VOYAGE


À LA NOUVELLE-ÉCOSSE.


Départ de Terre-Neuve. — Aspect général de la Nouvelle-Écosse. — Beauté de ses ports. — Organisation politique de l’Amérique britannique. — Halifax. — Dartmouth. — Ma réception chez l’amiral Ogle. — Bâtimens composant la station de la Nouvelle-Écosse. — L’écrin du duc de Clarence. — Rencontre de paysans français. — Annapolis. — M. Haliburton. — Persécution et déportation des Acadiens ou colons français. — Population française de la Nouvelle-Écosse. — Aventure du capitaine Pigeon sur le Bloody-Creek. — Contes populaires à ce sujet.


Il commença à venter le jour de notre départ de Saint-Pierre[1], et l’odeur fétide de l’eau pourrie à fond de cale mise en mouvement, jointe aux secousses du vaisseau qui augmentaient de plus en plus, produisit en moi un malaise qui prit bientôt le caractère d’un véritable mal de mer. Nous eûmes une forte tempête qui dura trois jours, mais heureusement le vent nous était favorable ; il soufflait du sud-est, et le quatrième jour ayant molli considérablement, le soleil brilla, et nous vîmes terre vers dix heures du matin. C’était un peu plus au sud que le cap Canso dans la Nouvelle-Écosse, anciennement Acadie, ou Nouvelle-France.

Ce fut avec un plaisir inexprimable que je vis enfin une terre cultivée ; nous suivions de très-près les côtes, qui étaient montueuses et couvertes de verdures, séparées par de jolis bois, des fermes bien blanches, des champs avec des bestiaux, des routes avec des charrettes chargées de foin. Après Terre-Neuve avec ses rochers, sa brume, ses glaces et ses ours, j’étais charmé de changer de spectacle.

La Nouvelle-Écosse est une grande presqu’île de l’Amérique septentrionale. Les Français s’y établirent en 1604. Elle passa depuis successivement entre les mains des Anglais et de ceux qui l’avaient découverte, mais par le traité de 1783, les Anglais en restèrent entièrement maîtres.

Cette presqu’île est remarquable par le grand nombre de ports spacieux et bien abrités qui se trouvent le long de ses côtes, tant au nord qu’à l’est et au sud. Elle est arrosée par plusieurs belles rivières, et possède des lacs d’une grande variété de formes et d’étendues. Plusieurs canaux ont été ouverts à l’intérieur sous la direction de l’assemblée provinciale. Les eaux qui baignent de tous côtés ses rives, car elle ne tient au continent que par un isthme étroit, abondent en poissons de diverses espèces. Le sol est en quelques endroits assez stérile, mais la plus grande partie peut rivaliser en fertilité avec les meilleurs terrains des États-Unis. Il n’y a guère en Amérique de territoire mieux cultivé que les environs de Cornwallis et de Horton dans la Nouvelle-Écosse. Il s’y trouve aussi en grande abondance du minerai de plomb et de fer. Ce pays jouit, comme on voit, de nombreux avantages naturels, et paraît appelé à une prospérité croissante, grâce à l’administration judicieuse et libérale de sa législature locale[2].

Nous étions vers quatre heures en face d’Halifax, qui se trouve enfoncé dans la baie où est un des plus beaux ports du monde. Nous échangeâmes des signaux avec une frégate et une corvette anglaises qui sortirent, et nous entrâmes dans le port vers huit heures du soir le 30 octobre, ayant été retenus long-temps dans la baie, à cause du vent d’ouest qui nous avait forcés de louvoyer. Le Manly continuant sa route silencieuse et noble, en laissant derrière lui une longue trace de feu, alla jeter l’ancre dans vingt brasses d’eau, entre un brick de guerre et une frégate. Une minute à peine s’était écoulée, qu’un coup de canon parti de la frégate mit tout en émoi à notre bord ; c’étaient huit heures, et le canon du soir. Plusieurs canots vinrent à bord, et le capitaine Field alla à terre rendre ses comptes à l’amiral.

