Voyage en Angleterre

VOYAGE EN ANGLETERRE,


PAR UN PRINCE ALLEMAND.[1]

La traversée. — La douane anglaise. — La bourse perdue. — Regent’s Park. — Le pont de Waterloo. — Auberges. — Bazars. — Chiswick. — La ménagerie. — La vie de la cité. — Un génie universel. — La bourse et la banque. — Garroway. — Le bois à pendre. — Rotschild. — Néron. — L’éléphant et l’ambassadeur de Wurtemberg. — Histoire du jeune Montague. — Les orgues de Barbarie. — Le polichinelle anglais. — Sa vie et sa mort. — Départ de Londres. — Cheltenham. — Comfort en Angleterre. — Les eaux. — Les promenades. — Sources de la Tamise. — Lakintonhill. — Jardins de Thé. — Le champ de bataille de Tewksbury. — Worcester. — Le roi Jean. — Le tombeau du prince Arthur. — La vallée de Llangollen. — Les célèbres demoiselles. — Rencontre à Ponty-Glin. — Les montagnes.


Londres, le 5 octobre 1826.

J’ai eu une traversée très malheureuse : une bourrasque, le mal de mer, quarante heures de navigation au lieu de vingt, et, pour nous achever de peindre, nous avons échoué sur un banc de sable dans la Tamise, où il nous a fallu séjourner six heures avant que la marée nous mît à flot. Voilà un désagréable évènement de ce voyage.

Je ne sais si jadis (il y a dix ans que je quittai l’Angleterre pour la première fois), si jadis mes yeux n’embellissaient pas ce que je voyais, ou si depuis mon imagination peignait à mon insu de plus brillantes couleurs l’image éloignée ; mais cette fois je trouvai que les villes s’offraient à moi sur les deux rives moins pittoresques et moins fraîches que jadis, bien que j’aperçusse de temps en temps de magnifiques groupes d’arbres et de jolies maisons de campagne. Ici, comme dans le nord de l’Allemagne, le feuillage des arbres défigure souvent le paysage, si grande est la quantité qui environne tous les champs, et qui coupe trop souvent la vue comme dans la Silésie, d’ailleurs si belle. Parmi les passagers se trouvait un Anglais, qui revenait récemment de Herrnhut et des bains de M. *** Je me divertissais beaucoup à écouter ses jugemens. Tu peux te faire une idée de la diversité des goûts, en sachant que cet homme admirait surtout ces contrées nues, seulement à cause de l’immensité de leur ever-green woods. C’est ainsi qu’il désignait les monotones bois de pins, qui nous semblent si insupportables, mais qui sont une rareté très estimée en Angleterre, où les pins sont plantés à grand’peine dans les parcs, quoiqu’ils y viennent fort mal. Un Américain était fort scandalisé d’avoir eu le mal de mer dans cette misérable traversée, tandis qu’il n’en avait jamais été atteint dans des voyages d’Amérique à Rotterdam ; et un planteur de Démérari, qui gelait constamment, se plaignait de l’impolitique abolition du commerce des esclaves, qui amènerait bientôt, selon lui, la ruine totale des colonies ; car, disait-il, un esclave ou un indigène ne travaille jamais sans y être forcé, et, pour vivre, il n’a pas besoin de travailler : le magnifique climat et l’excellent pays lui offrant un toit et une nourriture. Pour les Européens, ils ne peuvent pas travailler à cause de la chaleur. Il ne reste donc que cette alternative des colonies avec des esclaves, ou pas de colonies : c’était ce qu’on savait fort bien ; mais on avait un tout autre but dans cette affaire ; et on l’avait caché sous un étalage philantropique : ces sont ses propres termes. Au reste, il ajouta que, dans l’intérêt même des maîtres, les esclaves étaient déjà beaucoup mieux traités que les paysans irlandais, par exemple, et qu’il avait vu en Europe des domestiques bien plus malheureux que des noirs. Je cherchai à détourner la conversation de cet objet si douloureux pour un philantrope, et je me fis décrire par l’Américain la vie de la Guyane et la magnificence de ses forêts primitives, entretien bien plus intéressant qui me causa une sorte de mal du pays pour cette merveilleuse nature où tout est si magnifique et où l’homme seul est mesquin.

L’élément risible de notre traversée était une dame anglaise, qui, avec une volubilité rare, cherchait à chaque occasion à faire une conversation en français : elle n’était déjà plus dans la fleur de l’âge ; mais elle savait réparer ce défaut par une toilette très soignée, qui ne lui manqua pas un instant même sur le navire. Lorsqu’un peu tard, vers le matin, nous paraissions sur le pont, dans un état plus ou moins misérable, je l’y trouvais déjà établie dans un élégant négligé, et elle répondait joyeusement à mes plaintes, dans son large dialecte : Comment ! comment ! vous n’avez pas pu dormir ! Moi parfaitement, très comfortable, j’étais très chaudement couchée entre deux matelots, et je m’en porte à merveille. — Madame, dis-je, on comprend que vous ne craigniez pas la mer. Au milieu de la seconde nuit, nous jetâmes l’ancre près du pont de Londres, le plus fatal évènement qui puisse arriver à un voyageur, parce que la sévérité des douanes empêche de visiter le vaisseau avant dix heures du matin, heure à laquelle s’ouvrent les bureaux. Comme je ne voulais pas laisser mes domestiques allemands seuls avec ma voiture et mes bagages, et que j’avais également négligé de me procurer un logement et de me faire dispenser de la visite par mon ambassadeur, je fus forcé, dans l’état où je me trouvais, de passer la nuit dans une misérable taverne de matelots sur le rivage ; mais le lendemain je me servis avec succès de l’influence de la clé d’or, pour m’épargner une longue attente et des ennuis. Quelques douzaines de gants français, qui se trouvaient en toute innocence au milieu de mon linge, devinrent même invisibles, grâce à la vertu d’une guinée que je donnai.

Je m’échappai aussi vite que possible de la sale cité avec son tumulte semblable à celui d’une ruche d’abeilles ; mais il me fallut encore faire une longue route avec les chevaux de poste, avant d’arriver dans le West end of the town, où je repris mon ancien logement dans Clarendon Hotel. Mon vieil hôte, un Suisse, avait pendant ce temps quitté l’Angleterre pour un pays encore inconnu jusqu’ici ; mais son fils avait pris sa place, et celui-ci me reçut avec toutes les attentions respectueuses que les hôtes anglais, et particulièrement tous ceux qui vivent ici de l’argent d’autrui, ont coutume d’employer. Il me rendit aussitôt un véritable service ; car j’avais à peine reposé une heure, que je me souvins d’avoir oublié, dans le trouble de la nuit, une bourse de 80 souverains dans la commode de ma chambre. M. Jacquier, qui connaissait fort bien le terrein de l’Angleterre, haussa les épaules, et envoya cependant sans retard un homme de confiance, qui prit une barque, et s’en alla chercher ce que j’avais perdu. Le désordre qui règne dans ces misérables hôtels des faubourgs me sauva. Notre messager trouva la chambre encore en désordre, et à la surprise peut-être désagréable des gens de la maison, la bourse où je l’avais laissée. Londres est en ce moment dénué d’élégance et de monde fashionable. À peine voit-on passer de temps en temps un carrosse. Il ne reste plus que quelques représentans du beau monde ; en revanche l’immense ville est pleine de crotte et de brouillards, et les rues macadamisées, semblables à une grande route défoncée, car tout l’ancien pavé a été arraché et remplacé par de petits morceaux de granit, joints avec de la fonte, qui font rouler doucement les voitures et diminuent le bruit, mais changent la ville en un marais. Sans les excellens trottoirs, il faudrait marcher sur des échasses comme dans les landes de Bordeaux : aussi les Anglaises communes portent-elles quelque chose de semblable en fer à leurs grands pieds.

Cependant la ville a beaucoup gagné par la rue du Régent, Portland-Place et Regent’s Parke ; maintenant elle ressemble, dans cette partie, à une résidence et non plus comme autrefois à une immense capitale pour des shop-keeper, selon l’expression de Napoléon. D’où vient que le pauvre M. Nash (un architecte du roi fort influent, à qui l’on doit ces améliorations), ait été mal traité par certain connaisseur ? On ne peut nier que tous les styles soient mêlés dans ces édifices, et que l’ensemble en soit souvent plus baroque qu’imposant, mais, à mon sens, la nation lui doit encore quelque reconnaissance pour avoir entrepris des travaux aussi gigantesques. Au reste, la plus grande partie de ses plans est encore in petto ; mais avec la manie générale de bâtir et l’argent des Anglais, ils s’exécuteront certainement avec promptitude. Sans doute, il ne faut pas regarder trop rigoureusement les détails. Ainsi la tour qui sert de point de vue pour Regent’s-Street, et qui finit en aiguille, est une pauvre conception, et rien n’est plus comique que les caricatures que l’on en a faites ; on y voit le petit monsieur Nash botté, épéroné et fiché sur cette pointe avec cette inscription : national taste, on prononce nashional.

On pourrait encore signaler beaucoup d’énormités semblables. Ainsi à un balcon qui orne le grand palais de Regent’s Park, on a plaqué sur la muraille quatre figures, dont la signification reste une énigme. Leur costume ressemble à une sorte de robe de chambre d’où l’on peut du moins conclure qu’on a voulu faire des personnages humains. Peut-être sont-ce des emblèmes pour un lazaret, car ce palais, comme celui de Potsdam, n’a d’apparence que par sa façade ; en réalité, il se compose d’une foule de petites maisons qui servent à toutes sortes de métiers, et qui sont la demeure d’une multitude de gens différens.

Pour ce qui est de la partie champêtre dans ce parc, et surtout ce qui concerne les eaux, l’architecte est irréprochable. On croit voir devant soi un large fleuve promener ses ondes entre deux rives couvertes d’épais ombrages, et séparé en plusieurs branches, tandis qu’on n’a réellement qu’un fossé creusé avec peine, et une eau dormante, renfermée, mais assez claire. Un ravissant paysage comme celui-ci avec des collines s’élevant à l’horizon, et environné, pendant tout l’espace d’un mille, d’un long cercle de bâtimens magnifiques, est certainement un établissement digne de la capitale du monde, et n’aura pas d’égal lorsque les jeunes arbres seront devenus de vieux géants. Beaucoup d’anciennes rues ont été renversées pour cette entreprise et depuis dix ans, plus de soixante mille maisons neuves ont été bâties dans cette partie de la ville. C’est, il me semble, une beauté particulière des nouvelles rues, que toutes larges qu’elles sont, elles ne s’élancent pas absolument en ligne droite, mais forment des courbures comme les chemins d’un parc. Si Londres obtient des quais, et si l’église de Saint-Paul est déblayée comme le projetait l’habile colonel Trench, elle surpassera toutes les capitales en magnificence, comme elle les surpasse déjà en grandeur.

À la tête des nouveaux ponts, il faut placer celui de Waterloo, qui a fait perdre 300,000 livres sterling aux entrepreneurs ; long de 12,000 pieds, et pourvu d’une balustrade de granit, avec cela presque toujours désert, il offre une promenade agréable pendant laquelle on jouit des belles vues du fleuve, dont les bords présentent un orgueilleux mélange de palais, de vaisseaux et de tours, en tant que le brouillard permet de les contempler. L’arrangement par lequel les receveurs du péage du pont contrôlent leur recette, me parut tout nouveau. Le tourniquet de fer à travers lequel il faut passer, et qui a la forme ordinaire, celle d’une croix, est tellement arrangé, qu’il ne cède chaque fois que d’un quart de cercle, juste autant qu’il est nécessaire pour donner passage à une personne ; et au même moment, par un certain mécanisme, une marque tombe sous le pont dans une boîte fermée. Un pareil arrangement a lieu pour les voitures, et le soir, les propriétaires n’ont besoin que de compter les marques pour savoir combien de piétons et de chevaux ont passé sur le pont dans la journée. On paie un penny par piéton, et 3 pences pour un cheval. D’après cette taxe, on comptait sur une recette journalière de 300 livres sterling ; mais il est rare qu’elle s’élève au-dessus de 50.


Le 4 octobre.

Ce qui te plairait surtout ici, c’est l’extrême propreté de toutes les maisons, la grande commodité des meubles, les manières et la gentillesse des domestiques. Il est vrai que tout ce qui tient au luxe est mille fois plus cher qu’autre part (le nécessaire n’est, après tout, pas beaucoup plus cher qu’ailleurs) ; mais on trouve aussi six fois plus de confort. Ainsi, dans les hôtels, tout est infiniment plus riche, et en plus grande abondance que sur le continent. Le lit, par exemple, qui consiste en trois matelas placés les uns sur les autres, est assez grand pour donner place à deux ou trois personnes, et lorsque les rideaux du baldaquin carré qui repose sur quatre fortes colonnes d’acajou sont tirés, on se trouve comme dans un petit cabinet dont l’espace suffirait à loger en France un honnête homme. Sur votre table de toilette, vous ne trouvez pas seulement une misérable bouteille d’eau avec une seule jatte de fayence, ou une cuvette d’argile surmontée d’un mouchoir de poche allongé en forme de serviette, comme dans les hôtels de France ou d’Allemagne, et même dans quelques maisons particulières ; mais de véritables petits bassins de porcelaine chinoise, dans lesquels on peut plonger sans peine la moitié du corps ; par-là-dessus des robinets, qui vous livrent en un moment toute l’eau fluviale dont vous avez besoin, une demi-douzaine de larges serviettes, une multitude de grandes et petites fioles de cristal, un haut miroir incliné, des bassins de pied, sans faire mention de toutes les autres commodités anonymes de la toilette dans la forme la plus élégante. Tout se présente si commodément à vous, que dès votre réveil vous êtes saisi d’une véritable fureur de bain. Si l’on a en outre besoin de quelque chose, au bruit de la sonnette se présente aussitôt avec une profonde révérence une fille nettement habillée, ou un garçon dans le costume et avec la bonne façon d’un valet-de-chambre adroit qui prend vos ordres avec respect. Point de ces valets mal peignés, en veste écourtée et en tablier vert, qui vous demandent d’un air d’activité oiseuse, et d’un ton stupide et hardi : que veut monsieur ? ou : est-ce ici qu’on a sonné ? et qui se sauvent déjà en courant avant d’avoir bien entendu ce qu’on veut d’eux. De bons tapis couvrent le plancher de toutes les chambres, et dans la cheminée de fer brillamment polie brûle un feu joyeux au lieu des planches sales, et du poële fumant et puant de nos hôtelleries paternelles. Si vous sortez, vous ne trouvez jamais un escalier mal propre, ni si parcimonieusement éclairé, que l’obscurité seule y soit visible ; en outre dans toute la maison règnent nuit et jour la décence et le plus grand repos, et dans beaucoup d’hôtels, chaque appartement un peu vaste a son escalier particulier, de sorte qu’on n’est jamais en contact avec les autres voyageurs.

À table règne une profusion de linge blanc, d’ustensiles brillamment nettoyés, une élégance qui ne laisse rien à désirer ; la domesticité est toujours là quand on a besoin d’elle, et ne s’empresse pas pourtant autour de vous. Ordinairement l’hôte se présente au commencement du dîner, pour s’informer si vous êtes content de tout. Bref, on n’oublie dans un bon hôtel rien de ce qu’un particulier à son aise trouverait dans sa propre maison. Sans doute le mémoire est proportionné à ces attentions, et les waiters sont aussi bien payés que vos propres domestiques. Dans les premiers hôtels, un garçon ne se contente pas à moins de 2 livres sterling par semaine. Les pour-boire sont en général plus à l’ordre du jour en Angleterre qu’en aucun pays du monde, et on les exige avec une effronterie rare, même à l’église.

J’ai visité aujourd’hui quelques bazars, qui, depuis plus leurs années, sont devenus très communs, et qui offrent beaucoup de commodités aux acheteurs ; le bazar que l’on nomme Horse Bazar est bâti sur la plus grande échelle, et rassemble tous les jours une foule immense. Il se compose de plusieurs longs bâtimens, où sous des galeries et des salles sans fin, on trouve d’abord des centaines de voitures et de véhicules de toute espèce, vieux et nouveaux, mais tout fraîchement peints. Dans d’autres salles sont exposés des porcelaines, des objets de toilette, des cristaux, des miroirs, de la quincaillerie, des jouets, et jusqu’à des oiseaux des tropiques, et des collections de papillons. On arrive enfin au milieu de l’établissement, à un café en rotonde, dans une galerie vitrée. Là, tout en déjeunant au milieu d’une société fort mêlée, il est vrai, on voit passer une multitude de chevaux sur lesquels on renchérit, et qui sont placés dans de belles écuries voisines où ils sont fort bien soignés, et où chacun peut envoyer les siens pour la vente. Quand un cheval est garanti par l’auctionnaire (warranted sound), on peut l’acheter en sûreté, le propriétaire de l’établissement en répond. Sans doute, ce n’est pas là que l’on trouve les meilleurs chevaux, mais assurément les moins chers ; ces bazars, qui sont en grand nombre, sont fort dignes d’une petite promenade. En général, il est fort agréable de marcher sur les trottoirs de Londres, le long des riches boutiques qui ornent les rues, délassement fort varié surtout pour l’étranger.


Le 10 octobre.

Il y a quelques jours, je profitai d’un temps un peu clair pour visiter Chiswick, une villa du duc de Dewonshire, qui passe pour le plus élégant établissement de ce genre, qui soit en Angleterre, et que je n’avais vu que fort superficiellement, il y a quelques années, à une fête que donna le duc. Cette fois, je ne pus visiter les tableaux, parce qu’un hôte habitait la maison. Je trouvai le jardin très changé, mais à peine à son avantage ; car il y règne maintenant un mélange de régularité et d’irrégularité qui produit un désagréable effet. En général, la triste mode de planter les pleasure-grounds d’arbres rares et sur une seule ligne, s’est introduite depuis quelque temps en Angleterre, et donne aux parcs l’aspect d’une pépinière. M. Nash seul s’écarte de ce principe, et sous ce point de vue, les nouveaux jardins du roi à Buckingham-House sont de véritables modèles. Ce qui favorise particulièrement le jardinage en Angleterre, c’est la douceur du climat. Le laurier-rose et le laurier de Portugal, les accacias, le rododindron, ne gèlent jamais, et fournissent l’hiver et l’été des haies magnifiques chargées de fleurs et de baies ; les magnolias ont rarement besoin d’être couverts ; les camelias même passent l’hiver dans des lieux abrités sous une simple cloche. Le gazon conserve tout l’hiver sa belle fraîcheur. Dans cette saison, il est même beaucoup plus beau que dans l’été. Mais en ce moment, dans l’automne, toute la végétation est dans son plus grand éclat. Un bel effet du parc de Chiswick est un arbre isolé qui s’élève devant la maison, dépouillé depuis le tronc jusqu’à son sommet, et sous lequel on aperçoit tout le jardin, et une grande partie du domaine ; c’est une bonne idée pour un jardin de paysage, et je te la recommande. L’allée de cèdres de ce lieu est célèbre, et elle atteint à la hauteur de nos plus vieux pins. Il est remarquable que nulle part en Angleterre, les orangers n’arrivent à un grand développement ; cette partie du jardinage est aussi fort mesquine.

Je vis pour la première fois dans les serres le grand ananas dit de providence, dont chaque fruit pèse jusqu’à douze livres. Malheureusement Chiswick n’a que des eaux dormantes et quelquefois si basses, que l’éléphant qui est dans la ménagerie du parc, pourrait les boire d’un trait, un jour de soif.

Après une heure d’une traversée rapide, à travers une double rangée de villas et de maisons de campagne de tout genre, au milieu du tumulte des cavaliers, des voitures de campagne et des tombereaux de charbon, attelés de chevaux gigantesques, et entre tout cela de belles vues accidentelles sur la Tamise, j’arrivai de nouveau à Hyde-Park’s corner et je revins m’enterrer dans le labyrinthe de l’incommensurable ville.

Le jour suivant, je visitai la Cité avec mon laquais de louage, Suisse qui a voyagé en Égypte, en Syrie, en Sibérie et en Amérique, qui a publié un livre de poste russe, qui a apporté à Londres la première nouvelle de la prise de Hambourg par Tettenborn, et de plus un cosaque en nature, qui a montré la marche triomphale de Napoléon dans Paris, le jour de son couronnement, pour cinq schellings de prix d’entrée, qui parle en outre couramment la plupart des langues de l’Europe, et qui par conséquent n’est pas trop payé avec une demi-guinée par jour. Il est aussi fort bon à employer comme médecin, car il a recueilli beaucoup d’arcanes et de recettes dans ses voyages, il a des remèdes pour tous les maux et je ne sais combien de manières de faire le punch. Guidé par ce génie universel, j’abordai d’abord la Bourse, Royal Exchange.

En d’autres lieux, la Bourse a un aspect mercantile, mais ici elle est absolument historique. Les statues imposantes des souverains anglais rangées en cercle, et parmi lesquelles se distinguent celles d’Henri viii et d’Elizabeth, ainsi que la digne et gothique architecture, réveillent des sentimens poétiques auxquels la pensée d’un commerce aussi immense que celui dont Londres est l’entrepôt, donne une portée encore plus sérieuse. La grande cour de la Bourse est entourée d’arcades couvertes, où des inscriptions indiquent aux marchands de toutes les nations leur lieu de réunion. Au milieu de la cour s’élève une statue de Charles ii, qui a bâti le palais. Son port et son attitude indiquent parfaitement l’homme tel que le peint l’histoire : sans beauté, mais cependant pas sans grâce ; ses traits demi-sérieux annoncent une étourderie profondément enracinée et une vive ironie, fruit d’une médiocrité qui fit de ce prince un roué aussi aimable et aussi insouciant qu’un mauvais régent. Dans des niches pratiquées au second étage, sont les bustes de quelques autres dominateurs de l’Angleterre. J’ai déjà nommé Henri viii et la reine Élisabeth, qui attireraient même les regards sans les souvenirs qui s’y mêlent : Henri, gras et bien dispos, ayant l’air, pour ainsi dire, joyeusement cruel ; Elizabeth, mâle et vigoureuse, et cependant d’un air de méchanceté féminine. Les bustes sont certainement faits d’après les meilleurs originaux de Holbein. À cet étage se trouve le célèbre café Lloyd, le plus sale local de ce genre qui soit à Londres, où l’on ne dirait pas qu’on y commerce chaque jour pour des millions. Aussi y trouve-t-on plus de papier et de plumes que de rafraîchissemens.

Tout près de là est le bel et immense édifice de la banque d’Angleterre, avec une multitude de grandes et petites salles éclairées d’en haut et où sont placés les différens comptoirs ; des centaines de commis travaillent et conduisent mécaniquement ces colossales affaires. À cette vue le nil admirari devient assez difficile, surtout pour un pauvre Allemand qui admire volontiers ; en effet, en entrant dans Bullion-Office où l’on conserve les lingots, les monceaux d’or et d’argent qui s’y trouvent semblent réaliser les trésors des Mille et une nuits.

De là je me rendis à l’hôtel-de-ville où parlait justement le lord maire, autrefois simple libraire, mais qui ne représentait pas mal sous son manteau bleu avec une chaîne d’or, et qui avait des façons toutes monarchiques. Le lieu de la scène était une salle d’une médiocre grandeur, remplie à moitié par la plus basse populace. Il était question du thème le plus fréquent en Angleterre, d’un vol, et comme le coupable, qui semblait aussi impudent qu’ennuyé, avoua la chose sans trop de détour, le drame eut une fin très prompte.

Et nous continuâmes d’errer dans la cité tumultueuse où l’on se perdrait comme un atôme, si on ne surveillait sa personne à droite et à gauche, pour ne pas être embroché par le brancard d’un cabriolet qui vient trop près du trottoir, ou écrasé par une diligence, arche énorme qui roule avec fracas.

Enfin nous arrivâmes à un café sans apparence et horriblement obscur nommé Garroway’s Coffeehouse, dans un misérable local où l’on met chaque jour à l’encan des domaines et des palais d’une valeur presqu’inexprimable. Nous nous assîmes fort sérieusement, comme si nous étions très curieux de faire de telles acquisitions, et nous admirâmes l’amabilité rare et l’adresse presque incroyable du commissaire-priseur chargé d’exciter l’envie d’acheter chez ses auditeurs.

Il se présenta avec un bel habit noir et une perruque, comme un professeur dans toute la dignité de sa chaire. Sur chaque domaine, il tenait un charmant discours qu’il ne manquait pas d’assaisonner de beaucoup de plaisanteries, et en même temps louant si fort chaque objet, qu’on aurait juré que toutes ces choses se vendaient pour la plus mince bagatelle. Mon domestique de place me conta que ce célèbre commissaire-priseur avait été enveloppé précédemment dans un procès désagréable. Il avait fait monter très haut un bien de campagne en louant surtout la situation romantique du hanging wood (bois à pendre) qui se trouvait dans le voisinage. C’est une sorte de bois qui est très estimé en Angleterre, dont on fait ordinairement des bières, des boîtes de deuil, etc., etc. Un acheteur se laissa entraîner, et en fit l’acquisition sans voir le domaine, comme il est presque toujours d’usage dans ces sortes de marchés. Lorsqu’il alla visiter sa nouvelle terre, il la trouva presque entièrement dépouillée d’arbres, et tout le hanging wood qu’il y vit, consistait en une potence qui en était proche.

Comment aurais-je pu visiter la cité, sans visiter son véritable lion, son dominateur, en un mot Rothschild ?

Ici il n’habite qu’un local de mince apparence, car son hôtel se trouve dans le West end of the town. Dans la petite cour du comptoir, je trouvai le chemin barré par un chariot chargé de barres d’argent, et j’eus peine à parvenir jusqu’à cet allié principal de la sainte alliance. Je rencontrai chez lui le consul de Russie qui venait faire sa cour. C’était un homme fin et sensé, qui savait jouer son rôle dans la perfection, et qui accordait fort bien ses manières respectueuses avec une certaine dignité d’autant plus difficile que l’autocrate de la cité faisait moins de cérémonies. Après que je lui eus remis ma lettre de crédit, il me dit avec ironie que nous étions fort heureux, nous autres gens riches, de pouvoir nous amuser, et de courir le monde, tandis que lui, pauvre homme, était obligé de porter des fardeaux si pesans ; et il continua à se plaindre de ce que pas un seul pauvre diable n’arrivait en Angleterre sans lui demander quelque chose. La veille encore, dit-il, un Russe était venu mendier chez lui, ce qui fit faire une grimace aigre-douce au consul, et, reprit-il, les Allemands ne me laissent pas un moment de tranquillité. Ce fut mon tour de faire bonne contenance. Lorsque la conversation se tourna ensuite vers les affaires politiques, nous lui accordâmes fort gracieusement que sans lui l’Europe ne pourrait pas exister, mais il s’en défendit avec modestie, et dit en souriant : « Oh ! non, c’est une plaisanterie que vous faites, je ne suis rien de plus qu’un domestique dont on est content, parce qu’il fait bien les affaires qu’on lui confie, et à qui on laisse gagner quelque chose par reconnaissance. » Ceci fut dit dans un langage tout particulier, demi-anglais, demi-allemand, mais avec une assurance imposante. Ce langage original me parut très caractéristique dans un homme auquel on ne peut refuser une sorte de génie, et à sa façon un grand caractère. De Royal Exchange, où l’on voit les négocians, j’allai, toujours conséquent dans ma manière de visiter l’Angleterre, à Exeter Echange, où l’on voit les animaux étrangers en leur qualité de représentans des colonies. Là, je rencontrai de nouveau un lion, mais cette fois un lion véritable, nommé Néron, qui, outre ses manières apprivoisées qui le distinguent dans notre climat, a encore le mérite d’avoir donné six générations de lions nationaux à l’Angleterre. Il est d’une grandeur énorme et d’un aspect vénérable, mais il se repose maintenant sur ses lauriers, et dort royalement presque tout le jour. S’il se réveille de mauvaise humeur, son rugissement fait encore trembler tous les animaux ordinaires qui l’entourent. Ceux-ci consistent en créatures de toutes les espèces, en éléphans, en tigres, en léopards, en hyènes, en zèbres, en singes, en condors, en perroquets, et en oiseaux de toutes les zones. Il est singulier que tous ces animaux demeurent au second et au troisième étage. Ce grand assortiment et le bon marché surtout attirent beaucoup de chalans. L’ambassadeur du dernier roi de Wurtemberg avait, il m’en souvient, beaucoup plus à faire en ce lieu qu’à Saint-James et dans Downing-Street. Je sais même qu’il manqua de perdre son poste à cause d’une grande tortue qu’il avait à se procurer.

En revenant à mon hôtel, nous passâmes devant un palais qui fournit à M. Tournier, mon cicerone, l’occasion de me faire l’histoire suivante.

Ce palais était celui de la maison de Montague, que Shakespeare a placée à Vérone, et dont l’unique héritier fut volé à l’âge d’un an, sans qu’on entendît plus parler de lui. Après huit années de recherches inutiles, le maître ramoneur du quartier envoya un jour, pour nettoyer la cheminée de la chambre à coucher de lady Montague, un petit garçon dans lequel, par un heureux hasard et à un signe particulier, on reconnut l’enfant perdu : anecdote qui donna lieu plus tard à un vaudeville français. En mémoire d’un bonheur aussi inespéré, lady Montague donna long-temps, et je crois qu’il en reste encore quelque vestige, une grande fête annuelle à la corporation des ramoneurs, solennité à laquelle elle assistait avec toute sa maison en habits de fête, et où elle s’occupait elle-même du bien-être de ses hôtes. L’enfant devint plus tard un jeune homme très distingué, mais très excentrique et très fougueux, qui trouvait son plaisir dans des divertissemens extraordinaires et dans les longs voyages qu’il fit dans des contrées inconnues. Un de ses amis qu’il aimait beaucoup, M. Barnett, l’accompagna dans ses excursions.

Il avait déjà parcouru plusieurs parties du monde, lorsque, en 1790, mon domestique de place Tournier l’accompagna en Suisse en qualité de valet de chambre, à son dire du moins. Arrivé à Shaffhouse, le lord eut la malheureuse idée de descendre la chute du Rhin dans un canot. Un ecclésiastique de l’endroit et beaucoup d’autres gens supplièrent le jeune étourdi de se désister d’une aussi folle entreprise. On voulut même employer les soldats de la ville pour l’en empêcher, mais il paraît qu’il trompa leur surveillance. Bref, après avoir envoyé auparavant un canot vide en avant-coureur, pour lui servir d’épreuve, et qui sauva heureusement sa vie de bois, il le suivit lui-même en compagnie de son ami. M. Barnett avait, il est vrai, employé toute son éloquence à détourner l’entêté lord de sa résolution ; mais lorsque celui-ci s’écria : « Quoi ! Barnett, tu as parcouru le monde entier avec moi, tu as loyalement soutenu tous les dangers, et tu veux m’abandonner maintenant pour un enfantillage ! » Alors Barnett se rendit en haussant les épaules, et se plaça dans l’aventureuse barque.

Ils voguèrent d’abord doucement et lentement, puis avec une rapidité toujours croissante, tandis que des milliers de spectateurs contemplaient en tremblant ce trajet hasardeux. Ce que chacun avait prévu arriva. La barque toucha la pointe des récifs et chavira. Les deux passagers reparurent encore une fois entre les rochers, et le roulement des vagues étouffa leurs cris qu’on entendit encore par intervalles. Bientôt ils disparurent entièrement ; et, quoique pendant des mois entiers, et sans épargner les dépenses, on fît chercher leurs corps jusqu’à l’embouchure du Rhin en Hollande, en promettant de grosses sommes à qui les retrouverait, on n’entendit plus parler d’eux. Ils dorment inconnus dans les profondeurs des eaux.

Il est singulier que le même jour qui vit leur mort, le château héréditaire des Montague, dans le Sussex, brûla de fond en comble. La malheureuse mère ne survécut que d’un an à la mort de son fils, perdu pour la seconde fois, et cette fois d’une manière irréparable.


Londres, le 25 novembre.


Ma bien aimée !

C’est quelquefois pour moi un véritable besoin de passer une journée seul à la maison, et là de vivre dans une sorte d’inanition rêveuse, où je repasse tant de choses éloignées, anciennes et nouvelles, jusqu’à ce que, par le mélange de toutes ces nuances, il se forme une sorte de vapeur qui s’étend sur le tout, et qui efface les dissonances de la vie dans une sensation douce et sans objet. On est très bien soutenu dans de telles dispositions par les orgues portatives, qui me sont ordinairement très insupportables, et qui retentissent dans toutes les rues jour et nuit. Ces instrumens sonnent aussi cent mélodies à-la-fois, dont le tourbillon mêlé forme une musique qui se perd comme un rêve.

Mais un autre jeu des rues de ce pays est bien plus amusant, c’est une véritable comédie nationale, qui mérite un éclaircissement plus précis, et qui m’a valu aujourd’hui une agréable distraction à ma fenêtre.

C’est Punch l’anglais, tout-à-fait différent du Pulcinella italien, dont j’ai copié moi-même fidèlement l’image au moment où il tue sa femme ; car c’est bien le plus damné comique que j’aie jamais rencontré, tout-à-fait sans conscience, comme le bois dont il est fait, et un peu aussi comme la classe de la nation qu’il représente.

Punch a en lui, comme son homonyme, quelque chose de l’arac, du citron et du sucre : fort, acide et doux, et avec cela d’un caractère assez semblable à l’ivresse que produisent tous ces ingrédiens. Par là-dessus, c’est l’égoïste le plus accompli que porte la terre et qui ne doute jamais de rien. Avec sa gaîté et son humeur sans frein, il triomphe de tout, rit des lois, des hommes, et même du diable, et montre l’Anglais en partie tel qu’il est et en partie tel qu’il devrait être. Mais permets que je peigne Punch, pour ainsi dire, avec ses propres paroles, et que je te communique quelques fragmens de sa biographie.

En sa qualité de descendant de Pulcinella d’Acerra, c’est d’abord, sans aucun doute, un vieux gentilhomme, et Arlequin, Clown et l’Allemand Casperle appartiennent à sa famille ; mais à cause de sa grande hardiesse, il peut passer pour le chef de la race. À la vérité, il n’est pas dévot ; mais, en bon Anglais, il va, sans aucun doute, le dimanche à l’église, quoique aussitôt après il assomme à coups de poing le prêtre qui l’ennuie par quelque tentative de conversion. On ne peut le nier, Punch est un rude coquin, un personnage fort immoral, et ce n’est pas pour rien qu’il est de bois. Personne, par exemple, ne peut mieux boxer, car il ne sent pas les coups des autres, et on ne peut résister aux siens. Avec cela, c’est un véritable Turc, vu le peu de cas qu’il fait d’une vie humaine. Il ne souffre aucune contradiction, et s’inquiète fort peu du diable ; mais, en revanche, sous beaucoup de rapports, il faut admirer ses grandes qualités, la belle sensibilité de son cœur, sa constante bonne humeur, son égoïsme héroïque, sa satisfaction de lui-même que rien n’ébranle, sa causticité que rien ne décontenance ; et la fourberie consommée avec laquelle il sait se tirer de chaque mauvais pas, et qui le fait triompher à la fin de tous ses antagonistes, jette un brillant lustre sur toutes les petites libertés qu’il se permet lorsqu’il s’agit de la vie des hommes. Ce n’est pas sans raison qu’on a trouvé un mélange de Richard iii et de Falstaff dans sa personne. Il réunit aussi aux jambes torses et à la double bosse de Richard l’agréable obésité de Falstaff, plus le long nez italien et les yeux noirs étincelans.

Son habitation est une boîte élevée sur quatre tringles avec les décorations intérieures convenables, un théâtre qui se dresse en peu de secondes au lieu qu’on choisit, et autour duquel une draperie, qui tombe de tous côtés, cache l’âme de Punch, l’être qui le fait mouvoir, et qui lui prête la parole. Ce spectacle, qui s’ouvre journellement dans la rue, varie selon le talent de celui qui interprète Punch au public. Cependant l’ensemble de la représentation est presque toujours le même et à-peu-près tel que suit :

Dès que le rideau se lève, on entend Punch fredonner, derrière la scène, la chansonnette française : Marlborough s’en va-t-en guerre, et puis après, il paraît lui-même en dansant et de bonne humeur, et informe, en vers comiques, les spectateurs de son origine. Il se donne pour un joyeux et agréable compère, qui fait volontiers des tours aux autres, mais qui n’en souffre guère, et qui ne se montre jamais doux et benin que vis-à-vis du beau sexe. Son argent, il le dépense volontiers et avec franchise. Son but est, en général, de passer la vie en riant et de devenir aussi gras et rond qu’il se peut faire. Avec les filles, il est, en tout état, un séducteur. C’est aussi un ami de la bonne chère, mais quand il n’a rien, prêt aussi à vivre de rien ; et quand il faudra mourir, il en sera ce qu’il en sera. Alors, dit-il, la comédie de Punch prendra sa fin et la toile baissera. (M. Punch, ceci sent un peu l’athéisme, ce me semble !)

Après ce monologue, il crie derrière la scène pour appeler Judy, sa femme, qui ne vient point, mais qui, à la fin, lui envoie son chien à sa place. Punch le câline et le flatte, mais le méchant dogue le mord au nez et le retient par ce membre proéminent jusqu’après une longue bataille et de grosses plaisanteries du peu discret Punch, qui finit par le battre vigoureusement. Scaramouche, l’ami de la maison, arrive au milieu de tout ce tapage avec un gros bâton, et il entreprend Punch aussitôt en lui demandant pourquoi il bat le chien favori de Judy, qui n’a jamais mordu personne. — Et moi, je n’ai jamais battu un chien, répond Punch. — Mais, continue-t-il, qu’avez-vous là vous-même dans la main, mon cher Scaramouche ? — Oh ! rien, rien qu’un violon ; voulez-vous en essayer le ton ? Approchez un peu et écoutez cet admirable instrument. — Merci, merci, cher Scaramouche, répond Punch avec modestie, je distingue fort bien les tons de loin. Scaramouche ne se laisse cependant pas éloigner, et tout en s’accompagnant d’un chant fort agréable, en dansant et en agitant son bâton en cadence, il s’approche de Punch et lui donne, comme par hasard, un grand coup de bâton sur la tête. Punch fait comme s’il ne s’en apercevait pas, se met aussi à danser et prenant son temps, il arrache tout-à-coup le bâton des mains de Scaramouche, et lui donne pour débuter un coup si gentil, que la tête du pauvre Scaramouche roule devant ses pieds. — Ah ! ah ! s’écrie-t-il en riant, as-tu entendu le violon, mon pauvre Scaramouche ? quels jolis sons il a ton instrument ! tant que tu vivras, mon bon ami, tu n’en entendras jamais de plus beaux. — Mais où reste donc ma Judy ? Ma douce Judy, pourquoi ne viens-tu pas ?

Pendant ce soliloque, Punch a caché le corps de Scaramouche derrière un rideau, et Judy, le pendant féminin de son mari, avec un nez encore plus monstrueux, arrive en faisant de grandes révérences. Il s’ensuit une scène fort tendre et fort comique, dans laquelle Punch s’informe aussi de son enfant. Judy va le chercher, et pendant son absence, Punch, dans un second monologue, s’extasie sur son bonheur comme père et comme époux. Dès que le petit monstre arrive, les deux époux peuvent à peine contenir leur joie et lui prodiguent les plus doux noms et les plus tendres caresses. Judy s’éloigne cependant pour vaquer aux soins du ménage, et laisse son nourrisson dans les bras du père, qui imite assez maladroitement les manières d’une nourrice et qui veut jouer avec l’enfant dont les cris deviennent fort peu agréables. Punch cherche d’abord à le calmer, mais bientôt il devient impatient, le bat, et comme le petit crie toujours plus fort, et finit même par lui laisser quelque chose sur les mains, la fureur le prend, et s’emportant en malédictions, il le jette par la croisée, précisément dans la rue, où il se rompt le cou en tombant au milieu des spectateurs. Punch se penche vivement au bord de la scène pour mieux l’apercevoir, fait quelques grimaces, hoche de la tête, et se met à danser et à chanter joyeusement, en vantant le bonheur d’être débarrassé d’un marmot et en se proposant d’en faire bientôt un autre.

Judy revient et s’informe avec effroi de sa progéniture. L’enfant est allé dormir, répond Punch avec abandon ; mais il finit par convenir qu’en jouant avec lui, il est tombé, par accident, du haut de la fenêtre. Judy ne se possède plus, elle s’arrache les cheveux, et fait à Punch les plus effroyables reproches. C’est en vain qu’il lui promet la pace di Marcolfa[2], elle ne veut rien entendre et se sauve en le menaçant.

Punch se tient le ventre de rire, il danse encore, et dans l’excès de sa joie, il se cogne la tête contre les quatre murailles, lorsque tout doucement Judy se présente derrière lui, armée d’un manche à balai et le travaille de toutes ses forces.

Punch lui donne de fort belles paroles ; il lui promet de ne plus jeter d’enfant par les fenêtres, et la prie de ne pas prendre trop haut cette plaisanterie ; mais rien n’y faisant, il perd patience et en finit avec elle comme avec Scaramouche, en tuant la pauvre femme. — Maintenant, dit-il joyeusement, notre querelle est finie, ma bonne Judy, tu dois être contente, je le suis aussi. Allons, relève-toi, Judy ma chère ! ne t’amuse pas à faire une feinte ! Quoi ! tu ne veux pas te relever, alors descends au diable ! À ces mots, il l’envoie rejoindre son enfant dans la rue.

Il la regarde encore, se met à éclater de rire, s’écrie que perdre une femme, c’est une bonne fortune, et se met à chanter encore.

Au second acte, nous trouvons Punch à un rendez-vous avec sa maîtresse Polly, à qui il ne fait pas l’amour de la façon la plus décente, mais qu’il aime tant, qu’eût-il toutes les femmes du roi Salomon, il les tuerait, dit-il, pour l’amour d’elle. Un courtisan, ami de Polly, lui fait visite ; il ne le tue pas celui-là, mais comme cette visite l’ennuie, il déclare qu’il veut profiter du beau temps et monter un peu à cheval. On amène un étalon sauvage, sur lequel il caracole quelque temps, mais qui finit par le jeter furieusement par terre. Punch crie au secours, et heureusement son ami le docteur, qui passait par là, arrive à son aide. Punch est à moitié mort, et se lamente singulièrement. Le docteur cherche à l’apaiser, lui tâte le pouls et lui demande où il est endommagé. — Ici ? — Non, plus bas. — À la poitrine ? — Non, plus bas. — Vous êtes-vous cassé une jambe ? — Non, plus haut. — Où donc ? En ce moment Punch donne au pauvre docteur un grand coup sur une certaine partie, et se relève en riant et en dansant. Le docteur, furieux, sort et revient avec une grosse canne à pomme dorée, et tout en lui criant : Venez, mon cher Punch, je vous apporte un excellent remède, il le travaille avec ladite canne encore plus vigoureusement que ne le faisait Judy, et meurtrit rudement ses épaules.

— Aye ! aye ! mille remercîmens, docteur, je suis déjà guéri. Je ne supporte pas les médecines ! elles me font mal à la tête et mal aux dents… Punch semble vaincu, tombe sans forces et demande grâce ; mais lorsque le crédule docteur se penche vers lui, Punch s’élance tout-à-coup, lui arrache son bâton, et commence à le frapper à son tour.

— Maintenant, lui crie-t-il, mon digne docteur, vous allez tâter à votre tour un peu de votre médecine ! allons, allons, et encore !

— Ô mon Dieu ! on m’assassine ! s’écrie le docteur.

— Allons donc, ce n’est pas la peine d’en parler, encore une dernière pilule ; (lui plongeant le bâton dans le corps), sentez-vous tout l’effet de cette dernière pilule ?

Le docteur tombe mort.

Punch riant : — Allons, mon bon ami, guérissez-vous maintenant, si vous pouvez.

Il sort en chantant et en dansant.

Après plusieurs aventures qui ont presque toutes un dénouement aussi tragique, la vigilance de la police s’éveille enfin, et envoie un constable à Punch pour l’arrêter. Celui-ci le trouve en très belle humeur, et occupé, à l’aide d’une grosse clochette de vache, à se faire de la musique pour se récréer. (Aveu naïf de l’incapacité musicale de la nation.) Le dialogue est court et vif.

LE CONSTABLE.

M. Punch, laissez un peu de côté le chant et la musique, car je viens pour vous faire chanter votre dernière note.

PUNCH.

Qui diable êtes-vous, coquin ?

LE CONSTABLE.

Ne me connaissez-vous pas ?

PUNCH.

Pas le moins du monde, et je ne me sens nullement le besoin de vous connaître.

LE CONSTABLE.

Oh ! oh ! mais il le faut. Je suis le constable.

PUNCH.

Et, avec votre permission, qui a envoyé chez vous pour vous quérir ?

LE CONSTABLE.

Je suis envoyé pour vous quérir vous-même.

PUNCH.

Allons donc, je n’ai pas besoin de vous, je puis faire mes affaires tout seul, et je vous remercie beaucoup, mais je n’ai pas besoin de constable.

LE CONSTABLE.

Oui, mais il se fait, par hasard, que le constable a besoin de vous.

PUNCH.

Que diable aussi, et pourquoi ? si vous voulez bien me permettre.

LE CONSTABLE.

Simplement pour vous pendre. — N’avez-vous pas tué M. Scaramouche, votre femme, votre enfant et le docteur ?

PUNCH.

Et que diable, cela vous regarde-t-il ? Si vous restez encore un peu ici, j’en ferai autant de vous.

LE CONSTABLE.

Ne faites pas de mauvaises plaisanteries, vous avez commis un meurtre, et voici l’ordre de vous arrêter.

PUNCH.

Et j’ai aussi un ordre pour vous que je vais vous notifier tout de suite.


Punch saisit alors la cloche qu’il tenait derrière lui, et en frappe si fort le constable sur l’occiput, qu’il tombe sans vie comme les autres, et Punch se réjouit par vingt cabrioles.

Le valet de justice, qui est envoyé après le constable, a le même sort que lui. Enfin, vient le bourreau en personne. Pour la première fois, Punch est un peu interdit de cette rencontre, il fait l’humble, le petit, il flatte master Ketsch de toutes ses forces ; il le nomme son vieil ami, et s’informe très au long de la santé de sa chère épouse, mistress Ketsch.

Mais le bourreau lui fait promptement comprendre que toutes ces amitiés doivent avoir une fin, et lui représente toute sa dépravation, lui qui a tué sa femme et son enfant !

— Quant à ce qui concerne ces derniers, dit Punch en se défendant, c’était ma propriété ; et chacun a le droit d’employer ce qui lui appartient comme il l’entend.

Et pourquoi avez-vous tué le pauvre docteur qui vous portait secours ?

Dans le cas de défense légitime, mon cher M. Ketsch, car il voulait me tuer.

— Et comment ?

— En m’offrant de ses drogues.

Mais toutes ces excuses ne servent de rien. Trois ou quatre valets viennent garotter Punch que Ketsch emmène en prison.

Nous le voyons dans la scène suivante, au fond du théâtre, passant sa tête à travers une grille de fer, et frottant son long nez aux barreaux. Il est très abattu et très chagrin, mais il chante toujours, à sa manière, une petite chanson pour passer le temps. M. Ketsch se présente, et élève avec ses aides une potence devant la prison. Punch devient plaintif ; mais au lieu de repentir, il éprouve une grande disposition à aimer sa Polly. Il se remet bientôt, et fait de l’esprit sur la belle potence, qu’il compare à un arbre qu’on a, sans doute, planté là sous sa fenêtre pour égayer la vue. Qu’il sera donc joli quand il portera des feuilles et des fruits ! dit-il. En ce moment, quelques hommes apportent une bière qu’ils déposent au pied de la potence.

— Qu’est-ce que cela ? demande Punch. C’est sans doute la corbeille dans laquelle on recueillera les fruits, lorsqu’ils pousseront.

Ketsch revient, salue Punch, ouvre la porte de la prison, et lui dit poliment que tout étant prêt, il viendra lorsqu’il lui plaira. On pense bien que Punch n’est pas très empressé de se rendre à l’invitation. Après maintes cérémonies, Ketsch s’impatiente, et lui dit qu’il n’est plus temps de retarder, qu’il faut venir.


PUNCH.

Mais vous ne serez pas aussi cruel que cela ?

KETSCH.

Pourquoi avez-vous été assez cruel pour tuer votre femme et votre enfant ?

PUNCH.

Parce que j’ai été cruel, est-ce donc une raison pour que vous soyez cruel aussi, et pour me tuer à mon tour ?


Je doute qu’on trouve un plus admirable argument contre la peine de mort !

Ketsch ne se sert plus enfin d’autre argument que celui du plus fort ; il tire Punch par les cheveux, et l’entraîne, quoiqu’il demande grâce et promette de se corriger.

— Allons, mon cher Punch, dit Ketsch avec sang-froid, ayez seulement la bonté de passer votre tête dans ce nœud, et tout sera bientôt fini.

Punch s’y prend maladroitement et place toujours sa tête d’une mauvaise manière.

— Mon Dieu, que vous êtes gauche ! dit Ketsch ; il faut que je vous montre.

Et il passe sa tête dans le nœud coulant.

— C’est ainsi, il n’y a plus qu’à tirer !

Punch tire le nœud, et accroche avec vigueur à la potence l’imprudent bourreau. Puis il se cache derrière la muraille.

Deux hommes viennent pour enlever le mort, le placent dans la bière, croyant que c’est le délinquant, et l’emportent tandis que Punch se livre à mille gambades.

Mais il a maintenant une lutte plus terrible à soutenir, car le diable vient, en propre personne, pour l’enlever. C’est en vain que Punch lui fait observer fort judicieusement qu’il est un bien sot diable de venir enlever de la terre son meilleur ami ; le diable n’entend pas raison, et jette sur lui ses longues griffes. Il est sur le point de l’emporter comme jadis il emporta Faust, mais Punch ne se laisse pas prendre de la sorte !

Il saisit son terrible bâton et défend sa peau contre le diable. La lutte est longue et sérieuse. Punch reste encore vainqueur, embroche le noir démon avec son bâton, le lève en l’air et chante sa victoire.

Je me dispense de toutes les considérations philosophiques qui se rattachent à la grande et glorieuse vie de ce Polichinelle, qui surpasse certainement tous ceux de la France, de l’Italie et même de l’Orient ; car Polichinelle est populaire dans les rues du Caire et d’Alexandrie, et un savant illustre[3] a retrouvé ce type dans les peintures des plus antiques tombeaux de l’Égypte.


Cheltenham, 12 juillet 1828.


Ma chère Julie,

À deux heures dans la nuit, je quittai Londres, cette fois très malade et très mal disposé ; en harmonie avec le temps qui tempêtait tout-à-fait à l’anglaise, comme sur la mer, avec de l’eau qui ruisselait comme si on l’eût versée avec des cafetières. Mais lorsque vers huit heures, le ciel commença à s’éclaircir, que j’eus un peu sommeillé à la faveur du doux et rapide mouvement de la voiture, que le paysage, raffraîchi par la pluie, brilla d’un vert d’émeraude, et qu’une exquise odeur, apportée des prairies couvertes de fleurs, vint jusqu’à moi à travers la petite fenêtre ouverte de la voiture, ton triste ami, accablé de soucis, redevint pour quelques momens une créature heureuse et réjouie. Voyager est en effet, en Angleterre, une chose excessivement réjouissante. Bien qu’il plût encore plus tard, ce dont je me ressentis fort peu dans ma voiture bien close, la journée ne fut pas moins très agréable. La contrée à travers laquelle nous conduisit d’abord la route, s’enorgueillissait d’une molle végétation, qui ressemblait au plus beau parc ; puis, elle nous offrit des plaines de gerbes, qui s’étendaient à perte de vue, et sans aucune haie, ce qui est une rareté en Angleterre.

Cette partie du pays ressemblait presque aux riches plaines de la Lombardie. Je passai devant plusieurs grandes propriétés que je ne pus visiter à cause du mauvais temps et du peu d’heures que j’avais devant moi. Au reste, après mes longues excursions dans les parcs et les jardins de la moitié de l’Angleterre, il me serait difficile de trouver quelque chose de nouveau. À Birenchester, j’ai vu une belle et très vieille église gothique, avec des vitraux coloriés fort bien conservés, et d’anciennes sculptures merveilleusement baroques. Il est déplorable que toutes les églises gothiques en Angleterre, sans exception, soient défigurées par des monumens et des tombeaux modernes de mauvais goût.

J’arrivai assez tard dans la soirée à Cheltenham, un charmant établissement de bains, d’une élégance à laquelle on atteindrait difficilement sur le continent. Le riche éclairage des rues, les maisons en forme de villas, dont chacune est entourée d’un petit jardin plein de fleurs, disposent l’esprit agréablement. J’arrivai à ce moment où la lumière du jour dispute avec la clarté artificielle, et produit un charmant effet. Comme j’entrais dans l’hôtellerie, qu’on peut appeler somptueuse, et que je gagnais ma chambre en gravissant les escaliers de pierre d’une blancheur de neige, ornés d’une rampe de bronze doré, marchant sur des tapis frais et éclatans, précédé de deux laquais qui m’éclairaient, je m’abandonnai con amore au sentiment du comfort, qu’on ne peut connaître d’une manière parfaite qu’en Angleterre. Sous ce point de vue, ce pays-ci est parfaitement approprié à l’humeur d’un misanthrope tel que moi : car tout ce qui ne touche pas aux rapports de société, tout ce qu’on peut se procurer pour de l’argent, est admirable et complet, et on peut en jouir isolément sans que personne s’occupe de vous.

Voyager avec toi dans toutes ces villes, libre de tout souci d’affaires, serait pour moi le plus doux plaisir ! Combien tu me manques partout ! Il faut que je t’aime bien tendrement, ô bonne Julie, car lorsque les choses vont mal, je trouve une consolation à songer que tu échappes au moins à ce moment ; et au contraire, quand je vois et que j’éprouve quelque chose qui me réjouit, c’est toujours comme un reproche que me vient le sentiment pénible de goûter toutes ces choses sans toi. Il est certain qu’on peut trouver en Angleterre une plus grande quantité de jouissances matérielles que chez nous. Ce n’est pas en vain que de sages institutions ont si long-temps régné ici, et ce qui satisfait peut-être le plus le philantrope, c’est la vue de l’extrême bien-être général, et de la dignité que comportent les rapports de la vie. Ce qu’on nomme chez nous aisance, on le regarde ici comme le nécessaire ; et cela est répandu dans toutes les classes. De là naît, jusque dans les plus petits détails, un effort constant vers la parure et l’arrangement, une élégance soigneuse, une propreté, en un mot une tendance au beau joint à l’utile, qui est encore entièrement inconnue à nos basses classes. Je crois que je t’ai déjà écrit une fois de Birmingham, que lorsque je m’y trouvai, les feuilles de l’opposition de Londres parlaient d’une famine et d’une misère parmi les ouvriers des fabriques, qui les mènerait à la révolte. Dans la réalité, cette misère consistait en ce que ces gens, au lieu de trois ou quatre repas composés de thé, de viande froide, de tartines de pain et de beurre, de beefstak et de rôti, étaient peut-être obligés de se contenter pour un temps de deux repas composés de viande et de pommes de terre[4]. En ce moment c’était l’époque de la moisson, et le manque d’ouvriers se faisait tellement sentir, qu’on donnait à-peu-près le prix qu’ils voulaient. Cependant on m’assura que les ouvriers des fabriques détruiraient toutes les machines, et se résoudraient à mourir de faim avant que de se décider à prendre une faux en main, ou à lier des gerbes : le commun du peuple, en Angleterre, est partout aussi gâté et aussi opiniâtre. D’après ce que je viens de dire, on peut savoir que penser des fréquens articles de ce genre, qui se trouvent dans les journaux.


Le 13.

Ce matin j’ai visité une partie des promenades publiques que je trouvai au-dessous de mon attente. Je bus de l’eau d’une source qui a de la ressemblance avec celle de Carlsbad, mais qui m’échauffa beaucoup. Les médecins disent qu’ici comme chez nous, il faut boire l’eau de bonne heure, sinon qu’elle perd une grande partie de sa vertu. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que leur bonne heure commence juste au moment où elle finit chez nous, c’est-à-dire, à dix heures. Le temps n’est malheureusement pas favorable ; il est froid, orageux après de grandes chaleurs pendant un temps assez long pour l’Angleterre. Mais en voyage, on n’est pas trop mal, et je me sens beaucoup mieux disposé qu’à Londres. Je me réjouis aussi vivement de voir ce beau pays de Galles, au-devant duquel je voyage. Sois donc, au moins par la pensée, auprès de moi, et que nos âmes, réunies à travers les mers et les pays, se prennent la main, et contemplent ensemble du haut des montagnes la vie tranquille des vallées ; car les esprits jouissent tous également des beautés de la nature divine.

Je te conduirai d’abord aux sept sources de la Tamise, qui jaillissent à une heure de chemin de Cheltenham. J’avais entrepris cette excursion dans un fly (espèce de petit landau attelé d’un seul cheval), sur la capote duquel j’étais assis, pour distinguer d’un point de vue plus élevé les beautés du paysage. Après avoir long-temps monté, on aperçoit enfin sur un petit plateau solitaire, à l’ombre d’une couple d’aulnes, un groupe marécageux de petites sources qui s’échappent en un léger ruisseau, aussi loin que l’œil peut les suivre. Ceci est le début modeste de l’orgueilleuse Tamise. Je sentis une disposition toute poétique en songeant que peu d’heures auparavant, seulement à quelques milles de là, j’avais vu la même eau, couverte de mille vaisseaux, et comment le glorieux fleuve, bien que son trajet soit si court, porte cependant peut-être dans une année sur son dos, plus de vaisseaux, plus de trésors, et plus d’hommes qu’aucun de ses gigantesques confrères ; comment la capitale du monde s’élève sur ses rives, et comme il vivifie et domine de sa toute-puissance le commerce des quatre parties du monde ! — Je contemplai avec une merveilleuse admiration ces perles d’eau qui tombaient à petit bruit, et je les comparais tantôt à Napoléon naissant incognito à Ajaccio, et ébranlant bientôt de son poids tous les trônes de la terre, tantôt à l’avalanche de neige qui se détache sous la patte d’un papillon, et qui, dix minutes après, engloutit un village, ou à Rothschild, dont le père vendait des rubans, et sans lequel aujourd’hui aucune puissance ne peut faire la guerre en Europe !

Mon cocher, qui était en même temps un cicerone accrédité de Cheltenham, me conduisit de là sur une haute montagne nommée la Lakinton-hill, où l’on a une vue célèbre, avec addition d’une auberge agréable, dans laquelle se refont les voyageurs. À l’ombre d’un bosquet de roses, mon regard parcourait une étendue de pays de soixante-dix milles anglais, et traversait une riche plaine couverte de villes et de villages, au milieu desquels la cathédrale de Glocester présente le plus magnifique point de vue. Au-delà s’élevait la chaîne des montagnes du pays de Galles. Ces montagnes flottant dans l’air avec leurs longues lignes bleues réveillaient en moi de douloureux souvenirs. J’aurais voulu avoir le chapeau de Fortunatus pour voler à ton côté. Jusqu’alors le ciel avait été obscurci par des nuages sombres, Au moment où je quittai ce lieu, il parut d’un air taquin, et me prêta sa lumière à travers un beau bois de bouleaux, jusqu’à la charmante propriété de M. Todd, qui, placée dans l’obscurité du bois, ressemble à un agréable hameau. Ce ne sont que des cabanes, des toits de chaume, des galeries de mousse.

Sur une pelouse verte, s’élève un vénérable tilleul, avec un banc à trois étages, pour pareil nombre de générations. Non loin de là, sur un tronc d’arbre, un cadran solaire, et au pied de la montagne, à l’entrée du vallon, un pavillon champêtre, avec une coupole de lierre. Souvent, dans les fêtes, on le pare avec des immortelles et des fleurs, et le soir on l’éclaire avec des lampes de couleur. Dans le parc qui est tout voisin, on trouve les ruines d’une villa romaine qui a été découverte par hasard, il y a huit ans, en déracinant un arbre. Quelques bains sont encore bien conservés, ainsi que deux pavés de mosaïque qui sont d’un grossier travail, et ne peuvent souffrir nullement la comparaison avec les fouilles de Pompéi. Les murailles sont couvertes en partie d’un stuc de deux pouces d’épaisseur, coloré de rouge et de bleu, et les tuyaux du foyer en brique, d’une qualité et d’une durée admirables. À un grand quart-d’heure de chemin de cet endroit, on suit distinctement une voie romaine, dont on se sert encore en partie, et qui se distingue particulièrement des chemins anglais, en ce qu’elle se dirige en ligne droite, comme une chaussée du nord de l’Allemagne. Mais il y a apparence que les Romains avaient trop bon goût, pour l’avoir encadrée de deux lignes infinies de peupliers de Lombardie, comme elle l’est aujourd’hui, d’où résulte une double monotonie qui est un véritable martyre pour le pauvre voyageur. Quelle différence avec une grande route anglaise qui circule en douces sinuosités autour des montagnes, qui évite les vallées profondes, et qui coûte dix fois plus, dans le seul but de se soustraire à l’idée fixe de la ligne droite !

Sur le chemin de Cheltenham, je traversai un grand village où je visitai pour la première fois ce qu’on appelle un jardin de thé. La façon dont un petit espace peut être employé ici en mille petites niches, en bancs, en lieux de repos, sous les fleurs et sous des arbres aussi pittoresques que bizarres, forme un singulier contraste avec le flegme de la foule bariolée qui n’anime pas autant la scène qu’elle l’enlumine.

Comme il était encore de bonne heure lorsque je revins à la ville, j’employai la belle soirée à visiter quelques autres sources, et je m’aperçus que le matin je n’avais vu que la plus insignifiante de toutes. Ces établissemens sont extraordinairement brillans, richement parés de marbre, mais plus encore de fleurs, de serres-chaudes et de belles plantations. En Angleterre, les spéculations deviennent énormes dès qu’une chose est de mode, et c’est ici tellement le cas qu’en moins de quinze ans un acre de pays dans le voisinage de la ville s’est élevé de 40 à 1,000 guinées. Les lieux de divertissement destinés au public sont, je crois avec raison, entièrement différens des jardins et des parcs des particuliers. On s’attache à faire de grandes promenades, des ombrages et un ensemble pittoresque. La manière de planter les allées me plaît beaucoup. On fait le long du chemin une rigole de cinq pieds de large, et on y plante tout près l’un de l’autre un mélange d’arbres et d’arbustes différens. On laisse plus tard s’élever, dans l’espace, les arbres qui poussent le mieux, et les autres, on les restreint sous la serpe en buissons bas et réguliers, ce qui donne au paysage, vu ainsi entre les broussailles et les sommets touffus des arbres, un encadrement agréable. Aussi les échappées sont plus pleines et plus attrayantes, et lorsque la campagne n’offre pas un aspect intéressant, on a l’avantage de pouvoir la masquer, en laissant croître le mur de feuillage de haut en bas.


Worcester, 14……

Entre la poire et le fromage, je reçus hier une visite que j’avais deux fois refusée, à savoir celle du maître de cérémonies de ce lieu, du monsieur qui fait les honneurs des bains, et qui, dans les séjours de ce genre en Angleterre, exerce une grande autorité sur la société. Ce personnage accueille les étrangers avec une loquacité et une prévenance tout-à-fait anti-anglaises. Il se donne mille soins pour leur procurer des distractions. Un tel Anglais joue un rôle assez fâcheux, et il fait violemment souvenir du Martin de la fable, qui voulait imiter le petit chien. Je ne pus me délivrer de mon homme qu’après qu’il eut lampé quelques bouteilles de claret, qui étaient devant moi, et goûté de tout le dessert que put livrer l’hôtel ; enfin il prit congé, en m’emportant la promesse positive d’honorer de ma présence le bal du lendemain ; mais, comme en ce moment je me soucie peu de la société et des nouvelles connaissances, je lui fis faux-bond, et je quittai Cheltenham de grand matin. La contrée est toujours agréable au dernier point, couverte de plaines de verdure et de groupes d’arbres verts et profonds, avec un horizon couronné de montagnes qui deviennent de plus en plus distinctes. Presqu’à chaque station, on trouve une ville considérable, à laquelle ne manquent jamais de hautes églises gothiques, dont les flèches dentelées s’élèvent dans les airs. La charmante situation de la ville de Tewksbury me plut beaucoup. Rien n’est plus paisible, rien n’est plus idyllien, et cependant toutes ces plaines fleuries sont les sanglans champs de bataille du temps des innombrables guerres civiles anglaises, d’où elles ont conservé les noms, si singuliers dans ce siècle, de lieu de sang, de champ de carnage et d’ossuaire.

Worcester, d’où je t’écris dans ce moment, capitale du comté, offre peu de choses remarquables, excepté sa magnifique cathédrale. Le petit nombre de peintures sur verre qui restent encore dans l’église ont été restaurées avec de nouveaux vitraux, qui jurent fort durement avec la suavité et l’éclat des anciennes couleurs. Au milieu du vaisseau est enterré King John. Son image est sculptée en pierre sur son tombeau. C’est le plus vieux monument funéraire d’un roi anglais dans la Grande-Bretagne. Il y a quelques années, on ouvrit le cercueil et on y trouva le squelette encore bien conservé, et tout-à-fait dans le costume que porte le roi sur le monument. Au premier contact de l’air extérieur, les vêtemens tombèrent en poussière. L’épée avait été dès long-temps dévorée par la rouille, et la poignée seule était reconnaissable. Un autre monument, tout-à-fait remarquable, est celui d’un templier, mort en l’an 1220, avec cette inscription normande : Ici aist syr Guilleaume de Harcourt fis Robert de Harcourt et de Isabel de Camville. La figure du chevalier (qui est, soit dit en passant, dans un autre costume que celui du comte Brühl, le templier, à Berlin), la figure est admirablement travaillée et gît là avec un naturel et un abandon qui ne dépareraient pas une statue antique. Le costume consiste en bottes ou en bas, comme on voudra les nommer, fabriqués en cottes de mailles, avec des éperons dorés par-dessous. Le genou est nu, et au-delà, une cotte de maille s’étend de nouveau sur tout le corps et renferme aussi la tête, de sorte que le visage seul est libre. Par-dessus cette armure, le chevalier porte une longue tunique rouge, qui descend jusqu’aux mollets, et que traverse une large bandoulière noire, soutenant une longue épée, dans un fourreau rouge. Au bras gauche pend un étroit écu allongé en pointe, sur lequel est incrusté son blason sans la croix du Temple. Celle-ci ne se trouve que sur le tombeau. Toute la figure est peinte comme tu l’auras vu, par cette description, et de temps en temps les couleurs sont renouvelées. On montre aussi aux étrangers le tombeau du prince Arthur, dont les merveilleuses découpures en pierre égalent le plus fin travail de Turner. Sur un côté de la chapelle sont cinq rangées de petits médaillons, placés les uns sur les autres. Voici l’ordre des rangs : au-dessous les abbesses, sur celles-ci les rois, puis les saints, puis tout-à-fait en haut les anges. Quant à moi, qui ne suis ni saint ni ange, souffrez que je vous quitte pour mon diner[5].


Llangollen, 15.

Si j’avais l’honneur d’être le juif errant qui doit avoir au moins de l’argent ad libitum, je dépenserais sans aucun but une grande partie de mon immortalité sur la grande route, et notamment en Angleterre. It is so delightful pour quelqu’un qui pense et qui sent comme moi. D’abord nulle âme ne me trouble ni ne me gêne ; je suis servi là où je paie ; partout le premier (sentiment toujours agréable pour les arrogans enfans des hommes !), je n’ai affaire qu’à des physionomies amicales, à des gens qui sont pleins de zèle.

Un mouvement continuel, sans fatigue, entretient la santé du corps, et le changement, les variétés d’une belle nature, exercent la même influence sur l’esprit. En cela, j’en conviens, je ressemble assez au docteur Johnson, qui prétendait que le plus grand bonheur humain est de voyager avec une jolie femme dans une bonne chaise de poste anglaise, sur une bonne chaussée anglaise. C’est aussi pour moi une des sensations les plus agréables que de rouler dans une voiture commode et de m’y étendre à mon aise, tandis que mes yeux se réjouissent des images qui passent devant moi, comme dans une lanterne magique. Selon qu’elles différent, mon imagination devient tantôt sérieuse, tantôt joviale, tragique ou comique ; et je me peins avec délices les esquisses qui m’apparaissent à chaque instant. Cependant si mon imagination se fatigue, je lis ou je dors, Dieu merci, avec une facilité sans égale. Ma vie est si bien arrangée, après une longue expérience, que je puis avoir ce que je désire au moment même, sans rendre la vie trop dure à mes domestiques. Quelquefois lorsque le temps est bon, et la contrée belle, je fais quelques milles à pied ; enfin j’ai ici liberté complète. Mais je reviens à mon affaire. Je roulai toute la nuit après avoir vu, le soir, un singulier effet au ciel. Du haut d’une montagne, je crus voir devant moi un mont noir et immense, au pied duquel s’étendait un lac sans fin. Il se passa un assez long temps avant que je pusse me convaincre que ce n’était qu’une illusion d’optique, formée par les brouillards et par les déchirures des nuages. Mais une réalité plus belle m’attendait au jour dans le pays de Galles. Ce rêve de nuages semblait m’avoir prédit la magnificence de la vallée de Llangollen, site qui, à mon gré, surpasse de beaucoup toutes les beautés des pays du Rhin, et qui prend une originalité toute particulière par la forme inaccoutumée des pics et des anfractuosités de ces montagnes. Un fleuve rapide, la Dee, circule en mille sinuosités fantastiques sur des plaines vertes, ombragées d’épais feuillages, d’où s’élèvent avec raideur, de chaque côté, de hautes montagnes qui se couronnent tantôt de ruines séculaires, tantôt de maisons de plaisance modernes, quelquefois aussi de petites villes de fabriques, dont les cheminées, hautes comme des tours, dégagent une épaisse fumée ; ou bien de groupes de rochers isolés à l’aspect grotesque. La végétation est prodigieusement riche, et montagnes et vallées sont couvertes de grands arbres, dont les ombres diversement colorées ajoutent tant de charme et de grâce à la beauté du paysage. Au milieu de cette nature voluptueuse, s’élève, avec un effet d’autant plus grandiose, un seul, long, noir, chenu et escarpé pan de montagne, couvert seulement d’herbes épaisses et foncées qui s’abattent pendant un certain temps le long de la route. Le magnifique chemin de Londres jusqu’à Holyhead (200 milles), uni comme un parquet, passe en ce lieu au côté gauche de la chaîne de montagnes, au milieu de sa hauteur à-peu-près, suivant toutes ses courbures, en sorte que tandis qu’on s’avance au grand galop des chevaux, la vue change complètement presque à chaque minute, et que sans quitter son siége on contemple la vallée devant soi, tantôt en avant et tantôt en arrière. À un certain endroit, une conduite d’eau passe sur vingt-cinq arches de pierre élancées, ouvrage qui eût fait beaucoup d’honneur aux Romains, et forme, à travers la vallée et par-dessus la Dee, un second fleuve, qui roule ses flots à cent-vingt pieds au-dessus de l’autre. La petite ville de Llangollen, dans les montagnes, offre après quelques heures de route, un délicieux repos. Du cimetière on a la plus belle vue, et d’un monument sur lequel je m’étais placé, je passai un temps infini à jouir de la brillante exposition. Au-dessus de moi, s’étendait un petit jardin en forme de terrasse, couvert de vignes, de roses, de magnolias et de mille fleurs éclatantes, qui descendaient, comme pour se baigner, jusqu’au bord du fleuve écumant ; à droite, mes regards suivaient le flot onduleux qui murmurait au loin entre les broussailles suspendues au-dessus de l’eau. Devant moi s’élevait une double région boisée, divisée comme par compartimens par de petites pelouses vertes, sur lesquelles paissaient des vaches ; et par-dessus tout cela, bien haut dans les airs, la pointe chauve et conique d’un ancien volcan peut-être, que couvrent aujourd’hui les ruines sombres d’un antique château saxon, nommé Castel Dinas-Bran, c’est-à-dire le phare des corneilles, et qui semble la ceindre comme une couronne de murailles. À gauche s’éparpillent les maisons de pierre de la petite ville ; dans la vallée, et tout près d’un pont pittoresque, le fleuve forme une belle chute d’eau. Trois grands colosses de montagnes s’élèvent majestueusement derrière l’écume du torrent, et ferment aux regards les mystères plus éloignés de cette merveilleuse contrée. Permets maintenant que je revienne du romantique à des sentimens moins élevés, mais qui ne sont cependant pas à dédaigner, et que je me tourne vers la vie intérieure, c’est-à-dire vers la chambre où mon appétit, considérablement augmenté par l’air des montagnes, jouit d’avance, avec une satisfaction toute particulière, du spectacle d’une belle nappe damassée d’Irlande à fleurs, d’un café à la vapeur odorante, d’œufs frais et blancs, d’une pyramide de beurre jaune foncé comme on le fait dans les montagnes, d’un laitage épais, de bons muffins, et enfin de deux truites couvertes de jolies petites taches rouges, qu’on vient de pêcher presqu’à l’instant ; déjeûner que les héros de Walter Scott ne trouveraient pas meilleur dans les Highlands. Je dévore déjà un œuf. Adieu.


Bangor le soir.

La pluie, qui m’a toujours accompagné depuis Londres, avec seulement de courts intervalles de beau temps, m’est restée aujourd’hui fidèle ; cependant le ciel semble vouloir s’éclaircir. J’ai toutefois toutes sortes de choses à raconter, et une intéressante journée à décrire. Encore à temps, avant que je quittasse Llangollen, je me souvins des deux célèbres demoiselles (certainement les plus célèbres de l’Europe) qui demeurent dans ces montagnes déjà depuis plus d’un demi-siècle, dont j’avais entendu parler dans mon enfance, et sur le compte desquelles j’avais entendu dire tant de choses à Londres. Tu as eu certainement quelques notions sur elles par ton père. Sinon voilà leur histoire. Il y a cinquante-six ans, il entra dans la tête de deux jeunes nobles, belles et fashionables dames de Londres, lady Éléonore Butler et la fille du lord Ponsomby qui vient de mourir, de haïr les hommes, de n’aimer qu’elles, de vivre pour elles, et dès ce moment d’aller dans un ermitage, mener la vie de metachorete. Cette résolution fut aussitôt exécutée ; et depuis ce temps, jamais les deux dames n’ont couché une seule nuit hors de leur cottage. En revanche, aucune personne présentable ne voyage dans le pays de Galles, sans se faire donner une lettre de recommandation pour elles. On assure que le scandale les intéresse encore aujourd’hui autant qu’autrefois, lorsqu’elles vivaient dans le monde, et que leur curiosité de savoir tout ce qui s’y passe n’a pas diminué. J’étais, il est vrai, porteur de complimens pour elles de la part de plusieurs dames, mais je n’avais pas de lettre, ayant oublié d’en demander, et j’envoyai seulement ma carte, bien résolu, si elles refusaient ma visite, comme on me le faisait craindre, de prendre d’assaut le cottage. Mais ici le rang m’ouvrit facilement les portes, et je reçus aussitôt une gracieuse invitation pour le second déjeuner. Dans un demi-quart d’heure j’arrivai dans le lieu le plus agréable du monde roulant sur une pleasure ground fort humide, jusqu’à une petite maison gothique pleine de goût, située justement vis-à-vis du castel Dinas-Bran, et devant laquelle on avait plusieurs vues à travers le feuillage des grands arbres. Je descendis de voiture et fus reçu au pied de l’escalier par les deux dames. Heureusement j’étais déjà préparé à leur singularité, sans cela j’aurais difficilement gardé bonne contenance. Représente-toi deux dames dont la plus âgée, lady Éléonore, petite personne robuste, commence seulement à sentir un peu son âge, attendu qu’elle vient d’atteindre à sa quatre-vingt-troisième année ; mais l’autre, grande et imposante figure, se regarde encore comme extrêmement jeune, car la belle enfant compte à peine soixante-quatorze ans. Toutes deux portaient encore leurs cheveux bien garnis, lisses sur le front et bien poudrés, un chapeau d’homme de forme ronde, une cravate et une veste ; seulement au lieu du vêtement qu’on ne peut nommer, un court jupon avec des bottes. Le tout était recouvert d’un habit de drap bleu d’une coupe toute particulière, qui tenait le milieu entre une redingote d’homme et l’habit de cheval des femmes. Par-dessus ce costume, lady Éléonore portait encore : 1o le grand cordon de l’ordre de Saint-Louis en travers de la poitrine ; 2o le même ordre autour du cou ; 3o la petite croix du même ordre à la boutonnière, et pour comble de gloire un lys d’argent presque de grandeur naturelle en guise de crachat ; le tout, ainsi qu’elle me le dit, présent de la famille des Bourbons. Tout cet accoutrement était sans doute on ne peut plus ridicule ; mais d’un autre côté représente-toi ces deux dames avec l’agréable aisance et le ton du grand monde de l’ancien régime, ayant l’air liant sans aucune affectation, parlant le français au moins aussi bien qu’aucune Anglaise distinguée de ma connaissance, et avec ce ton poli, sans façon, et j’oserais presque dire ces manières naïves, de la bonne compagnie d’autrefois, qui semblent presque entièrement enterrées au milieu de la vie d’affaires de notre siècle, sérieux et industriel.

Je ne pouvais aussi remarquer sans un vif intérêt l’attention non interrompue, si tendre, et cependant tout-à-fait naturelle, avec laquelle la plus jeune traitait son amie, plus âgée et déjà un peu infirme, ainsi que l’empressement et le soin avec lequel elle volait au-devant de ses plus petits besoins. Ces choses-là consistent surtout dans la manière dont elles sont faites, en précautions insignifiantes en apparence, mais qui n’échappent pas aux personnes qui sentent.

Je débutai en leur disant que je m’estimais heureux de pouvoir leur adresser un compliment, dont mon grand-père, qui avait eu l’honneur de leur faire la cour cinquante ans auparavant, m’avait chargé pour les belles solitaires de Llangollen. Celles-ci avaient perdu depuis ce temps-là leur beauté, mais nullement leur bonne mémoire. Elles se souvinrent fort bien du comte C., rappelèrent même une vieille histoire à son sujet, et s’étonnèrent seulement qu’un aussi jeune homme fût mort si tôt. Les honorables demoiselles ne sont pas seules intéressantes dans ce lieu, leur petite maison l’est aussi beaucoup, et elle renferme de vrais trésors. Il n’est pas de personne remarquable, depuis un demi-siècle, qui ne leur ait envoyé en souvenir un portrait, un antique, ou quelque autre curiosité. Cette collection, une bibliothèque bien garnie, une contrée agréable, une vie libre de soucis et parfaitement égale, leur profonde amitié entre elles, voilà tous les biens qu’elles possèdent ; mais, à en juger par la vigueur de leur âge et la sérénité de leur âme, il faut qu’elles n’aient pas trop mal choisi.

J’avais visité les bonnes dames par une pluie à verse, et c’est par une pluie semblable que je continuai mon voyage, d’abord aux ruines d’une vieille abbaye, puis au palais d’Owen Glendower, dont tu dois te souvenir par Shakspeare et par mes lectures. Les diversités de cette contrée sont extraordinaires : quelquefois on est environné par un véritable chaos de montagnes de toutes les formes ; puis, en apercevant une vaste étendue de pays, on se croit de nouveau dans la plaine jusqu’au moment où l’on se retrouve enfermé dans une étroite et sombre vallée. À quelques pas devant vous, le fleuve fait tourner régulièrement un paisible moulin, et presque aussitôt il mugit dans un abîme en traversant des blocs de rochers, et forme une magnifique chute d’eau. Juste à cette place, en face de la cascade du Pont-y-Glen, je rencontrai un très élégant droschki anglais (copie fort améliorée de l’original viennois), attelé de quatre jolis chevaux, et dans lequel se trouvait une jeune fille plus jolie encore, accompagnée d’une dame plus âgée, mais encore fort bien. Nous nous arrêtâmes les uns et les autres pour examiner la chute d’eau, et tandis que nos voitures étaient immobiles, la jeune fille regarda avec curiosité de mon côté, ce qui me fit sourire. L’ombrageuse Anglaise en fut très effrayée : elle rougit extrêmement et ne put s’empêcher, cependant, de rire de ma pantomime. En ce moment, mes regards tombèrent sur un monceau de belles fleurs de montagnes qui étaient posées devant moi, et que j’avais cueillies moi-même. Je déchirai une page de mon portefeuille et j’y écrivis ces mots : « M… se recommande respectueusement aux dames inconnues, et leur demande la permission de leur offrir deux bouquets cueillis sur la montagne ; il sollicite, en retour, de connaître le nom des aimables voyageuses que sa bonne étoile lui a fait rencontrer à Pont-y-Glen. » J’ordonnai à mon valet-de-chambre de porter ces fleurs, et je vis de loin, derrière mes stores baissés, que la plus âgée des deux dames le recevait avec un sourire satirique, et l’autre en rougissant. La réponse fut : « Très obligées. Les dames inconnues doivent rester incognito. Peut-être nous reverrons-nous à Londres. »

Le signal du départ fut donné ; nous échangeâmes encore quelques regards incertains, et nous nous dirigeâmes vers deux parties du monde opposées. N’était-ce pas là le commencement d’une jolie aventure ? Si j’étais encore un homme qui pût s’abandonner à ses fantaisies, j’aurais fait tourner aussi mes chevaux et j’aurais suivi la jeune fille jusqu’à… Mais ne parlons plus cela.

Les montagnes du pays de Galles ont un caractère tout particulier, leur hauteur égale presque celle des montagnes les plus gigantesques ; mais elles paraissent infiniment plus grandioses par leur forme. Leurs sommets sont plus riches, plus nombreux et mieux groupés. La végétation est aussi plus variée en plantes, bien que moins abondante en arbres. Il leur manque les bois sombres et majestueux de notre Rubezahl, et en quelques lieux l’industrie même a trop couvert la contrée de ses prodiges pour qu’elle soit bien pittoresque. En revanche, la région plus élevée de Capel-Cerring, jusqu’à quelques milles de Bangor, est aussi sauvage et rude qu’on peut le désirer, et de larges places de buissons fleuris, rouges et jaunes, garnis de fougère, et d’autres plantes qui ne croissent pas dans nos climats trop rigoureux, couronnent les montagnes et remplacent les arbres qui ne viennent plus à cette hauteur. Mais la beauté du tableau est surtout produite par les formes singulières et colossales des monts qui ressemblent plus à des nuages qu’à des masses arrêtées.

Ainsi, Trivean, entre autres, est couvert à son sommet de colonnes de basalte si singulières, que tous les voyageurs croient voir là-haut des gens qui viennent de gravir la montagne et qui contemplent l’horizon. Mais ce ne sont que les esprits des monts que Merlin a bannis là pour toujours.

Je remarquai, comme une chose pleine de goût, que toutes les maisons situées sur les routes sont tout-à-fait conformes au caractère de la contrée, construites en briques, couvertes de tuiles, d’une architecture simple et lourde, et garnies de grilles de fer. Le postillon nous montra les restes d’un ancien temple druidique, où, comme je le vis dans mon manuel, se retira Caractacus après sa défaite à Cear-Cardol. La langue galloise ressemble elle-même assez au croassement des corneilles. Presque tous les noms commencent par un C qu’il faut prononcer avec un accent guttural, qu’un gosier étranger ne sait pas imiter. La ruine que je visitai s’est changée maintenant en deux ou trois cabanes habitées, dont la situation n’est pas très remarquable ; je fus plus frappé de l’aspect d’un rocher qui offre la forme d’un évêque avec crosse et mitre, et qui, sortant d’une profondeur, semble s’être élevé en ce lieu pour venir prêcher aux païens Gallois les vérités du christianisme.

Un petit tourment dans les montagnes, c’est la quantité d’enfans qui paraissent et disparaissent comme des gnomes, et suivent les voitures en mendiant avec une opiniâtreté inconcevable. Fatigué de toutes ces importunités, j’avais pris la résolution de ne plus donner à aucun d’eux, parce qu’on est sûr alors d’en être poursuivi sans cesse ; mais une petite fille triompha de toutes mes résolutions par sa persévérance. Elle courut certainement au grand galop, pendant l’espace d’un mille allemand, tantôt montant et tantôt descendant la montagne, raccourcissant quelquefois le chemin en prenant des sentiers, mais ne me perdant jamais de vue, s’attachant à mon côté et poussant sans interruption des cris lamentables comme ceux d’une mouette, si bien que je m’avouai vaincu, et que j’achetai de cette infatigable coureuse mon repos, au prix d’un shelling. Mais le ton fatal de sa voix, semblable au tic-tac d’une montre qu’on est accoutumé à entendre, me resta dans l’oreille, et je ne pus m’en débarrasser de tout le jour.


(Fragmentarisches Tagebuch aus England,

Wales, Irland und Frankreich. — Stuttgard 1831.)

  1. Le prince Puschkler-Muskau est l’auteur de ce curieux ouvrage, qui jouit d’une grande réputation en Allemagne, et dont la singularité est telle que les vingt-cinq dernières lettres ont été publiées avant les premières. Nous prions donc les lecteurs de ne pas s’étonner du peu de régularité de ces fragmens.
  2. Tout le monde connaît en Italie la pace di Marcolfa. La bonne femme de l’honnête Bertoldo (dans le vieux roman de ce nom) dit à la reine que lorsqu’elle s’est disputée tout le jour avec son mari, ils font la paix le soir, et que souvent elle dispute rien que pour faire la paix.
  3. Champollion jeune.
  4. Style et pensées de prince allemand dont le lecteur fera justice.

    (Note du Traducteur.)
  5. Tous les mots en italique sont en français dans l’original.

    (Note du trad.)