à la fois ville, campagnes, mer, port, rives de fleuve, jardins, montagnes boisées, vallées profondes, océan de maisons, fourmilière de navires et de rues, lacs tranquilles et solitudes enchantées, vue qu’aucun pinceau ne peut rendre que par détails, et où chaque coup de rame porte l’œil et l’âme à un aspect, à une impression opposés.

Nous faisons voile vers les collines de Galata et de Péra ; le sérail s’éloignait de nous, et grandissait en s’éloignant à mesure que l’œil embrassait davantage les vastes contours de ses murailles et la multitude de ses pentes, de ses arbres, de ses kiosques et de ses palais. Il aurait à lui seul de quoi asseoir une grande ville. Le port se creusait de plus en plus devant nous ; il circule comme un canal entre des flancs de montagnes recourbées, et se développe plus on avance. Ce port ne ressemble en rien à un port ; c’est plutôt un large fleuve comme la Tamise, enceint des deux côtés de collines chargées de villes, et couvert sur l’une et l’autre rive d’une flotte interminable de vaisseaux groupés à l’ancre le long des maisons. Nous passions à travers cette multitude innombrable de bâtiments, les uns à l’ancre, les autres déjà à la voile, cinglant vers le Bosphore, vers la mer Noire ou vers la mer de Marmara ; bâtiments de toutes formes, de toutes grandeurs, de tous les pavillons, depuis la barque arabe, dont la proue s’élance et s’élève comme le bec des galères antiques, jusqu’au vaisseau à trois ponts, avec ses murailles étincelantes de bronze. Des volées de caïques turcs conduits par un ou deux rameurs en manches de soie, petites barques qui servent de voitures dans les rues maritimes de cette ville amphibie, circulaient entre ces grandes masses, se croisant, se heurtant sans se renverser, se coudoyant comme la foule dans les places publiques ; et des nuées d’albatros, pareils à de beaux pigeons blancs, se levaient de la mer à leur approche pour aller se poser plus loin et se faire bercer par la vague. Je n’essayerai pas de compter les vaisseaux, les navires, les bricks et les bâtiments et barques qui dorment ou voguent dans les eaux du port de Constantinople, depuis l’embouchure du Bosphore et la pointe du sérail, jusqu’au faubourg d’Eyoub et aux délicieux vallons des eaux douces. La Tamise, à Londres, n’offre rien de comparable. Qu’il suffise de dire qu’indépendamment de la flotte turque et des bâtiments de guerre européens à l’ancre dans le milieu du canal, les deux bords de la Corne-d’Or en sont couverts sur deux ou trois bâtiments de profondeur, et sur une longueur d’une lieue environ des deux côtés. Nous ne fîmes qu’entrevoir ces files prolongées de proues regardant la mer ; et notre regard alla se perdre, au fond du golfe qui se rétrécissait en s’enfonçant dans les terres, parmi une véritable forêt de mâts.

Nous abordâmes au pied de la ville de Péra, non loin d’une superbe caserne de bombardiers, dont les terrasses recouvertes étaient encombrées d’affûts et de canons. Une admirable fontaine moresque, construite en forme de pagode indienne, et dont le marbre ciselé et peint d’éclatantes couleurs se découpait comme de la dentelle sur un fond de soie, verse ses eaux sur une petite place. La place était encombrée de ballots, de marchandises, de chevaux, de chiens sans maître, et de Turcs accroupis qui fumaient à l’ombre ; les bateliers des caïques étaient assis en grand nombre sur les margelles du quai, attendant leurs maîtres ou sollicitant les passants : c’est une belle race d’hommes, dont le costume relève encore la beauté. Ils portent un caleçon blanc, à plis aussi larges que ceux d’un jupon ; une ceinture de soie cramoisie le retient au milieu du corps ; ils ont la tête coiffée d’un petit bonnet grec en laine rouge, surmonté d’un long gland de soie qui pend derrière la tête ; le cou et la poitrine nus ; une large chemise de soie écrue, à grandes manches pendantes, leur couvre les épaules et les bras. Leurs caïques sont d’étroits canots de vingt à trente pieds de long sur deux ou trois de large, en bois de noyer vernissé et luisant comme de l’acajou. La proue de ces barques est aussi aiguë que le fer d’une lance, et coupe la mer comme un couteau. La forme étroite de ces caïques les rend périlleux et incommodes pour les Francs, qui n’en ont pas l’habitude ; ils chavirent au moindre balancement qu’un pied maladroit leur imprime. Il faut être couché comme les Turcs au fond des caïques, et prendre garde que le poids du corps soit également partagé entre les deux côtés de la barque. Il y en a de différentes grandeurs, pouvant contenir depuis un jusqu’à quatre ou huit passagers ; mais tous ont la même forme. On en compte par milliers dans les ports de Constantinople ; et, indépendamment de ceux qui, comme les fiacres, sont au service du public à toute heure, chaque particulier aisé de la ville en a un à son usage, dont les rameurs sont ses domestiques. Tout homme qui circule dans la ville pour ses affaires est obligé de traverser plusieurs fois la mer dans sa journée.

En sortant de cette petite place, nous entrâmes dans les rues sales et populeuses d’un bazar de Péra. Au costume près, elles présentent à peu près le même aspect que les environs des marchés de nos villes : des échoppes de bois, où l’on fait frire des pâtisseries ou des viandes pour le peuple ; des boutiques de barbiers, de vendeurs de tabac, de marchands de légumes et de fruits ; une foule pressée et active dans les rues ; tous les costumes et toutes les langues de l’Orient se heurtant à l’œil et à l’oreille ; par-dessus tout cela, les aboiements des chiens nombreux qui remplissent les places et les bazars, et se disputent les restes qu’on jette aux portes. Nous entrâmes de là dans une longue rue, solitaire et étroite, qui monte par une pente escarpée au-dessus de la colline de Péra ; les fenêtres grillées ne laissent rien voir de l’intérieur des maisons turques, qui semblent pauvres et abandonnées ; de temps en temps la verte flèche d’un cyprès sort d’une enceinte de murailles grises et ruinées, et s’élance immobile dans un ciel transparent. Des colombes blanches et bleues sont éparses sur les fenêtres et les toits des maisons, et remplissent les rues silencieuses de leurs mélancoliques roucoulements. Au sommet de ces rues s’étend le beau quartier de Péra, habité par les Européens, les ambassadeurs et les consuls : c’est un quartier tout à fait semblable à une pauvre petite ville de nos provinces. Il y avait quelques beaux palais d’ambassadeurs jetés sur les terrasses en pente de Galata ; on n’en voit plus que les colonnes couchées à terre, les pans de murs noircis, et les jardins écroulés : la flamme de l’incendie a tout dévoré. Péra n’a ni caractère, ni originalité, ni beauté ; on ne peut apercevoir, de ses rues, ni la mer, ni les collines, ni les jardins de Constantinople ; il faut monter au sommet de ses toits pour jouir du magnifique coup d’œil dont la nature et l’homme l’ont environné.

M. Truqui nous reçut comme ses enfants ; sa maison est vaste, élégante et admirablement située ; il l’a mise tout entière à notre disposition. Les ameublements les plus riches, la chère exquise de l’Europe, les soins les plus affectueux de l’amitié, la société la plus douce et la plus aimable trouvée en lui et autour de lui, remplacèrent pour nous le tapis ou la natte du désert, le pilau de l’Arabe, l’âpreté et la rudesse de la vie maritime. À peine installé chez lui, je reçois une lettre de M. l’amiral Roussin, ambassadeur de France à Constantinople, qui a la bonté de nous offrir l’hospitalité à Thérapia. Ces marques touchantes d’intérêt et d’obligeance, reçues de compatriotes inconnus, à mille lieues de la patrie et dans l’isolement et le malheur, laissent une trace profonde dans le souvenir du voyageur.




21, 22 et 23 mai 1833.


Débarquement des deux bricks. — Repos, visites reçues des principaux négociants de Péra. — Jours passés dans le charme et l’intimité de M. Truqui et de sa société. — Courses dans Constantinople. — Vue générale de la ville. — Visite à l’ambassadeur à Thérapia.




23 mai 1833.


Quand on a quitté tout à coup la scène changeante, orageuse, de la mer, la cabine obscure et mobile d’un brick, le roulis fatigant de la vague ; qu’on se sent le pied ferme sur une terre amie, entouré d’hommes, de livres, de toutes les aisances de la vie ; qu’on a devant soi des campagnes, des bois à parcourir, toute l’existence terrestre à reprendre après une longue déshabitude, on sent un plaisir instinctif et tout physique, dont on ne peut se lasser ; une terre quelconque, même la plus sauvage, même la plus éloignée, est comme une patrie qu’on a retrouvée. J’ai éprouvé cela vingt fois en débarquant, même pour quelques heures, sur une côte inconnue et déserte : un rocher qui vous garantit du vent ; un arbuste qui vous abrite de son tronc ou de son ombre ; un rayon de soleil qui chauffe le sable où vous êtes assis ; quelques lézards qui courent entre les pierres ; des insectes qui volent autour de vous ; un oiseau inquiet qui s’approche, et qui jette un cri d’alarme ; tout ce peu de choses, pour un homme qui habite la terre, est un monde tout entier pour le navigateur fatigué qui descend du flot. Mais le brick est là, qui se balance dans le golfe sur une mer houleuse, où il faudra remonter bientôt. Les matelots sont sur les vergues, occupés à sécher ou à raccommoder les grandes voiles déchirées ; le canot, qui monte et disparaît dans les ravines écumantes formées par les lames, va et vient sans cesse du navire au rivage ; il apporte des provisions à terre, ou de l’eau fraîche de l’aiguade au bâtiment ; ses mousses lavent leurs chemises de toile peinte, et les suspendent aux lentisques du rivage ; le capitaine étudie le ciel, attend le vent qui va tourner, pour rappeler, par un coup de canon, les passagers à leur vie de misère, de ténèbres et de mouvement. Bien qu’on soit pressé d’arriver, on fait en secret des vœux pour que le vent contraire ne tombe pas si vite, pour que la nécessité vous laisse un jour encore savourer cette volupté intime qui attache l’homme à la terre. On fait amitié avec la côte, avec la petite lisière de gazon ou d’arbustes qui s’étend entre la mer et les rochers ; avec la fontaine cachée sous les racines d’un vieux chêne vert ; avec ces lichens, avec ces petites fleurs sauvages que le vent secoue sans cesse entre les fentes des écueils, et qu’on ne reverra jamais. Quand le coup de canon du rappel part du navire ; quand le pavillon de signal se hisse au mât, et que la chaloupe se détache pour venir vous prendre, on pleurerait presque ce coin sans nom du monde, où l’on n’a fait qu’étendre quelques heures ses membres harassés. J’ai bien souvent éprouvé cet amour inné de l’homme pour un abri quelconque, solitaire, inconnu, sur un rivage désert.

Mais ici j’éprouve deux choses contraires : l’une douce, l’autre pénible. D’abord ce plaisir que je viens de peindre, d’avoir le pied ferme sur le sol, un lit qui ne tombe plus, un plancher qui ne vous jette plus sans cesse d’un mur à l’autre, des pas à faire librement devant vous, de grandes fenêtres fermées ou ouvertes à volonté, sans crainte que l’écume s’y engouffre ; les délices d’entendre le vent jouer dans les rideaux sans qu’il fasse pencher la maison, résonner les voiles, trembler les mâts, courir les matelots sur le pont, avec le bruit assourdissant de leurs pas. Bien plus, des communications amiables avec l’Europe, des voyageurs, des négociants, des journaux, des livres, tout ce qui remet l’homme en communion d’idées et de vie avec l’homme ; cette participation au mouvement général des choses et de la pensée, dont nous sommes depuis si longtemps privés. Et, plus que tout cela encore, l’hospitalité chaude, attentive, heureuse ; je dis plus, l’amitié de notre excellent hôte M. Truqui, qui semble aussi heureux de nous entourer de ses soins, de ses prévenances, de tous les soulagements qu’il peut nous procurer, que nous sommes heureux de les recevoir nous-mêmes. Excellent homme, homme rare, dont je n’ai pas deux fois rencontré le pareil dans ma longue vie de voyageur ! Sa mémoire me sera douce tant que je me souviendrai de ces années de pèlerinage, et ma pensée le suivra toujours sur les côtes d’Asie ou d’Afrique, où sa fortune le condamne à finir ses jours.




Même date


Mais quand on a savouré, à l’insu de soi-même, ces premières voluptés du retour à terre, on est tenté de regretter souvent l’incertitude et l’agitation perpétuelles de la vie d’un vaisseau. Au moins là, la pensée n’a pas le loisir de se replier sur elle-même, et de sonder les abîmes de tristesse que la mort a creusés dans notre sein ! La douleur est bien là toujours, mais elle est à chaque instant soulevée par quelque pensée qui empêche que son poids ne soit aussi écrasant : le bruit, le mouvement qui se font autour de vous ; l’aspect sans cesse changeant du pont du navire et de la mer ; les vagues qui se gonflent ou s’aplanissent ; le vent qui tourne, monte ou baisse ; les voiles du navire qu’il faut orienter vingt fois par jour ; le spectacle des manœuvres auxquelles il faut quelquefois s’employer soi-même dans le gros temps ; les mille accidents d’une journée ou d’une nuit de tempête ; le roulis, les voiles emportées, les meubles brisés qui roulent sous l’entre-pont ; les coups sourds, irréguliers de la mer contre les flancs fragiles de la cabine où vous essayez de dormir ; les pas précipités des hommes de quart, qui courent d’un bord à l’autre sur votre tête ; le cri plaintif des poulets, que l’écume inonde dans leurs cages attachées au pied du mât ; les chants des coqs qui aperçoivent les premiers l’aurore, à la fin d’une nuit de ténèbres et de bourrasques ; le sifflement de la corde du loch, qu’on jette pour mesurer la route ; l’aspect étrange, inconnu, bizarre, sauvage ou gracieux, d’une côte qu’on ne soupçonnait pas la veille, et qu’on longe au lever du jour, en mesurant les hauteurs de ses montagnes, ou en montrant du doigt ses villes et ses villages, brillants comme des monceaux de neige entre des groupes de sapins ; tout cela emporte plus ou moins notre âme, soulage un peu le cœur, laisse évaporer de la douleur, assoupit le chagrin pendant que le voyage dure ; toute cette douleur retombe de tout son poids sur l’âme aussitôt qu’on a touché le rivage, et que le sommeil, dans un lit tranquille, a rendu l’homme à l’intensité de ses impressions. Le cœur, qui n’est plus distrait par rien du dehors, se retrouve en face de ses sentiments mutilés, de ses pensées désespérées, de son avenir emporté : on ne sait comment on supportera la vie ancienne, la vie monotone, la vie vide des villes et de la société. C’est ce que j’éprouve, au point de désirer maintenant une éternelle navigation, un voyage sans fin, avec toutes ses chances et ses distractions même les plus pénibles. Hélas ! c’est ce que je lis dans les yeux de ma femme, bien plus encore que dans mon cœur. La souffrance d’un homme n’est rien auprès de celle d’une femme, d’une mère ; une femme vit et meurt d’une seule pensée, d’un seul sentiment : la vie, pour une femme, c’est une chose possédée ; la mort, c’est une chose perdue ! Un homme vit de tout, bien ou mal ; Dieu ne le tue pas d’un seul coup.




24 mai 1833.


Je me suis entouré de journaux et de brochures venus d’Europe récemment, et que l’obligeance des ambassadeurs de France et d’Autriche me prodigue. Après avoir lu tout le jour, je me confirme dans les idées que j’avais emportées d’Europe. Je vois que les faits marchent tout à fait dans le sens des prévisions politiques que l’analogie historique et philosophique permet d’assigner à la route des choses, dans ce beau siècle. La France émue s’apaise ; l’Europe inquiète, mais timide, regarde avec jalousie et haine, mais n’ose empêcher ; elle sent par instinct (et cet instinct est prophétique) qu’elle perdrait peut-être l’équilibre en faisant un mouvement. Je n’ai jamais cru à la guerre par suite de la révolution de Juillet ; il eût fallu que la France fût livrée à des conseils insensés pour attaquer ; et la France n’attaquant pas, l’Europe ne pouvait venir se jeter, de gaieté de cœur, dans un foyer révolutionnaire où l’on se brûle, même en voulant l’étouffer. Le gouvernement de Juillet aura bien mérité de la France et de l’Europe par ce seul fait d’avoir contenu l’ardeur impatiente et aveugle de l’esprit belliqueux en France, après les trois journées. L’Europe et la France étaient également perdues. Nous n’avions point d’armées, point d’esprit public, car il n’y en a point sans unanimité ; la guerre étrangère eût entraîné immédiatement la guerre civile au midi et à l’ouest de la France, la persécution et la spoliation partout. Nul gouvernement n’eût pu tenir à Paris sous l’élan révolutionnaire du centre : pendant que des lambeaux d’armées, improvisées par un patriotisme sans guide et sans frein, auraient été se faire dévorer sur nos frontières de l’est, le Midi, jusqu’à Lyon, aurait arboré le drapeau blanc ; l’Ouest, jusqu’à la Loire, eût reconstitué les guérillas vendéennes ; les populations manufacturières de Lyon, Rouen, Paris, exaspérées par la misère où la cessation de travail les aurait plongées, auraient fait explosion au centre, et débordé en masses indisciplinées sur Paris et les frontières, se choisissant des chefs d’un jour, et leur imposant leurs caprices pour plans de campagne. La propriété, le commerce, l’industrie, le crédit, tout eût péri à la fois ; il eût fallu de la violence pour des emprunts et des impôts. L’or caché, le crédit mort, le désespoir eût poussé à la résistance, et la résistance à la spoliation, au meurtre et aux supplices populaires ; une fois entré dans la voie du sang, il n’y avait plus d’issue que l’anarchie, la dictature ou le démembrement. Mais tout cela aurait été compliqué encore des mouvements inattendus et spontanés de quelques parties de l’Europe : Espagne, Italie, Pologne, lisières du Rhin, Belgique, tout eût pris feu ensemble ou tour à tour ; l’Europe tout entière eût été entraînée dans une fluctuation d’insurrections, de compressions, qui auraient changé à chaque instant la face des choses. Nous entrions, mal préparés, dans une autre guerre de trente ans. Le génie de la civilisation ne l’a pas voulu ; ce qui devait être a été. On ne combattra qu’après s’être préparé au combat, après qu’on se sera reconnu, compté, passé en revue, rangé en ordre de bataille ; la lutte sera régulière, et on aura un résultat prévu et certain : ce ne sera plus un combat de nuit.

De loin on voit mieux les choses, parce que les détails n’obstruent pas le regard, et que les objets se présentent par grandes masses principales. Voilà pourquoi les prophètes et les oracles vivaient seuls et éloignés du monde ; c’étaient des sages, étudiant les choses dans leur ensemble, et dont les petites passions du jour ne troublaient pas le jugement. Il faut qu’un homme politique s’éloigne souvent de la scène où se joue le drame de son temps, s’il veut le juger et en prévoir le dénoûment. Prédire est impossible : la prévision n’est qu’à Dieu ; mais prévoir est possible : la prévoyance est à l’homme.

Je me demande souvent où aboutira ce grand mouvement des esprits et des faits, qui, parti de France, remue le monde, et entraîne, de gré ou de force, toutes choses dans son tourbillon. Je ne suis pas de ceux qui ne voient dans ce mouvement que le mouvement même, c’est-à-dire le tumulte et le désordre des idées ; qui croient le monde moral et politique dans ces convulsions finales qui précèdent la mort et la décomposition. Ceci est évidemment un mouvement double de décomposition et d’organisation à la fois ; l’esprit créateur travaille, à mesure que l’esprit destructeur détruit ; une foi en tout remplace l’autre ; une forme se substitue à une autre forme ; partout où le passé s’écroule, l’avenir, tout préparé, paraît derrière les ruines ; la transition est lente et rude, comme toute transition où les passions et les intérêts des hommes ont à combattre en marchant, où les classes sociales, où les nations diverses marchent d’un pas inégal ; où quelques-uns veulent reculer obstinément, pendant que la masse avance. Il y a confusion, poussière, ruines, obscurité par moments ; mais, de temps en temps aussi, le vent soulève ce nuage de poudre qui cache la route et le but, et ceux qui sont sur la hauteur distinguent la marche des colonnes, reconnaissent le terrain de l’avenir, et voient le jour, à peine levé, éclairer de vastes horizons. J’entends dire sans cesse autour de moi, et même ici : « Les hommes n’ont plus de croyances ; tout est livré à la raison individuelle ; il n’y a plus de foi commune en rien, ni en religion, ni en politique, ni en sociabilité. Des croyances, une foi commune, c’est le ressort des nations ; ce ressort brisé, tout se décompose ; il n’y a qu’un moyen de sauver les peuples : c’est de leur rendre leurs croyances. »

Mais est-il donc vrai qu’il n’y ait plus ni lumière dans l’intelligence de l’homme, ni croyance commune dans l’esprit des peuples, ni foi intime et insignifiante dans la conscience du genre humain ? C’est un mot qu’on respecte sans l’avoir sondé ; il n’a aucun sens. Si le monde n’avait plus ni idée commune, ni foi, ni croyance, le monde ne s’agiterait pas tant : rien ne produit rien, mens agitat molem. Il y a, au contraire, une immense conviction, une foi fanatique, une espérance confuse, mais indéfinie, un ardent amour, un symbole commun, quoique non encore rédigé, qui pousse, presse, remue, attire, condense, fait graviter ensemble toutes les intelligences, toutes les consciences, toutes les forces morales de cette époque : ces révolutions, ces secousses, ces chutes d’empire, ces mouvements répétés et gigantesques de tous ces membres de la vieille Europe, ces retentissements en Amérique et en Asie, cette impulsion irréfléchie et irrésistible qui imprime, en dépit des volontés individuelles, tant d’agitation et d’ensemble aux forces collectives ; tout cela n’est pas un effet sans cause ; tout cela a un sens, un sens profond et caché, mais un sens évident pour l’œil du philosophe. Ce sens, c’est précisément ce que vous vous plaignez d’avoir perdu, ce que vous niez dans le monde d’aujourd’hui ; c’est une idée commune ; c’est une conviction ; c’est une loi sociale ; c’est une vérité qui, entrée involontairement dans tous les esprits, et même, à leur insu, dans l’esprit des masses, travaille à se produire dans les faits avec la force d’une vérité divine, c’est-à-dire avec une force invincible. Cette foi, c’est la raison générale ; la parole est son organe, la presse est son apôtre : elle veut refaire à son image les civilisations, les sociétés, les législations imparfaites, ou altérées par les erreurs et les ignorances des âges ténébreux qu’elles ont traversés ; elle veut reposer en religion, — Dieu unique et parfait pour dogme, la morale éternelle pour symbole, l’adoration et la charité pour culte ; — en politique, l’humanité au-dessus des nationalités ; en législation, l’homme égal à l’homme, l’homme frère de l’homme ; la société comme un fraternel échange de services et de devoirs réciproques, régularisés et garantis par la loi ; en un mot, le christianisme législaté.

Elle le veut et elle le fait. Dites encore qu’il n’y a pas de croyances, qu’il n’y a pas de foi commune dans les hommes de ce temps-ci ! Depuis le christianisme, jamais si grande œuvre ne s’accomplit dans le monde avec de si faibles moyens. Une croix et une presse, voilà les deux instruments des deux plus grands mouvements civilisateurs du monde.




25 mai 1833.


Ce soir, par un clair de lune splendide qui se réverbérait sur la mer de Marmara et jusque sur les lignes violettes des neiges éternelles du mont Olympe, je me suis assis seul sous les cyprès de l’échelle des Morts, ces cyprès qui ombragent les innombrables tombeaux des musulmans, et qui descendent des hauteurs de Péra jusqu’aux bords de la mer ; ils sont entrecoupés de quelques sentiers plus ou moins rapides, qui montent du port de Constantinople à la mosquée des derviches tourneurs. Personne n’y passait à cette heure, e1 l’on se serait cru à cent lieues d’une grande ville, si les mille bruits du soir, apportés par le vent, n’étaient venus mourir dans les rameaux frémissants des cyprès. Tous ces bruits, affaiblis déjà par l’heure avancée ; chants de matelots sur les navires, coups de rames des caïques dans les eaux, sons des instruments sauvages des Bulgares, tambours des casernes et des arsenaux ; voix de femmes qui chantent, pour endormir leurs enfants, à leurs fenêtres grillées ; longs murmures des rues populeuses et des bazars de Galata ; de temps en temps le cri des muezzins du haut des minarets, ou un coup de canon, signal de la retraite, qui partait de la flotte mouillée à l’entrée du Bosphore, et venait, répercuté par les mosquées sonores et par les collines, s’engouffrer dans le bassin de la Corne-d’Or, et retentir sous les saules paisibles des eaux douces d’Europe ; tous ces bruits, dis-je, se fondaient par instants dans un seul bourdonnement sourd et indécis, et formaient comme une harmonieuse musique où les bruits humains, la respiration étouffée d’une grande ville qui s’endort, se mêlaient, sans qu’on pût les distinguer, avec les bruits de la nature, le retentissement lointain des vagues, et les bouffées du vent qui courbaient les cimes aiguës des cyprès. C’est une de ces impressions les plus infinies et les plus pesantes qu’une âme poétique puisse supporter. Tout s’y mêle, l’homme et Dieu, la nature et la société, l’agitation intérieure et le repos mélancolique de la pensée. On ne sait si on participe davantage de ce grand mouvement d’êtres animés qui jouissent ou qui souffrent dans ce tumulte de voix qui s’élèvent, ou de cette paix nocturne des éléments qui murmurent aussi, et enlèvent l’âme au-dessus des villes et des empires, dans la sympathie de la nature et de Dieu.

Le sérail, vaste presqu’île, noire de ses platanes et de ses cyprès, s’avançait comme un cap de forêts entre les deux mers, sous mes yeux. La lune blanchissait les nombreux kiosques, et les vieilles murailles du palais d’Amurath sortaient, comme un rocher, du vert obscur des platanes. J’avais sous les yeux et dans la pensée toute la scène où tant de drames sinistres ou glorieux s’étaient déroulés depuis des siècles. Tous ces drames apparaissaient devant moi avec leurs personnages et leurs traces de sang ou de gloire.

Je voyais une horde sortir du Caucase, chassée par cet instinct de pérégrination que Dieu donna aux peuples conquérants, comme il l’a donné aux abeilles, qui sortent du tronc d’arbre pour jeter de nouveaux essaims. La grande figure patriarcale d’Othman, au milieu de ses tentes et de ses troupeaux, répandant son peuple dans l’Asie Mineure, s’avançant successivement jusqu’à Brousse, mourant entre les bras de ses fils devenus ses lieutenants, et disant à Orchan :

« Je meurs sans regret, puisque je laisse un successeur tel que toi ! Va propager la loi divine, la pensée de Dieu, qui est venu nous chercher de la Mecque au Caucase ; sois charitable et clément comme elle : c’est ainsi que les princes attirent sur leur nation la bénédiction de Dieu ! Ne laisse pas mon corps dans cette terre, qui n’est pour nous qu’une route ; mais dépose ma dépouille mortelle dans Constantinople, à la place que je m’assigne moi-même en mourant. »

Quelques années plus tard, Orchan, fils d’Othman, était campé à Scutari, sur ces mêmes collines que tache de noir le bois de cyprès. L’empereur grec Cantacuzène, vaincu par la nécessité, lui donnait la belle Théodora, sa fille, pour cinquième épouse dans son sérail. La jeune princesse traversait, au son des instruments, ce bras de mer où je vois flotter aujourd’hui les vaisseaux russes, et allait, comme une victime, s’immoler inutilement, pour prolonger de peu de jours la vie de l’empire. Bientôt les fils d’Orchan s’approchent du rivage, suivis de quelques vaillants soldats ; ils construisent, en une nuit, trois radeaux soutenus par des vessies de bœuf gonflées d’air ; ils passent le détroit, à la faveur des ténèbres ; les sentinelles grecques sont endormies. Un jeune paysan, sortant à la pointe du jour pour aller au travail, rencontre les Ottomans égarés, et leur indique l’entrée d’un souterrain qui conduit dans l’intérieur du château, et les Turcs ont le pied et une forteresse en Europe.

À quatre règnes de là, Mahomet II répondait aux ambassadeurs grecs : « Je ne forme pas d’entreprises contre vous ; l’empire de Constantinople est borné par ses murailles. » Mais Constantinople même, ainsi bornée, empêche le sultan de dormir ; il envoie éveiller son vizir, et lui dit : « Je te demande Constantinople ; je ne puis plus trouver le sommeil sur cet oreiller ; Dieu veut me donner les Romains. » Dans son impatience brutale, il lance son cheval dans les flots, qui menacent de l’engloutir. — « Allons, dit-il à ses soldats, le jour du dernier assaut, je ne me réserve que la ville ; l’or et les femmes sont à vous. Le gouvernement de ma plus vaste province à celui qui arrivera le premier sur les remparts ! » Toute la nuit, la terre et les eaux sont éclairées de feux innombrables qui remplacent le jour, tant il tardait aux Ottomans, ce jour qui devait leur livrer leur proie.

Pendant ce temps-là, sous cette coupole sombre de Sainte-Sophie, le brave et infortuné Constantin venait, dans sa dernière nuit, prier le Dieu de l’empire et communier, les larmes aux yeux ; au lever de l’aurore, il en sortait à cheval, accompagné des cris et des gémissements de sa famille, et il allait mourir en héros sur la brèche de sa capitale : c’était le 29 mai 1453.

Quelques heures plus tard, la hache enfonçait les portes de Sainte-Sophie ; les vieillards, les femmes, les jeunes filles, les moines, les religieuses, encombraient cette vaste basilique, dont les parvis, les chapelles, les galeries, les souterrains, les tribunes immenses, les dômes et plates-formes, peuvent contenir la population d’une ville entière ; un dernier cri s’éleva vers le ciel, comme la voix du christianisme agonisant ; en peu d’instants soixante mille vieillards, femmes ou enfants, sans distinction de rang, d’âge ni de sexe, furent liés par couple, les hommes avec des cordes, les femmes avec leurs voiles ou leurs ceintures. Ces couples d’esclaves furent jetés sur les vaisseaux, emportés au camp des Ottomans, insultés, échangés, vendus, troqués, comme un vil bétail. Jamais lamentations pareilles ne furent entendues sur les deux rives d’Europe et d’Asie ; les femmes se séparaient pour jamais de leurs époux, les enfants de leurs mères ; et les Turcs chassaient, par des routes différentes, ce butin vivant de Constantinople vers l’intérieur de l’Asie. Constantinople fut saccagée pendant huit heures ; puis Mahomet II entra par la porte Saint-Romain, entouré de ses vizirs, de ses pachas et de sa garde. Il mit pied à terre devant le portail de Sainte-Sophie, et frappa de son yatagan un soldat qui brisait les autels. Il ne voulut rien détruire. Il transforma l’église en mosquée, et un muezzin monta pour la première fois sur cette même tour, d’où je l’entends chanter à cette heure pour appeler les musulmans à la prière. De là, Mahomet II se rendit au palais désert des empereurs grecs, et récita, en y entrant, ces vers persans :

« L’araignée file sa toile dans le palais des empereurs, et la chouette entonne son chant nocturne sur les tours d’Érasiab ! »

Le corps de Constantin fut retrouvé ce jour-là sous des monceaux de morts ; des janissaires avaient entendu un Grec magnifiquement vêtu, et luttant avec l’agonie, s’écrier : « Ne se trouvera-t-il pas un chrétien qui veuille m’ôter la vie ? » Ils lui avaient coupé la tête. Deux aigles brodés en or sur ses brodequins, et les larmes de quelques Grecs fidèles, ne permirent pas de douter que ce soldat inconnu ne fût le brave et malheureux Constantin. Sa tête fut exposée, pour que les vaincus ne conservassent ni doute sur sa mort ni espérance de le voir reparaître ; puis il fut enseveli avec les honneurs dus au trône, à l’héroïsme et à la mort.

Mahomet n’abusa pas de la victoire. La tolérance religieuse se révéla dans ses premiers actes. Il laissa aux chrétiens leurs églises et la liberté de leur culte public. Il maintint le patriarche grec dans ses fonctions. Lui-même, assis sur son trône, remit la crosse et le bâton pastoral au moine Gennadius, et lui donna un cheval richement caparaçonné. Les Grecs fugitifs se sauvèrent en Italie, et y portèrent le goût des disputes théologiques, de la philosophie et des lettres. Le flambeau éteint à Constantinople jeta ses étincelles au delà de la Méditerranée, et se ralluma à Florence et à Rome. Pendant trente ans d’un règne qui ne fut qu’une conquête, Mahomet II ajouta à l’empire deux cents villes et douze royaumes. Il meurt au milieu de ses triomphes, et reçoit le nom de Mahomet le Grand. Sa mémoire plane encore sur les dernières années du peuple qu’il a jeté en Europe, et qui bientôt remportera son tombeau en Asie. Ce prince avait le teint d’un Tartare, le visage poli, les yeux enfoncés, le regard profond et perçant. Il eut toujours toutes les vertus et tous les crimes que la politique lui commanda.

Bajazet II, ce Louis XI des Ottomans, fait jeter ses fils dans la mer ; et lui-même, chassé du trône par Sélim, s’enfuit avec ses femmes et ses trésors, et meurt du poison préparé par son fils. Ce Sélim, pour toute réponse au vizir qui lui demandait où il fallait placer ses tentes, fait étrangler le vizir ; le successeur du vizir fait la même question et éprouve le même sort ; un troisième fait placer les tentes, sans rien demander, vers les quatre points de l’univers ; et quand Sélim demande où est son camp : « Partout, lui répond le vizir. Tes soldats te suivront, de quelque côté que tu tournes tes armes. — Voilà, dit le terrible sultan, comment on doit me servir. » C’est lui qui conquiert l’Égypte, et qui, monté sur un trône magnifique élevé au bord du Nil, se fait amener la race entière des oppresseurs de ce beau pays, et fait massacrer vingt mille mameluks sous ses yeux : leurs corps sont jetés dans le fleuve. Tout cela sans cruauté personnelle, mais par ce sentiment de fatalisme qui croit à sa mission, et qui, pour accomplir la volonté de Dieu, dont il se croit l’instrument, regarde le monde comme sa conquête et les hommes comme la poussière de ses pieds. Cette même main, teinte du sang de tant de milliers d’hommes, écrivait des vers pleins de résignation, de douceur et de philosophie. Le morceau de marbre blanc subsiste encore où il écrivit ces sentences :

« Tout vient de Dieu ; il nous donne à son gré ou nous refuse ce que nous lui demandons. Si quelqu’un sur la terre pouvait quelque chose par soi-même, il serait égal à Dieu. » On lit plus bas : « Sélim, le serviteur des pauvres, a composé et écrit ces vers. » Conquérant de la Perse, il meurt en commandant à son vizir de pieuses restitutions aux familles persanes que la guerre a ruinées. Son tombeau est placé à côté de celui de Mahomet II, avec cette orgueilleuse épitaphe : « En ce jour, sultan Sélim a passé au royaume éternnel, laissant l’empire du monde à Soliman. »

J’aperçois d’ici briller entre le dôme des mosquées la resplendissante coupole de la mosquée de Soliman, une des plus magnifiques de Constantinople. Il venait de perdre son premier fils, Mahomet, qu’il avait eu de la célèbre Roxelane. Cette mosquée rappelle un touchant témoignage de la douleur de ce prince. Pour honorer la mémoire de son enfant, il délivra une foule d’esclaves des deux sexes, et voulut associer ainsi des sympathies à sa douleur.

Bientôt, hélas ! les environs de cette même mosquée furent la scène d’un drame terrible. Soliman, excité contre un fils d’une autre femme, Mustapha, fait venir le muphti, et lui demande : « Quelle peine mérite Zaïr, esclave d’un marchand de cette ville, qui lui a confié, pendant un voyage, son épouse, ses enfants, ses trésors ? Zaïr a mis le trouble dans les affaires de son maître, il a tenté de séduire sa femme, il a dressé des embûches contre les enfants. Quelle peine mérite l’esclave Zaïr ?

» — L’esclave Zaïr mérite la mort, écrit le muphti. Dieu soit le meilleur ! »

Soliman, armé de cette réponse, mande Mustapha dans son camp. Il arrive accompagné de Zéangir, un fils de Roxelane, mais qui, loin de partager la haine de sa mère, portait à Mustapha, son frère, la plus tendre amitié. Arrivé devant la tente de Soliman, Mustapha est désarmé. Il s’avance seul dans la première enceinte, où régnait une solitude complète et un morne silence. Quatre muets s’élancent sur lui et s’efforcent de l’étrangler ; il les terrasse, et est près de s’échapper et d’appeler à son secours l’armée qui l’adore, quand Soliman lui-même, qui suivait de l’œil la lutte des muets contre son fils, soulève un des coins du rideau de la tente, et leur lance un regard étincelant de fureur. À cet aspect, les muets se relèvent, et parviennent à étrangler le jeune prince. Son corps est exposé sur un tapis devant la tente du sultan. Zéangir expire de désespoir sur le corps de son frère, et l’armée contemple d’un œil terrifié l’implacable vengeance d’une femme à qui l’amour a soumis l’infortuné Soliman. Mustapha avait un fils de dix ans ; l’ordre de sa mort est surpris au sultan par Roxelane. Un envoyé secret est chargé de tromper la vigilance de la mère de cet enfant. On imagine un prétexte pour la conduire à une maison de plaisance peu éloignée de Brousse. Le jeune sultan était à cheval, et précédait la litière de la princesse. La litière se brise ; le jeune prince prend les devants, suivi de l’eunuque chargé de l’ordre secret de sa mort. À peine entré dans la maison, l’eunuque, l’arrêtant sur le seuil de la porte, lui présente le lacet : « Le sultan veut que vous mouriez sur l’heure, » lui dit-il. — « Cet ordre m’est aussi sacré que celui de Dieu même, » répond l’enfant ; et il présente sa tête au bourreau. La mère arrive, et trouve le corps palpitant de son fils sur le seuil de la porte. La passion insensée de Soliman pour Roxelane remplit le sérail de plus de crimes que n’en vit le palais d’Argos.

Les Sept-Tours me rappellent la mort du premier sultan immolé par les janissaires. Othman, traîné par eux dans ce château, tombe deux jours après sous les coups de Daoud, vizir. Ce vizir, peu de temps après, est conduit lui-même aux Sept-Tours. On lui arrache son turban, on le fait boire à la même fontaine où s’était désaltéré l’infortuné Othman, on l’étrangle dans la même chambre où il avait étranglé son maître. L’ada des janissaires, dont un soldat avait porté la main sur Othman, est cassée ; et, jusqu’à l’abolition de ce corps, lorsqu’un officier appelait la soixante-cinquième ada, un autre officier répondait :

« Que la voix de cette ada périsse ! que la voix de cette ada s’anéantisse à jamais ! »

Les janissaires, repentants du meurtre d’Othman, déposent Mustapha, et vont demander à genoux au sérail un enfant de douze ans pour lui donner l’empire. Vêtu d’une robe de toile d’argent, le turban impérial sur la tête, assis sur un trône portatif, quatre officiers des janissaires l’enlèvent sur leurs épaules, et promènent le jeune empereur au milieu de son peuple. Ce fut Amurath IV, digne du trône où la révolte et le repentir l’avaient fait monter avant l’âge.

Là finissent les jours de gloire de l’empire ottoman. — La loi de Soliman, qui ordonnait que les enfants des sultans fussent prisonniers dans le sérail, parmi des eunuques et des femmes, énerva le sang d’Othman, et jeta l’empire en proie aux intrigues des eunuques et aux révoltes des janissaires. De loin en loin brillent quelques beaux caractères ; mais ils sont sans puissance, parce qu’ils ont été habitués de bonne heure à être sans volonté.

Le sérail, déjà abandonné par Mahmoud, n’est plus qu’un brillant tombeau. Mais que son histoire secrète serait dramatique et touchante, si les murs pouvaient la raconter !

Une des plus graves et des plus douces figures de ce drame mystérieux est celle de l’infortuné Sélim, qui, déposé et emprisonné dans le sérail pour n’avoir pas voulu verser le sang de ses neveux, y devint l’instituteur du sultan actuel, Mahmoud. Sélim était philosophe et poëte. Le précepteur avait été roi, l’élève devait l’être un jour. Pendant cette longue captivité des deux princes, Mahmoud, irrité par la négligence d’un esclave, s’emporta, et le frappa au visage : « Ah ! Mahmoud, dit Sélim, lorsque vous aurez passé par la fournaise du monde, vous ne vous emporterez pas ainsi. Quand vous aurez souffert comme moi, vous saurez compatir aux souffrances, même à celles d’un esclave. »

Le sort de Sélim fut malheureux jusqu’au bout. Mustapha Baraictar, un de ses fidèles pachas, armé pour sa cause, arrive jusqu’à Constantinople, et se présente aux portes du sérail. Le sultan Mustapha s’endormait dans les voluptés, et était en ce moment même dans un de ses kiosques, sur le Bosphore. Les bostangis défendent les portes ; Mustapha rentre au sérail ; et tandis que Baraictar enfonçait les portes avec de l’artillerie, en demandant qu’on lui rendît son maître Séiim, ce malheureux prince tombe sous le poignard du kislar-aga et de ses eunuques. Le sultan Mustapha fait jeter son corps à Baraictar ; celui-ci se précipite sur le cadavre de Sélim, le couvre de baisers et de larmes. On cherche Mahmoud, caché dans le sérail ; on craint que Mustapha n’ait versé en lui la dernière goutte du sang d’Othman ; on le trouve enfin, caché sous des rouleaux de tapis, dans un coin obscur du sérail. Il croit qu’on le cherche pour l’immoler. On le place sur le trône ; Baraictar se prosterne devant lui. Les têtes des partisans de Mustapha sont exposées sur les murs ; ses femmes sont cousues dans des sacs de cuir et jetées à la mer. Mais, peu de jours après, Constantinople devient un champ de bataille. Les janissaires se révoltent contre Baraictar, et redemandent pour sultan Mustapha, que la clémence de Mahmoud avait laissé vivre. Le sérail est assiégé ; l’incendie dévore la moitié de Stamboul. Les amis de Mahmoud lui demandent la mort de son père Mustapha, qui peut seule sauver la vie du sultan et la leur : la sentence expire sur ses lèvres ; il se couvre la tête d’un châle et se roule sur un sopha. On profite de son silence, et Mustapha est étranglé. Mahmoud, devenu ainsi le dernier et unique rejeton d’Othman, était un être inviolable et sacré pour tous les partis. Baraictar avait trouvé la mort dans les flammes en combattant autour du sérail, et Mahmoud commença son règne.

La place de l’Atméidan, qui se dessine d’ici en noir derrière les murs blancs du sérail, témoigne du plus grand acte du règne de ce prince, l’extinction de la race des janissaires. Cette mesure, qui pouvait seule rajeunir et revivifier l’empire, n’a rien produit qu’une des scènes les plus sanglantes et les plus lugubres qu’aucun empire ait dans ses annales. Elle est encore écrite sur tous les monuments de l’Atméidan en ruines, et en traces de boulets et d’incendie. Mahmoud la prépara en profond politique et l’exécuta en héros. Un accident détermina la dernière révolte.

Un officier égyptien frappa un soldat turc ; les janissaires renversent leurs marmites. Le sultan, instruit et prêt à tout, était avec ses principaux conseillers dans un de ses jardins, à Beschiktasch, sur le Bosphore. Il accourt au sérail, prend l’étendard sacré de Mahomet. Le muphti et les ulémas, réunis autour de l’étendard sacré, prononcent l’abolition des janissaires. Les troupes régulières et les fidèles musulmans s’arment et se rassemblent à la voix du sultan ; lui-même s’avance à cheval à la tête des troupes du sérail. Les janissaires, réunis sur l’Atméidan, le respectent ; il traverse plusieurs fois leur foule mutinée, seul, à cheval, risquant mille morts, mais animé de ce courage surnaturel qu’inspire une résolution décisive. Ce jour-là doit être le dernier de sa vie, ou le premier de son affranchissement et de sa puissance. Les janissaires, sourds à sa voix, se refusent à reprendre leurs agas ; ils accourent de tous les points de la capitale, au nombre de quarante mille hommes. Les troupes fidèles du sultan, les canonniers et les bostangis, occupent les débouchés des rues voisines de l’hippodrome. Le sultan ordonne le feu : les canonniers hésitent ; un officier déterminé, Kara-Djehennem, court à un des canons, tire son pistolet sur l’amorce de la pièce, et couche à terre, sous la mitraille, les premiers groupes des janissaires : les janissaires reculent ; le canon laboure en tout sens la place ; l’incendie dévore les casernes ; prisonniers dans cet étroit espace, des milliers d’hommes périssent sous les pans de murs écroulés, sous la mitraille et dans les flammes : l’exécution commence, et ne s’arrête qu’au dernier des janissaires. Cent vingt mille hommes, dans la capitale seulement, enrôlés dans ce corps, sont la proie de la fureur du peuple et du sultan. Les eaux du Bosphore roulent leurs cadavres à la mer de Marmara : le reste est relégué dans l’Asie Mineure, et périt en route. L’empire est délivré ; le sultan, plus absolu qu’aucun prince ne le fut jamais, n’a plus que des esclaves obéissants ; il peut à son gré régénérer l’empire.

Le plus beau point de vue de Constantinople est au-dessus de notre appartement, du haut d’un belvédère bâti par M. Truqui, sur le toit en terrasse de sa maison. Ce belvédère domine le groupe entier des collines de Péra, de Galata, et des coteaux qui environnent le port du côté des eaux douces. C’est le vol de l’aigle au-dessus de Constantinople et de la mer. L’Europe, l’Asie, l’entrée du Bosphore et la mer de Marmara sont sous le regard à la fois. La ville est à vos pieds. Si l’on n’avait qu’un coup d’œil à donner sur la terre, c’est de là qu’il faudrait la contempler. Je ne puis comprendre, chaque fois que j’y monte, et j’y monte plusieurs fois par jour, et j’y passe les soirées entières ; je ne puis comprendre comment, de tant de voyageurs qui ont visité Constantinople, si peu ont senti l’éblouissement que cette scène donne à mes yeux et à mon âme ; comment aucun ne l’a décrite. Serait-ce que la parole n’a ni espace, ni horizon, ni couleurs, et que le seul langage de l’œil, c’est la peinture ? Mais la peinture elle-même n’a rien rendu de tout ceci. Des lignes mortes, des scènes tronquées, des couleurs sans vie. Mais l’innombrable gradation et variété de ces teintes selon le ciel et l’heure ; mais l’ensemble harmonieux et la colossale grandeur de ces lignes ; mais les mouvements, les fuites, les enlacements de ces divers horizons ; mais le mouvement de ces voiles sur les trois mers ; mais le murmure de vie de ces populations entre ces rivages ; mais ces coups de canon qui tonnent et montent des vaisseaux, ces pavillons qui glissent ou s’élèvent du haut des mâts, la foule des caïques, la réverbération vaporeuse des dômes, des mosquées, des flèches, des minarets dans la mer : tout cela, où est-il ? Essayons encore.

Les collines de Galata, de Péra, et trois ou quatre autres collines, glissent de mes pieds à la mer, couvertes de villes de différentes couleurs ; les unes ont leurs maisons peintes en rouge de sang, les autres en noir, avec une foule de coupoles bleues qui entrecoupent ces sombres teintes ; entre chaque coupole s’élancent des groupes de verdure formés par les platanes, les figuiers, les cyprès des petits jardins attenant à chaque maison. De grands espaces vides, entre les maisons, sont des champs cultivés et des jardins où l’on aperçoit les femmes turques, couvertes de leurs voiles noirs, et jouant avec leurs enfants et leurs esclaves à l’ombre des arbres. Des nuées de tourterelles et de pigeons blancs nagent dans l’air bleu au-dessus de ces jardins et de ces toits, et se détachent, comme des fleurs blanches balancées par le vent, du bleu de la mer, qui fait le fond de l’horizon. — On distingue les rues qui serpentent en descendant vers la mer comme des ravines, et, plus bas, le mouvement de la population dans les bazars, qu’enveloppe un voile de fumée légère et transparente. Ces villes ou ces quartiers de ville sont séparés les uns des autres par des promontoires de verdure couronnés de palais de bois peints et de kiosques de toutes les nuances, ou par des gorges profondes où le regard se perd entre les racines des coteaux, et d’où l’on voit s’élever seulement les têtes de cyprès et les flèches aiguës et brillantes des minarets. Arrivé à la mer, l’œil s’égare sur sa surface bleue au milieu d’un dédale de bâtiments à l’ancre ou à la voile. Les caïques, comme des oiseaux d’eau qui nagent tantôt en groupe, tantôt isolément sur le canal, se croisent en tout sens, allant de l’Europe à l’Asie, ou de Péra à la pointe du sérail. Quelques grands vaisseaux de guerre passent à pleines voiles, débouchent du Bosphore, saluent le sérail de leurs bordées, dont la fumée les enveloppe un instant comme des ailes grises ; puis en sortent resplendissant de la blancheur de leur toile, et doublent, en paraissant les toucher, les hauts cyprès et les larges platanes du jardin du Grand Seigneur, pour entrer dans la mer de Marmara. D’autres bâtiments de guerre (c’est la flotte entière du sultan) sont mouillés, au nombre de trente ou quarante, à l’entrée du Bosphore ; leurs masses immenses jettent une ombre sur les eaux du côté de terre ; on n’en aperçoit en entier que cinq ou six ; la colline et les arbres cachent une partie des autres, dont les flancs élevés, les mâts et les vergues, qui semblent entrelacés avec les cyprès, forment une avenue circulaire qui fuit vers le fond du Bosphore. Là, les montagnes de la côte opposée ou de la rive d’Asie forment le fond du tableau : elles s’élèvent plus hautes et plus vertes que celles de la rive d’Europe ; des forêts épaisses les couronnent, et glissent dans les gorges qui les échancrent ; leurs croupes, cultivées en jardins, portent des kiosques solitaires, des galeries, des villages, de petites mosquées toutes cernées de rideaux de grands arbres ; leurs anses sont pleines de bâtiments mouillés, de caïques à rames, de petites barques à voiles. La grande ville de Scutari s’étend à leurs pieds sur une large marge, dominée par leurs cimes ombragées, et enceinte de sa noire forêt de cyprès. Une file non interrompue de caïques et de barques chargées de soldats asiatiques, de chevaux ou de Grecs cultivateurs apportant leurs légumes à Constantinople, règne entre Scutari et Galata, et s’ouvre sans cesse pour donner passage à une autre file de grands navires qui débouchent de la mer de Marmara.

En revenant à la côte d’Europe, mais de l’autre côté du canal de la Corne-d’Or, le premier objet que l’œil rencontre, après avoir franchi le bassin bleu du canal, c’est la pointe du sérail. C’est le site le plus majestueux, le plus varié, le plus magnifique et le plus sauvage à la fois que le regard d’un peintre puisse chercher. La pointe du sérail s’avance comme un promontoire ou comme un cap aplati entre ces trois mers, en face de l’Asie : ce promontoire, à partir de la porte du sérail, sur la mer de Marmara, en finissant au grand kiosque du sultan, vis-à-vis l’échelle de Péra, peut avoir trois quarts de lieue de circonférence ; — c’est un triangle dont la base est le palais ou le sérail lui-même, dont la pointe plonge dans la mer, dont le côté le plus étendu donne sur le port intérieur ou canal de Constantinople. Du point où je suis, on le domine en entier : c’est une forêt d’arbres gigantesques dont les troncs sortent, comme des colonnes, des murs et des terrasses de l’enceinte, et étendent leurs rameaux sur les kiosques, sur les batteries et les vaisseaux de la mer. Ces forêts, d’un vert sombre et vernissé, sont entrecoupées de pelouses vertes, de parterres de fleurs, de balustrades, de gradins de marbre, de coupoles d’or ou de plomb, de minarets aussi minces que des mâts de vaisseaux, et des larges dômes des palais, des mosquées et des kiosques qui entourent ces jardins : vue à peu près semblable à celle qu’offrent les terrasses, les pentes et le palais de Saint-Cloud, quand on les regarde des bords opposés de la Seine ou des collines de Meudon ; mais ces sites champêtres sont entourés de trois côtés par la mer, et dominés du quatrième côté par les coupoles des nombreuses mosquées, et par un océan de maisons et de rues qui forment la véritable Constantinople ou la ville de Stamboul. La mosquée de Sainte-Sophie, le Saint-Pierre de la Rome d’Orient, élève son dôme massif et gigantesque au-dessus et tout près des murs d’enceinte du sérail.

Sainte-Sophie est une colline informe de pierres accumulées et surmontées d’un dôme, qui brille au soleil comme une mer de plomb. Plus loin, les mosquées plus modernes d’Achmet, de Bajazet, de Soliman, de Sultanié, s’élancent dans le ciel avec leurs minarets entrecoupés de galeries moresques ; des cyprès aussi gros que le fût des minarets les accompagnent, et contrastent partout, par leur noir feuillage, avec l’éclat resplendissant des édifices. Au sommet de la colline aplatie de Stamboul, on aperçoit, parmi les murs des maisons et les tiges des minarets, une ou deux collines antiques noircies par les incendies et bronzées par le temps : ce sont quelques débris de l’antique Byzance debout sur la place de l’Hippodrome ou de l’Atméidan. Là aussi s’étendent les vastes lignes de plusieurs palais du sultan ou de ses vizirs : le Divan, avec sa porte qui a donné le nom à l’empire, est dans ce groupe d’édifices ; plus haut, et se détachant à cru sur l’horizon azuré du ciel, une splendide mosquée couronne la colline et regarde les deux mers : sa coupole d’or, frappée des rayons du soleil, semble réverbérer l’incendie, et la transparence de son dôme et de ses murailles, surmontées de galeries aériennes, lui donne l’apparence d’un monument d’argent ou de porcelaine bleuâtre. L’horizon de ce côté finit là, et l’œil redescend sur deux autres larges collines, couvertes sans interruption de mosquées, de palais, de maisons peintes jusqu’au fond du port, où la mer diminue insensiblement de largeur, et se perd à l’œil sous les arbres dans le vallon arcadien des eaux douces d’Europe. Si le regard remonte le canal, il flotte sur des mâts groupés au bord de l’échelle des Morts de l’arsenal, et sous les forêts de cyprès qui couvrent les flancs de Constantinople ; il voit la tour de Galata, bâtie par les Génois, sortir, comme le mât d’un navire, d’un océan de toits de maisons, et blanchir entre Galata et Péra, semblable à une borne colossale entre deux villes ; et il revient se reposer enfin sur le tranquille bassin du Bosphore, incertain entre l’Europe et l’Asie.

Voilà le matériel du tableau. Mais si vous ajoutez à ces principaux traits dont il se compose le cadre immense qui l’enveloppe et le fait ressortir du ciel et de la mer, les lignes noires des montagnes d’Asie, les horizons bas et vaporeux du golfe de Nicomédie, les crêtes des montagnes de l’Olympe de Brousse qui apparaissent derrière le sérail, au delà de la mer de Marmara, et qui étendent leurs vastes neiges comme des nuées blanches dans le firmament ; si vous joignez à ce majestueux ensemble la grâce et la couleur infinie de ces innombrables détails ; si vous vous figurez par la pensée les effets variés du ciel, du vent, des heures du jour sur la mer et sur la ville ; si vous voyez les flottes de vaisseaux marchands se détacher, comme des volées d’oiseaux de mer, de la pointe des forêts noires du sérail, prendre le milieu du canal, et s’enfoncer lentement dans le Bosphore en formant des groupes toujours nouveaux ; si les rayons du soleil couchant viennent à raser les cimes des arbres et des minarets, et à enflammer, comme des réverbérations d’incendie, les murs rouges de Scutari et de Stamboul ; si le vent qui fraîchit ou qui tombe aplatit la mer de Marmara comme un lac de plomb fondu, ou, ridant légèrement les eaux du Bosphore, semble étendre sur elles les mailles resplendissantes d’un vaste filet d’argent ; si la fumée des bateaux à vapeur s’élève et tournoie au milieu des grandes voiles frissonnantes des vaisseaux ou des frégates du sultan ; si le canon de la prière retentit, en échos prolongés, du pont des bâtiments de la flotte jusque sous les cyprès du champ des Morts ; si les innombrables bruits des sept villes et des milliers de bâtiments s’élèvent par bouffées de la ville et de la mer, et vous arrivent, portés par la brise, jusque sur la colonne d’où vous planez ; si vous pensez que ce ciel est presque toujours aussi profond et aussi pur, que ces mers et ces ports naturels sont toujours tranquilles et sûrs, que chaque maison de ces longs rivages est une anse où le navire peut mouiller en tout temps sous les fenêtres, où l’on construit et on lance à la mer des vaisseaux à trois ponts sous l’ombre même des platanes du rivage ; si vous vous souvenez que vous êtes à Constantinople, dans cette ville reine de l’Europe et de l’Asie, au point précis où ces deux parties du monde sont venues, de temps en temps, ou s’embrasser ou se combattre ; si la nuit vous surprend dans cette contemplation dont jamais l’œil ne se lasse ; si les phares de Galata, du sérail, de Scutari, et les lumières des hautes poupes de vaisseaux, s’allument ; si les étoiles se détachent peu à peu, une à une ou par groupes, du bleu firmament, et enveloppent les noires cimes de la côte d’Asie, les cimes de neige de l’Olympe, les îles des Princes dans la mer de Marmara, le sombre plateau du sérail, les collines de Stamboul et les trois mers, comme d’un réseau bleu semé de perles, où toute cette nature semble nager ; si la lueur plus douce du firmament où monte la lune naissante laisse assez de lumière pour voir les grandes masses de ce tableau, en effaçant ou en adoucissant les détails ; — vous avez à toutes les heures du jour et de la nuit le plus magnifique et le plus délicieux spectacle dont puisse s’emparer un regard humain ; c’est une ivresse des yeux qui se communique à la pensée, un éblouissement du regard et de l’âme. C’est le spectacle dont je jouis tous les jours et toutes les nuits depuis un mois.

L’ambassadeur de France m’ayant proposé de l’accompagner dans la visite que tous les ambassadeurs nouvellement arrivés ont le droit de faire à Sainte-Sophie, je me suis trouvé ce matin, à huit heures, à une porte de Stamboul qui donne sur la mer, derrière les murs du sérail. Un des principaux officiers de Sa Hautesse nous attendait sur le rivage, et nous a conduits d’abord dans sa maison, où il avait fait préparer une collation. Les appartements étaient nombreux et élégamment décorés, mais sans autres meubles que des divans et des pipes. Les divans sont adossés aux fenêtres qui donnent sur la mer de Marmara. Le déjeuner était servi à l’européenne ; les mets seuls étaient nationaux : ils étaient nombreux et recherchés, mais tous nouveaux pour nous. Après le déjeuner, les dames sont allées voir les femmes du colonel turc, renfermées pour ce jour-là dans un appartement inférieur. Le harem ou appartement des femmes était celui même où nous avions été reçus. Nous étions munis tous de babouches de maroquin jaune pour nous chausser dans la mosquée ; sans cela il aurait fallu ôter nos bottes et y marcher pieds nus. Nous sommes entrés dans l’avant-cour de la mosquée de Sainte-Sophie, au milieu d’un certain nombre de gardes qui écartaient la foule réunie pour nous voir. Les visages des osmanlis avaient l’air soucieux et mécontent. Les zélés musulmans regardent l’introduction des chrétiens comme une profanation de leurs sanctuaires. Après nous, on a fermé la porte de la mosquée.

La grande basilique de Sainte-Sophie, bâtie par Constantin, est un des plus vastes édifices que le génie de la religion chrétienne ait fait sortir de la terre ; mais on sent, à la barbarie de l’art qui a présidé à cette masse de pierre, qu’elle fut l’œuvre d’un temps de corruption et de décadence. C’est le souvenir confus et grossier d’un goût qui n’est plus ; c’est l’ébauche informe d’un art qui s’essaye. Le temple est précédé d’un long et large péristyle couvert et fermé comme celui de Saint-Pierre de Rome. Des colonnes de granit d’une prodigieuse élévation, mais encaissées dans les murailles et faisant massif avec elles, séparent ce vestibule du parvis. Une grande porte ouvre sur l’intérieur. L’enceinte de l’église est décorée sur ses flancs de superbes colonnes de porphyre, de granit égyptien et de marbres précieux ; mais ces colonnes, de grosseur, de proportion et d’ordres divers, sont évidemment des débris empruntés à d’autres temples, et placés là sans symétrie et sans goût, comme des barbares font supporter une masure par les fragments mutilés d’un palais. Des piliers gigantesques, en maçonnerie vulgaire, portent un dôme aérien comme celui de Saint-Pierre, et dont l’effet est au moins aussi majestueux. Ce dôme, revêtu jadis de mosaïques qui formaient des tableaux sur la voûte, a été badigeonné quand Mahomet II s’empara de Sainte-Sophie pour en faire une mosquée. Quelques parties de l’enduit sont tombées, et laissent réapparaître l’ancienne décoration chrétienne. Des galeries circulaires, adossées à de vastes tribunes, règnent autour de la basilique, à la hauteur de la naissance de la voûte. L’aspect de l’édifice est beau de là : vaste, sombre, sans ornement, avec ses voûtes déchirées et ses colonnes bronzées, il ressemble à l’intérieur d’un tombeau colossal dont les reliques ont été dispersées. Il inspire l’effroi, le silence, la méditation sur l’instabilité des œuvres de l’homme, qui bâtit pour des idées qu’il croit éternelles, et dont les idées successives, un livre ou un sabre à la main, viennent tour à tour habiter ou ruiner les monuments. Dans son état présent, Sainte-Sophie ressemble à un grand caravansérai de Dieu. Voilà les colonnes du temple d’Éphèse, voilà les images des apôtres avec leurs auréoles d’or sur la voûte, qui regardent les lampes suspendues de l’iman.

En sortant de Sainte-Sophie, nous allâmes visiter les sept mosquées principales de Constantinople ; elles sont moins vastes, mais infiniment plus belles. On sent que le mahométisme avait son art à lui, son art tout fait, et conforme à la simplicité de son idée, quand il éleva ces temples simples, réguliers, splendides, sans autels pour ses victimes. Ces mosquées se ressemblent toutes, à la grandeur et à la couleur près ; elles sont précédées de grandes cours entourées de cloîtres, où sont les écoles et les logements des imans. Des arbres superbes ombragent ces cours, et de nombreuses fontaines y répandent le bruit et la fraîcheur voluptueuse de leurs eaux. Des minarets d’un travail admirable s’élèvent, comme quatre bornes aériennes, aux quatre coins de la mosquée ; ils s’élancent au-dessus de leurs dômes ; de petites galeries circulaires, avec un parapet de pierre sculptée à jour comme de la dentelle, environnent à diverses hauteurs le fût léger du minaret : là se place, aux différentes heures du jour, le muezzin qui crie l’heure, et appelle la ville à la pensée constante du mahométan, la pensée de Dieu. Un portique à jour sur les jardins et les cours, et élevé de quelques marches, conduit à la porte du temple. Le temple est un parvis carré ou rond, surmonté d’une coupole portée par d’élégants piliers ou de belles colonnes cannelées. Une chaire est adossée à un des piliers. La frise est formée par des versets du Coran, écrits en caractères ornés sur le mur. Les murs sont peints en arabesques. Des fils de fer traversent la mosquée d’un pilier à l’autre, et portent une multitude de lampes, des œufs d’autruche suspendus, des bouquets d’épis ou de fleurs. Des nattes de jonc et de riches tapis couvrent les dalles du parvis. L’effet est simple et grandiose. Ce n’est point un temple où habite un Dieu ; c’est une maison de prière et de contemplation, où les hommes se rassemblent pour adorer le Dieu unique et universel. Ce qu’on appelle culte n’existe pas dans la religion. Les rites sont simples : une fête annuelle, des ablutions et la prière aux cinq divisions du jour, la croyance en un Dieu créateur et rémunérateur, voilà tout. Le corps sacerdotal ne s’est formé que plus tard. Toutes les fois que je suis entré dans les mosquées, ce jour-là ou d’autres jours, j’y ai trouvé un petit nombre de Turcs accroupis ou couchés sur les tapis, et priant avec tous les signes extérieurs de la ferveur et de la complète absorption d’esprit.

Dans la cour de la mosquée de Bajazet, je vois le tombeau vide de Constantin. C’est un vase de porphyre d’une prodigieuse grandeur ; il y tiendrait vingt héros. Le morceau de porphyre est évidemment de l’époque grecque. C’est quelque débris arraché aussi des temples de Diane à Éphèse. Les siècles se prêtent leurs temples comme leurs tombeaux, et se les rendent vides. Où sont les os de Constantin ? Les Turcs ont enfermé son sépulcre dans un kiosque, et ne le laissent point profaner. Les tombeaux des sultans et de leurs familles sont dans les jardins des mosquées qu’ils ont construites, sous des kiosques de marbre ombragés d’arbres et parfumés de fleurs ; des jets d’eau murmurent auprès, ou dans le kiosque même ; et le culte du souvenir est si immortel parmi les musulmans, que je n’ai jamais passé devant un de ces tombeaux sans trouver des bouquets de fleurs fraîchement cueillies déposés sur la porte ou sur les fenêtres de ces nombreux monuments.

Je viens de descendre et de remonter le canal du Bosphore de Constantinople à l’embouchure de la mer Noire. Je veux esquisser pour moi quelques traits de cette nature enchantée. Je ne croyais pas que le ciel, la terre, la mer et l’homme pussent enfanter de concert d’aussi ravissants paysages. Le miroir transparent du ciel ou de la mer peut seul les voir et les réfléchir tout entiers : mon imagination les voit et les conserve ainsi ; mais mon souvenir ne peut les garder et les peindre que par quelques détails successifs. Écrivons donc vue par vue, cap par cap, anse par anse, coup de rame par coup de rame. Il faudrait des années à un peintre pour rendre une seule des rives du Bosphore. Le pays change à chaque regard, et toujours il se renouvelle aussi beau en se variant. Que puis-je dire en quelques paroles ?

Conduit, par quatre rameurs arnautes, dans un de ces longs caïques qui fendent la mer comme un poisson, je me suis embarqué seul, à sept heures du matin, par un ciel pur et par un soleil éclatant. Un interprète couché dans la barque, entre les rameurs et moi, me disait les noms et les choses. Nous avons longé d’abord les quais de Tophana, avec sa caserne d’artillerie. La ville de Tophana s’élevant en gradins de maisons peintes, comme des bouquets de fleurs groupés autour de la mosquée de marbre, allait mourir sous les hauts cyprès du grand champ des Morts de Péra. Ce rideau de bois sombre termine les collines de ce côté. Nous glissions à travers une foule de bâtiments à l’ancre, et de caïques innombrables qui ramenaient à Constantinople les officiers du sérail, les ministres et leurs kiaias, et les familles des Arméniens que l’heure du travail rappelle à leurs comptoirs. Ces Arméniens sont une race d’hommes superbes, vêtus noblement et simplement d’un turban noir et d’une longue robe bleue, nouée au corps par un châle de cachemire blanc ; leurs formes sont athlétiques ; leurs physionomies intelligentes, mais communes ; le teint coloré, l’œil bleu, la barbe blonde ; ce sont les Suisses de l’Orient : laborieux, paisibles, réguliers comme eux, mais comme eux calculateurs et cupides : ils mettent leur génie trafiquant aux gages du sultan ou des Turcs ; rien d’héroïque ni de belliqueux dans cette race d’hommes : le commerce est leur génie ; ils le feront sous tous les maîtres. Ce sont les chrétiens qui sympathisent le mieux avec les Turcs. Ils prospèrent, et accumulent les richesses que les Turcs négligent, et qui échappent aux Grecs et aux Juifs : tout est ici entre leurs mains ; ils sont les drogmans de tous les pachas et de tous les vizirs. Leurs femmes, dont les traits aussi purs, mais plus délicats, rappellent la beauté calme des Anglaises ou des paysannes des montagnes de l’Helvétie, sont admirables ; les enfants de même. Les caïques en sont pleins. Ils rapportent de leurs maisons de campagne des corbeilles de fleurs étalées sur la proue.

Nous commençons à tourner la pointe de Tophana, et à glisser à l’ombre des grands vaisseaux de guerre de la flotte ottomane, mouillée sur la côte d’Europe. Ces énormes masses dorment là comme sur un lac. Les matelots, vêtus, comme les soldats turcs, de vestes rouges ou bleues, sont nonchalamment accoudés sur les haubans, ou se baignent autour de la quille. De grandes chaloupes chargées de troupes vont et viennent de la terre aux vaisseaux ; et les canots élégants du capitan-pacha, conduits par vingt rameurs, passent comme la flèche à côté de nous. L’amiral Tahir-Pacha et ses officiers sont vêtus de redingotes brunes et coiffés du fez, grand bonnet de laine rouge qu’ils enfoncent sur leurs fronts et sur leurs yeux, comme honteux d’avoir dépouillé le noble et gracieux turban. Ces hommes ont l’air mélancolique et résigné ; ils fument leurs longues pipes à bout d’ambre. Il y a là une trentaine de bâtiments de guerre d’une belle construction, et qui semblent prêts à mettre à la voile ; mais il n’y a ni officiers ni matelots, et cette flotte magnifique n’est qu’une décoration du Bosphore. Pendant que le sultan la contemple de son kiosque de Beglierbeg, situé vis-à-vis, sur la côte d’Asie, les deux ou trois frégates d’Ibrahim-Pacha possèdent en paix la Méditerranée, et les barques de Samos dominent l’Archipel. À quelques pas de ces vaisseaux, sur la rive d’Europe que je suis, je glisse sous les fenêtres d’un long et magnifique palais du sultan, inhabité maintenant. Il ressemble à un palais d’amphibies ; les flots du Bosphore, pour peu qu’ils s’élèvent sous le vent, rasent les fenêtres, et jettent leur écume dans les appartements du rez-de-chaussée ; les marches des perrons trempent dans l’eau ; des portes grillées donnent entrée à la mer jusque dans les cours et les jardins. Là sont des remises pour les caïques et des bains pour les sultanes, qui peuvent nager dans la mer à l’abri des persiennes de leurs salons. Derrière ces cours maritimes, les jardins d’arbustes, de lilas et de roses s’élèvent en gradins successifs, portant des terrasses et des kiosques grillés et dorés. Ces pelouses de fleurs vont se perdre dans de grands bois de chênes, de lauriers et de platanes qui couvrent les pentes, et s’élèvent avec les rochers jusqu’au sommet de la colline. Les appartements du sultan sont ouverts, et je vois à travers les fenêtres les riches moulures dorées des plafonds, les lustres de cristal, les divans et les rideaux de soie. Ceux du harem sont fermés par d’épais grillages de bois élégamment sculptés. Immédiatement après ce palais commence une série non interrompue de palais, de maisons et de jardins des principaux favoris, ministres ou pachas du Grand Seigneur. Tous dorment sur la mer, comme pour en aspirer la fraîcheur. Leurs fenêtres sont ouvertes ; les maîtres sont assis sur des divans, dans de vastes salles toutes brillantes d’or et de soie ; ils fument, causent, boivent des sorbets en nous regardant passer. Leurs appartements donnent aussi sur des terrasses en gradins chargées de treillis, d’arbustes et de fleurs. Les nombreux esclaves, en riches costumes, sont en général assis sur les marches d’escaliers que baigne la mer ; et les caïques, armés de rameurs, sont au bord de ces escaliers, prêts à recevoir et à emporter les maîtres de ces demeures. Partout les harems forment une aile un peu séparée par des jardins ou des cours de l’appartement des hommes. Ils sont grillés. Je vois seulement de temps en temps la tête d’un joli enfant qui se colle aux ouvertures du treillis enlacé de fleurs grimpantes, pour regarder la mer, et le bras blanc d’une femme qui entr’ouvre ou referme une persienne.

Ces palais, ces maisons, sont tout en bois, mais très-richement travaillé, avec des avant-toits, des galeries, des balustrades sans nombre, et tout noyés dans l’ombre des grands arbres, dans les plantes grimpantes, dans les bosquets de jasmins et de roses. Tous sont baignés par le courant du Bosphore, et ont des cours intérieures où l’eau de la mer pénètre et se renouvelle, et où les caïques sont à l’abri.

Le Bosphore est si profond partout, que nous passons assez près du bord pour respirer l’air embaumé des fleurs, et reposer nos rameurs à l’ombre des arbres. Les plus grands bâtiments passent aussi près de nous ; et souvent une vergue d’un brick ou d’un vaisseau s’engage dans les branches d’un arbre, dans les treillis d’une vigne, ou même dans les persiennes d’une croisée, et fuit en emportant des lambeaux du feuillage ou de la maison. Ces maisons ne sont séparées les unes des autres que par des groupes d’arbres sur quelques petits corps avancés, ou par quelques angles de rochers couverts de lierre et de mousse, qui descendent des arêtes des collines et se prolongent de quelques pieds dans les flots. De temps en temps seulement, une anse plus profonde et plus creuse entre deux collines séparées, et fendues par le lit creux d’un torrent ou d’un ruisseau. Un village s’étend alors sur les bords aplanis de ces golfes, avec ses belles fontaines moresques, sa mosquée à coupole d’or ou d’azur, et son léger minaret qui confond sa cime dans celle des grands platanes. Les maisonnettes peintes s’élèvent en amphithéâtre des deux côtés et au fond de ces petits golfes, avec leurs façades et leurs kiosques à mille couleurs ; sur la cime des collines, de grandes villas s’étendent, flanquées de jardins suspendus et de groupes de sapins à larges têtes, et terminent les horizons. Au pied de ces villages, est une grève ou un quai de granit de quelques pieds seulement de large ; ces grèves sont plantées de sycomores, de vignes, de jasmins, et forment des berceaux jusque sur la mer, où les caïques s’abritent. Là sont à l’ancre des multitudes d’embarcations et de bricks de commerce de toutes les nations. Ils mouillent en face de la maison ou des magasins de l’armateur, et souvent un pont jeté du pont du brick à la fenêtre de la villa sert à transporter les marchandises. Une foule d’enfants, de marchands de légumes, de dattes, de fruits, circulent sur ces quais ; c’est le bazar du village et du Bosphore. Des matelots de tous les costumes et de toutes les langues y sont groupés au milieu des osmanlis, qui fument accroupis sur leurs tapis, auprès de la fontaine, autour du tronc des platanes.

Aucune vue des villages de Lucerne ou d’Interlaken ne peut donner une idée de la grâce et du pittoresque exquis de ces petites anses du Bosphore. Il est impossible de ne pas s’arrêter un moment sur ses rames pour les contempler. On trouve de ces villes, ports ou villages, à peu près toutes les cinq minutes, sur la première moitié de la côte d’Europe, c’est-à-dire pendant deux ou trois lieues. Elles deviennent ensuite un peu plus rares, et le paysage prend un caractère plus agreste par l’élévation croissante des collines et la profondeur des forêts. Je ne parle ici que de la côte d’Europe, parce que je décrirai au retour la côte d’Asie, bien plus belle encore ; mais il ne faut pas oublier, pour se faire une image exacte, que cette côte d’Asie n’est qu’à quelques coups de rames de moi ; que souvent on est aussi rapproché de l’une que de l’autre, en tenant le milieu du courant dans les endroits où le canal se rétrécit et se coude, et que les mêmes scènes que je peins en Europe ravissent le regard chaque fois qu’il tombe sur la côte d’Asie.

Mais je reviens à la rive que je touche de plus près. Il y a un endroit, après le dernier de ces ports naturels, où le Bosphore s’encaisse, comme un large et rapide fleuve, entre deux caps de rochers qui descendent à pic du haut de ses doubles montagnes ; le canal, qui serpente, semble à l’œil fermé là tout à fait ; ce n’est qu’à mesure qu’on avance, qu’on le voit se déplier et tourner derrière le cap de l’Europe, puis s’élargir et se creuser en lac, pour porter les deux villes de Thérapia et de Buyukdéré. Du pied au sommet de ces deux caps de rochers revêtus d’arbres et de touffes épaisses de végétation, montent des fortifications à demi ruinées, et s’élancent d’énormes tours blanches, crénelées, avec des ponts-levis et des donjons, de la forme des belles constructions du moyen âge. Ce sont les fameux châteaux d’Europe et d’Asie, d’où Mahomet II assiégea et menaça si longtemps Constantinople avant d’y pénétrer. Ils s’élèvent, comme deux fantômes blancs, du sein noir des pins et des cyprès, comme pour fermer l’accès de ces deux mers. Leurs tours et leurs tourelles suspendues sur les vaisseaux à pleines voiles ; les longs rameaux de lierre qui pendent, comme des manteaux de guerriers, sur leurs murs à demi ruinés ; les rochers gris qui les portent, et dont les angles sortent de la forêt qui les enveloppe ; les grandes ombres qu’ils jettent sur les eaux, en font un des points les plus caractérisés du Bosphore. C’est là qu’il perd de son aspect exclusivement gracieux, pour prendre un aspect tour à tour gracieux et sublime. Des cimetières turcs s’étendent à leurs pieds, et des turbans sculptés en marbre blanc sortent çà et là des touffes de feuillage, baignés par le flot. Heureux les Turcs ! ils reposent toujours dans le site de leur prédilection, à l’ombre de l’arbuste qu’ils ont aimé, au bord du courant dont le murmure les a charmés, visités par les colombes qu’ils nourrissaient de leur vivant, embaumés par les fleurs qu’ils ont plantées : s’ils ne possèdent pas la terre pendant leur vie, ils la possèdent après leur mort, et on ne relègue pas les restes de ceux qu’on a aimés dans ces voiries humaines d’où l’horreur repousse le culte et la piété des souvenirs.

Au delà des châteaux, le Bosphore s’élargit ; les montagnes de l’Europe et de l’Asie s’élèvent plus âpres et plus désertes. Les bords seuls de la mer sont encore semés çà et là de maisonnettes blanches, et de petites mosquées rustiques assises sur un mamelon auprès d’une fontaine, et sous le dôme d’un platane. Le village de Thérapia, séjour des ambassadeurs de France et d’Angleterre, borde la rive un peu plus loin ; les hautes forêts qui le dominent jettent leurs ombres sur les terrasses et les pelouses des deux palais ; de petites vallées serpentent, encaissées entre les rochers, et forment les limites des deux puissances. Deux frégates, anglaise et française, à l’ancre dans le canal en face de chaque palais, sont là pour attendre le signal des ambassadeurs, et porter aux flottes de la Méditerranée les messages de guerre ou de paix.

Buyukdéré, charmante ville au fond du golfe que forme le Bosphore au moment où il se coude pour aller se perdre dans la mer Noire, s’étend comme un rideau de palais et de villas sur les flancs de deux sombres montagnes. Un beau quai sépare les jardins et les maisons de la mer. La flotte russe, composée de cinq vaisseaux, de trois frégates et de deux bâtiments à vapeur, est mouillée devant les terrasses des palais de Russie, et forme une ville sur les eaux, en face de la ville et des délicieux ombrages de Buyukdéré. Les canots qui portent les ordres d’un vaisseau à l’autre ; les embarcations qui vont chercher l’eau aux fontaines ou promener les malades sur le rivage ; les yachts des jeunes officiers, qui luttent comme des chevaux de course, et dont les voiles, penchées sous le vent, trempent dans la vague ; les coups de canon qui résonnent dans les profondeurs des vallées d’Asie, et qui annoncent de nouveaux vaisseaux débouchant de la mer Noire ; un camp russe assis sur les flancs brûlés de la montagne du Géant, vis-à-vis la flotte ; la belle prairie de Buyukdéré sur la gauche, avec son groupe de merveilleux platanes, dont un seul ombrage un régiment tout entier ; les magnifiques forêts des palais de Russie et d’Autriche, qui dentellent la cime des collines ; une foule de maisons élégantes et décorées de balcons qui bordent les quais, et dont les roses et les lilas pendent en festons du bord des terrasses ; des Arméniens avec leurs enfants, arrivant ou partant sans cesse dans leurs caïques pleins de branchages et de fleurs ; le bras du Bosphore plus sombre et plus étroit que l’on commence à découvrir, étendu vers l’horizon brumeux de la mer Noire ; d’autres chaînes de montagnes, entièrement dégarnies de villages et de maisons, et s’élevant dans les nues avec leurs noires forêts, comme des limites redoutables, entre les orages de la mer, des tempêtes, et la magnifique sérénité des mers de Constantinople ; deux châteaux forts, en face l’un de l’autre, sur chaque rive, couronnant de leurs batteries, de leurs tours et de leurs créneaux les hauteurs avancées de deux sombres caps ; puis, enfin, une double ligne de rochers tachés de forêts, allant mourir dans les flots bleus de la mer Noire : voilà le coup d’œil de Buyukdéré. Ajoutez-y le passage perpétuel d’une file de navires venant à Constantinople ou sortant du canal, selon que le vent souffle du nord ou du midi. Ces navires sont si nombreux quelquefois, qu’un jour, en revenant dans mon caïque, j’en comptai près de deux cents en moins d’une heure. Ils voguent par groupes, comme des oiseaux qui changent de climats ; si le vent varie, ils courent des bordées d’un rivage à l’autre, allant virer de bord sous les fenêtres ou sous les arbres de l’Asie ou de l’Europe ; si la brise fraîchit, ils mouillent dans une des innombrables anses ou à la pointe des petits caps du Bosphore ; ils se couvrent de nouveau de voiles un moment après. À chaque minute, le paysage, vivifié et modifié par ces groupes de bâtiments à la voile ou à l’ancre, et par les diverses positions qu’ils prennent le long des terres, change l’aspect du paysage, et fait du Bosphore un kaléidoscope merveilleux.

Arrivé à Buyukdéré, je pris possession de la charmante maison sur le quai, où M. Truqui avait bien voulu m’offrir sa double hospitalité ; nous y passerons l’été.




Même date.


Il semble, après la description de cette côte du Bosphore, que la nature ne pourra se surpasser elle-même, et qu’aucun paysage ne peut l’emporter sur celui dont mes yeux sont pleins. Je viens de longer la côte d’Asie en rentrant ce soir à Constantinople, et je la trouve mille fois plus belle encore que la côte d’Europe. La côte d’Asie ne doit presque rien à l’homme, la nature y a tout fait. Il n’y a plus là ni Buyukdéré, ni Thérapia, ni palais d’ambassadeurs, ni ville d’Arméniens ou de Francs ; il n’y a que des montagnes, des gorges qui les séparent, des petits vallons tapissés de prairies qui se creusent entre les racines de rochers, des ruisseaux qui y serpentent, des torrents qui les blanchissent de leur écume, des forêts qui se suspendent à leurs flancs, qui glissent dans leurs ravines, qui descendent jusqu’aux bords des golfes nombreux de la côte ; une variété de formes, et de teintes, et de feuillage, et de verdure, que le pinceau du peintre de paysage ne pourrait même inventer ; quelques maisons isolées de matelots ou de jardiniers turcs, répandues de loin en loin sur la grève, ou jetées sur la plateforme d’une colline boisée, ou groupées sur la pointe des rochers où le courant vous porte, et se brise en vagues bleues comme le ciel de nuit ; quelques voiles blanches de pêcheurs qui se traînent dans les anses profondes, et qu’on voit glisser d’un platane à l’autre, comme une toile sèche que les laveuses replient ; d’innombrables volées d’oiseaux blancs qui s’essuient sur le bord des prés, des aigles qui planent du haut des montagnes sur la mer ; les criques les plus mystérieuses, entièrement fermées de rochers et de troncs d’arbres gigantesques, dont les rameaux, chargés de nuages de feuilles, se courbent sur les flots, et forment sur la mer des berceaux où les caïques s’enfoncent ; un ou deux villages cachés dans l’ombre de ces criques, avec leurs jardins jetés derrière eux sur des pentes vertes, et leurs groupes d’arbres au pied des rochers, avec leurs barques bercées par la douce vague à leur porte, leurs nuées de colombes sur leur toit, leurs femmes et leurs enfants aux fenêtres, leurs vieillards assis sous le platane au pied du minaret ; des laboureurs qui rentrent des champs dans leurs caïques ; d’autres qui remplissent leurs barques de fagots verts, de myrte ou de bruyère en fleur pour les sécher et les brûler l’hiver.

Cachés derrière ces monceaux de verdure pendante, qui débordent et trempent dans l’eau, on n’aperçoit ni la barque ni le rameur, et l’on croit voir un morceau de la rive, détaché de terre par le courant, flotter au hasard sur la mer, avec ses feuillages verts et ses fleurs encore parfumées. Le rivage offre cet aspect jusqu’au château de Mahomet II, qui, de son côté aussi, semble fermer le Bosphore comme un lac de Suisse. Là il change de caractère : les collines moins âpres affaissent leurs croupes et creusent plus mollement leurs étroites vallées ; des villages asiatiques s’y étendent plus riches et plus pressés ; les eaux douces d’Asie, charmante petite plaine ombragée d’arbres et semée de kiosques et de fontaines moresques, s’ouvrent à l’œil ; un grand nombre de voitures de Constantinople, espèces de cages de bois doré, portées sur quatre roues et traînées par deux bœufs, sont éparses sur les pelouses ; des femmes turques en sortent voilées, et se groupent assises au pied des arbres ou sur le bord de la mer, avec leurs enfants et leurs esclaves noires ; des groupes d’hommes sont assis plus loin, prennent le café ou fument la pipe. La variété des couleurs des vêtements des hommes et des enfants, la couleur brune du voile monotone des femmes, forment sous tous ces arbres la mosaïque la plus bizarre de teintes qui enchantent l’œil. Les bœufs et les buffles d’étable ruminent dans les prairies ; les chevaux arabes, couverts d’équipements de velours, de soie et d’or, piaffent auprès des caïques qui abordent en foule, pleins d’Arméniennes ou de femmes juives : celles-ci s’asseyent dévoilées sur l’herbe, au bord du ruisseau ; elles forment une chaîne de femmes, de jeunes filles, dans des costumes et des attitudes divers : il y en a d’une beauté ravissante, que l’étrange variété des coiffures et des costumes relève encore. J’ai vu là souvent une grande quantité de femmes turques des harems dévoilées ; elles sont presque toutes d’une petite taille, très-pâles, l’œil triste et l’aspect grêle et maladif. En général, le climat de Constantinople, malgré toutes ses conditions apparentes de salubrité, me paraît malsain ; les femmes du moins sont loin d’y mériter la réputation de beauté dont elles jouissent ; les Arméniennes et les Juives seules m’ont paru belles. Mais quelle différence encore avec la beauté des Juives et des Arméniennes de l’Arabie, et surtout avec l’indescriptible charme des femmes grecques de la Syrie et de l’Asie Mineure ! Un peu au delà, tout à fait sur le bord des flots du Bosphore, s’élève le magnifique palais nouveau, habité maintenant par le Grand Seigneur.

Beglierbeg est un édifice dans le goût italien, mêlé de souvenirs indiens et moresques ; immenses corps de logis à plusieurs étages, avec des ailes et des jardins intérieurs ; de grands parterres plantés de roses et arrosés de jets d’eau s’étendent derrière les bâtiments, entre la montagne et le palais ; un quai étroit en granit sépare les fenêtres de la mer. Je passai lentement sous ce palais, où veillent, sous le marbre et l’or, tant de soucis et tant de terreurs ; j’aperçus le Grand Seigneur, assis sur un divan, dans un des kiosques sur la mer ; Achmet-Pacha, un de ses jeunes favoris, était debout près de lui. Le sultan, frappé de l’habit européen, nous montra du doigt à Achmet-Pacha, comme pour lui demander qui nous étions. Je saluai le maître de l’Asie à la manière orientale ; il me rendit gracieusement mon salut. Toutes les persiennes du palais étaient ouvertes, et l’on voyait étinceler les riches décorations de cette magnifique et délicieuse demeure. L’aile habitée par les femmes, ou le harem, était fermée ; elle est immense, mais on ignore le nombre des femmes qui l’habitent. Deux caïques, entièrement dorés et montés de vingt-quatre rameurs chacun, étaient à la porte du palais, sur la mer. Ces caïques sont dignes du goût le plus exquis du dessin de l’Europe et de la magnificence de l’Orient : la proue de l’un d’eux, qui s’avançait d’au moins vingt-cinq pieds, était formée par un cygne d’or, les ailes étendues, qui semblait emporter la barque d’or sur les flots ; un pavillon de soie monté sur des colonnes d’or, formait la poupe, et de riches châles de cachemire servaient de siége pour le sultan ; la proue du second caïque était une flèche d’or empennée qui semblait voler, détachée de l’arc, sur la mer.

Je m’arrêtai longtemps, hors de la vue du sultan, à admirer ce palais et ces jardins : tout y semble disposé avec un goût parfait ; je ne connais rien en Europe qui présente à l’œil plus de magnificence et de féerie dans des demeures royales : tout semblait sortir des mains de l’artiste, pur, rayonnant d’éclat et de peinture ; les toits du palais sont masqués par des balustrades dorées, et les cheminées même, qui défigurent en Europe les lignes de nos édifices publics, étaient des colonnes dorées et cannelées, dont les élégants chapiteaux ajoutaient à la décoration de ce séjour. J’aime ce prince, qui a passé son enfance dans l’ombre des cachots du sérail ; menacé tous les jours de la mort ; instruit dans l’infortune par le sage et malheureux Sélim ; jeté sur le trône par la mort de son frère ; couvant pendant quinze ans, dans le silence de sa pensée, l’affranchissement de l’empire et la restauration de l’islamisme par la destruction des janissaires ; l’exécutant avec l’héroïsme et le calme de la fatalité ; bravant sans cesse son peuple pour le régénérer ; hardi et impassible dans le péril ; doux et miséricordieux quand il peut consulter son cœur, mais manquant d’appui autour de lui ; sans instruments pour exécuter le bien qu’il médite ; méconnu de son peuple ; trahi par ses pachas ; ruiné par ses voisins ; abandonné par la fortune, sans laquelle l’homme ne peut rien ; assistant debout à la ruine de son trône et de son empire ; s’abandonnant à la fin à lui-même ; se hâtant d’user dans les voluptés du Bosphore sa part d’existence et son ombre de souveraineté. Homme de bon désir et de volonté droite, mais homme de génie insuffisant et de volonté trop faible : semblable à ce dernier des empereurs grecs dont il occupe la place ; digne d’un autre peuple et d’un meilleur temps, et capable de mourir au moins en héros. Il fut un jour grand homme.

L’histoire n’a pas de pages comparables à celles de la destruction des janissaires ; c’est la révolution la plus fortement méditée et la plus héroïquement accomplie dont je connaisse un exemple. Mahmoud emportera cette page ; mais pourquoi est-elle la seule ? Le plus difficile était fait ; les tyrans de l’empire abattus, il ne fallait que de la volonté et de la suite pour vivifier cet empire en le civilisant. Mahmoud s’est arrêté. Serait-ce que le génie est plus rare encore que l’héroïsme ?

Après le palais de Beglierbeg, la côte d’Asie redevient boisée et solitaire jusqu’à Scutari, qui brille, comme un jardin de roses à l’extrémité d’un cap, à l’entrée de la mer de Marmara. Vis-à-vis, la pointe verdoyante du sérail se présente à l’œil ; et entre la côte d’Europe, couronnée de ses trois villes peintes, et la côte de Stamboul, tout éclatante de ses coupoles et de ses minarets, s’ouvre l’immense port de Constantinople, où les navires, mouillés sur les deux rives, ne laissent qu’une large rue aux caïques. Je glisse, à travers ce dédale de bâtiments, comme la gondole vénitienne sous l’ombre des palais, et je débarque à l’échelle des Morts, sous une avenue de cyprès.




29 mai.


J’ai été conduit ce matin, par un jeune homme de Constantinople, au marché des esclaves.

Après avoir traversé les longues rues de Stamboul qui longent les murs du vieux sérail, et passé par plusieurs magnifiques bazars encombrés d’une foule innombrable de marchands et d’acheteurs, nous sommes montés, par de petites rues étroites, jusqu’à une place fangeuse sur laquelle s’ouvre la porte d’un autre bazar. Grâce au costume turc dont nous étions revêtus, et à la perfection d’idiome de mon guide, on nous a laissés entrer dans ce marché d’hommes. Combien il a fallu de temps et de révélations successives à la raison de l’homme, pour que la force ait cessé d’être un droit à ses yeux, et pour que l’esclavage soit devenu un crime et un blasphème à son intelligence ! Quel progrès ! et combien n’en promet-il pas ? Qu’il y a de choses dont nous ne sommes pas choqués, et qui seront des crimes incompréhensibles aux yeux de nos descendants ! Je pensais à cela en entrant dans ce bazar, où l’on vend la vie, l’âme, le corps, la liberté d’autrui, comme nous vendons le bœuf ou le cheval, et où l’on se croit légitime possesseur de ce qu’on a acheté ainsi. Que de légitimités de ce genre dont nous ne nous rendons pas compte ! Elles le sont cependant, car on ne peut pas demander à l’homme plus qu’il ne sait. Ses convictions sont ses vérités ; il n’en possède pas d’autres. Dieu seul les a toutes à lui, et nous les distribue à proportion et à mesure de nos intelligences progressives.

Le marché d’esclaves est une vaste cour découverte, et environnée d’un portique surmonté d’un toit. Sous ce portique, environné du côté de la cour d’un mur à hauteur d’appui, s’ouvrent des portes qui donnent dans les chambres où les marchands tiennent les esclaves. Ces portes restent ouvertes pour que les acheteurs, en se promenant, puissent voir les esclaves. Les hommes et les femmes sont tenus dans des chambres séparées ; les femmes ne sont pas voilées. Outre les esclaves renfermés dans ces chambres basses, il y en a un grand nombre groupés dans la galerie, sous le portique et dans la cour. Nous commençâmes par parcourir ces différents groupes. Le plus remarquable était une troupe de jeunes filles d’Abyssinie, au nombre de douze ou quinze ; adossées les unes aux autres comme ces figures antiques de cariatides qui soutiennent un vase sur leurs têtes, elles formaient un cercle dont tous les visages étaient tournés vers les spectateurs. Ces visages étaient en général d’une grande beauté : les yeux en amande, le nez aquilin, les lèvres minces, le contour ovale et délicat des joues, les longs cheveux noirs luisants comme des ailes de corbeaux. L’expression pensive, triste et languissante de la physionomie fait des Abyssiniennes, malgré la couleur cuivrée de leur teint, une race de femmes des plus admirables ; elles sont grandes, minces de taille, élancées comme les tiges de palmier de leur beau pays. Leurs bras ont des attitudes ravissantes. Ces jeunes filles n’avaient pour vêtements qu’une longue chemise de toile grossière et jaunâtre. Elles avaient aux jambes des bracelets de perles de verre bleu. Assises sur leurs talons, immobiles, la tête appuyée sur le revers de leur main ou sur le genou, elles nous regardaient d’un œil aussi doux et aussi triste que l’œil de la chèvre ou de l’agneau que la paysanne tient par la corde et marchande à la foire de nos villages ; quelquefois l’une disait un mot à l’autre, et elles souriaient. Il y en avait une qui tenait un petit enfant dans ses bras et qui pleurait, parce que le marchand voulait le vendre sans elle à un revendeur d’enfants. Il y avait, non loin de ce groupe, sept ou huit petits nègres de l’âge de huit à douze ans assez bien vêtus, avec l’apparence de la santé et du bien-être ; ils jouaient ensemble à un jeu de l’Orient dont les instruments sont de petits cailloux que l’on combine de différentes manières dans de petits trous qu’on fait dans le sable : pendant ce temps là, les marchands et revendeurs circulaient autour d’eux, prenaient tantôt l’un, tantôt l’autre, par le bras, l’examinaient avec attention de la tête aux pieds, le palpaient, lui faisaient montrer ses dents, pour juger de son âge et de sa santé ; puis l’enfant, un moment distrait de ses jeux, y retournait avec empressement.

Je passai ensuite sous les portiques couverts, remplis d’une foule d’esclaves et d’acheteurs. Les Turcs qui font ce commerce se promenaient, superbement vêtus de pelisses fourrées, une longue pipe à la main, parmi les groupes, le visage inquiet et préoccupé, et épiant d’un œil jaloux le moindre regard jeté dans l’intérieur de leurs magasins d’hommes et de femmes ; mais, nous prenant pour des Arabes ou des Égyptiens, ils n’osèrent cependant nous interdire l’accès d’aucune chambre. Des marchands ambulants de petits gâteaux et de fruits secs parcouraient la galerie, vendant aux esclaves quelque nourriture. Je glissai plusieurs piastres dans la main de l’un d’eux pour qu’il distribuât sa corbeille à un groupe de petits enfants nègres, qui dévorèrent ces pâtisseries.

Je remarquai là une pauvre négresse de dix-huit ou vingt ans, remarquablement belle, mais d’une beauté dure et chagrine. Elle était assise sur un banc de la galerie, le visage découvert et richement vêtue, au milieu d’une douzaine d’autres négresses en haillons exposées en vente à très-bas prix ; elle tenait sur ses genoux un superbe petit garçon de trois ou quatre ans, magnifiquement habillé aussi. Cet enfant, qui était mulâtre, avait les traits les plus nobles, la bouche la plus gracieuse et les yeux les plus intelligents et les plus fiers qu’il soit possible de se figurer. Je jouai avec lui, et je lui donnai des gâteaux et des dragées que j’achetai d’une échoppe voisine ; mais sa mère lui arrachant des mains ce que je lui avais donné, le rejeta avec colère et fierté sur le pavé. Elle tenait le visage baissé et pleurait ; je crus que c’était par crainte d’être vendue séparément de son fils, et, touché de son infortune, je priai M. Morlach, mon obligeant conducteur, de l’acheter avec l’enfant pour mon compte. Je les aurais emmenés ensemble, et j’aurais élevé le bel enfant en le laissant auprès de la mère. Nous nous adressâmes à un courtier de la connaissance de M. Morlach, qui entra en pourparler avec le propriétaire de la belle esclave et de l’enfant. Le propriétaire fit d’abord semblant de vouloir effectivement la vendre, et la pauvre femme se mit à sangloter plus fort, et le petit garçon se prit à pleurer aussi en passant ses bras autour du cou de sa mère. Mais ce marché n’était qu’un jeu de la part du marchand ; et quand il vit que nous donnions tout de suite le prix élevé qu’il avait mis à ce couple, il prit le courtier à l’écart, et lui avoua que l’esclave n’était pas à vendre ; qu’elle était l’esclave d’un riche Turc dont cet enfant était fils ; qu’elle était d’une humeur trop fière et trop indomptable dans le harem, et que, pour la corriger et l’humilier, son maître l’avait envoyée au bazar comme pour s’en défaire, mais avec l’ordre secret de ne pas la vendre. Cette correction a souvent lieu ; et quand un Turc est mécontent, sa menace la plus ordinaire est d’envoyer au bazar. Nous passâmes donc.

Nous suivîmes un grand nombre de chambres contenant chacune quatre ou cinq femmes presque toutes noires et laides, mais avec les apparences de la santé. La plupart semblaient indifférentes à leur situation, et même sollicitaient les acheteurs ; elles causaient, riaient entre elles, et faisaient elles-mêmes des observations critiques sur la figure de ceux qui les marchandaient. Une ou deux pleuraient et se cachaient dans le fond de la chambre, et ne revenaient qu’en résistant se placer en évidence sur l’estrade où elles étaient assises. Nous en vîmes emmener plusieurs qui s’en allaient gaiement avec le Turc qui venait de les acheter, prenant leur petit paquet plié dans un mouchoir, et recouvrant leurs visages de leurs voiles blancs. Nous fûmes témoins de deux ou trois actes de miséricorde que la charité chrétienne envierait à celle des bons musulmans. Des Turcs vinrent acheter de vieilles esclaves rejetées de la maison de leurs maîtres pour leur vieillesse et leurs infirmités, et les emmenèrent. Nous demandâmes à quoi ces pauvres femmes pouvaient leur être utiles ? « À plaire à Dieu, » nous répondit le courtier. Et M. Morlach m’apprit que plusieurs musulmans envoyaient ainsi dans les marchés acheter de pauvres esclaves infirmes des deux sexes, pour les nourrir par charité dans leurs maisons. L’esprit de Dieu n’abandonne jamais tout à fait les hommes.

Les dernières chambres que nous visitâmes étaient à demi fermées, et on nous disputa quelque temps l’entrée ; il n’y avait qu’une seule esclave dans chacune, sous la garde d’une femme. C’étaient de jeunes et belles Circassiennes nouvellement arrivées de leur pays. Elles étaient vêtues de blanc, et avec une élégance et une coquetterie remarquables. Leurs beaux traits ne témoignaient ni chagrin ni étonnement, mais une dédaigneuse indifférence. Ces belles esclaves blanches de Géorgie ou de Circassie sont devenues extrêmement rares, depuis que les Grecques ne peuplent plus les sérails, et que la Russie a interdit le commerce des femmes.

Cependant les familles géorgiennes élèvent toujours leurs filles pour ce honteux commerce, et des courtiers de contrebande parviennent à en emmener de temps en temps des cargaisons. Le prix de ces belles créatures va jusqu’à douze ou vingt mille piastres (de trois à cinq mille francs), tandis que les esclaves noires d’une beauté ordinaire ne se vendent que cinq ou six cents francs, et les plus belles mille à douze cents. En Arabie et en Syrie, on en aurait pour cinq ou six cents piastres (de cent cinquante à deux cents francs). Une de ces Géorgiennes était d’une beauté accomplie : les traits délicats et sensibles, l’œil doux et pensif, la peau d’une blancheur et d’un éclat admirables. Mais la physionomie des femmes de ce pays est loin du charme et de la pureté de celles des Arabes : on sent le Nord dans ces figures. Elle fut vendue sous nos yeux pour le harem du jeune pacha de Constantinople. Nous sortîmes le cœur flétri et les yeux humides de cette scène, qui se renouvelle tous les jours et à toutes les heures dans les villes de l’Orient, et nous revînmes pensifs au bazar de Stamboul.

Voilà ce que c’est que les législations immobiles ! Elles consacrent les barbaries séculaires, et donnent le droit d’antiquité et de légitimité à tous les crimes. Les fanatiques du passé sont aussi coupables et aussi funestes à l’humanité que les fanatiques de l’avenir. Les uns immolent l’homme à leurs ignorances et à leurs souvenirs ; les autres à leurs espérances et à leur précipitation. Si l’homme faisait, pensait, croyait ce que faisaient et croyaient ses pères, le genre humain tout entier en serait au fétichisme et à l’esclavage. La raison est le soleil de l’humanité : c’est l’infaillible et perpétuelle révélation des lois divines, applicable aux sociétés. Il faut marcher pour la suivre, sous peine de demeurer dans le mal et dans les ténèbres ; mais il ne faut pas la devancer, sous peine de tomber dans des précipices. Comprendre le passé sans le regretter ; tolérer le présent en l’améliorant ; espérer l’avenir en le préparant : voilà la loi des hommes sages et des institutions bienfaisantes. Le péché contre l’Esprit-Saint, c’est ce combat de certains hommes contre l’amélioration des choses ; c’est cet effort égoïste et stupide pour rappeler toujours en arrière le monde moral et social, que Dieu et la nature poussent toujours en avant : le passé est le sépulcre de l’humanité écroulée ; il faut le respecter, mais il ne faut pas s’y enfermer et vouloir y vivre.

Les grands bazars de différentes marchandises, et celui des épiceries surtout, sont de longues et larges galeries voûtées, bordées de trottoirs et de boutiques pleines de toutes sortes d’objets de commerce. Armures, harnachement de chevaux, bijouterie, comestibles, maroquinerie, châles des Indes et de Perse ; étoffes de l’Europe, tapis de Damas et de Caramanie, essences et parfums de Constantinople, narghilés et pipes de toutes formes et de toute magnificence ; ambre et corail taillés à l’usage des Orientaux pour fumer le toumbac ; étalage de tabac haché ou plié comme des rames de papier jaune ; boutiques de pâtisseries appétissantes par leur forme et leur variété ; beaux magasins de confiseurs, avec l’innombrable variété de leurs dragées, de leurs fruits confits, de leurs sucreries de tout genre ; drogueries d’où s’exhale un parfum qui embaume tous les bazars ; manteaux arabes tissés d’or et de poil de chèvre ; voiles de femmes brodés de paillettes d’argent et d’or : au milieu de tout cela une foule immense et sans cesse renouvelée de Turcs à pied, la pipe à la bouche ou à la main, suivis d’esclaves, de femmes voilées, accompagnées de négresses portant de beaux enfants ; de pachas à cheval, traversant au petit pas cette foule pressée et silencieuse, et de voitures turques, fermées de leur treillis doré, conduites au pas par des cochers à longues barbes blanches, et pleines de femmes qui s’arrêtent de temps en temps pour marchander aux portes des bijoutiers : voilà le coup d’œil de tous ces bazars. Il y en aurait plusieurs lieues de longueur, s’ils étaient réunis en une seule galerie. Ces bazars, où l’on est obligé de se coudoyer sans cesse, et où les Juifs étalent et vendent les vêtements des pestiférés, sont les véhicules les plus actifs de la contagion. La peste vient d’éclater ces jours-ci à Péra par cinq ou six accidents mortels, et nous passâmes avec inquiétude dans cette foule qu’elle peut décimer demain.




18 juin.


Jours passés dans notre solitude de Buyukdéré, avec le Bosphore et la mer Noire sous nos yeux ; étude, lecture. Le soir, courses en caïques à Constantinople, à Belgrade et dans ses forêts incomparables ; à la côte d’Asie, à l’embouchure de l’Euxin, à la vallée des Roses, située derrière les montagnes de Buyukdéré. J’y vais souvent. Cette délicieuse vallée est arrosée d’une source où les Turcs viennent s’enivrer d’eau, de fraîcheur, de l’odeur des roses, et des chants du bulbul ou rossignol ; sur la fontaine cinq arbres immenses ; un café en feuillage sous leur ombre : au delà, la vallée rétrécie conduit à une pente de la montagne où deux petits lacs artificiels, recueillis de l’eau qui tombe d’une source, dorment sous les vastes voûtes des platanes. Les Arméniennes viennent le soir avec leurs familles s’asseoir sur leurs bords et prendre leur souper. Groupes ravissants autour des troncs d’arbres ; jeunes filles qui dansent ensemble ; plaisirs décents et silencieux des Orientaux. On voit que la pensée intime jouit en elle-même. Ils sentent la nature mieux que nous. Nulle part l’arbre et la source n’ont de plus sincères adorateurs. Il y a sympathie profonde entre leurs âmes et les beautés de la terre, de la mer et du ciel.

Quand je reviens le soir de Constantinople en caïque, et que je longe les bords de la côte d’Europe au clair de la lune, il y a une chaîne, d’une lieue, de femmes et de jeunes filles et d’enfants, assises en silence, par groupes, sur les bords du quai de granit, ou sur les parapets des terrasses des jardins : elles passent là des heures délicieuses à contempler la mer, les bois, la lune, à respirer le calme de la nuit. Notre peuple ne sent plus rien de ces voluptés naturelles : il a usé ses sensations ; il lui faut des plaisirs factices, et il n’y a que des vices pour l’émouvoir. Ceux chez qui la nature parle encore assez haut pour être comprise et adorée sont les rêveurs et les poëtes : misérables à qui la voix de Dieu dans ses œuvres, la nature, l’amour, et la contemplation silencieuse, suffisent.

Je retrouve à Buyukdéré et à Thérapia plusieurs personnes de ma connaissance ; parmi les Russes et les diplomates, le comte Orloff, M. de Boutenieff, ambassadeur de Russie à Constantinople, homme charmant et moral, philosophe et homme d’État. Le baron de Sturmer, internonce d’Autriche, me comble de bontés. Nouvelles politiques de l’Europe. C’est ici le point important maintenant. Les Russes, campés en Asie et à l’ancre sous nos fenêtres, se retireront-ils ? Pour moi, je n’en doute pas. On n’est pas pressé de saisir une proie qui ne peut échapper. Le comte Orloff me faisait lire hier une lettre admirable que l’empereur Nicolas lui écrit. Voici le sens : « Mon cher Orloff, quand la Providence a placé un homme à la tête de quarante millions d’hommes, c’est pour qu’il donne de plus haut au monde l’exemple de la probité et de la fidélité à sa parole. Je suis cet homme. Je veux être digne de la mission que j’ai reçue de Dieu. Aussitôt les difficultés aplanies entre Ibrahim et le Grand Seigneur, n’attendez pas un jour ; ramenez ma flotte et mon armée. »

Voilà un noble langage, une situation bien saisie, une générosité féconde. Constantinople ne s’envolera pas, et la nécessité y ramènera les Russes, que leur probité politique en éloigne un moment.




20 juin.


J’ai connu ici un homme aimable et distingué, un de ces hommes plus forts que leur mauvaise fortune, et qui se servent du flot qui devait les noyer pour aborder au rivage. M. Calosso, officier piémontais compromis, comme beaucoup de ses camarades, dans la velléité de révolution militaire du Piémont en 1820, proscrit comme les autres, sans asile et sans sympathie nulle part, est venu en Turquie. Il s’est présenté au sultan pour former sa cavalerie ; il est devenu son favori et son inspirateur militaire. Probe, habile et réservé, il a modéré lui-même une faveur périlleuse qui pouvait le mettre trop en vue de l’envie. Sa modestie et sa cordialité ont plu aux pachas de la cour et aux ministres du divan. Il s’est fait des amis partout, et a su les conserver par le mérite qui les lui avait acquis. Le sultan l’a élevé en dignité, sans lui demander d’abjurer sa nationalité ni son culte. Il est maintenant pour tous les Turcs Rustem-Bey, et pour les Francs, un Franc obligeant et aimable. Il m’a recherché ici, et offert tout ce que sa familiarité au divan et au sérail pouvait lui procurer pour moi : accès partout, amitié de quelques principaux officiers de la cour, facilités pour tout voir et tout connaître, qu’aucun voyageur chrétien n’a jamais pu obtenir, pas même les ambassadeurs. J’ai préparé avec son assistance une visite complète du sérail, où personne n’a pénétré depuis lady Worthley Montagu. Nous essayerons demain de parcourir ensemble ce mystérieux séjour, qu’il ne connaît pas lui-même, mais où il a des intelligences dans les premiers officiers du palais.

Nous commençâmes par rendre visite à Namuk-Pacha, un des jeunes favoris du Grand Seigneur, qui m’avait invité à un déjeuner à sa caserne de Scutari, et qui avait mis ses chevaux à ma disposition pour visiter les montagnes d’Asie. Namuk-Pacha était ce jour-là de service au palais du sultan, à Beglierbeg, sur les rives du Bosphore. Nous allâmes y débarquer. Grâce au grade et à la faveur de Rustem-Bey, on nous laissa franchir les portes et examiner les alentours de la demeure du Grand Seigneur. Le sultan se disposait à se rendre à une petite mosquée d’un village d’Europe, de l’autre côté du Bosphore, en face de Beglierbeg. Ses caïques, superbement équipés, étaient amarrés le long du quai qui borde le palais, et ses chevaux arabes de toute beauté étaient tenus prêts dans les cours par des saïs, pour que le sultan les montât en traversant ses jardins. Nous entrâmes dans une aile du palais, séparée du corps de logis principal, et où se tiennent les pachas, les officiers de service et l’état-major du palais. Nous traversâmes de vastes salles où circulaient une foule de militaires, d’employés et d’esclaves. Tout était en mouvement, comme dans un ministère ou dans un palais d’Europe un jour de cérémonie. L’intérieur de ce palais n’était pas magnifiquement meublé : des divans et des tapis, des murs peints à fresque et des lustres de cristal étaient toute sa décoration. Les costumes orientaux, le turban, la pelisse, le pantalon large, la ceinture, le cafetan d’or, abandonnés par les Turcs pour un misérable costume européen, mal coupé et ridiculement porté, a changé l’aspect grave et solennel de ce peuple en une pauvre parodie des Francs. L’étoile de diamants qui brille sur la poitrine des pachas et des vizirs est la seule décoration qui les distingue et qui rappelle leur ancienne magnificence.

On nous conduisit, à travers plusieurs salons encombrés de monde, jusqu’à un petit salon qui donne sur les jardins extérieurs du palais du Grand Seigneur. Là, Namuk-Pacha vint nous joindre, s’assit avec nous, nous fit apporter la pipe et les sorbets, et nous présenta plusieurs des jeunes pachas qui possèdent avec lui la faveur du maître. Des colonels du nisam, ou des troupes régulières de la garde, vinrent se joindre à nous et prendre part à la conversation. Namuk-Pacha, récemment de retour de son ambassade à Pétersbourg, parlait français avec goût et facilité ; ses manières, étudiées des Russes, étaient celles d’un élégant diplomate européen ; il me parut spirituel et fin. Kalil-Pacha, alors capitan-pacha, et qui depuis a épousé la fille du sultan, parle également très-bien français. Achmet-Pacha est aussi un jeune élégant osmanli, qui a toutes les formes d’un Européen. Rien dans ce palais ne rappelait une cour asiatique, excepté les esclaves noirs, les eunuques, les fenêtres grillées des harems, les beaux ombrages et les eaux bleues du Bosphore, sur lesquelles tombaient nos regards quand ils s’égaraient sur les jardins. Nous parlâmes avec discrétion, mais avec franchise, de l’état des négociations entre l’Égypte, l’Europe et la Turquie ; des progrès faits et à faire par les Turcs dans la tactique, dans la législation et dans la politique des diverses puissances, relativement à la Turquie. Rien n’eût annoncé dans nos entretiens que nous causions de ce qu’on appelle des barbares avec des barbares, et que l’oreille du Grand Seigneur lui-même, de cette ombre d’Allah, pouvait être frappée par le murmure de notre conversation. Elle n’eût été ni moins intime, ni moins profonde, ni moins élégamment soutenue, dans un salon de Londres ou de Vienne. Ces jeunes hommes, avides de lumières et de progrès, parlaient de leur situation et d’eux-mêmes avec une noble et touchante modestie. L’heure de la prière approchant, nous prîmes congé de nos hôtes ; nous ajournâmes à un autre moment la demande de notre présentation directe au sultan.

Namuk-Pacha nous confia à un colonel de la garde impériale, qu’il chargea de nous diriger, et de nous introduire dans l’avant-cour de la mosquée où le sultan allait se rendre. Nous franchîmes le Bosphore ; nous fûmes placés à la porte même de la petite mosquée, sur les degrés qui y conduisent. Peu de minutes après, nous entendîmes retentir les coups de canon de la flotte et des forts, qui annoncent tous les vendredis à la capitale que le sultan se rend à la mosquée ; et nous vîmes les deux caïques impériaux se détacher de la côte d’Asie, et traverser le Bosphore comme une flèche. Aucun luxe de chevaux et de voitures ne peut approcher du luxe oriental de ces caïques dorés, dont les proues s’élancent, comme des aigles d’or, à vingt pieds en avant du corps du caïque, dont les vingt-quatre rameurs, relevant et abaissant simultanément leurs longs avirons, imitent le battement de deux vastes ailes, et soulèvent chaque fois un voile d’écume qui enveloppe les flancs du caïque ; et enfin de ce pavillon de soie, d’or et de plumes, dont les rideaux repliés laissent voir le Grand Seigneur assis sur un trône de cachemire, avec ses pachas et ses amiraux à ses pieds. En touchant au bord, il s’élança légèrement, appuyant ses mains sur l’épaule d’Achmet et de Namuk-Pacha. La musique de sa garde, rangée vis-à-vis de nous sur la place de la mosquée, éclata en fanfares ; et il s’avança rapidement entre deux lignes d’officiers et de spectateurs.

Le sultan Mahmoud est un homme de quarante-cinq ans, d’une taille moyenne, d’une tournure élégante et noble ; son œil est bleu et doux, son teint coloré et brun, sa bouche gracieuse et intelligente ; sa barbe, noire et brillante comme le jais, descend à flots épais sur sa poitrine : c’est le seul reste du costume national qu’il ait conservé ; on le prendrait, du reste, au chapeau près, pour un Européen. Il portait des pantalons et des bottes, une redingote brune avec un collet brodé de diamants, un petit bonnet de laine rouge, surmonté d’un gland de pierres précieuses. Sa démarche était saccadée, et son regard inquiet ; quelque chose l’avait choqué, ou le préoccupait fortement : il parlait avec énergie et trouble aux pachas qui l’accompagnaient ; il ralentit son pas quand il fut près de nous sur les degrés de la porte, nous jeta un coup d’œil bienveillant, inclina légèrement la tête, commanda du geste à Namuk-Pacha de prendre le placet qu’une femme turque voilée lui tendait, et entra dans la mosquée. Il n’y resta que vingt minutes. La musique militaire joua pendant tout ce temps des morceaux d’opéra de Mozart et de Rossini. Il ressortit ensuite avec le visage plus ouvert et plus serein, salua à droite et à gauche, marcha lentement vers la mer, et s’élança, en riant, dans sa barque. En un clin d’œil nous le vîmes toucher à la côte d’Asie, et rentrer dans ses jardins de Beglierbeg.

Il est impossible de n’être pas frappé de la physionomie de Mahmoud, et de ne pas faire des vœux secrets pour un prince dont les traits révèlent une mâle énergie et une profonde sensibilité. Mais, hélas ! ces vœux retombent sur le cœur, quand on pense au sombre avenir qui l’attend. S’il était un véritable grand homme, il changerait sa destinée, et vaincrait la fatalité qui l’enveloppe. Il est temps encore : tant qu’un peuple n’est pas mort, il y a en lui, il y a dans sa religion et dans sa nationalité, un principe d’énergie et de résurrection qu’un génie habile et fort peut féconder, remuer, régénérer, et conduire à une glorieuse transformation ; mais Mahmoud n’est un grand homme que par le cœur. — Intrépide pour combattre et mourir, le ressort de sa volonté faiblit quand il faut agir et régner. Quel que soit son sort, l’histoire le plaindra et l’honorera. Il a tenté de grandes choses ; il a compris que son peuple était mort, s’il ne le transformait pas ; il a porté la cognée aux branches mortes de l’arbre : il ne sait pas donner la sève et la vie à ce qui reste debout de ce tronc sain et vigoureux. Est-ce sa faute ? Je le pense. Ce qui restait à faire n’était rien, comparé à la destruction des janissaires.




21 juin 1833.


À onze heures nous abordâmes à l’échelle du vieux sérail, et nous entrâmes dans les rues qui l’enveloppent. Je visitai en passant le divan de la Porte, vaste palais où se tient le grand vizir et où se discute la politique de l’empire : cela n’a rien de remarquable que l’impression des scènes dont ce lieu fut le théâtre ; rien dans le caractère de l’édifice ne rappelle tant de drames sanglants. C’est un grand palais de bois peint, avec un escalier extérieur, couvert d’un avant-toit découpé en festons à la manière des Indes ou de la Chine. Les salles sont nues, et recouvertes de nattes. Nous descendîmes de là dans la place où la redoutable porte du sérail s’ouvrit si souvent pour vomir les têtes sanglantes des vizirs ou même des sultans. Nous franchîmes cette porte sans obstacle. Le public entre dans la première cour du sérail. Cette vaste cour, plantée de groupes de beaux arbres, descend sur la gauche vers un magnifique hôtel des monnaies, bâtiment moderne, sans aucun caractère oriental.

Les Arméniens, directeurs de la monnaie, nous reçurent, et nous ouvrirent les cassettes où les bijoux qu’ils font fabriquer pour le sérail étaient renfermés. Pluie de perles et de diamants, richesses pauvres, qui ruinent un empire ! Dès qu’un État se civilise, ces représentations idéales de la richesse s’échangent contre la richesse réelle et productive, la terre et le crédit. J’y reste peu : nous entrons dans la dernière cour du sérail, inaccessible à tout le monde, excepté aux employés du sérail et aux ambassadeurs, les jours de leur réception : elle est bordée de plusieurs ailes de palais, de kiosques, séparés les uns des autres ; logements des eunuques, des gardes, des esclaves ; les fontaines et les arbres y répandent la fraîcheur et l’ombre. Arrivés à la troisième porte, les soldats de garde sous la voûte refusèrent obstinément de nous laisser entrer. En vain Rustem-Bey se fit reconnaître de l’officier turc qui commandait : il lui opposa sa consigne, et lui dit qu’il compromettrait sa tête, s’il me laissait pénétrer. Nous rebroussions chemin tristement, lorsque nous fûmes abordés par le kesnedar ou grand trésorier, qui revenait de la monnaie, et rentrait dans l’intérieur du sérail, où il est logé. Ami de Rustem-Bey, il l’aborda, et, s’étant informé de la cause de notre embarras, il nous dit de le suivre, et nous introduisit sans aucune difficulté dans la cour des Icoglans. Cette cour, moins vaste que les premières, est formée par plusieurs petits palais en forme de kiosques, avec des toits très-bas, qui débordent de sept ou huit pieds au delà des murs, et sont supportés par de petites colonnes ou de petits piliers moresques, de bois peint. Les colonnes, les piliers, les murs et les toits, sont aussi de bois sculpté et peint de couleurs variées. Les cours et jardins, formés par les vides que laissent entre eux les kiosques, irrégulièrement disséminés dans l’espace, sont plantés irrégulièrement aussi d’arbres de toute beauté et de toute vieillesse : leurs branches retombent sur les édifices, et enveloppent les toits et les terrasses. L’aile droite de ces bâtiments est formée par les cuisines, immenses corps de logis dont les nombreuses cheminées et les murs extérieurs, noircis par la fumée, annoncent la destination.

On aura une idée de la grandeur de cet édifice, quand on saura que le sultan nourrit toutes les personnes attachées à la cour et au palais, et que ce nombre de commensaux s’élève au moins à dix mille par jour. Un peu en avant du corps de logis des cuisines, est un charmant petit palais, entouré d’une galerie ou portique au rez-de-chaussée : c’est celui des pages ou icoglans du grand sérail : c’est là que le Grand Seigneur fait élever et instruire les fils des familles de sa cour, ou de jeunes esclaves destinés aux emplois du sérail ou de l’empire. Ce palais, qui a servi jadis de demeure aux sultans eux-mêmes, est décoré au dehors et au dedans avec une profusion de ciselures, de sculptures et de moulures dorées qui n’en exclut pas le bon goût. Les plafonds sont aussi riches que ceux des plus beaux palais de France ou d’Italie ; les planchers sont en mosaïques. Il est divisé en plusieurs salles, à peu près d’égale grandeur : ces salles sont obstruées à droite et à gauche par des niches et des stalles en bois sculpté, à peu près semblables aux stalles du plus beau travail, dans les chœurs de nos anciennes cathédrales. Chacune d’elles forme la chambre d’un icoglan : il y a au fond une estrade, où il replie ses coussins et ses tapis, et où ses vêtements sont suspendus ou serrés dans son coffre de bois doré : au-dessus de ces stalles règne une espèce de tribune également avancée, divisée, ornée et décorée, qui renferme autant de stalles que la salle inférieure. Le tout est éclairé par des coupoles ou par de petites fenêtres au sommet de l’édifice. Les jeunes icoglans, qui étaient tous d’anciens élèves de Rustem-Bey, le reçurent avec une joie et des démonstrations d’attachement touchantes. Un père, longtemps attendu, ne serait pas plus tendrement accueilli. L’excellent cœur de ces enfants le toucha jusqu’aux larmes ; j’étais ému moi-même de ces marques si spontanées et si franches d’affection et de reconnaissance : ils lui prenaient les mains, ils baisaient les pans de sa redingote.

« Rustem-Bey ! Rustem-Bey ! » s’écriaient-ils les uns aux autres ; et tous accouraient au-devant de leur ami, palpitant et rougissant d’émotion et de plaisir. Il ne pouvait se débarrasser de leurs caresses : ils lui disaient des paroles charmantes : « Rustem-Bey, pourquoi nous abandonnez-vous depuis si longtemps ? Vous étiez notre père, nous languissons sans vous. Tout ce que nous savons, c’est à vous que nous le devons. Allah et le sultan vous ont envoyé pour faire de nous des hommes ; nous n’étions que des esclaves, des fils d’esclaves. Le nom des Osmanlis était une injure, une moquerie en Europe ; maintenant nous saurons le défendre et l’honorer. Mais dites au sultan qu’il vous renvoie vers nous ; nous n’étudions plus, nous séchons d’ennui et de tristesse. »

Cinq ou six de ces jeunes gens, de figure douce, franche, intelligente, admirable, nous prirent par la main, et nous conduisirent partout. Ils nous ramenèrent ensuite dans leur salon de récréation : c’est un kiosque entouré de fontaines ruisselantes qui s’échappent des murs dans des coupes de marbre : des divans règnent tout alentour ; un escalier, caché dans l’épaisseur des murs, conduit aux offices, où de nombreux esclaves, aux ordres des icoglans, tiennent sans cesse le feu pour les pipes, le café, les sorbets, l’eau et la glace, prêts pour eux. Il y a toutes sortes de jeux dans ce salon ; plusieurs jouaient aux échecs. Ils nous firent servir des sorbets et des glaces ; et, couchés sur le divan, nous causâmes longtemps de leurs études et de leurs progrès, de la politique de l’Europe, de la destinée de l’empire : ils en parlaient à merveille ; ils frémissaient d’indignation de leur état actuel, et faisaient des vœux pour le succès du sultan dans ses entreprises d’innovations.

Je n’ai jamais vu une ardeur plus vive pour la régénération d’un pays, que celle qui enflammait les yeux et les paroles de ces jeunes gens. Les jeunes Italiens à qui on parle d’indépendance et de lumières ne palpitent pas de plus d’élan. Leurs figures rayonnaient pendant que nous leur parlions. Les plus âgés pouvaient avoir de vingt à vingt-deux ans ; les plus jeunes, de douze à treize. Excepté à l’hospice militaire des orphelins de la marine, à Greenwich, je n’ai jamais vu de plus admirables figures que celles de quelques-uns de ces enfants. Ils ne voulaient plus nous laisser partir, et nous accompagnèrent jusqu’où il leur est permis d’aller, dans tous les jardins, cours et kiosques d’alentour. Un ou deux avaient les yeux mouillés en quittant Rustem-Bey. Le kesnedar était allé, pendant ce temps-là, donner ordre aux eunuques et gardiens des jardins et des palais de nous laisser circuler, et de nous introduire partout où nous le désirerions. Au fond de la cour, un peu plus loin que le palais des icoglans, un large palais nous fermait la vue et le passage, c’est celui qu’habitent les sultans eux-mêmes : il est entouré, comme les kiosques et les palais que nous venions de visiter, d’une galerie formée par une prolongation des toits. Sur cette galerie ouvrent les portes et les fenêtres sans nombre des appartements. Le palais n’a qu’un rez-de-chaussée. Nous entrâmes dans les grandes salles qui servent de vestibule et donnent accès aux différentes pièces. Ce vestibule est régulier ; c’est un labyrinthe formé par les piliers qui supportent les toits et les plafonds, et donnent naissance à de vastes corridors circulaires pour le service des appartements. Les piliers, les plafonds, les murs, tout est de bois peint et sculpté en ornements moresques. Les portes des chambres impériales étaient ouvertes ; nous en vîmes un grand nombre, toutes à peu près semblables pour la disposition et la décoration des plafonds moulés et dorés. Des coupoles de bois ou de marbre, percées de découpures arabesques, d’où le jour glisse doux et voilé sur les murs ; des divans larges et bas autour de ces murs ; aucuns meubles, aucuns siéges, que les tapis, les nattes et les coussins ; des fenêtres qui prennent naissance à un demi-pied du plancher, et qui donnent sur les cours, les galeries, les terrasses et les jardins, voilà tout. Du côté du palais opposé à celui par lequel nous étions entrés règne une plate-forme en terrasse, bâtie en pierre et pavée en dalles de marbre. Un beau kiosque, où le sultan s’assied quand il reçoit les ambassadeurs, est séparé du palais de quelques toises, et élevé de quelques pieds sur cette plate-forme ; il ressemble à une petite chapelle moresque. Un divan le remplit ; des fenêtres circulaires l’entourent : la vue de Constantinople, du port, de la mer de Marmara et du Bosphore y est libre et admirable. Des fontaines de marbre coulent et jaillissent en jets d’eau sur la galerie ouverte entre ce kiosque et le palais. C’est une promenade délicieuse. Les branches des arbustes et des rosiers des petits jardins qui couvrent les petites terrasses inférieures viennent ramper sur les balustrades et les taillis, et embaumer le palais. Quelques tableaux en marbre et en bois sont suspendus aux murailles : ce sont des vues de la Mecque et de Médine. Je les examinai curieusement. Ces vues sont comme des plans sans perspective : elles sont parfaitement conformes à ce qu’Ali-Bey rapporte de la Mecque, de la Kaaba, et de la disposition de ces divers monuments sacrés de la ville sainte. Elles prouvent que ce voyageur est allé réellement les visiter. Ce qu’il dit de la galerie circulaire qui entoure l’aire des différentes mosquées est attesté par ces peintures. On y voit ce portique, qui rappelle celui de Saint-Pierre de Rome.

En suivant la plate-forme du palais à gauche, on arrive, par un étroit balcon supporté par de hautes terrasses, au harem ou palais des sultanes. Il était fermé ; il n’y restait qu’un petit nombre d’odalisques. Nous n’approchâmes pas plus près de ce séjour interdit à l’œil. Nous vîmes seulement les fenêtres grillées et les délicieux balcons, entourés aussi de treillis et de persiennes entrelacées de fleurs, où les femmes passent leurs jours à contempler les jardins, la ville et la mer. Nous plongions de l’œil sur une multitude de parterres entourés de murs de marbre, arrosés de jets d’eau, et plantés, avec soin et symétrie, de toutes sortes de fleurs et d’arbustes embaumés. Ces jardins, auxquels on descend par des escaliers, et qui communiquent de l’un à l’autre, ont quelquefois aussi d’élégants kiosques ; c’est là que les femmes et les enfants du harem se promènent et jouissent de la nature.

Nous étions arrivés à la pente du sérail, qui commence à redescendre de là vers le port et vers la mer de Marmara. C’est le sol le plus élevé de ce site unique dans le monde, et d’où le regard possède toutes les collines et toutes les mers de Constantinople. Nous nous arrêtâmes longtemps pour en jouir. C’est l’inverse de la vue que j’ai décrite du haut du belvédère de Péra. Pendant que nous étions sur cette terrasse du palais, l’heure du repas sonna, et nous vîmes passer un grand nombre d’esclaves, portant sur leurs têtes de grands plateaux d’étain qui contenaient les dîners des officiers, des employés, des eunuques et des femmes du sérail. Nous assistâmes à plusieurs de ces dîners. Ils se composaient de pilaus, de volailles, de koubés, petites boulettes de riz et de viandes hachées, rôties dans une feuille de vigne ; de galettes de pain semblables à des oublies, et d’un vase d’eau. Partout où l’esclave rencontrait son maître, là se déposait le dîner, tantôt dans le coin d’une salle du palais, tantôt sur la terrasse, à l’ombre du toit ; tantôt dans les jardins, sous un arbre, auprès d’un jet d’eau.

Le kesnedar vint nous chercher, et nous conduisit dans le kiosque où il loge, en face du trésor du sérail. Ce trésor, où sont enfouies tant de richesses incalculables depuis la création de l’empire, est un grand bâtiment en pierre, précédé d’un portique couvert. Le bâtiment est très-peu élevé au-dessus de terre, les portes sont basses et les chambres souterraines. De grands coffres de bois peints en rouge contiennent les monnaies d’or et d’argent. On en tire un certain nombre chaque semaine pour le service de l’empire. Il y en avait plusieurs sous le portique. Nous ne demandâmes point à y entrer ; mais on dit qu’indépendamment des espèces d’or et d’argent, ce kesné renferme des monceaux de perles et de diamants. Cela est vraisemblable, d’après l’usage des sultans d’y déposer toujours, et de n’en tirer qu’aux dernières extrémités de l’État. Mais comme ces valeurs en pierres précieuses ne sont que conventionnelles, si le Grand Seigneur voulait en faire usage en les vendant, il en diminuerait le prix par la profusion qu’il répandrait dans le commerce ; et cette ressource, qui semble immense pour ses finances, n’en est peut-être pas une.

Le kesnedar, homme ouvert, gai et spirituel, m’introduisit dans l’appartement qu’il occupe. J’y trouvai, pour la première fois en Turquie, un peu de luxe d’ameublement et des commodités d’Europe : les divans étaient hauts, et couverts de coussins de soie ; il y avait des tables, des rayons de bois autour de la chambre ; sur ces rayons, des registres, des livres, des cartes de géographie et un globe terrestre. On nous apporta des confitures et des sorbets. Nous causâmes des arts, des sciences de l’Europe comparés à l’état des connaissances humaines dans l’empire ottoman. Le kesnedar me parut aussi instruit et aussi libre de préjugés qu’un Européen. Il comprenait tout ; il désirait le succès de Mahmoud dans ses tentatives d’améliorations ; mais vieux, et ayant passé sa vie dans les emplois de confiance du sérail sous quatre sultans, il semblait espérer peu, et se résigner philosophiquement à l’avenir. Il menait une vie paisible et solitaire dans le fond de ce sérail abandonné. Il m’interrogea longuement sur toutes choses : philosophie, religion, poésie, croyances populaires de l’Europe, régime des divers États, soit monarchies, soit républiques ; politique, tactique ; tout fut passé en revue par lui, avec une rectitude d’esprit, un à-propos et un bon sens de réflexions qui me montrèrent assez que j’avais affaire à un des hommes les plus distingués de l’empire. — Il m’apporta une sphère et son globe terrestre, et voulut que je lui expliquasse les mouvements des astres et les divisions de la terre. Il prit note de tout, et parut enchanté. Il me supplia d’accepter à souper chez lui, et d’y passer la nuit. Nous eûmes beaucoup de peine à résister à ses instances, et nous ne pûmes les vaincre qu’en lui disant que ma femme et mes amis, qui me savaient au sérail, seraient dans une mortelle inquiétude s’ils ne me voyaient pas reparaître. « Vous êtes en effet, me dit-il, le premier Franc qui y soit jamais entré, et c’est une raison pour que vous y soyez traité en ami. Le sultan est grand, et Allah est pour tous ! » Il nous accompagna jusqu’aux escaliers intérieurs qui descendent, de la plate-forme du palais du sultan, dans le dédale de petits jardins du harem, dont j’ai parlé, et nous confia aux soins d’un chef de bostangis, qui nous fit passer, de kiosques en kiosques, de parterres en parterres, tous plantés de fleurs, tous arrosés de fontaines jaillissantes, jusqu’à la porte d’une haute muraille qui sépare les palais intérieurs du sérail des grandes pelouses extérieures. Là nous nous trouvâmes au pied des platanes énormes qui s’élèvent à plus de cent pieds de haut contre les murailles et les balcons élevés du harem. Ces arbres forment là une forêt et des groupes entrecoupés de pelouses vertes ; plus loin sont des arbres fruitiers, et de grands jardins potagers cultivés par des esclaves nègres qui ont leurs cabanes sous les arbres. Des ruisseaux arrosent ces plantations irrégulières. Non loin du harem est un vieux et magnifique palais de Bajazet, abandonné aux lierres et aux oiseaux de nuit. Il est en pierre, et d’une admirable architecture arabe. On le restaurerait aisément, et il vaudrait à lui seul le sérail tout entier ; mais la tradition porte qu’il est peuplé par les mauvais esprits, et jamais aucun Osmanli n’y pénètre.

Comme nous étions seuls, j’entrai dans une ou deux arches souterraines de ce beau palais, encombrées de débris et de pierres ; les murs et les escaliers que j’eus le temps d’entrevoir me parurent du plus élégant travail. Arrivés là, près d’une des portes des murs du sérail, nous rétrogradâmes, toujours sous une forêt de platanes, de sycomores, et de cyprès les plus grands que j’aie jamais vus, et nous fîmes le tour des jardins extérieurs. Ils nous ramenèrent jusque sur les bords de la mer de Marmara, où sont deux ou trois palais magnifiques que les sultans habitent pendant l’été. Les appartements ouvrent sur le courant du canal, et sont sans cesse rafraîchis par la brise. Plus loin, des collines de gazon portent de petites mosquées, des kiosques, et des pièces d’eau entourées de parapets de marbre, et ombragées d’arbres gigantesques. Nous nous assîmes là, parmi les fleurs et les jets d’eau murmurante. Les hautes murailles du sérail derrière nous, et devant une pente de gazon finissant à la mer ; entre la mer et nous un rideau de cyprès et de platanes qui bordent le mur d’enceinte ; à travers ce rideau de cimes d’arbres, les flots de la mer de Marmara, les îles des Princes, les vaisseaux à la voile, dont les mâts glissaient d’un arbre à l’autre, Scutari rougi des rayons du soleil couchant : les cimes dorées du mont des Géants, et les cimes de neige des monts de Phrygie encadrant ce divin tableau.

Voilà donc l’intérieur de ce séjour mystérieux, le plus beau des séjours de la terre ; scène de tant de drames sanglants, où l’empire ottoman est né et a grandi, mais où il ne veut pas mourir ; car, depuis le massacre des janissaires, le sultan Mahmoud ne l’habite plus. Homme de mœurs douces et de volupté, ces taches de sang de son règne lui répugnent. Peut-être aussi ne s’y trouve-t-il pas en sûreté au milieu de la population fanatique de Stamboul, et préfère-t-il avoir un pied sur l’Asie et un pied sur sa flotte, dans ses trente palais des bords du Bosphore. Le caractère général de cette admirable demeure n’est ni la grandeur, ni la commodité, ni la magnificence ; ce sont des tentes de bois doré et percées à jour. Le caractère de ces palais, c’est le caractère du peuple turc : l’intelligence et l’amour de la nature. Cet instinct des beaux sites, des mers éclatantes, des ombrages, des sources, des horizons immenses encadrés par les cimes de neige des montagnes, est l’instinct prédominant de ce peuple. On y sent le souvenir d’un peuple pasteur et cultivateur qui aime à se rappeler son origine, et dont tous les goûts sont simples et instinctifs. Ce peuple a placé le palais de ses maîtres, la capitale de sa ville impériale, sur le penchant de la plus belle colline qu’il y ait dans son empire et peut-être dans le monde entier. Ce palais n’a ni le luxe intérieur ni les mystérieuses voluptés d’un palais d’Europe ; il n’a que de vastes jardins, où les arbres croissent libres et éternels comme dans une forêt vierge, où les eaux murmurent, où les colombes roucoulent ; des chambres percées de fenêtres nombreuses toujours ouvertes ; des terrasses planant sur les jardins et sur la mer, et des kiosques grillés où les sultans, assis derrière leurs persiennes, peuvent jouir à la fois de la solitude et de l’aspect enchanté du Bosphore. C’est partout de même en Turquie ; maître et peuple, grands et petits, n’ont qu’un besoin, qu’un sentiment, dans le choix et l’arrangement de leurs demeures : jouir de l’œil, de la vue d’un bel horizon ; ou, si la situation et la pauvreté de leur maison s’y refusent, avoir au moins un arbre, des oiseaux, un mouton, des colombes, dans un coin de terre autour de leur masure. Aussi, partout où il y a un site élevé, sublime, gracieux dans le paysage, une mosquée, un santon, une cabane turque, s’y placent. Il n’y a pas un site du Bosphore, un mamelon, un golfe riant de la côte d’Asie et d’Europe, où un pacha ou un vizir n’ait bâti une villa et un jardin. S’asseoir à l’ombre, en face d’un magnifique horizon, avec de belles branches de feuillage sur la tête, une fontaine auprès, la campagne ou la mer sous les yeux, et là passer les heures et les jours à s’ennuyer de contemplation vague et inarticulée, voilà la vie du musulman : elle explique le choix et l’arrangement de ses demeures ; elle explique aussi pourquoi ce peuple reste inactif et silencieux, jusqu’à ce que des passions le soulèvent et lui rendent son énergie native, qu’il laisse dormir en lui, mais qu’il ne perd jamais. Il n’est pas loquace comme l’Arabe ; il fait peu de cas des plaisirs de l’amour-propre et de la société ; ceux de la nature lui suffisent : il rêve, il médite et il prie. C’est un peuple de philosophes ; il tire tout de la nature, il rapporte tout à Dieu. Dieu est sans cesse dans sa pensée et dans sa bouche ; il n’y est pas comme une idée stérile, mais comme une réalité palpable, évidente, pratique. Sa vertu est l’adoration perpétuelle de la volonté divine ; son dogme, la fatalité. Avec cette foi on conquiert le monde et on le perd avec la même facilité, avec le même calme.

Nous sortons par la porte qui donne sur le port, et j’entre dans le beau kiosque, sur le quai, où le sultan vient s’asseoir quand ses flottes partent ou rentrent d’une expédition, et saluent leur maître.




22 juin.


Deux de mes amis me quittent, et partent pour l’Europe ; je reste seul à Buyukdéré avec ma femme et M. de Capmas.




25 juin.


Passé deux jours à Belgrade, village au milieu de la forêt de ce nom, à quatre lieues de Constantinople : forêt immense de chênes, qui couvre des collines situées entre le Bosphore et la mer de Marmara, à égale distance des deux, et qui se prolonge presque sans interruption jusqu’aux Balkans. Site aussi sauvage et aussi gracieux qu’aucune des forêts d’Angleterre, avec un beau village grec, construit dans un large vallon au milieu de la forêt ; des prairies arcadiennes ; une rivière qui coule sous les troncs des chênes ; magnifiques lacs artificiels formés dans le bassin des collines élevées, pour retenir les eaux et alimenter les fontaines de Constantinople.

Hospitalité reçue là chez monsieur et madame Aléon, banquiers français établis de père en fils à Constantinople, qui possèdent une délicieuse villa à Buyukdéré et une maison de chasse dans le village de Belgrade ; famille charmante, où l’élégance des mœurs, l’élévation des sentiments, la culture de l’esprit, sont associés à la grâce et à la simplicité affectueuse de l’Orient. Je trouve à Constantinople une autre société tout à fait française dans M. Salzani, frère de mon banquier à Smyrne, homme de bien, homme de cœur et d’esprit, qui nous traite en compatriotes et en amis. En général, la société franque de Constantinople, composée des officiers des ambassades, des consulats, des familles des drogmans et des négociants des diverses nations européennes, est très au-dessus de sa réputation. Constituée en petite ville, elle a les défauts des petites villes, le commérage et les jalousies tracassières ; mais il y a de la probité, de l’instruction, de l’élégance, une hospitalité gracieuse et cordiale pour les étrangers. On y est au courant de l’Europe, comme à Vienne ou à Paris ; on y participe fortement au mouvement de vie qui remue l’Occident. Il y a des hommes de mérite, et des femmes de grâce et de hautes vertus. J’ai vu tel salon de Péra, de Thérapia et de Buyukdéré, où l’on se serait cru dans un des salons les plus distingués de nos grandes villes d’Europe, si l’on n’avait jeté les yeux sur le Bosphore, ou sur la Corne-d’Or qui étincelait, au pied des jardins, entre les feuilles des arbres.




29 juin 1833.


Courses aux eaux douces d’Europe. Au fond du port de Constantinople, les collines d’Eyoub et celles qui portent Péra et Galata se rapprochent insensiblement, et ne laissent qu’un bras de mer étroit entre leurs rives ; à gauche, s’étend le faubourg d’Eyoub avec sa mosquée, où les sultans, à leur avénement au trône, vont ceindre le sabre de Mahomet ; sacre de sang, consécration de la force, religion du despotisme musulman. Cette mosquée pyramide gracieusement au-dessus des maisons peintes du faubourg, et la cime de ses minarets va se confondre à l’horizon avec les hautes murailles grecques ruinées de Constantinople. Au bord du canal, un beau palais des sultanes s’étend le long des flots. Les fenêtres sont au niveau de l’eau ; les cimes larges et touffues des arbres du jardin dominent le toit et se réfléchissent dans la mer. Au delà, la mer n’est plus qu’un fleuve qui passe entre deux pelouses. Des collines, des jardins et des bois couvrent ces belles croupes. Quelques pasteurs bulgares y jouent de la musette, assis sur les rochers, en gardant des troupeaux de chevaux et de chèvres. Enfin, le fleuve n’est plus qu’un ruisseau dont les rames des caïques touchent les deux bords, et où les racines d’ormes superbes, croissant sur les bords, embarrassent la navigation. Une vaste prairie, ombragée de groupes de platanes, s’étend à droite ; à gauche, montent les croupes boisées et verdoyantes ; au fond, le regard se perd entre les colonnades vertes et irrégulières des arbres qui ombragent le ruisseau et serpentent avec lui. Ainsi finit le beau port de Constantinople, ainsi finit la vaste, belle et orageuse Méditerranée. Vous échouez dans une anse ombragée, au fond d’un golfe de verdure, sur un banc de gazon et de fleurs, loin du bruit et du mouvement de la mer et de la ville. Oh ! qu’une vie d’homme qui finirait ainsi finirait bien ! Dieu donne une telle fin à la vie de mes amis, qui s’agitent et brillent aujourd’hui dans la mêlée humaine ! Du silence après le bruit, de l’obscurité douce après le grand jour, du repos après l’agitation. Un nid d’ombre et de solitude pour réfléchir à la vie passée, et mourir en paix et en amitié avec la nature et les hommes. Pour moi-même, je ne fais plus de vœu, je ne demande même pas cela : ma solitude ne sera ni si belle ni si douce.

Descendu du caïque, je suis les bords du ruisseau jusqu’à un kiosque que je vois blanchir entre les arbres. À chaque tronc j’aperçois un groupe de femmes turques et arméniennes qui, entourées de beaux enfants jouant sur la pelouse, prennent leur repas à l’ombre. Des chevaux de selle superbement enharnachés, et des arabas, voitures de Constantinople, attelés de bœufs, sont épars sur la prairie. Le kiosque est précédé et entouré d’un canal et de pièces d’eau, où nagent des cygnes. Les jardins sont petits, mais la prairie entière est un jardin. Là venait souvent, jadis, le sultan actuel passer les saisons de chaleur. Il aimait ce délicieux séjour, parce que ce séjour plaisait à une odalisque favorite. L’amour avait trouvé place dans ce cœur après les massacres de l’Atméidan ; et, au milieu des sensualités du harem, la belle odalisque mourut ici. Depuis ce temps, Mahmoud a abandonné ce beau lieu. Le tombeau de l’odalisque est souvent, dit-on, visité par lui, et consacre seul les jardins de ce palais abandonné. Journée passée au fond de la vallée, à l’ombre des arbres. Vers écrits à V..




3 juillet.


Je me suis embarqué ce matin pour Constantinople. J’ai remonté le Bosphore ; je suis entré dans la mer de Marmara ; et, après avoir suivi environ deux heures les murs extérieurs qui séparent Stamboul de cette mer, je suis descendu au pied du château des Sept-Tours. Nous n’avions ni teskéré ni guide. Les soldats turcs, après beaucoup de difficultés, nous ont laissé entrer dans la première cour de ce château de sang, les sultans détrônés étaient traînés par la populace, et allaient attendre la mort, qui ne tarde jamais quand le peuple est à la fois juge et bourreau. Six ou sept têtes d’empereurs décapités ont roulé sur les marches de cet escalier. Des milliers de têtes plus vulgaires ont couvert les créneaux de cette tour. Le gardien refuse de nous laisser entrer plus avant. Pendant qu’il va demander des ordres au commandant du château, s’entr’ouvre la porte d’une salle basse et voûtée dans la tour orientale. Je fais quelques pas, j’entends un rugissement qui fait vibrer la voûte, et je me trouve face à face avec un superbe lion enchaîné. Le lion s’élance sur un beau lévrier qui me suivait. Le lévrier s’échappe, et se réfugie entre mes jambes. Le lion se dressait sur ses pattes de derrière ; mais sa chaîne le retenait contre la muraille. Je sortis, et fermai la porte. Le gardien vint me dire qu’il risquerait sa tête s’il m’introduisait plus avant. Je me retirai, et je sortis de l’enceinte de la ville par une porte des anciens murs qui descend dans la campagne.

Les murs de Constantinople prennent naissance au château des Sept-Tours, sur la mer de Marmara, et s’étendent jusqu’aux sommités des collines qui couvrent le faubourg d’Eyoub, vers l’extrémité du port, aux eaux douces d’Europe, — enceignant ainsi toute la ville ancienne des empereurs grecs, et la ville de Stamboul des empereurs turcs, par le seul côté du triangle qui ne soit pas protégé par la mer. De ce côté, rien ne défendrait Constantinople que les pentes insensibles de ses collines, qui vont mourir dans une belle plaine cultivée. Là, on construisit ce triple rang de murs où tant d’assauts échouèrent, et derrière lesquels le misérable empire grec se crut si longtemps impérissable. Ces murs admirables existent toujours ; et ce sont, après le Parthénon et Balbek, les plus majestueuses ruines qui attestent la place d’un empire. J’en ai suivi le pied du côté extérieur, ce matin. Ce sont des terrasses de pierre, de cinquante à soixante pieds d’élévation, et quelquefois de quinze à vingt pieds de large, revêtues de pierres de taille d’une belle couleur gris blanc, souvent même entièrement blanches, et comme sortant du ciseau de l’ouvrier. On en est séparé par d’anciens fossés, comblés de débris et de terre végétale luxuriante, où les arbres et les plantes pariétaires ont pris racine depuis des siècles, et forment un impénétrable glacis. C’est une forêt vierge de trente ou quarante pas de large, remplie de nids d’oiseaux et peuplée de reptiles. Quelquefois cette forêt cache entièrement les flancs des murs et des tours carrées dont elle est flanquée, ou n’en laisse apercevoir que les créneaux élevés. Souvent la muraille reparaît dans toute sa hauteur, et réverbère, avec un éclat doré, les rayons du soleil. Elle est échancrée du haut par des brèches de toutes les formes, d’où la verdure descend comme dans des ravines de montagnes, et vient se confondre avec celle des fossés. Presque partout son sommet est couronné de végétation qui déborde, et forme un bourrelet de plantes, des chapiteaux et des volutes de lianes et de lierres. Çà et là, du sein des tours comblées par les pierres et la poussière, s’élance un platane ou un cyprès qui entrelace ses racines à travers les fentes de ce piédestal. Le poids des branches et des feuilles, et les coups de vent dont ces arbres aériens sont sans cesse battus, font incliner leurs troncs vers le midi, et ils pendent comme des arbres déracinés avec leurs vastes branchages chargés de nids d’une multitude d’oiseaux. Tous les trois ou quatre cents pas, on rencontre une des tours accouplées, d’une magnifique construction, avec les énormes voûtes d’une porte ou d’un arc antique entre ces tours. La plupart de ces portes sont murées aujourd’hui, et la végétation, qui a tout envahi, murs, portes, créneaux, tourelles, forme dans ces endroits ses plus bizarres et ses plus beaux accouplements avec les ruines et les œuvres de l’homme. Il y a des pans de lierre qui descendent du sommet des tours, comme des plis d’immenses manteaux ; il y a des lianes formant des ponts de verdure de cinquante pieds d’arche d’une brèche à l’autre ; il y a des parterres de giroflées, semés sur des murs perpendiculaires, que le vent balance sans cesse comme des vagues de fleurs ; des milliers d’arbustes forment des créneaux dentelés de feuillages et de couleurs divers. Il sort de tout cela des nuées d’oiseaux, quand on jette une pierre contre les flancs des murs tapissés, ou dans les abîmes des fourrés qu’on a à ses pieds. Nous vîmes surtout un grand nombre d’aigles qui habitent les tours, et qui planent tout le jour au soleil, au-dessus des aires où ils nourrissent leurs petits, etc.




Juillet.


Même vie solitaire à Buyukdéré. Le soir, sur la mer ou dans la vallée des Roses. Visites de M. Truqui toutes les semaines. Les bons cœurs ont seuls en eux une vertu qui console. Dieu leur a donné l’unique dictame qu’il y ait pour les blessures incurables du cœur, la sympathie.

Hier, le comte Orloff, commandant de la flotte et de l’armée russes, et ambassadeur extraordinaire de l’empereur de Russie auprès de la Porte, a célébré son succès et son départ par une fête militaire donnée au sultan sur le Bosphore. Les jardins de l’ambassade de Russie à Buyukdéré couvrent les flancs boisés d’une montagne qui ferme le golfe et dont la mer baigne le pied. On a, des terrasses des palais, la vue du Bosphore dans son double cours vers Constantinople et vers la mer Noire. Tout le jour, le canon de la flotte russe, mouillée au pied des jardins devant nos fenêtres, a retenti de minute en minute, et ses mâts pavoisés se sont confondus avec la verdure des grands arbres des deux rives. La mer a été couverte dès le matin de petits navires et de caïques apportant de Constantinople quinze ou vingt mille spectateurs qui se sont répandus dans les kiosques, dans les prairies, sur les rochers des environs. Un grand nombre est resté dans les caïques, qui, remplis de femmes juives, turques, arméniennes, vêtues de couleurs éclatantes, flottent, comme des bouquets de fleurs, çà et là sur la mer. Le camp des Russes sur les flancs de la montagne du Géant à une demi-lieue de la flotte, se détache, avec ses tentes blanches et bleues, de la sombre verdure et des pentes brûlées de la montagne. Le soir, les jardins de l’ambassade russe étaient illuminés par des milliers de lampions suspendus à toutes les branches de ses forêts. Les vaisseaux, illuminés aussi sur tous les mâts, sur toutes les vergues, sur tous les cordages, ressemblaient à des navires de feu dont l’incendie fait partir les batteries. Leurs flancs vomissaient des torrents d’éclairs, et le camp des troupes de débarquement, éclairé par de grands feux sur les caps et sur les mamelons des montagnes d’Asie, se réfléchissait en traînées lumineuses dans la mer, et jetait les lueurs d’un incendie dans tout l’immense lit du Bosphore. Le Grand Seigneur arrivait, au milieu de cette nuit étincelante, sur un bâtiment à vapeur qui venait se ranger sous les terrasses du palais de Russie, pour jouir du spectacle qui lui était offert. On le voyait sur le pont du bâtiment, entouré de son vizir et de ses pachas favoris. Il est resté à bord, et a envoyé le grand vizir assister au souper du comte Orloff. Des tables immenses dressées sous les longues avenues des platanes, et d’autres tables cachées dans tous les bosquets des jardins, étaient couvertes d’or et d’argent qui répercutait les clartés des arbres illuminés. À l’heure la plus sombre de la nuit, un peu avant le lever de la lune, un feu d’artifice, porté sur les flots dans des radeaux, au milieu du Bosphore, à égale distance des trois rivages, s’est élancé dans les airs, a couru sur les flots, et répandu une clarté sanglante sur les montagnes, sur la flotte, et sur cette foule innombrable de spectateurs dont les caïques couvraient la mer. Jamais plus beau spectacle ne peut frapper un regard d’homme : on eût dit que la voûte des nuits se déchirait, et laissait voir un coin d’un monde enchanté, avec des éléments, des montagnes, des mers et des cieux, d’une forme et d’une couleur inconnues, et des milliers d’ombres vaporeuses et fugitives flottant sur des flots de lumière et de feu. Puis tout est rentré dans le silence et dans la nuit. Les lampions, éteints comme au souffle du vent, ont disparu de toutes les vergues, de tous les sabords des vaisseaux ; et la lune, sortant d’un vallon élevé entre les crêtes de deux montagnes, est venue répandre sa lumière plus douce sur la mer, et détacher, sur un fond de perles, les énormes masses noires et les spectres disséqués des mâts, des vergues et des haubans des navires. Le sultan est reparti sur son léger brick à vapeur, dont la colonne de fumée traînait sur la mer, et s’est évanoui en silence, comme une ombre qui serait venue assister à la ruine d’un empire.

Ce n’était pas Sardanapale éclairant des lueurs de son bûcher les débris de son trône écroulé. C’était le meurtre d’un empire chancelant, obligé de demander à ses ennemis appui et protection contre un esclave révolté, et assistant à leur gloire et à sa propre humiliation. Que pouvaient penser les vieux Osmanlis qui voyaient les lueurs du camp des barbares chrétiens et les étoiles de leurs feux de joie éclater sur les montagnes sacrées de l’Asie, retomber sur le dôme des mosquées, et aller se réverbérer jusque sur les murailles des vieux sérails ? Que pensait Mahmoud lui-même, sous le sourire affecté de ses lèvres ? Quel serpent lui dévorait le cœur ? — Ah ! il y avait là-dedans quelque chose de profondément triste, quelque chose qui brisait le cœur pour lui, et qui aurait dû suffire, selon moi, pour lui rendre l’héroïsme par le remords.




Juillet.


J’ai dîné aujourd’hui chez le baron de Sturmer avec le prince royal de Bavière, qui revient de Grèce et s’arrête quelques jours à Constantinople. Ce jeune prince, avide d’instruction, et ayant le bon esprit d’oublier en apparence le trône qui l’attend, recherche l’entretien des hommes qui n’ont pas intérêt à le flatter, et se forme en les écoutant. Il cause à merveille lui-même. « Le roi mon frère, m’a-t-il dit, hésite encore sur le choix de sa capitale. Je désire avoir votre avis. — La capitale de la Grèce, lui ai-je répondu, est donnée par la nature même de l’événement qui a reconstitué la Grèce. La Grèce est une résurrection. Quand on ressuscite, il faut renaître avec sa forme et son nom, avec son individualité complète. Athènes avec ses ruines et ses souvenirs est le signe de reconnaissance de la Grèce. Il faut qu’elle renaisse à Athènes, ou elle ne sera plus que ce qu’elle est aujourd’hui, — une pauvre peuplade disséminée sur les rochers du Péloponèse et des îles. »




Juillet.


Départ de la flotte et de l’armée russes. Ils savent maintenant le chemin ; ils ont accoutumé les yeux des Turcs à les voir. Le Bosphore reste désert et inanimé.

Mes chevaux arabes arrivent par l’Asie Mineure. Tedmor, le plus beau et le plus animé de tous, a péri à Magnésie, presque au terme de la route. Les saïs l’ont pleuré, et pleurent encore en me racontant sa fin. Il avait fait l’admiration de toutes les villes de la Caramanie où il avait passé. Les autres sont si maigres et si fatigués, qu’il leur faudrait un mois de repos pour être en état de faire le voyage de la Turquie d’Europe et de l’Allemagne. Je vends les deux plus beaux à M. de Boutenieff pour les haras de l’empereur de Russie, et les trois autres à différentes personnes de Constantinople. Je regretterai toujours Tedmor et Saïde.

Je viens de faire un marché avec des Turcs de Stamboul et du faubourg d’Eyoub, possesseurs de ces voitures qui portent les femmes dans les rues de Constantinople ; ils me louent cinq arabas, attelés chacun de quatre chevaux, pour conduire, en vingt-cinq jours de marche, à Belgrade, ma femme et moi, M. de Capmas, mes domestiques et nos bagages. Je loue deux Tartares pour diriger la caravane ; des moukres, conducteurs de mulets, pour porter les lits, la cuisine, les caisses de livres, etc. ; et enfin six chevaux de selle pour nous, si les chemins ne permettent pas de se servir des arabas. — Le prix de tous ces chevaux et voitures est d’environ quatre mille francs. Un excellent interprète à cheval nous accompagne. Le départ est fixé au 23 juillet.




Juillet.


Parti cette nuit à deux heures de Constantinople ; les chevaux et les équipages nous attendaient dans le faubourg d’Eyoub, sur une petite place non loin d’une fontaine ombragée de platanes. Un café turc est auprès. La foule s’assemble pour nous voir partir ; mais nous n’éprouvons ni insulte ni perte d’aucun objet. La probité est la vertu des rues, en Turquie ; elle est moins commune aux palais. Les Turcs qui sont assis sous les arbres devant le café, les enfants qui passent, nous aident à charger nos arabas et nos chevaux, ramassent et nous rapportent eux-mêmes les objets qui tombent ou que nous oublions.

Nous nous mettons en marche au soleil levé, tous à cheval, et gravissant les longues rues solitaires et montueuses qui vont du faubourg d’Eyoub aux murailles grecques de Stamboul. Nous sortons des murs sur un coteau nu et désert dominé par une superbe caserne. Deux bataillons du nysam Djédid, troupes régulières, font l’exercice devant la caserne. M. Truqui et les jeunes Grecs de son consulat ont voulu nous accompagner. Nous nous séparons là. Nous embrassons cet excellent homme, qui a été pour nous une providence dans ces jours d’isolement. Dans le désespoir, une amitié de deux mois est pour nous une amitié de longues années. Que Dieu récompense et console les dernières années de cet homme de consolation ! Qui sait si nous nous reverrons ici-bas ? Nous partons pour une longue et chanceuse pérégrination. Il reste triste et malade, loin de sa femme et de sa patrie. Il veut en vain nous cacher ses larmes, et les nôtres mouillent sa main tremblante.

Nous faisons halte à trois lieues de Constantinople pour laisser passer la chaleur du jour. Nous avons traversé un pays onduleux de coteaux qui dominent la mer de Marmara. Peu de maisons, disséminées dans les champs ; point de villages. Nous nous remettons en route à quatre heures ; et, suivant toujours les collines basses, larges et nues, nous arrivons à une petite ville où nos Tartares, qui nous devancent, nous ont fait préparer une maison. Cette maison appartient à une famille grecque, famille charmante : trois femmes gracieuses ; enfants d’une beauté admirable. Ils étendent des tapis et des coussins sur le plancher de bois de sapin pour la nuit. Mon cuisinier trouve à se procurer du riz, des poules et des légumes en abondance. — Notre caravane est sur pied à trois heures du matin. Un de mes Tartares marche pendant quelques heures à la tête de la troupe. Après le repos du milieu du jour, que nous prenons au bord d’une fontaine ou sous quelque masure de caravansérai, il prend mes ordres, et va au galop dans la ville ou dans le village où nous devons coucher. Il porte mes lettres du grand vizir au pacha, à l’aga, à l’ayam ou seigneur du village. Ceux-ci choisissent la meilleure maison grecque, arménienne ou juive du pays, avertissent le propriétaire de la préparer pour des étrangers. Ils y font porter des fourrages pour les trente-deux chevaux dont se compose notre suite, et souvent un souper pour nous. L’ayam, accompagné des principaux habitants et de quelques cavaliers, s’il y a des troupes dans la ville, vient au-devant de nous à une certaine distance sur la route, et nous accompagne à notre logement. Ils descendent de cheval avec nous, nous introduisent, font apporter la pipe et le café, et, après quelques instants, se retirent chez eux, où je vais bientôt après leur rendre visite.

De Constantinople à Andrinople, rien de remarquable, rien de pittoresque, que l’immense étendue des plaines sans habitations et sans arbres, traversées de loin en loin par un fleuve encaissé et à demi tari qui passe sous des arches de pont ruiné. Le soir, on trouve à peine un mauvais village au fond d’un vallon entouré de vergers. Les habitants sont tous Grecs, Arméniens ou Bulgares. Les kans de ces villages sont des masures presque sans toits, où l’on entasse les hommes et les chevaux. La route continue ainsi pendant cinq jours. Nous ne rencontrons personne ; cela ressemble au désert de Syrie. Une fois seulement nous nous trouvons au milieu de trente ou quarante paysans bulgares, vêtus comme des Européens, coiffés d’un bonnet de poil de mouton noir. Ils marchent vers Constantinople aux sons de deux cornemuses. Ils poussent de grands cris en nous voyant, et s’élancent vers nous en nous demandant quelques piastres. Ce sont les Savoyards de la Turquie d’Europe. Ils vont garder les chevaux du Grand Seigneur et des pachas dans les prairies des eaux douces d’Asie et de Buyukdéré. Ils sont les jardiniers de Stamboul.

Le sixième jour au matin, nous apercevons Andrinople à l’issue de ces plaines, dans un beau bassin, entre des montagnes. La ville paraît immense, et sa belle mosquée la domine. C’est le plus beau monument religieux de la Turquie après Sainte-Sophie, construit par Bajazet dans le temps où la capitale de l’empire était Andrinople. Les champs, deux lieues avant la ville, sont cultivés en blé, en vignes, en arbres fruitiers de toute espèce. L’aspect du pays rappelle les environs de Dijon ou de Lyon. De nombreux ruisseaux serpentent dans la plaine. Nous entrons dans un long faubourg ; nous traversons la ville au milieu d’une foule de Turcs, de femmes et d’enfants qui se pressent pour nous voir, mais qui, loin de nous importuner, nous donnent toutes sortes de marques de politesse et de respect. Les personnes qui sont venues au-devant de nous nous conduisent à la porte d’une belle maison appartenant à M. Vernazza, consul de Sardaigne à Andrinople.

Deux jours passés à Andrinople, dans la délicieuse maison de ce consul. Sa famille est à quelques lieues de là, aux bords de la rivière Maritza (l’Hèbre des anciens) ; vue ravissante d’Andrinople, le soir, du haut de la terrasse de M. Vernazza. La ville, grande à peu près comme Lyon, est arrosée par trois fleuves : l’Hèbre, l’Arda et le Tundicha ; elle est enveloppée de toutes parts par les bois et les eaux ; les belles chaînes de montagnes encadrent ce bassin fertile. — Visite à la mosquée, édifice semblable à toutes les mosquées, mais plus élevé et plus vaste. Nos arts n’ont rien produit de plus hardi, de plus original et de plus d’effet que ce monument et son minaret, colonne percée à jour, de plus de cent pieds de tronc.

Reparti d’Andrinople pour Philippopoli ; la route traverse des défilés et des bassins boisés et riants, quoique déserts, entre les hautes chaînes des montagnes du Rhodope et de l’Hémus. Trois jours de marche. Beaux villages. Le soir, à trois lieues de Philippopoli, j’aperçois dans la plaine une nuée de cavaliers turcs, arméniens et grecs, qui accourent sur nous au galop. Un beau jeune homme, monté sur un cheval superbe, arrive le premier, et touche mon habit du doigt ; il se range ensuite à côté de moi ; il parle italien, et m’explique qu’ayant été le premier qui m’ait touché, je dois accepter sa maison, quelles que soient les instances des autres cavaliers pour me conduire ailleurs. Le kiaia du gouverneur de Philippopoli arrive ensuite, me complimente au nom de son maître, et me dit que le gouverneur m’a fait préparer une maison vaste et commode et un souper, et qu’il veut me retenir quelques jours dans la ville ; mais je persiste à accepter la maison du jeune Grec, M. Mauridès.

Nous entrons dans Philippopoli au nombre de soixante ou quatre-vingts cavaliers ; la foule est aux fenêtres et dans les rues pour voir ce cortége ; nous sommes reçus par la sœur et les tantes de M. Mauridès : — maison vaste et élégante ; — beau divan percé de vingt-quatre fenêtres et meublé à l’européenne, où le gouverneur et le chef des différentes nations de la ville viennent nous complimenter et prendre le café. Trois jours passés à Philippopoli, à jouir de l’admirable hospitalité de M. Mauridès, à parcourir les environs, et à recevoir et rendre les visites des Turcs, des Grecs et des Arméniens.

Philippopoli est une ville de trente mille âmes, à quatre journées d’Andrinople, à huit journées de Sophia, située au bord d’un fleuve, sur un monticule de rochers isolés au milieu d’une large et fertile vallée ; c’est un des plus beaux sites naturels de ville que l’on puisse se représenter ; la montagne forme une corne à deux sommets, tous les deux également couronnés de maisons et de jardins, et les rues descendent en serpentant circulairement, pour en adoucir les pentes, jusqu’aux rives du fleuve, qui circule lui-même au pied de la ville, et l’enveloppe d’un fossé d’eau courante : l’aspect des ponts, des jardins, des maisons, des grands arbres qui s’élèvent des rives du fleuve, de la plaine boisée qui sépare le fleuve des montagnes de la Macédoine, de ces montagnes elles-mêmes, dont les flancs sont coupés de torrents dont on voit blanchir l’écume, et semés de villages ou de grands monastères grecs, fait du jardin de M. Mauridès un des plus admirables points de vue du monde ; la ville est peuplée par moitié de Grecs, d’Arméniens et de Turcs. Les Grecs sont en général instruits et commerçants ; les principaux d’entre eux font élever leurs enfants en Hongrie ; l’oppression des Turcs ne leur semble que plus pesante ensuite ; ils soupirent après l’indépendance de leurs frères de la Morée. J’ai connu là trois jeunes Grecs charmants, et dignes, par leurs sentiments et leur énergie d’esprit, d’un autre sort et d’une autre patrie.

Quitté Philippopoli, et arrivé en deux jours à une jolie ville dans une plaine cultivée, appelée Tatar-Bazargik ; elle appartient, ainsi que la province environnante, à une de ces grandes familles féodales turques, dont il existait cinq ou six races en Asie et en Europe, respectées par les sultans. Le jeune prince qui possède et gouverne Tatar-Bazargik est le fils de l’ancien vizir Husseim-Pacha. Il nous reçoit avec une hospitalité chevaleresque, nous donne une maison construite à neuf au bord d’une rivière qui entoure la ville, maison vaste, élégante, commode, appartenant à un riche Arménien : à peine y sommes-nous installés, que nous voyons arriver quinze ou vingt esclaves, portant chacun un plateau d’étain sur la tête ; ils déposent à nos pieds sur le plancher une multitude de pilaus, de pâtisseries, de plats de gibier et de sucreries de toute espèce, des cuisines du prince ; on m’amène deux beaux chevaux en présent, que je refuse ; des veaux et des moutons pour nourrir ma suite.

Le lendemain, nous commençons à voir les Balkans devant nous : ces belles montagnes, boisées et entrecoupées de grands villages et de riches cultures, sont peuplées par les Bulgares. Nous suivons tout le jour les bords d’un torrent qui forme des marais dans la plaine ; arrivés au pied du Balkan, je trouve tous les principaux habitants du village bulgare d’Yenikeui qui nous attendent, prennent les rênes de nos chevaux, se placent à droite et à gauche de nos voitures, les soutiennent de la main et des épaules, les soulèvent quelquefois pour empêcher la roue de couler dans les précipices, et nous conduisent ainsi dans le misérable village où mes Tartares nous ont devancés ; les maisons, éparses sur les flancs ou les croupes de deux collines séparées par un profond ravin, sont entourées de jolis vergers et de prairies ; toutes les montagnes sont cultivées à leur base, et couvertes de belles forêts sur leurs croupes ; les cimes sont de rochers. Ces maisonnettes bulgares sont bâties en claie, et couvertes de branches d’arbres avec leurs feuilles ; nous en occupons sept à huit, et nos moukres, Tartares et cavaliers, bivaquent dans les vergers ; chaque maison n’a qu’une chambre, et la terre nue sert de plancher. Je prends la fièvre et une inflammation de sang, suite de chagrin et de fatigue ; je passe vingt jours couché sur une natte dans cette misérable chaumière sans fenêtre, entre la vie et la mort. Admirable dévouement de ma femme, qui passe quinze jours et quinze nuits sans fermer les yeux, à côté de mon lit de paille ; elle envoie dans les marais de la plaine chercher des sangsues ; les Bulgares finissent par en découvrir ; soixante sangsues sur la poitrine et sur les tempes diminuent le danger. Je sens mon état ; je pense nuit et jour à ma femme abandonnée, si je venais à mourir à quatre cents lieues de toute consolation, dans les montagnes de la Macédoine : heures affreuses ! Je fais appeler M. de Capmas et lui donne mes dernières instructions en cas de ma mort ; je le prie de me faire ensevelir sous un arbre que j’ai vu en arrivant au bord de la route, avec un seul mot écrit sur la pierre, ce mot au-dessus de toutes les consolations : — Dieu. — Le sixième jour de la fièvre, le péril déjà passé, nous entendons un bruit de chevaux et d’armes dans la cour ; plusieurs cavaliers descendent de cheval ; c’est le jeune et aimable Grec de Philippopoli, M. Mauridès, avec un jeune médecin macédonien, et plusieurs serviteurs déchargeant des chevaux chargés de provisions, de meubles, de médicaments. Un Tartare, qui traversait le Balkan pour aller à Andrinople, s’était arrêté au camp de Philippopoli, et avait répandu le bruit qu’un voyageur franc était tombé malade et se mourait à Yenikeui ; ce bruit parvient à M. Mauridès à dix heures du soir ; il présume que ce Franc c’est son hôte ; il envoie chercher son ami le médecin, rassemble ses domestiques, fait charger sur ses chevaux tout ce que sa prévoyance charitable lui fait juger nécessaire à un malade, part au milieu de la nuit, marche sans s’arrêter, et vient, à deux journées de route, apporter des secours, des remèdes et des consolations à un inconnu qu’il ne reverra jamais. Voilà de ces traits qui rafraîchissent l’âme, et montrent la généreuse nature de l’homme dans tous les lieux et dans tous les climats. M. Mauridès me trouva presque convalescent ; ses affaires le rappelaient à Philippopoli ; il repart le même jour, et me laisse le jeune médecin macédonien : c’était un homme de talent et d’instruction ; il avait fait ses études médicales à Semlin, en Hongrie, et parlait latin. Son talent nous fut inutile ; la tendresse, la présence d’esprit et l’énergie de résolution de ma femme avaient suppléé à tout ; mais sa société nous fut douce pendant les vingt mortelles journées de séjour à Yenikeui, nécessaires pour que la maladie se dissipât, et que je reprisse des forces pour remonter à cheval.

Le prince de Tatar-Bazargik, informé dès le premier moment de ma maladie, ne me donna pas des marques moins touchantes d’intérêt et d’hospitalité. Il m’envoya chaque jour des moutons, des veaux pour mes gens ; et, pendant tout le temps de mon séjour à Yenikeui, cinq ou six cavaliers de sa garde restèrent constamment dans ma cour avec leurs chevaux tout bridés, et prêts à exécuter mes moindres désirs. Pendant les derniers jours de ma convalescence, ils m’accompagnèrent dans des courses à cheval dans la magnifique vallée et sur les montagnes des environs d’Yenikeui ; le prince me fit offrir jusqu’à des esclaves ; un détachement de ses cavaliers m’accompagna au départ jusqu’aux limites de son gouvernement. J’ai pu étudier là, dans l’intérieur même des familles, les mœurs des Bulgares ; ce sont les mœurs de nos paysans suisses ou savoyards : ces hommes sont simples, doux, laborieux, pleins de respect pour leurs prêtres et de zèle pour leur religion ; c’est la religion grecque. Les prêtres sont de simples paysans laboureurs, comme eux. Les Bulgares forment une population de plusieurs millions d’hommes qui s’accroît sans cesse ; ils vivent dans de grands villages et de petites villes séparées des Turcs : un Turc ou deux, délégués par le pacha ou l’ayam, parcourent toute l’année ces villages pour recueillir les impôts ; hors de là et de quelques corvées, ils vivent en paix et selon leurs propres mœurs. Leur costume est celui des paysans d’Allemagne ; les femmes et les filles ont un costume à peu près semblable à celui des montagnes de Suisse ; elles sont jolies, vives, gracieuses.

Les mœurs m’ont paru pures, quoique les femmes cessent d’être voilées comme en Turquie, et fréquentent librement les hommes. J’ai vu des danses champêtres parmi les Bulgares comme dans nos villages de France ; ils méprisent et haïssent les Turcs ; ils sont complètement mûrs pour l’indépendance, et formeront avec les Serviens, leurs voisins, la base des États futurs de la Turquie d’Europe. Le pays qu’ils habitent serait bientôt un jardin délicieux, si l’oppression aveugle et stupide, non pas du gouvernement, mais de l’administration turque, les laissait cultiver avec un peu plus de sécurité ; ils ont la passion de la terre.

Je quittai Yenikeui et ses aimables et bons paysans avec regret : c’est un ravissant séjour d’été ; tout le village nous accompagna à une lieue dans le Balkan, et nous combla de vœux et de bénédictions ; nous franchîmes le premier Balkan en un jour : ce sont des montagnes à peu près semblables à celles d’Auvergne, accessibles et cultivables presque partout ; cinq cents ouvriers pendant une saison y feraient la plus belle route carrossable. En trois jours j’arrivai à Sophia, grande ville dans une plaine intérieure, arrosée d’une rivière ; un pacha turc y résidait ; il envoya son kiaia au-devant de moi, et me fit donner la maison d’un négociant grec. J’y passai un jour ; le pacha m’envoya des veaux, des moutons, et ne voulut accepter aucun présent. La ville n’a rien de remarquable.

En quatre petites journées de marche, tantôt dans des montagnes d’un abord facile, tantôt dans des vallées et des plaines admirablement fertiles, mais dépeuplées, j’arrivai dans la plaine de Nissa, dernière ville turque presque aux frontières de la Servie ; je précédais à cheval, d’une demi-heure, la caravane. Le soleil était brûlant ; à environ une lieue de la ville, je voyais une large tour blanche s’élever au milieu de la plaine, brillante comme du marbre de Paros ; le sentier m’y conduisait ; je m’en approchai, et, donnant mon cheval à tenir à un enfant turc qui m’accompagnait, je m’assis à l’ombre de la tour pour dormir un moment : à peine étais-je assis, que, levant les yeux sur le monument qui me prêtait son ombre, je vis que ses murs, qui m’avaient paru bâtis de marbre ou de pierre blanche, étaient formés par des assises régulières de crânes humains. Ces crânes et ces faces d’hommes, décharnés et blanchis par la pluie et le soleil, cimentés par un peu de sable et de chaux, formaient entièrement l’arc triomphal qui m’abritait ; il peut y en avoir quinze à vingt mille ; à quelques-uns les cheveux tenaient encore, et flottaient comme des lichens et des mousses au souffle du vent ; la brise des montagnes soufflait vive et fraîche, et, s’engouffrant dans les innombrables cavités des têtes, des faces et des crânes, leur faisait rendre des sifflements plaintifs et lamentables. Je n’avais là personne pour m’expliquer ce monument barbare ; l’enfant qui tenait les deux chevaux par la bride jouait avec les petits morceaux de crânes tombés en poussière au pied de la tour ; j’étais si accablé de fatigue, de chaleur et de sommeil, que je m’endormis la tête appuyée contre ces murs de têtes coupées : en me réveillant, je me trouvai entouré de la caravane et d’un grand nombre de cavaliers turcs, venus de Nissa pour nous escorter à notre entrée dans la ville ; ils me dirent que c’étaient les têtes des quinze mille Serviens tués par le pacha dans la dernière révolte de la Servie. Cette plaine avait été le champ de mort de ces généreux insurgés, et ce monument était leur sépulcre. Je saluai de l’œil et du cœur les restes de ces hommes héroïques, dont les têtes coupées sont devenues la borne de l’indépendance de leur patrie.

La Servie, où nous allions entrer, est maintenant libre, et c’est un chant de liberté et de gloire que le vent des montagnes faisait rendre à la tour des Serviens morts pour leur pays. Bientôt ils posséderont Nissa même : qu’ils laissent subsister ce monument ! Il apprendra à leurs enfants ce que vaut l’indépendance d’un peuple, en leur montrant à quel prix leurs pères l’ont payée.

Nissa ressemble à Sophia et n’a aucun caractère. — Nous y passons un jour. — Après Nissa, on entre dans les belles montagnes et dans l’océan des forêts de la Servie. Ces forêts vierges s’étendent partout autant que l’horizon, laissant serpenter seulement une large route, récemment tracée par le prince Milosch, chef indépendant de la Servie. Pendant six jours nous nous enfonçons dans ces magnifiques et perpétuels ombrages, n’ayant d’autre spectacle que les colonnades sans fin des troncs énormes et élevés des hêtres, les vagues de feuillages balancées par les vents, les avenues de collines et de montagnes uniformément vêtues de leurs chênes séculaires.

Seulement de distance en distance, environ toutes les cinq à six lieues, en descendant dans un vallon un peu plus large et où serpente une rivière, de grands villages en bois avec quelques jolies maisons blanches et neuves qui commencent à sortir des forêts : une petite église et un presbytère s’étendent le long d’une jolie rivière, au milieu de prairies et de champs de melons. Les habitants, assis sur des divans de bois devant leurs boutiques, travaillent à différents métiers ; leur physionomie, quoique douce et bienveillante, a quelque chose de septentrional, d’énergique, de fier, qui rappelle tout de suite à l’œil un peuple déjà libre, digne de l’être tout à fait. Partout on nous accueille avec hospitalité et respect ; on nous prépare la maison la plus apparente du village ; le curé vient s’entretenir avec nous. On commence à trouver dans les maisons quelques meubles d’Europe ; les femmes ne sont plus voilées ; on trouve dans les prairies et dans les bois des bandes de jeunes hommes et de jeunes filles allant ensemble aux travaux des champs, et chantant des airs nationaux qui rappellent le ranz des vaches. Ces jeunes filles sont vêtues d’une chemise, plissée à mille plis, qui couvre les épaules et le sein, et d’un jupon court de laine brune ou rouge ; leur fraîcheur, leur gaieté, la limpidité de leurs fronts et de leurs yeux, les font ressembler aux belles femmes de Berne ou des montagnes de Lucerne.

Là, nos fidèles compagnes de tous les konaks de Turquie nous abandonnent ; nous ne voyons plus les cigognes, dont les larges nids, semblables à des berceaux de jonc, couronnent le sommet de tous les dômes des mosquées dans la Turquie d’Europe, et servent de toit aux minarets écroulés. Tous les soirs, en arrivant dans les villages ou dans les kans déserts, nous les voyions deux à deux errer autour de notre tente ou de nos masures ; les petits, élevant leurs longs cous hors du nid comme une nichée de serpents, tendent le bec à la mère, qui, suspendue à demi sur ses larges ailes, leur partage la nourriture qu’elle rapporte des marais voisins ; et le père, planant immobile à une grande hauteur au-dessus du nid, semble jouir de ce touchant spectacle. Ces beaux oiseaux ne sont nullement sauvages : ils sont les gardiens du toit comme les chiens sont les gardiens du foyer ; ils vivent en paix avec les nuées de tourterelles qui blanchissent partout le dôme des kans et des mosquées, et n’effarouchent pas les hirondelles. Les Turcs vivent en paix eux-mêmes avec toute la création animée et inanimée : arbres, oiseaux ou chiens, ils respectent tout ce que Dieu a fait ; ils étendent leur charité à ces pauvres espèces, abandonnées ou persécutées chez nous. Dans toutes les rues, il y a, de distance en distance, des vases pleins d’eau pour les chiens du quartier, et ils font quelquefois en mourant des fondations pieuses pour qu’on jette du grain aux tourterelles qu’ils nourrissent pendant leur vie.




2 septembre 1833.


Nous sommes sortis ce matin des éternelles forêts de la Servie, qui descendent jusqu’aux bords du Danube. Le point où l’on commence à apercevoir ce roi des fleuves est un mamelon couvert de chênes superbes ; après l’avoir franchi, on découvre à ses pieds comme un vaste lac d’une eau bleue et transparente, encaissé dans des bois et des roseaux, et semé d’îles vertes ; en avançant, on voit le fleuve s’étendre à droite et à gauche, en côtoyant d’abord les hautes falaises boisées de la Servie, et en se perdant, à droite, dans les plaines de la Hongrie. Les dernières pentes de forêts qui glissent vers le fleuve sont un des plus beaux sites de l’univers. Nous couchons au bord du Danube, dans un petit village servien.

Le lendemain, nous quittons de nouveau le fleuve pendant quatre heures de marche. Le pays, comme tous les pays de frontières, devient aride, inculte et désert. Nous gravissons, vers midi, des coteaux stériles, d’où nous découvrons enfin Belgrade à nos pieds. Belgrade, tant de fois renversée par les bombes, est assise sur une rive élevée du Danube. Les toits de ses mosquées sont percés ; les murailles sont déchirées ; les faubourgs, abandonnés, sont jonchés de masures et de monceaux de ruines ; la ville, semblable à toutes les villes turques, descend en rues étroites et tortueuses vers le fleuve. Semlin, première ville de la Hongrie, brille de l’autre côté du Danube avec toute la magnificence d’une ville d’Europe : les clochers s’élèvent en face des minarets. Arrivés à Belgrade, pendant que nous nous reposons dans une petite auberge, la première que nous ayons trouvée en Turquie, le prince Milosch m’envoie quelques-uns de ses principaux officiers pour m’inviter à aller passer quelques jours dans la forteresse où il réside, à quelques lieues de Belgrade ; je résiste à leurs instances, et je commande les bateaux pour le passage du Danube. À quatre heures, nous descendons vers le fleuve. Au moment où nous allions nous embarquer, je vois un groupe de cavaliers, vêtus presque à l’européenne, accourir sur la plage : c’est le frère du prince Milosch, chef des Serviens, qui vient de la part de son frère me renouveler ses instances pour m’arrêter quelques jours chez lui. Je regrette vivement de ne pouvoir accepter une hospitalité aussi obligeamment offerte ; mais mon compagnon de voyage, M. de Capmas, est gravement malade depuis plusieurs jours ; on le soutient à peine sur son cheval : il est urgent pour lui de trouver le repos et les ressources qu’offrira une ville européenne et les secours des médecins d’un lazaret. Je cause une demi-heure avec le prince, qui me paraît un homme aussi instruit qu’affable et bon ; je salue en lui et dans sa noble nation l’espoir prochain d’une civilisation indépendante, et je pose enfin le pied dans la barque, qui nous transporte à Semlin. — Le trajet est d’une heure ; le fleuve, large et profond, a des vagues comme la mer. On longe ensuite les prairies et les vergers qui entourent Semlin.

Le 3 au soir, entré au lazaret, où nous devons rester dix jours. Chacun de nous a une cellule et une petite cour plantée d’arbres. Je congédie mes Tartares, mes moukres, mes drogmans, qui retournent à Constantinople : tous nous baisent la main avec tristesse, et je ne puis quitter moi-même sans attendrissement et sans reconnaissance ces hommes simples et droits, ces fidèles et généreux serviteurs qui m’ont guidé, servi, gardé, soigné comme des frères feraient pour un frère, et qui m’ont prouvé, pendant les innombrables vicissitudes de dix-huit mois de voyages dans la terre étrangère, que toutes les religions avaient leur divine morale, toutes les civilisations leur vertu, et tous les hommes le sentiment du juste, du bien et du beau, gravé en différents caractères dans leur cœur par la main de Dieu.