Le Manly sur lequel j’étais venu, était un petit brick de douze canons, cent vingt hommes d’équipage, et six officiers, plus un chirurgien. Je trouvai parmi les officiers beaucoup d’amabilité et de prévenances ; je regrettai que mon court voyage ne me permît pas de faire plus ample connaissance avec eux. Le capitaine Field, qui le commandait, était un vieux marin, blessé à Trafalgar, à une jambe dont il boitait. Cet excellent homme, pour lequel je ne saurais avoir trop de reconnaissance de ce qu’il fit pour moi, était venu à Saint-Pierre exprès pour me prendre et me conduire à Halifax.

Le lendemain de notre arrivée, par un temps magnifique, je montai de bonne heure sur le pont pour voir le pays qui m’entourait.

Je me trouvai alors en face de la plus jolie ville qu’on puisse imaginer, située sur le penchant d’une colline peu élevée, mais qui se prolonge assez loin. Presque chaque maison, qui est peinte avec soin, a un jardin avec de beaux arbres. Du milieu de la ville s’élèvent plusieurs clochers. Quelques maisons de campagne se voient à distance, et entre autres au haut de la colline, sur la droite, est celle de l’amiral qu’on appelle Admiralty House. Elle a une pelouse verte sur le devant avec une barrière blanche qui borde la route.

De l’autre côté de la ville, à un mille environ, se trouve sur le bord de la mer un village nommé Dartmouth, dont chaque bâtiment a l’air d’une jolie maison de campagne, tant par son élégance, sa propreté, que par le jardin qui l’entoure. Derrière s’élèvent des collines couvertes de forêts. À quelques pas sur la droite du village, on distinguait six cabanes d’Indiens Micmacs qui y vivaient paisiblement du produit de leurs ouvrages en poils de porc-épic.

À l’entrée, et juste au milieu du port, s’élève une île nommée Saint-Georges, très-bien fortifiée, et en face au fond du port s’arrondit un grand lac de plusieurs lieues de tour, bordé de jolies maisons de campagne, de bois magnifiques avec une très-bonne route, qui est la promenade à la mode.

J’étais encore à admirer le beau pays que j’avais devant les yeux, quand le capitaine Field revint à bord, et me dit que l’amiral m’invitait à dîner, et qu’il désirait me voir. Nous partîmes à midi, et, pour la première fois, je mis le pied sur la terre d’Amérique. Deux riflemen montaient la garde sur la cale, et une grande quantité d’officiers et d’aspirans s’y promenaient en se chauffant au soleil. Nous arrivâmes à la cour de l’arsenal, où je trouvai encore des soldats montant la garde ; et enfin nous entrâmes dans un pavillon très-élégant, qui était le bureau de l’amiral Ogle, commandant la station.

Après avoir parlé à deux ou trois secrétaires, je fus admis avec le capitaine dans le salon de l’amiral. Je le remerciai d’abord du passage qu’on avait bien voulu m’accorder sur un de ses bâtimens, et lui demandai si je pouvais aller d’Halifax à Québec par terre, car c’était principalement dans ce but que j’étais venu à la Nouvelle-Écosse. Il me répondit qu’il n’y avait pas encore de grande route, et que ce voyage, qui demande au moins huit jours, ne pouvait se faire qu’à cheval en partant de Fredericktown dans le Nouveau-Brunswick, à travers les forêts, sans la moindre habitation sur son chemin, avec plusieurs lacs à traverser. En outre, il était impossible d’y transporter aucun bagage. Il me proposa un autre moyen qui était d’aller par mer, de passer par le détroit de Canso, de remonter le long de la baie des Chaleurs, et après le Saint-Laurent ; mais c’était à cette saison un voyage hasardeux, très-long, et les bâtimens qui le font ordinairement ne m’offraient pas assez de sécurité pour que cela me tentât, car les naufrages dans ces parages sont très-fréquens, surtout sur les îles de la Madeleine et d’Anticosti. Il me fallut donc renoncer à mon projet.

L’amiral me demanda si j’avais pris un logement en ville ; sur ma réponse que je ne faisais que de descendre à terre, et que j’allais en chercher un, il me dit que les auberges étaient fort mauvaises à Halifax, et que je lui ferais grand plaisir de rester chez lui. Je m’en défendis long-temps, mais il insista d’une manière si aimable, que je finis par accepter, et il envoya de suite à bord chercher mes effets.

Il prit ensuite son chapeau, et m’emmena avec lui. Il me présenta à plusieurs officiers, entr’autres au capitaine English, qui me conduisit à bord de son beau brick de vingt-deux, le Ringdove, où il avait un appartement meublé avec la plus grande élégance, et où se trouvaient en regard le portrait de l’Empereur et celui de Nelson. Nous sortîmes ensemble, et avec plusieurs autres officiers parlant tous très-bien français ; nous allâmes faire un tour dans la ville, où nous rencontrâmes beaucoup de cavaliers, de marins, de soldats, mais peu de bourgeois.

Nous visitâmes la caserne du 52e et celle du régiment des riflemen que l’on passait en revue. Ces riflemen, ainsi nommés parce qu’ils sont armés d’une carabine, rifle, portent un shacos avec plumet de coq noir, et leur uniforme est vert foncé avec brandebourgs noirs également. Celui du 52e est rouge, avec pantalons gris-clair.

À quatre heures, je retournai à l’amirauté ; tout y était fort somptueux, et je le remarquai d’autant mieux, que je faisais la comparaison entre Saint-Pierre et Halifax. Ainsi, au lieu d’un gendarme, un valet de pied en habit blanc et or vint me recevoir à la porte, et m’introduisit dans un grand salon au rez-de-chaussée, magnifiquement meublé, éclairé par de hautes fenêtres où ne pénétrait la lumière qu’à travers des stores élégans et des rideaux de soie rouge et blanche. Tout y était fort différent de l’appartement du gouverneur de Saint-Pierre ; le gouvernement anglais a été plus généreux que le nôtre.

L’amiral et lady Ogle, sa femme, me comblèrent d’attentions pendant le temps que je restai chez eux, et exercèrent envers moi l’hospitalité la plus aimable. Lady Ogle, qui chantait parfaitement, me rendit réellement heureux en me faisant entendre de la bonne musique, dont j’avais été privé pendant six mois.

J’allai un jour, après avoir fait une promenade à Dartmouth avec quelques officiers, déjeuner à bord de la frégate le Hussar ; elle est de quarante-quatre, assez vieille, mais en très-bon état, et très-bonne marcheuse, dit-on. C’est le bâtiment commandant la station de Terre-Neuve, du Canada, de la Nouvelle-Écosse et des Bermudes. Il y a, outre celle-ci, deux bricks, deux corvettes et une frégate de trente-deux canons. L’amiral avait son pavillon à bord du Hussar, et, selon l’usage, il devait partir pour les Bermudes au mois de décembre, y passer l’hiver, remonter au printemps à Halifax, et au mois de juin à Québec.

Le gouvernement anglais a récemment réuni cette station à celle qu’il avait dans les Antilles. On s’occupait beaucoup alors de la fortification des Bermudes, et un grand nombre d’ouvriers y étaient constamment employés. C’est une épine dans le cœur des États-Unis, car il y a aux îles Bermudes un port magnifique, capable de recevoir une flotte immense.

Halifax a aussi un gouverneur, mais il venait de partir pour le Canada, où il devait remplacer lord Dalhousie, dont on était mécontent dans le pays, où il n’avait fait qu’exaspérer les esprits.

Un jour, pendant que nous étions à dîner, on apporta à l’amiral un écrin contenant une jolie parure avec des bracelets. Cet écrin avait été trouvé sur les bords de la mer, près du cap Breton, par un paysan, qui, n’osant le garder, le remit à l’autorité du lieu qui l’envoya à Halifax. Il y avait écrit dessus, à Mme… (le nom était effacé) ; de la part du duc de Clarence, à Québec. Le duc avait fait l’année précédente un voyage au Canada, et il y envoyait cet écrin en souvenir à quelque dame sans doute dont il avait fait la connaissance. Le bâtiment qui le portait fit naufrage, et par un grand hasard, la parure fut trouvée sur le rivage en très-bon état.

En revenant d’une excursion que j’avais faite sur les bords d’un lac charmant, du côté de Dartmouth, je rencontrai deux paysans vêtus de même que les nôtres. Ayant entendu dire qu’il y avait encore des Français établis dans le pays, je leur demandai en français s’ils venaient de loin ? « Ah ! jarniqué, me répondit l’un d’eux, je venons de plus de vingt milles de dedans la contrée ! » C’était d’un village nommé Chenscook, qui est entièrement français, et composé d’une soixantaine de familles. Il y en a encore au cap Breton et aux environs un assez grand nombre. Ils ont conservé le dialecte de nos paysans, et ils me dirent que j’étais le premier Français de France qu’ils eussent vu de leur vie.

Je fis la veille de mon départ avec les officiers du 52e des riflemen, et quelques officiers de la marine, une charmante promenade à la voile au fond du grand lac, et en revenant nous dinâmes tous ensemble à la mess ou table commune du 52e dans une superbe salle à manger, ornée du portrait en pied du général Moore, tué à la Corogne. Le service était fait par un grand nombre de domestiques en livrée ; le diner fut gai et brillant.

Le 11 octobre, après avoir pris congé de l’amiral et de lady Ogle, je partis pour Boston avec le capitaine Pearl, de la marine anglaise, qui revenait des Indes, où il avait passé dix ans et fait la guerre des Birmans. Notre route se fit presque toute la journée à travers bois jusqu’à une jolie petite ville nommée Windsor. Pearl profita d’une heure que nous devions y rester pour me conduire chez le juge H… que nous trouvâmes entouré de ses quatre filles, toutes charmantes, et parlant bien français. Elles nous offrirent du vin, des gâteaux et des tartines de beurre, ce qui me fit penser à ce que dit Byron que les demoiselles anglaises sentent le bread and butter ! Il fallut nous séparer bientôt, et aller coucher à huit milles plus loin à Kentville, petit village situé au milieu d’un paysage charmant.

Le lendemain, nous allâmes coucher à Annapolis. Le pays que l’on parcourt jusqu’à cette ville en côtoyant la rivière, ressemble beaucoup aux bords de la Loire. La rivière d’Annapolis est très-large et navigable bien au-dessus de la ville, car au quai la marée monte de soixante pieds.

C’est à Annapolis que les Français s’établirent pour la première fois en 1605. Ils y restèrent maîtres paisibles jusqu’en 1710, où les Anglais en prirent possession. Il y a cependant encore plusieurs villages entièrement français, et leur population se monte à peu près à cinq mille âmes.

Je fis connaissance à Annapolis de M. Haliburton, historien de la Nouvelle-Écosse[3] ; je puisai dans sa conversation, ainsi que dans son ouvrage, une foule de détails intéressans sur le pays, dont je présenterai un résumé succinct.

L’événement le plus remarquable de l’histoire de la Nouvelle-Écosse, est sans contredit le coup d’état ordonné par le gouvernement anglais, qui fit saisir à la fois, et en un même jour, les habitans de l’Acadie[4] (d’origine française), qui les fit tous déporter hors du pays qu’ils cultivaient, et où ils avaient vu le jour. Les hasards de la guerre avaient déjà plusieurs fois fait tomber cette province au pouvoir des Anglais avant qu’elle ne leur fût livrée par un traité. Mais diverses circonstances avaient toujours empêché les colons anglais de s’y établir. Les Français étaient les premiers occupans. Ils avaient défriché les meilleurs terrains, et poussé au loin leurs conquêtes sur les forêts et les déserts. L’antipathie qui régnait entre les deux peuples empêchait les Anglais, malgré les avantages qu’offrait le pays, de venir habiter avec les Français, et ceux-ci n’étaient guère portés à accueillir avec bienveillance de nouveaux colons appartenant à une nation, non-seulement étrangère, mais si souvent ennemie. Les tribus indiennes sympathisaient mieux avec les Français ; elles avaient souvent pris part aux hostilités, et combattu les Anglais ; il eût été dangereux pour ces derniers de s’établir dans un pareil voisinage. Les Acadiens parlaient tous le français, ils professaient la religion catholique, et conservaient, comme on le pense bien, une tendre affection à la patrie de leurs pères. Après la cession de la Nouvelle-Écosse, on leur enjoignit de prêter serment de fidélité au nouveau souverain, ou de quitter le pays. Ils consentirent à prêter le serment, à condition qu’on ne les forcerait jamais à prendre les armes contre leur première patrie, la France, ni contre leurs anciens alliés, les Indiens. Le gouverneur de la Nouvelle-Écosse leur promit que cette restriction serait admise, et la prestation du serment fut ainsi faite. Mais le gouvernement anglais refusa de sanctionner la promesse du gouverneur de la province, et exigea qu’un second serment fût prêté immédiatement sans restriction quelconque. Les Acadiens rejetèrent à l’unanimité cette demande, et ils persistèrent constamment depuis dans leur refus. L’affaire traîna ainsi en longueur d’année en année, durant près d’un demi-siècle.

Mais il arriva parfois que lors des guerres des Anglais contre les Français au Canada, ou contre les Indiens du voisinage, quelques Acadiens furent trouvés combattant avec ces derniers. Il était bien reconnu que la grande masse de la population acadienne était éminemment pacifique, et ne voulait prendre aucune part dans ces sanglans conflits. On n’en accusa pas moins ces cultivateurs tranquilles de sympathiser avec les ennemis de la province, devenue britannique par traité, puisqu’ils ne voulaient combattre ni leurs compatriotes, ni leurs amis ou alliés ; et l’on accusa les missionnaires français d’exercer encore dans ce pays, et surtout chez les Indiens, une influence hostile aux intérêts britanniques. Il n’est donc point étonnant que des officiers anglais conçussent une grande animosité contre les Acadiens. Ils en vinrent enfin à regarder l’existence même de ce peuple comme incompatible avec leur propre sécurité ; et, ne pouvant l’exterminer en masse, il fut résolu de le chasser en entier de ses foyers. Mais, comme on craignait qu’en se réfugiant dans le Canada, les malheureux Acadiens ne vinssent y ajouter aux forces du principal ennemi, on prit le parti de les transporter par petites portions dans toutes les autres provinces de la domination anglaise en Amérique, et de les distribuer de manière à ce qu’ils ne pussent plus se réunir.

Convaincus de l’impossibilité de s’emparer à la fois d’une population entière, si le projet de la déporter était connu d’avance ; ne pouvant surtout empêcher que les Acadiens ne se dispersassent et ne se missent à l’abri de toute recherche dans le fond des forêts, où les Indiens qui leur étaient dévoués, leur auraient porté secours, les Anglais s’occupèrent des moyens de réunir leurs victimes, et de s’en emparer par stratagème. On résolut donc d’envoyer à chaque établissement une proclamation ordonnant au peuple de se rassembler à jour fixe dans un certain endroit ; mais on eut soin que la rédaction en fût assez obscure pour qu’il ne pût deviner le véritable but de la convocation.

Cette proclamation était ainsi conçue :

« Aux habitans des districts de Grand-Pré, Minas, Rivière Canard, vieillards, jeunes hommes et garçons.

« Son Excellence nous ayant instruit des dernières résolutions de Sa Majesté à l’égard des Acadiens, et désirant que chacun soit pleinement satisfait, nous ordonne de les leur communiquer telles qu’il les a reçues lui-même. Il enjoint donc strictement par ces présentes à tous les habitans des districts ci-dessus nommés, de se réunir à l’église de Grand-Pré le vendredi 5 courant, à trois heures après midi, afin qu’ils soient instruits de ce que nous avons à leur communiquer, déclarant qu’aucune excuse ou prétexte ne seront reçus, et que les absens seront punis par la confiscation de leurs propriétés. »

Deux septembre 1755, vingt-neuvième année du règne de Sa Majesté.

John Winslow.

Par cette ruse, toute la population de la province fut surprise simultanément. On peut se faire une idée des scènes d’horreur qui eurent lieu pendant cette funeste journée dans les divers établissemens de l’Acadie, par le récit suivant de ce qui se passa à Grand-Pré, dans le King’s County. À trois heures de l’après-midi, selon l’ordre qui leur avait été donné, les paisibles et confians Acadiens des environs, au nombre de douze cent neuf hommes, tous en état de porter les armes, mais qui n’en avaient point alors, se rendirent à l’église de Grand-Pré. Les soldats anglais entourèrent l’église, et s’emparèrent de toutes les issues. Le colonel Winslow se plaça avec ses officiers au centre, et parla ainsi :

« Messieurs, je tiens en main les ordres du roi qui me sont envoyés par le gouverneur Lawrence. Il m’ordonne de manifester la résolution de Sa Majesté à l’égard des habitans français de sa province de Nouvelle-Écosse, où depuis plus d’un demi-siècle il leur a été accordé plus d’indulgence qu’à aucun autre de ses sujets, en quelque partie que ce soit de ses colonies. Quoiqu’il me soit pénible de vous faire part d’une décision sévère, je vais mettre de côté mes propres sentimens, et obéir aux ordres que j’ai reçus. Je vais donc sans hésiter vous faire connaître la volonté de Sa Majesté.

» Vos terres, maisons, troupeaux de toute espèce, appartiennent, à partir de ce jour, à la couronne, ainsi que tous vos autres effets, excepté votre argent et vos meubles. Vous êtes obligés de quitter la Nouvelle-Écosse. Tous les habitans de ce district doivent donc se préparer à un prompt départ. Mais je suis heureux de pouvoir leur assurer qu’il leur sera permis d’emporter avec eux leur argent et leurs meubles, autant que cela n’embarrassera pas les bâtimens chargés de les transporter. Je dois vous informer aussi que le bon plaisir de Sa Majesté est que vous restiez sous la surveillance des troupes que j’ai l’honneur de commander. Vous êtes donc considérés dès ce moment comme prisonniers du roi. »

Il y avait à peu près à Grand-Pré douze cents hommes et sept cents femmes, et leurs fils et filles faisaient à peu près quatre mille âmes. Leurs troupeaux étaient de deux mille bœufs, trois mille vaches, cinq mille veaux, six cents chevaux, douze mille moutons et huit cents cochons.

Après cette décision, plusieurs de ces malheureux s’enfuirent dans les bois. On eut recours à tous les moyens possibles pour les faire revenir. On les menaça d’abord de brûler leurs maisons, menaces qui ne tardèrent pas à recevoir leur exécution. Dans le district de Minas seulement, quatre cents maisons et cinq cents étables furent réduites en cendres, ainsi qu’une église et les moulins. Mais la terreur qui entourait ceux qui parvenaient à s’échapper était telle, que sur quarante jeunes gens qui avaient pu déserter, vingt-cinq préférèrent revenir d’eux-mêmes ; mais ils arrivèrent pour voir brûler leurs propriétés. Le reste fut égorgé dans les bois par les soldats mis à leur poursuite.

Le 10 septembre fut le jour fixé pour l’embarquement. Dès le point du jour, les tambours résonnèrent dans les villages, et à huit heures, le triste son de la cloche avertit les pauvres Français que le moment de quitter leur terre natale était arrivé. Les soldats entrèrent dans les maisons, et en firent sortir tous les habitans qu’on rassembla sur la place. Jusque-là, chaque famille était restée réunie, et une tristesse silencieuse régnait parmi le peuple. Mais, quand le tambour annonça l’heure de l’embarquement, quand il fallut abandonner pour toujours la terre où ils étaient nés, se séparer de leurs mères, de leurs parens, de leurs amis, sans espoir de se revoir jamais ; emmenés par des étrangers, leurs ennemis ; dispersés parmi eux, dont ils différaient par le langage, les coutumes, la religion, alors accablés par le sentiment de leurs misères, ils fondirent en larmes, et se précipitèrent dans les bras les uns des autres, dans un long et dernier embrassement. Mais le tambour battait toujours, et on les poussa vers les bâtimens stationnés dans la rivière. