Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre IX


La Sicile. — Messine. — Catane. — Syracuse. — Une jeune miss.


J’ai toujours admiré ces Anglais qui parcourent le monde sans s’attacher aux gens ni aux choses. La vie est pour eux comme une lanterne magique et, par une juste réciprocité, ils ne sont pour les autres que des ombres chinoises. C’est ainsi qu’ils remplissent, avec exactitude, leur but d’être seulement des gentilshommes anglais qui voyagent et, comme cet avantage ne leur échappe jamais, je les crois parfaitement heureux. Nous autres, fous de Français, nous sommes à peine arrivés dans une ville que nous perdons de vue le but proposé. Nous sommes touchés de la bienveillance qu’on nous témoigne, nous faisons amitié avec les gens et, Dieu me pardonne ! nous allons quelquefois jusqu’à nous brûler aux flammes d’une paire de beaux yeux. Alors nous manquons à l’itinéraire réglé d’avance, nous séjournons six mois où l’on ne devait rester que huit jours et, quand il faut absolument partir, nous avons le cœur serré, la larme à l’œil et nous oublions, à l’auberge, notre manteau de caoutchouc.

Ainsi ai-je fait, le 8 avril, lorsque je suis monté à cinq heures du soir sur le bateau, le Mongibello, qui partait pour Messine par un temps magnifique. Le soleil s’abaissait vers l’île de Procida ; le Vésuve se colorait de rose et portait sa fumée sur l’oreille, comme un plumet. La Méditerranée, vêtue de sa robe d’indigo dont les plis semblaient légers comme de la mousseline, n’avait pas la force d’effacer le large sillon du bateau. Déjà les maisons, de Portici à Chiaia, n’offraient plus qu’une ligne confuse tandis qu’on voyait distinctement, sur la rive opposée, les villas, les clochers et les bois d’orangers de Sorrente. Le Mongibello marchait droit et vite vers le détroit formé par les rochers de l’île de Capri. Nous étions une trentaine de passagers, la plupart assis et immobiles, occupés à dire un adieu tacite à cette baie de Naples, si belle et si fatiguée de louanges. Près de moi se trouvait un Anglais herculéen qui poussait de gros soupirs.

— N’est-il pas vrai, monsieur, lui dis-je, qu’on ne peut s’éloigner de ce pays sans éprouver des regrets ?

Le colosse me répondit qu’il craignait beaucoup la mer et que, déjà, il était souffrant.

— Il faut espérer que cela passera, repris-je ; le meilleur préservatif que je connaisse, c’est de dîner copieusement et de boire un peu plus de vin qu’à l’ordinaire.

Ce conseil plut beaucoup à mon voisin dont j’avais rencontré, par hasard, le point sensible. Il me proposa de vider avec lui quelques verres de marsala, madère de la Sicile et dont les bateaux à vapeur de l’Italie sont toujours approvisionnés.

A l’arrière du Mongibelle était une galerie élevée sur laquelle une jeune fille se promenait seule depuis notre sortie du port. A la mise, à la blancheur de la peau et à l’expression un peu froide de la physionomie, il était aisé de la reconnaître pour une Anglaise. Des traits d’une finesse exquise, des cheveux blonds dont le zéphyr de l’Afrique s’amusait à déranger les boucles, une taille de sylphide enveloppée d’un burnous en étoffe légère et je ne sais quoi de transparent et d’aérien répandu dans toute sa personne, faisaient de cette petite miss une créature vraiment poétique. Je m’étonnais de la voir ainsi seule et je lui cherchais une famille parmi les passagers lorsque mon énorme voisin lui cria, dans sa langue :

— Vous ne venez pas vous asseoir, Nancy ?

Miss Nancy répondit qu’elle préférait se promener. La découverte que je venais de faire me donna plus de courage pour causer avec le père sur la supériorité des vins du Portugal et l’excellence de ceux d’Espagne. Cependant, la promenade de la demoiselle ne finissait pas. Heureusement, deux Calabrais, noirs comme des taupes et couchés au milieu des bagages, se mirent à regarder la jeune miss avec un air d’étonnement et d’admiration dont elle s’aperçut.

— Par Bacchus ! s’écria l’un d’eux, elle est gracieuse comme un ange, cette signorina.

— Béni soit le sein qui l’a portée ! s’écria l’autre.

Miss Nancy ne savait pas que l’expression de signorina, qui ressemble à une familiarité, est au contraire un témoignage de respect dans le sud de l’Italie. Elle ne comprit pas non plus que la bénédiction donnée au sein de sa mère était une citation des Psaumes. Le compliment la fit rougir ; elle vint s’asseoir à côté de son père. J’eus alors le plaisir d’apprécier toute la raison et le sens délicat avec lesquels elle parlait de la meilleure manière de préparer le thé et de perfectionner les sandwiches ; La cloche du dîner interrompit une conversation qui me captivait entièrement ; mais je fus placé, à table, auprès de la signorina et je retombai sous le charme que ses lèvres roses ajoutaient à son esprit et à son savoir.

Le repas fut animé. Tous les convives demandèrent du marsala et mon gros Anglais se gorgea si bien de cette boisson capiteuse qu’il devint violet comme une tulipe. Quand nous remontâmes sur le pont, les dernières lueurs du crépuscule doraient encore les montagnes. Nous passions le détroit. A notre gauche, les rochers de Massa s’élevaient en ligne perpendiculaire, comme une muraille énorme et, sur la droite, des rochers pointus et dentelés de Capri représentaient des églises fantastiques, enchevêtrées les unes dans les autres. Nous quittions le golfe de Naples pour entrer dans celui de Salerne. Les côtes de la Calabre serpentaient à perte de vue et la lune éclairait quelques sommets élevés, coiffés par la neige. En face de nous, les regards se perdaient dans un horizon sans bornes. Il y avait quelque chose de menaçant dans cette entrée subite en pleine mer. La nuit et l’immensité se présentaient ensemble et le Mongibello avançait intrépidement, désignant le but de son voyage avec l’index toujours étendu de son mât de beaupré. Mon gros Anglais lui-même reçut une espèce d’impression. La jeune miss s’écria qu’elle aimait les voyages et nous causâmes avec plus d’abandon qu’auparavant. Mlle Nancy allait à Malte, avec son père, pour en ramener une tante qui revenait de Constantinople ; mais, comme cette tante devait faire une quarantaine de vingt-et-un jours, on avait le temps de visiter la Sicile. Le père était un fabricant d’armes à feu de la Cité de Londres. Un commis habile dirigeait les affaires en son absence et il voyageait pour voyager. Après avoir rejoint sa sœur à Malte, il voulait revenir tout droit à Marseille, traverser Paris et retourner ensuite à Londres, afin de chercher un mari pour sa fille. La petite miss dit, timidement, qu’elle préférait demeurer un an de plus en Italie ; à quoi le père répondit, avec un sang froid imperturbable, qu’il voulait tout de suite marier son fille. La jeune personne garda le silence et je ne manquai pas de comprendre le malheur de cette créature tendre et romanesque, condamnée à subir le despotisme d’un père brutal et fabricant.

Cependant, le Mongibello, satisfait de se trouver en pleine mer, commençait à s’emporter et à bondir gaiement sur le dos des vagues, baissant et relevant sa croupe comme un bon cheval de course. L’influence salutaire du marsala étant dissipée, mon Anglais s’essuyait le front avec son mouchoir.

— Je me sens mal, dit-il, restez, si vous voulez, Nancy. Je vais me mettre au lit tout de suite.

Et il disparut par l’escalier, avec l’empressement fiévreux que donnent les premières atteintes du mal de mer. Quoi qu’il y eût d’autres personnes autour de nous, miss Nancy était embarrassée de notre tête-à-tête ; elle rabattit son burnous sur ses yeux pour s’isoler. Je me rappelai qu’en Angleterre il est expressément défendu de parler à une personne à laquelle on n’a pas été présenté ; un inconnu qui vous sauverait du sein des flots n’aurait droit à aucun remerciement avant de s’être muni d’un introducteur officiel. Je voulais donc m’éloigner, par discrétion, lorsque je m’aperçus que le battement des roues produisait, dans l’eau, des étincelles phosphoriques. J’en avertis ma voisine qui se leva précipitamment et vint s’appuyer à côté de moi.

— Quel bonheur ! s’écria-t-elle avec une joie enfantine ; que je suis contente d’avoir vu cela !

Nous restâmes accoudés au bord du bateau pendant une demi-heure et la glace se trouva un peu brisée. Nous causâmes longtemps de ce phénomène fort simple. Comme la jeune miss montrait du goût pour la science, nous passâmes des dégagements phosphoriques de l’eau de mer à de questions du même genre et, finalement, à un article publié, depuis peu, dans les journaux français sur la statique des aliénés. Un rapport, présenté à l’Institut, avait donné différentes causes de folie recueillies dans les hôpitaux. A la grande surprise de l’auteur, les femmes n’offraient qu’un cas de folie par amour sur mille sujets environ, tandis que chez les hommes on trouvait un nombre beaucoup plus fort. Le savant docteur, malgré toute la gravité de la science d’Esculape et le peu de propension de l’Institut à la plaisanterie, n’avait pu retenir quelques compliments au beau sexe, sur sa vigueur cérébrale et sur le démenti donné par les chiffres à l’opinion reçue qui accorde, aux femmes, plus de sensibilité qu’aux hommes. Cette déception dans ses recherches l’avait aussi rendu triste et la mélancolie, cette amie particulière des poètes, s’était glissée, pour un instant, dans le palais où règnent l’alambic, le baromètre et le scalpel.

Miss Nancy avait lu l’analyse de ce curieux mémoire. Soit que sa réserve anglaise fût justement effrayée de la tournure que notre conversation pouvait prendre, soit que ce sujet touchât une corde sensible, elle me parut agitée et se mit à marcher sur le pont du bateau d’un pas si vif que je ne crus point devoir l’accompagner. Après avoir fait le tour de la galerie, elle s’arrêta près de moi :

— Ainsi, me dit-elle, vous pensez que les femmes n’ont pas assez d’âme pour devenir folles par amour ?

— Je ne sais qu’en penser ; j’hésite et je cherche encore. Il est certain que les chiffres ne mentent pas.

— Eh ! mon Dieu ! ces chiffres sont exacts ; c’est la conséquence qu’on en tire qui est une erreur. S’il y a moins de folles que de fous par amour, c’est peut-être parce que ce qui vous ôte la raison nous tue. Nous reprenons l’avantage par la mort.

La jeune miss me fit, là-dessus, un petit salut et partit comme une ombre. J’aperçus les formes vagues de son burnous dans le gouffre de l’escalier ; j’entendis retomber la porte du dortoir des femmes et je me trouvai seul en face de la pompe.

Tout le monde dormait ; je descendis à mon tour et me couchai sur un lit pour penser à mon aise au rapport de l’Institut. Sans pouvoir affirmer que l’explication de miss Nancy fût bonne, je compris bientôt la fausseté des conclusions de la science. La folie par amour provient toujours des obstacles que la passion rencontre. Parmi ces obstacles, il faut distinguer l’opposition des circonstances et celle de l’objet aimé lui-même. Cette dernière est la plus cruelle, celle qui exalte le plus et doit le plus sûrement conduire jusqu’à l’aliénation. Or elle n’existe guère pour la femme à qui appartient, habituellement, la résistance. Sauf dans l’exemple, toujours cité, de Mme Putiphar, on ne voit pas souvent les rôles intervertis et, dans cette affaire même, la pauvre dame, irritée par la vertu de Joseph, s’est conduite assez follement. Quant à Scipion l’Africain, s’il a répondu avec froideur, il ne paraît pas qu’il eût excité un amour bien ardent. La femme qui poursuit n’est qu’une exception rare ; l’homme, au contraire, est dans des conditions naturelles et, si la résistance augmenta à mesure que ses désirs s’accroissent, il peut aisément perdre la raison. La science ne devrait pas toujours dédaigner de s’abaisser à des considérations moins positives que les calculs de chiffres. J’aurais essayé d’approfondir la question davantage si, au bout d’un quart d’heure, d’affreux insectes ne m’eussent chassé du tiroir étroit dans lequel j’étais blotti. Obligé de remonter sur le pont, je pris pour sujet de méditation le bonheur des gens dont la peau résiste aux piqûres et, en me voyant seul à la belle étoile, je fis cette découverte importante que vingt-neuf trentièmes des épidermes humains sont insensibles aux atteintes des animaux nocturnes.

Les dernières paroles de miss Nancy m’avaient frappé. Cette jeune fille avait indubitablement des amours contrariées. J’en faisais l’héroïne d’un roman et je brûlais de lui donner à entendre, avec ménagement, combien je m’intéressais à ses chagrins. Un regard doux et un mot amical devaient être le prix d’une sympathie honnête et je ne pouvais m’empêcher de désirer cette juste récompense. En attendant qu’elle me fût accordée, je regardai avec plaisir les lueurs du volcan de Stromboli et celle dont le soleil éclaira bientôt le sommet des Apennins.

Nous arrivâmes à Pizzo, bourg de Calabre, où le bateau s’arrêtait pour une heure. C’est à ce port que le malheureux Murat vint aborder en 1815 et faire une triste contrepartie du retour de l’île d’Elbe. Une fois qu’il eût reconnu son erreur, Murat se retira dans les bois d’oliviers qu’on voit auprès de la ville. Un ravin, creusé par les pluies, descend de ce bois jusqu’à la mer. L’ex-roi de Naples, cerné par la gendarmerie qu’il avait instituée lui-même, suivit ce ravin et gagna le rivage où une barque était amarrée dans le sable. Il voulut pousser cette barque dans l’eau, mais elle était trop lourde et trop éloignée du bord. Il fut pris et conduit à un petit fort, construit sur un rocher que baigne la mer. Dans ce recoin, le héros de l’empire a été fusillé immédiatement. Peut-être n’y avait-il que son royaume où l’on pût trouver des soldats capables de tirer sur lui. La fin de Murat offre l’exemple le plus frappant du néant de ceux que la main de Napoléon avait élevés. Avec l’appui de son beau-frère, Murat était un type sublime de roi parvenu ; après la chute de l’empire, ce n’est plus qu’un brave, étourdi et malheureux. Trois fois seulement il essaya d’avoir une idée politique à lui. La première fut sa défection ; la seconde sa campagne contre l’Autriche qui coûta la vie à soixante-mille hommes ; la troisième fut son débarquement en Calabre, où il trouva une mort indigne de son grand cœur.

Les souvenirs de 1815 m’avaient rempli de tristesse, au point que je m’aperçus à peine de l’arrivée de miss Nancy sur le pont du bateau. Il me sembla, d’ailleurs, que la jeune fille répondait à mon salut d’un air froid et distrait ; c’est pourquoi je restai dans mes réflexions. Bientôt nous entrâmes dans le détroit de Messine et nous passâmes, sans courir le moindre risque, devant l’écueil de Scylla. Quant à Charybde, qui devait être aussi connu que son rival, on ne sut pas m’en donner de nouvelles positives. Scylla étant sur la côte de Calabre, le proverbe antique a besoin, pour subsister, que Charybde soit du côté de la Sicile, car il faut qu’en voulant éviter l’un on se jette dans l’autre ; cependant, le vieux timonier du bâtiment assurait que Charybde était auprès de Scylla, sur le même rivage. Je m’adressai à un monsieur qui devait être fort savant puisqu’il avait une grande carte de la Sicile. Ce monsieur ne parlait qu’Allemand. Il nous fut impossible de nous entendre et j’eus la consolation de tomber ainsi de Charybde en Scylla. Comme il arrive souvent, les pilotes et les gens du pays, qui devraient le mieux connaître les localités, ignoraient la chose la plus simple du monde. Si pourtant, comme je le croyais volontiers, le timonier a raison et que les deux écueils soient voisins et non en face l’un de l’autre, la géographie dément, de toute éternité, un proverbe dont on se servira toujours, en dépit d’elle.

C’est un moment pénible que celui d’un débarquement. Chacun se précipite sur ses bagages. Il y a des gens pressés qui heurtent les autres, comme si la terre ferme pouvait leur échapper. Celui à qui on parlait, tout à l’heure, sur le ton de l’intimité, ne vous connaît plus et jette autour de lui des regards farouches en pressant, dans ses bras, un sac de nuit. Au milieu du désordre, miss Nancy garda sa présence d’esprit. Elle descendit dans la dernière barque de transport et cette circonstance, légère en apparence, me confirma dans l’idée que cette jeune fille avait à débattre de trop grands intérêts avec la vie pour s’émouvoir des petites choses.

Le cameriere de l’hôtel de la Victoire, en m’installant dans une bonne chambre, ouvrit d’abord la fenêtre et plaça une chaise sur le balcon. A Messine et dans toute la Sicile, le balcon est une pièce importante de l’appartement. On y met des fleurs, on y porte de petites tables ; on travaille, on lit on passe une partie de la journée sur ces boudoirs aériens. Il va sans dire qu’on cause avec le voisin et il est impossible que l’amour par les fenêtres ne soit pas une chose fréquente. Dans les villages, la plus pauvre paysanne a un balcon pour prendre l’air pendant la nuit. Les chansons populaires de la Sicile sont des sérénades, ce qui prouve bien que les amoureux rôdent souvent sous les fenêtres et que leurs belles viennent volontiers au balcon.

Tandis qu’on préparait le dîner, je pris mon chapeau pour aller voir l’aspect général des rues, chose de conséquence et sur laquelle je décide, à l’instant, si une ville aura l’avantage de me plaire. Le port de Messine est le plus vaste de la Méditerranée. Par sa position, il devrait être le dépôt d’un commerce immense et, cependant, on y remarque à peine quelques navires étrangers qui viennent chercher des oranges. La ville est belle et régulière, traversée, dans sa longueur, par deux grandes rues parallèles. Avent d’atteindre le bout de la rue San Ferdinand, j’étais frappé de l’aspect morne et décoré de Messine. Il y a d’autres villes malheureuses en Sicile, ou plutôt cette Irlande silencieuse du Midi ne sera jamais heureuse tant qu’elle restera dans les conditions où elle se trouve ; mais Messine paraît arrivée à un découragement complet. On n’y essaye même plus le commerce en détail. On se console du repos forcé en dormant nuit et jour. Pour obtenir d’un marchand qu’il veuille bien vous vendre sa marchandise, il faut saisir le joint et lui demander audience à l’heure qui lui convient, sans quoi il ne se dérangera pas d’une minute pour vous servir. En sortant de Naples, où la population turbulente ferait dix lieues pour un baïoc, la transition est sensible. Du reste, point de monuments ni de musée ; rien qui intéresse les arts, à Messine ; elle n’a plus que son beau nom et son admirable climat, ce qui est bien quelque chose. Les rues n’y ont pas été balayées depuis le temps des premières colonies grecques. Je n’ai jamais vu tant de poussière, de brins de paille et de papiers volants. Si on y regardait bien, je gage qu’on trouverait des manuscrits sur papyrus parmi ces feuilles vagabondes. Elles produisent des bruits étranges quand le vent les fait courir et, dans quelques siècles il faudra tirer Messine du fond des vieux papiers comme Pompeïa des cendres du Vésuve.

Souvent il m’arrive de laisser dans mon portefeuille les lettres de recommandation pour les riches banquiers, mais je ne manque jamais de porter celles qui sont adressées à des artistes. J’avais deux hommes de talent à voir, dans Messine, Aloysio, graveur distingué qui était parti depuis peu pour la France et Panebianco, jeune peintre que je trouvai à l’ouvrage. Panebianco est auteur d’un fort beau dessin contenant quatre-cents personnages et qui représente l’entrée du roi de Naples à Messine en 1837. La gravure en est commandée à Aloysio qui voyage, pour se perfectionner dans son art, avant d’entreprendre cette grande tâche. Outre ce dessin, Panebianco me montra des projets de tableaux qui ne seront jamais mis sur la toile, entre autres un combat de chrétiens et de Sarrasins d’une vigueur remarquable. Je fus surtout charmé d’un gros cahier in folio, dans lequel étaient deux ou trois cents compositions à la plume représentant des groupes d’enfants et des sujets où l’imagination du peintre s’est livrée à toutes sortes de caprices. Dans son isolement, cet artiste éprouve souvent un doute cruel de lui-même. Il sent, avec amertume, la triste situation de l’homme de talent qui n’a pas de public et il continue à produire, avec une constance digne d’éloges, une quantité d’ouvrages qu’on ne verra peut-être pas de son vivant. Je l’engageai à quitter Messine pour venir chercher à Paris les succès et le bien-être qu’il méritait ; mais il me montra, par sa fenêtre, le ciel superbe du détroit et il me répondit, avec émotion, qu’un bon Sicilien vivait et mourait dans son pays.

En rentrant à la Victoire je vis miss Nancy, parée d’une robe blanche, semblable à un ange de lumière. Elle avait parcouru la ville avec son père et, n’ayant rien trouvé de beau que le climat, elle appuya, de toutes ses forces, ma proposition de partir pour Taormine et Catane. Nous dinâmes tous trois ensemble à l’hôtel. La jeune personne se retira dans sa chambre, au dessert, afin de laisser à son père le loisir de se griser, ce dont il s’acquitta d’une façon homérique, tandis que je faisais marché avec un loueur de carrosses pour le départ du lendemain.

A cinq heures du matin, mon gros Anglais se tira du lit péniblement et nous montâmes en voiture, le père encore troublé de l’excès de la veille, la jeune fille ravie de voir un pays nouveau et moi satisfait de l’assurance d’obtenir, dans le cours du voyage, la confiance de miss Nancy et le récit de ses amours.

La route de Messine à Catane réunit tout ce que la nature peut offrir de plus riche et de plus varié pour l’œil du voyageur. Située sous le même degré que Tunis, elle échappe à l’aridité de l’Afrique par le vent de la mer et le voisinage des montagnes. Sur la gauche, elle côtoie sans cesse le rivage et, à droite, elle est coupée par des torrents. D’un côté on voit la ville de Reggio, sur la pointe de la botte italienne, et de l’autre la tête blanche de l’Etna. Les orangers donnent un ombre noire que le soleil ne perce jamais et répandent, au loin, une odeur délicieuse. Les chênes verts, les tulipiers, les myrtes et les catalpas, qui semblent vulgaires aux gens du pays, ont, pour l’étranger, un air de luxe qui change les bois en jardins et parcs. Le chemin est entièrement bordé par ces énormes cactus qui portent la figue d’inde et ressemblent plutôt à des excroissances qu’à des plantes. Ces cactus poussent dans la pierre, sur des murailles, au milieu de la lave ; il ne leur faut que de la chaleur et, comme ils en ont de reste, ils se multiplient et produisent sans culture. Les plus grands ont jusqu’à douze pieds de hauteur. Ils entremêlent leurs énormes raquettes en formant des groupes bizarres, tantôt rampant sur la terre comme des serpents, tantôt dressés en l’air et tordus par des convulsions. Souvent ils se rangent en bataille et, tout à coup, ils s’entassent par pelotons dans un espace étroit où ils figurent une mêlée grotesque. Les paysannes, qui font sécher leur linge sur les figuiers d’Inde, leur prêtent encore des vêtements fantastiques, dont le hasard les affuble aussi bien que Callot l’aurait pu faire. C’est, du reste, une plante fort utile, comme le cactus ; elle ramène la terre végétale sur la lave où elle seule parvient à prendre racine, pendant un siècle entier, avant que d’autres plantes y puissent venir et elle prodigue par milliers ses gros fruits succulents, à la portée de toutes les fortunes.

Avant d’arriver au village appelé les Jardins, la voiture s’arrêta et le postillon, nous montrant un sentier qui grimpait à travers les rochers, nous apprit que c’était la route de Taormine. Un enfant nous servit de guide et nous montâmes intrépidement, malgré le soleil quelque peu africain qui nous tombait sur les épaules. Les Grecs, qui avaient choisi cette roche escarpée pour y construire une ville de luxe, n’étaient pas gens à se contenter d’un chemin praticable pour les ânes et les chèvres. Il a vraisemblablement existé une grande route de Taormine, creusée dans la pierre et que les éboulements auront détruite. Miss Nancy courait comme une biche dans le sentier escarpé ; l’Anglais, à l’abri sous un vaste parasol, commença bientôt à pousser des gémissements douloureux. J’avais peine à m’empêcher de rire en voyant cet Alcide se donner des airs de petite maîtresse mais, en m’approchant de lui, je reconnus que des gouttes de sueur lui coulaient sur le front ; sa pâleur était effrayante et la contraction des muscles du visage prouvait que sa détresse n’était pas une feinte. Le désordre quotidien que la boisson apportait dans ses organes ne lui laissait plus de force pour les exercices du corps et le moral-même était singulièrement abattu ; la peur et le découragement le prenaient pour une simple demi-heure de marche, par une chaleur encore supportable. L’Angleterre périra par l’intempérance, comme Alexandre le Grand. Quelque jour, les cent millions d’Indiens qu’elle domine se lasseront d’obéir et le capitaine d’artillerie qui gouvernera la première province insurgée sera averti trop tard par un envoyé ivre. Il aura besoin lui-même d’un délai de douze heures pour cuver le punch de la veille. Son courrier, gonflé de liqueurs fortes, crèvera au soleil sur la route de Calcutta et, quand la nouvelle parviendra enfin au palais du gouvernement général, elle le trouvera sous la table.

L’antique Taormine était placée sur l’un des grands pains de sucre qui servent d’avant-garde à l’Etna. Les guides vous montrent, avec soin, des débris d’aqueducs fameux qui avaient jadis quatorze milles de longueur, des restes de temples, de piscines et de naumachies dont on voit à peine quelques pierres ensevelies dans la terre ; mais le morceau le plus curieux, et le seul vraiment beau, est un théâtre grec dont le pareil n’existe nulle part. Les colonnes, la scène, les couloirs sont encore debout et les gradins sont prêts à recevoir des spectateurs. Sauf les réparations et les légers changements faits par les Romains, le monument est entièrement dorique. Sa position, au sommet le plus élevé de la montagne, l’a préservé de l’enterrement sous les décombres des constructions voisines ; il domine la ville et les autres montagnes, à l’exception de Sainte-Marie-de-la-Roche et du château fort. Comme dans tous les théâtres grecs, le fond de la scène est à jour ; la décoration, qui se composait du paysage-même est, par conséquent, à sa place. Les spectateurs de droite avaient, pour horizon, la vallée des Jardins et la pleine mer ; ceux de gauche, l’Etna et la chaîne de lave que le volcan dirige sur Catane comme un grand bras noir, suspendu au-dessus de cette éternelle victime de sa colère. C’était par cette coulisse que Hercule arrivait chez Alceste et que Thésée faisait son entrée, en revenant de ses voyages.

Une fois qu’on a regardé ce théâtre et ce point de vue unique au monde, on n’a plus d’yeux pour les maisons d’architecture normande. Quant aux églises et couvents, nous aurions eu fort à faire pour les examiner car Taormine, moins grande que Saint-Cloud, renferme trente-neuf édifices consacrés à la religion.

De Taormine à Catane, l’Odyssée pourrait servir de guide en Sicile. Vous passez devant la caverne de Polyphème, la grotte de Galatée, le puits de Vénus, les écueils des Cyclopes et, enfin, la plage d’Ulysse où ce Grec malencontreux vint aborder pour son malheur.

De quelque part qu’on fasse son entrée dans Catane, on traverse des déserts de lave. Le fléau est souvent passé près de sa victime sans l’atteindre. Il s’y reprend à plusieurs fois avant de la frapper et, depuis qu’elle existe, il n’y a encore réussi que quatre ou cinq fois. Ces déserts ont un aspect sinistre. La lave est venue souvent livrer bataille à la mer. Comme la Méditerranée ne pouvait pas avoir le dessous, il fallait bien que le fleuve de métal bouillant finît par s’éteindre ; mais son agonie a été terrible. La lave, saisie par l’eu a fait des bonds et des écarts prodigieux ; elle a parsemé la mer de cônes, de champignons volcaniques et de petites îles où la végétation revient peu à peu. Ce passage dangereux empêche les bateaux à vapeur d’aborder à Catane tant que la saison n’est pas parfaitement sûre et l’originalité du pays n’y a rien perdu. Au bout de ces champs désolés, on trouve, tout à coup, une ville riche et bien construite.

On ne sait pas, au juste, combien de fois Catane a été dévastée. Elle le fut probablement à des époques très reculées. Le tremblement de terre de 1169 n’en laissa pas une pierre debout et quinze mille habitants périrent sous les ruines. Dans la fameuse éruption de 1669, elle fut enveloppée entre deux torrents de lave, d’un mille de largeur, qui en consumèrent une partie. Le terrain de la montagne s’abaissa d’une centaine de pieds et se releva au bout de deux heures, avec une forme nouvelle. Cette étrange convulsion n’atteignit que faiblement Catane et, d’ailleurs, le fleuve de lave s’arrêta, par miracle, devant les murs du couvent des Bénédictins. Un peintre calabrais, appelé Mignémi, a représenté ce phénomène, avec une grande fidélité, dans une fresque placée sur le mur de la sacristie du Dôme. Le mal n’était pas grand et on l’avait promptement réparé lorsque, en 1693, un nouveau tremblement de terre acheva la destruction de Catane en quelques minutes.

La ville nouvelle ne date que de 1713, vingt ans suffirent pour la reconstruire. Dans plusieurs quartiers, la lave-même a fourni des fondations très solides. Les rues sont larges et pavées en dalles et tout y a l’air neuf et riche, sauf quelques palais, lézardés avant l’âge, par le dernier tremblement de terre de 1819, car la ville n’en a pas fini avec son voisin. En regardant, de la place du Dôme, la pente rapide qui descend de l’Etna et qui semble faite exprès pour conduire la lave dans l’intérieur de Catane, on s’étonne du courage et de l’insouciance d’une population qui n’a pas voulu s’éloigner de quelques lieues pour vivre paisiblement des atteintes du volcan. Mais, si on gravit la montagne et qu’on regarde Catane des hauteurs où Empédocle laissa ses pantoufles, en voyant la ville comme un point perdu dans l’espace, on se rassure et on comprend combien il faut que le hasard se donne de peine pour la frapper. Il est certain, cependant, que l’existence de Catane est éternellement suspendue à un calcul de probabilités qui doit finir par amener son anéantissement et que cinquante mille habitants jouent leur vie sur une martingale qu’ils perdent toujours une fois environ en quatre siècles.

Aujourd’hui, c’est une grande rareté, en voyage, que de rencontrer des costumes et, vraisemblablement, dans quelques années il n’y en aura plus nulle part, même en Chine où les Anglais sauront bien introduire l’ingénieuse queue de morue et le chapeau de carton. Les femmes de Catane ont pourtant un costume particulier qu’elles n’ont jamais voulu quitter, malgré l’empressement du reste de la Sicile à adopter les modes du continent. Les Catanaises portent une grande mante de soie noire qui les enveloppe entièrement, comme un domino. On ne leur voit que le visage et le bout des pieds. Celles qui sont bien faites savent habilement marquer la taille en croisant leurs bras par-dessous cette mante et, comme la jeunesse et la beauté sont choses de résistance, on les distingue aisément à travers les plis de ce vêtement mystérieux. De loin, ces femmes semblent aller en procession au convoi des générations englouties par les catastrophes ; mais elles n’ont de funèbre que l’écorce ; au fond de leurs capuchons brillent des yeux sarrasins dont les paupières ne s’abaissent jamais et qui lancent des feux volcaniques comme ceux de l’Etna. Elles vous regardent l’étranger avec un air intrépide que les organisations de l’Occident ne supportent pas sans peine. La jeune fille catanaise ne s’arrête pas à une modestie de convention. Pour peu que vous excitiez sa curiosité, elle la satisfait, dût-elle, pour cela, braquer sur vous ses prunelles siciliennes pendant un quart d’heure. Après avoir été déconcerté plusieurs fois, je voulus, un jour, prendre mon grand courage et mesurer jusqu’où irait la force du regard d’une jolie dame, assise à son balcon. Je jouai le même jeu qu’elle. Nous nous regardâmes indéfiniment et nous y serions encore si une autre personne ne fût venue se mettre en tiers sur le balcon. Il m’eût été plus facile de faire baisser les yeux au lion du Jardin des Plantes. L’apparence monacale du vêtement ajoute encore à la puissance du regard des Catanaises ; on s’approche avec un certain respect, comme si on voyait une nonne de quelque ordre austère et, au lieu de la pudeur religieuse, on trouve l’ai ouvert et peu farouche d’une héroïne de Boccace.

Les tremblements de terre n’épargnant pas plus les édifices grecs que le modernes, il ne reste, à Catane, d’autres antiquités que les vestiges d’un théâtre ; encore faut-il les examiner de près, au fond d’un souterrain. Avec les débris des morceaux les meilleurs, on a formé plusieurs musées assez beaux. Celui du prince Biscari est le plus complet. Le couvent des Bénédictins contient aussi des richesses en tableaux, statues, vases grecs, bas-reliefs, sculptures de Gaggini, le Michel-Ange de la Sicile, ce qui veut dire que la Sicile n’a pas de Michel-Ange. Les jardins de ce couvent sont délicieux ; l’orgue de l’église, qui passe pour le premier d’Europe, est l’ouvrage d’un moine calabrais qui vint mourir à Catane dans le siècle dernier. Ce bon moine, homme simple et plein d’humilité, n’était pas seulement un ouvrier de génie ; il composait de la musique sacrée et jouait admirablement de cet orgue pour lequel il avait la tendresse d’un père. On l’enterra au pied de son chef d’œuvre ; il s’appelait Donato del Piano. La ville de Catane est éminemment musicienne ; on y compose, comme à Naples, une foule de chansons populaires qui se répètent partout avec une espèce de fureur et vivent quelques semaines.

Miss Nancy aimait passionnément la musique ; mais le ciel ne l’avait pas favorisée d’une voix juste ; elle ne put jamais apprendre l’air qui était en vogue pendant notre séjour. Après avoir chanté faux trois jours durant, avec cette grâce angélique que les jeunes filles savent mettre à tout ce qu’elles font, elle y renonça, en riant de tout son cœur.

Bellini était de Catane. Un loueur de carrosse à qui j’avais affaire me montra une maisonnette dans une rue détournée :

— Monsieur, me dit-il, c’est ici que demeurait notre Bellini. Avant de partir pour Naples, il n’était pas bien riche. Nous l’aimions beaucoup, sans savoir que ce fût un grand homme. Tous les ans, au mois d’octobre, il me demandait un carrosse avec trois chevaux pour aller aux fêtes de l’Etna et il en ramenait quelque petite innamorata qui s’attachait à lui pour un couple de mois. Au lieu de courir après la gloire et la fortune, s’il fut resté dans son pays, il irait encore aux vendanges et ne se serait pas fait vendanger lui-même.

Au balcon de la chambre qu’avait occupée Bellini, était un écriteau où on lisait : « Si loca ». Je rentrai, en songeant à la fin prématurée de cet aimable compositeur et, dans mon attendrissement, je ne pouvais m’empêcher de savoir mauvais goût à miss Nancy de sa voix fausse. C’était une prévention injuste ; elle avait assez de goût pour aimer et sentir la musique ; il n’en faut pas davantage. Le lendemain, qui était le jour de Pâques, nous allâmes écouter l’orgue des Bénédictins ; les voûtes de l’église frémissaient. L’âme de Donato del Piano, voltigeant dans les tubes, ajoutait ses inspirations au faible talent de l’organiste. Les sons étaient si beaux qu’il n’importait guère que le morceau fût bien ou mal choisi. Il m’a toujours semblé que la symphonie et les orgues donnaient une espèce d’ivresse intellectuelle. Si on pense aux personnes qu’on aime, on les aime davantage ; si on se rappelle une circonstance de sa vie, elle vous revient à la mémoire si vivement qu’on ne distingue plus le passé du présent. Les émotions se succèdent rapidement et, quelquefois, elles suivent, par une espèce de logique, la marche du morceau, comme si, dans votre âme, certains sentiments répondaient à chaque modulation harmonique. C’est un état délicieux où on voudrait demeurer longtemps, mais, ordinairement, une fois le calme revenu on se retrouve plus faible qu’auparavant. Miss Nancy était de mon avis et me confessa qu’elle avait été fort remuée par l’orgue des Bénédictins.

— La musique, lui dis-je, n’est pas la seule chose qui puisse ranimer agréablement les souvenirs. Il peut suffire de la compagnie d’une personne amie dont l’intérêt réponde à votre confiance, comme nos imaginations répondaient aux accords de l’orgue. Racontez-moi vos pensées et vos peines, j’aurai le plaisir de l’auditeur et, vous, celui de l’organiste.

— Eh bien ! je vous promets de vous les raconter.

— Mais quand donc ?

— A la première occasion.

Miss Nancy se rapprocha de son père. Cette promesse lui était échappée sous l’influence de la musique et du bel orgue de Donato del Piano. Au lieu de rechercher l’occasion, elle parut la craindre et la fuir. Je me dépitais lorsque je vis entrer dans ma chambre le curé de la paroisse, en surplis, et suivi d’un enfant de chœur portant l’eau bénite. Je m’attendais à quelque demande d’aumône. Le curé se tourna vers le lit, l’aspergea copieusement et fit voler en l’air l’eau bénite, dont une large goutte tomba sur mon papier à lettres.

— Signorino, me dit le bonhomme, excusez-moi : c’est l’usage, dans notre pays, de porter dans les maisons, une fois par an, les bénédictions de l’Eglise.

— Que je vous excuse, monsieur le curé ? Cette parole me fait de la peine. Vous avez donc cru voir de l’étonnement sur mon visage, peut-être de l’ironie ? Vous vous êtes trompé ; je ne repousse les souhaits bienveillants de personne ; je suis même superstitieux sur cet article.

Le curé me souhaita toutes sortes de prospérités, avec un sourire paternel. Je croirais volontiers que sa visite m’a porté bonheur.

De grands événements ont souvent de petites causes. Pascal l’a dit dans ses Pensées et quelques philosophes de l’antiquité l’avaient déjà remarqué. Miss Nancy prétexta, le soir, un mal de tête et ne vint pas dîner. Une indisposition de femme peut avoir plusieurs sens différents, comme l’oracle de Delphes. Que celle-ci exprimât la peur, l’hésitation ou la modestie alarmée, j’y répondis par le chagrin et je résolus, dans ma sotte colère, de mettre un départ improvisé en balance avec cette migraine. Je descendis sur la place de l’Eléphant où se tiennent les voiturins, pour m’informer des moyens de faire une excursion à Syracuse. Les seuls modes de transport, de Catane à la capitale de l’ancienne civilisation en Sicile, sont les mulets ou la letiga, à moins qu’on ne préfère se servir de ses jambes, ce qui est l’expédient le plus prudent et le seul vraiment sûr.

N’ayant pas reçu de la nature un appareil locomoteur assez puissant pour entreprendre une course de quarante-sept milles dans un jour, je me déterminai en faveur des mulets. Un étranger, qui voulait aussi partir le lendemain, me proposa de l’accompagner. Il est inutile de dire que c’était encore un Anglais.

On nous éveilla de bon matin. Mon compagnon perdit une heure à lacer ses souliers, une autre à demander du lait chaud. Huit heures sonnaient quand il parut enfin. Le guide nous conduisit, à pied, jusqu’à la porte de la ville, à cause du pavé trop glissant. Aussitôt que le seigneur Anglais fût perché sur sa mule chargée de bagages, il fut saisi d’une frayeur mortelle et déclara qu’il ne pouvait pas aller ainsi. De mon côté, le regret me prenait à la gorge ; je voyais l’image de la jeune miss qui me disait adieu pour toujours.

— Signori, nous cria le guide, vos excellences n’auront pas fait cinquante pas qu’elles ne voudront plus descendre de la journée, tant mes mulets ont le pied doux.

— Voulez-vous essayer ? dis-je à l’Anglais.

— Essayons, j’y consens. Bon Dieu ! je ne trouve pas mon équilibre. Holà ! muletier, je vous offre une piastre pour rompre notre marché.

— Comme il vous plaira, excellence.

Pendant ce temps-là, nos mulets avançaient toujours.

— Tenez, monsieur, repris-je, remettons notre décision à la volonté du hasard. Jetez une piastre en l’air ; la face sera pour le départ et la pile pour le retour à Catane.

La piastre tomba pile, comme on dit au collège.

— Le ciel soit loué ! s’écria l’Anglais, nous restons. Cependant, je dois avouer que l’assurance me revient et qu’on n’est pas trop mal sur ce mulet.

— Eh bien ! il faut jouer le coup en partie liée. Jetez la piastre une seconde fois et nous tirerons ensuite pour la belle.

La piastre tomba encore pile.

— Nous devons rester, dit l’Anglais ; si nous partons, il nous arrivera quelque malheur.

Deux pigeons traversèrent la route et se perchèrent sur un mur. En bon langage d’augures ils m’engageaient à retourner en arrière ; mais qui est-ce qui retourne jamais en arrière après avoir marché un demi-mille ?

— Qu’en pensez-vous ? Demandai-je à l’Anglais.

— Nous ferons ce que vous voudrez.

Mon mulet avait de grandes oreilles à poils ras qui ressemblaient à du beau drap de paletot. Ces oreilles d’un aspect confortable, l’air calme et assuré de l’animal, me firent plaisir à voir.

— Le sort en est jeté, m’écriai-je, j’irai à Syracuse !

— Et moi aussi ; mais il faut arriver ce soir. Vous entendez, muletier ? Nous ne voulons pas coucher dans un village.

— Excellence, vous êtes le patron, c’est à vous de commander.

— Nous voulons dormir, cette nuit, à Syracuse.

— Je comprends très bien. Si les bacs sont prêts pour passer l’eau, si nous trouvons un bateau à Lagnone, si le pont n’est pas rompu et que les torrents ne soient pas trop enflés, il suffira que nous allions bon train pour trouver les portes ouvertes.

— Comment ? Est-ce qu’on ferme les portes ?

— Excellence, oui. Tous les soirs, au coucher du soleil ; mais on les ouvre le matin. Chéragouse est place de guerre : belle forteresse ! Beaux remparts ! Il faut voir cela.

— Nous sommes perdus, monsieur, dit l’Anglais ; nous dormirons dans quelque village abominable.

— Excellence, non. Nous avons le bourg de Priolo où l’on trouve une auberge, de bons lits, du poulet, du pain pour les seigneurs étrangers. En marchant bien, nous pouvons être à Priolo avant la nuit.

La perspective se rembrunissait à chaque parole de notre guide ; mais fût-elle devenue plus noire que l’enfer, nous n’aurions plus reculé. La route était charmante, égayée par les groupes comiques des cactus et animée par la fièvre chaude du printemps de la Sicile. Le zéphyr mélangeait les parfums des citronniers et des genêts d’Espagne. Les lézards couraient entre les pieds des mulets qui faisaient sortir de chaque touffe d’herbe des alouettes et des essaims d’insectes. Les bœufs, couchés dans les bruyères, sonnaient leurs clochettes. On entendait, d’un côté le bruit régulier des vagues sur le rivage et, de l’autre, les sons languissants des cornemuses avec lesquels les pauvres paysans savent prouver qu’ils ont le goût de la musique.

Après avoir passé, très lentement, deux rivières dans des bateaux avariés et traversé le village de Lagnone, composé de six maisons, nous perdîmes de vue toute trace de chemin. Nous marchâmes pendant trois heures, tantôt dans l’eau de mer, tantôt à travers champs, dans les landes, les joncs ou les broussailles. Un pont cassé nous arrêta. Il fallut descendre au bout d’un torrent et le sonder avec des perches. Nous prenions patience en écoutant des rossignols qui faisaient assaut de chansons. Tout à coup, mon compagnon poussa un cri et se trouva étendu dans l’herbe. Son mulet l’avait déposé mollement par terre et se roulait sur le dos. Le seigneur anglais, indigné de ce procédé, ne voulait pas se relever que le guide ne l’eût vu dans la position fâcheuse où l’avait mis cette vilaine animal. Sauf ce petit accident, beaucoup de retards imprévus, assez de fatigue et un soleil accablant, le voyage alla le mieux du monde jusqu’à Priolo où nous entrâmes la nuit.

Il faut avoir dormi sur les routes de la Sicile pour bien savoir ce que c’est qu’une mauvaise auberge. On nous offrit d’abord pour chambres deux cabanes sans fenêtres dont tout l’air respirable avait été absorbé. Le thermomètre y eût marqué plus de trente degrés et je doute qu’une chandelle y eût trouvé assez d’oxygène pour rester allumée.

— Nous avons bien le salon, dit l’hôtesse, mais nous ne le louons pas à moins de trois carlins.

— Donnez-nous le salon. Nous payerons les trois carlins, bien que cela fasse vingt-sept sous de France.

Le salon était un garde-meuble, cuisine à deux lits, encombré de caisses, de vieux bâts d’âne, de harnais, de tonneaux et de chaudrons. Des hardes, des broches et des fouets pendaient aux murailles. On avait fait, d’un mauvais fourneau, un magasin d’avoine. Deux tréteaux de bois vermoulu, surmontés de matelas crevés, d’où sortait de la filasse de chanvre, portaient effrontément le nom de lits. Deux chats campaient au milieu de ce chaos ; il fallut un combat à outrance pour les expulser. La patronne d’auberge tira d’une commode deux draps chiffonnés et d’une propreté plus que suspecte, qu’elle nous montra fièrement en demandant si nous avions déjà vu de la biancheria aussi ragoûtante que celle-là. Cette admiration pour son galetas me découragea complètement et coupa court à toute réclamation.

Le souper, composé d’un poulet dur, d’une omelette et d’un bon fromage, appelé ricotta, nous parut délicieux. Tandis que mon compagnon se mettait au lit résolument sans rien examiner, je m’installai sur la table, pour passer la nuit à la clarté d’une mauvaise lampe. Le seigneur anglais s’endormit profondément.

J’avais un exemplaire d’un roman qui a fait quelque bruit à Naples et dont la police avait arrêté la publication. L’auteur, M. Ranieri, jeune homme de mérite, a été un moment emprisonné. Une dame, qui ne le connaissait pas, fut assez généreuse pour s’intéresser à son malheur et obtint sa mise en liberté. Il ne faut pas oublier de dire que cette dame est une Française. J’ouvris le roman de Ginevra, prévenu en faveur de l’ouvrage par les infortunes de l’auteur.

L’héroïne est une enfant trouvée ; on la maltraite à l’hospice, quoique douce et gentille. A l’âge de quatre ans, elle est adoptée par une vieille femme qui en fait une gardeuse de dindons. Elle tombe ensuite entre les mains d’une mendiante qui la martyrise horriblement. A sept ans, la pauvre fille devient la servante d’une vieille locandière, chez qui habitent des étudiants misérables et voraces. Battue par la locandière, rudoyée par les sauvages étudiants et contrainte à des travaux au-dessus de ses forces, l’héroïne se trouve dans un état de souffrance et d’abjection qui finit par fatiguer le lecteur. Il ne me semble pas naturel qu’une petite fille, jolie et bonne, ne rencontre que des oppresseurs et jamais un visage ami. Il n’et pas vrai que tout le monde s’entende contre l’enfance et la faiblesse ; l’auteur me paraît avoir accordé une trop grosse part au mal. Cependant, les tableaux de la vie des étudiants contiennent des détails très curieux. L’intérieur crapuleux de la locanda est peint avec un véritable talent. On peut reprocher seulement au romancier un défaut, qu’il partage avec beaucoup d’écrivains italiens, celui de déclamer et de donner des réflexions qui devraient être laissées au lecteur. En voyant comme Ginevra excite la pitié du narrateur, celui qui tient le livre ne se sent plus autant d’envie de s’apitoyer. Cette forme pleureuse est précisément l’antipode de la méthode française qui veut de la concision et de la sobriété. D’ailleurs l’institution des enfants trouvés, qui est attaquée outrageusement dans cet ouvrage, n’en demeure pas moins un établissement philanthropique, d’une utilité incontestable dans un pays où, s’il était supprimé, une foule de nouveau-nés périrait infailliblement.

Un rat, qui était venu manger les restes de notre souper fut la cause de ces critiques, auxquelles je n’aurais pas pensé s’il ne m’eût dérangé dans ma lecture.

Ginevra, parvenue à l’âge de quinze ans, finit par aimer et par être séduite. Elle tente de se noyer ; on la sauve et, après bien des aventures, un beau jour, son lâche amant veut la tuer pour se débarrasser d’elle. Que va-t-il arriver, grand Dieu !

Un gémissement douloureux répondit à cette exclamation. Mon voisin sauta hors du lit ; une bête venimeuse l’avait mordu au front. Après examen, il fut décidé entre nous que ce devait être un mille-pieds ou une araignée. L’Anglais, dans une pose dramatique, faisait la grimace et montrait, avec emphase, des insectes énormes qui couraient sur les murs :

— Je vous le disais bien, monsieur le français, qu’il fallait rester à Catane…

Mais tirons un voile sur les calamités de la Sicile et fermons le livre de Ginevra. Les mauvais jours ne sont rien, en voyage, auprès des mauvaises nuits. La scène se termina par un serment solennel de ne jamais coucher ailleurs que dans les grandes villes, serment qu’on oublie aussitôt que le jour paraît.

A peine grimpés sur nos mulets, nous ne pensions plus qu’à jouir de l’air du matin et à regarder le soleil sortir du sein de la mer pour embraser à la fois le ciel et l’eau. Des fragments de colonnes et des traces d’une voie antique éveillèrent notre curiosité. Après deux heures de marche, nous nagions dans la joie au milieu des débris de l’ancienne Syracuse. Nous passâmes les ponts-levis et les fortifications de la ville nouvelle et, avant le moment de la chaleur, nous étions à l’albergo del Sole, où nous avions des chambres très propres, de bons lits et de l’eau fraîche venant de la fontaine Aréthuse. L’Anglais eût seulement un retour de désespoir parce qu’on lui servit, par mégarde, du café à l’eau de mer. Ce fut notre dernière mésaventure. L’auberge del Sole n’a qu’un petit défaut, c’est qu’on n’y mange pas. Les garçons vous regardent avec calme lorsque vous demandez à déjeuner et vous répondent que vous n’êtes point chez un traiteur. Un pas de plus et vous auriez le caravansérail oriental avec ses quatre murs tout nus.

En Italie, le caractère de la population change d’une ville à l’autre. La transition n’est pas moins sensible en Sicile. Syracuse est une des villes les plus réellement antiques qui soient au monde. Les habitants n’ont plus la pétulance moderne de ceux de Catane. La blancheur des visages, la hauteur des tailles et, surtout, le type grec des traits, prouvent que le sang de la Sicile primitive a résisté à l’occupation des Sarrasins. Les physionomies sont intelligentes et un peu dédaigneuses. On reconnaît volontiers le public indolent qui raillait les philosophes et couronnait les poètes. On retrouverait encore les descendants de ces soldats syracusains qui rendirent la liberté à des prisonniers athéniens en leur entendant réciter des scènes d’une pièce nouvelle d’Euripide. Le profil, bien trop connu, des médailles de Syracuse se rencontre, à chaque pas, sur les épaules des femmes du peuple. Les jeunes filles, en allant deux par deux chercher l’eau, s’appuient l’une sur l’autre et portent des vases sur leur tête avec une grâce qu’elles n’ont pourtant pas étudiée sur les bas-reliefs antiques. Les laveuses de la fontaine Aréthuse, presque entièrement nues, sont défendues par cette pudeur et cette dignité qui vous obligent à regarder chastement la Diane et la Vénus de Milo. Il faut avouer que les hommes sont moins beaux que les femmes, à Syracuse ; mais, toujours, la nature a fait des nez écrasés. Nous savons, par Socrate, que tout le monde, à Athènes, n’était pas favorisé de la mine d’Alcibiade ; Philopoemen, le dernier héros de la Grèce, avait les jambes beaucoup trop longues, comme l’a dit Plutarque, et les historiens n’ont pas mis en note tous les gros ventres et les dos voûtés qui se promenaient sous les portiques.

Selon Strabon, Syracuse renfermait, jadis, deux millions d’habitants et sa circonférence était plus grande que ne l’est, aujourd’hui, celle de Londres. La ville moderne se compose seulement du quartier appelé autrefois Ortigia. Elle contient dix-huit mille habitants, c’est-à-dire la centième partie de la population du temps de Hiéron.

Les ruines sont hors des portes. Un aqueduc fonctionne encore. On voit les carrières où Philoxène aimait mieux retourner que d’applaudir les vers du tyran. La plus curieuse, celle qui fait l’admiration des étrangers, est l’oreille de Denis qui présente un phénomène d’acoustique très mystérieux pour les Grecs, mais facile à comprendre pour un innocent candidat à l’école Polytechnique. Le plus léger son parti du fond de cette caverne devient un grand bruit par la répercussion de tous les points de la voûte. Le gardien en renouvelle sans cesse l’expérience et vous régale de l’échelle ascendante des échos, depuis le froissement d’un morceau de papier, jusqu’à la détonation d’un pistolet qui ressemble à un coup de tonnerre. Il suffit d’avoir fréquenté la classe de mathématiques au collège pour reconnaître que la voûte est taillée en forme de parabole et que, par conséquent, tous les sons qui la frappent sont renvoyés en lignes droites, parallèlement à l’axe de la courbe. Denis s’amusait, dit-on, à écouter les soupirs et les monologues de ses prisonniers, d’une loge secrète découverte depuis peu. Quoique ses vers fussent mauvais, j’ai peine à croire que ce tyran rimeur et romanesque fût absolument méchant. Une partie de ces latomie appartient au marquis de Cassale qui en a fait des jardins charmants. Les papyrus y viennent avec la canne à sucre, préservés de la sécheresse et du vent par des remparts de rochers. Le reste dépend du couvent des Capucins et le jardin de ces heureux cénobites ne le cède que fort peu à ceux du marquis pour le luxe et la variété des plantes.

Jusqu’alors le seigneur anglais n’était pas encore persuadé que nous en eussions fini avec notre mauvais génie. Il fallait une bonne fortune inespérée pour lui rendre sa confiance en son étoile. Cette bonne fortune nous tomba tout à coup du ciel. Au milieu de l’ancienne ville, entre le théâtre grec et l’amphithéâtre romain, est un petit village appelé Saint-Nicolas, dont l’église, champêtre et recouverte de joncs, semble une plante sauvage sortie des ruines de la splendeur antique. Nous étions le 20 avril, qui est le jour de fête à San-Nicolao. Vers deux heures après-midi, tandis que nous tâchions, fort gravement de déchiffrer des fragments d’inscription, nous vîmes arriver, de plusieurs côtés, des bandes de jeunes-gens et de fillettes, violons et guitares en tête. En un moment, le désert de marbre se peupla et retentit de cris joyeux ; les tarentelles s’établirent sur les plateformes des tombeaux. Du chemin creux de la nécropole où nous étions assis, à l’ombre, on voyait se détacher, sur un ciel d’airain, les couples de danseurs et les pieds nus des jeunes-filles. Le seigneur anglais tira ses crayons avec le plus grand calme et se mit à dessiner, en déclarant qu’il était satisfait et payé de ses infortunes. Les danses terminées, on mangea, non sur l’herbe mais sur les pierres et dans les latomie. Un bon père de famille, qui dînait avec ses enfants à l’entrée de la tombe d’Archimède, m’offrit une tranche de jambon et un verre de moscatella que j’acceptai avec empressement. La fête dura jusqu’au soir. Nous entrâmes tous à la ville une demi-heure après le coucher du soleil, les uns à pied, le plus grand nombre sur des ânes, le seigneur anglais et moi sur nos mules, car il n’existe à Syracuse que trois carrosses et j’ignore sur quels chemins ils peuvent rouler. Nous ne sommes pas au temps d’Agathocle, dont l’habitation est, aujourd’hui, en fort mauvais état. Quant au célèbre temple de Diane qu’on venait voir du fond de la Grèce, il en reste deux colonnes qui passent dans une armoire où un notaire met ses vieux souliers. Pour la faible rétribution de cinq sous, la cuisinière vous montre les deux colonnes et les souliers par-dessus le marché.

Cette dernière merveille une fois examinée avec le soin qu’elle méritait, il ne nous restait plus qu’à retourner à Catane. Le seigneur anglais me déclara nettement qu’il ne ferait pas la route à cheval pour des raisons à lui inconnues. Nous montâmes donc dans une letiga. La letiga est une boîte étroite et longue, à deux places, portée par deux brancards dont les extrémités reposent sur le dos des mulets. On est ainsi suspendu en l’air et soumis aux vicissitudes des deux animaux qui vous soutiennent. S’ils tombent, vous tombez avec eux. Le mouvement contrarié de leurs pas forme une combinaison de petites secousses sur laquelle le savant, M. Poinsot, pourrait ajouter un beau problème à son Traité des Forces. On doit se tenir bien droit sous peine de faire chavirer la machine et, comme les mulets ont chacun une vingtaine de clochettes au cou, il est inutile de pousser des cris que personne n’entendrait. Entre le procédé des chemins de fer et cette façon de voyager du temps de la bataille de Lépante, il y a quelques échelons à franchir. Notre letiga, du reste, était belle, quoique très vieille et toute fendue. On l’avait ornée, au dehors, d’un papier peint et l’intérieur contenait des tapisseries d’un âge respectable. Elle avait dû servir aux courtisans de don Juan d’Autriche et, depuis, au grand Caraccioli, lorsqu’il vint en Sicile abolir l’inquisition.

Les mulets, liés entre eux par les brancards, se gênaient l’un l’autre dans leur marche. Au bout de tris lieues ils avaient déjà fait une douzaine de faux pas. Le guide qui nous avait amenés nous ayant rejoints avec ses deux mules, je repris ma monture de la veille et je laissai le seigneur anglais dans sa boîte. J’arrivai de bonne heure à Catane, cherchant une excuse à donner à miss Nancy pour mon absence de trois jours et ne trouvant que des raisons détestables. Je courus à l’hôtel de la Couronne. Le patron m’apprit qu’un bateau à vapeur était venu la veille à Catane et que la jeune miss s’était embarquée pour Malte avec son père.

— Cette aimable demoiselle, ajouta ce maudit homme, a écrit un beau certificat de contentement sur le livre de mon auberge.

— Donnez-moi vite le livre, que je voie ce certificat.

Il était impossible qu’il n’y eût pas quelque petit mot dont le véritable sens ne devait être intelligible que pour moi. J’ouvris le registre d’une main tremblante. Une page entière était couverte de cette écriture gracieuse et penchée que possèdent toutes les jeunes-filles de la Grande-Bretagne. Miss Nancy commençait par louer le zèle et les soins de M. Abate, le patron de la Couronne. Ensuite elle se plaignait de n’avoir point trouvé de beurre frais depuis sa sortie de Naples ; puis elle terminait le morceau par cette réparation éclatante faite à la Sicile et que je transcris textuellement :

« I beg to recommend, in very strong terms, the ricotta of the country. In many parts of Italy it is preferable to the butter and, if fresh, is always excellent ; but as prepared by signor Abate’s direction it is supra-excellent and would be an acceptable addition to any English breakfast table. »

Avec de la bonne volonté, j’aurais su découvrir une allusion très fine, dans cet éloge pompeux du fromage blanc, une intention romanesque dans cette supra-excellence de la ricotta préparée à la Couronne, un mystère délicatement déguisé sous cette acceptable addition à toute anglaise table de déjeuner. Il ne me fallait qu’une heure ou deux de méditation et j’étais au moment de saisir le mot de l’énigme lorsqu’un incident grave vint me tirer de ma rêverie. En me promenant sur la place, je me trouvai face à face avec le muletier de la letiga. Cet homme, qui s’appelait don Trajano et qui portait bien son nom, ne s’émouvait jamais de rien et ne répondait que dans un jargon moitié italien, moitié sicilien.

— Eh bien, lui dis-je, où donc est le signor anglais ?

— E cascatu.

— Comment ? Il est tombé !

— Già ; a Lognone.

— Dans le précipice de Lagnone ?

— Già

— Il s’est tué

— Gnor, no.

— Dieu soit loué ! Il s’est cassé un membre ?

— Gnor, no.

— Que s’est-il donc fait ?

— E un po sbalurditu.

— Il est étourdi du coup ? Et où l’avez-vous laissé ?

— L’avemo lassatu a Lagnone.

— Comment cela est-il arrivé ?

— Il mulo non avea ben magnatu.

— C’est que vous ne nourrissez pas vos mules.

— Già.

Lagnone n’est qu’à huit mille de Catane. Nous y allâmes plusieurs personnes ensemble ; Le seigneur anglais était debout, un peu troublé de la secousse, la caisse de la letiga ayant roulé sur un penchant de trente pieds environ. Il n’avait aucune fracture et ne se sentait pas malade ; mais il ne voulait plus entendre parler ni de letiga, ni de mulets, ni d’aucun moyen de transport quelconque, par les chemins siciliens dont il appréciait la juste valeur. Il ne restait donc absolument que ses jambes qui n’eussent pas perdu sa confiance. Au bout de trois jours passés à Lagnone, dans un cabaret où il ne put fermer l’œil un instant, il se crut suffisamment reposé. On le vit arriver à Catane le bâton à la main. Deux heures après, il était dans le courrier de Messine et, le lendemain, sur le bateau postal de Naples, bien décidé à ne plus voyager que sur des routes royales.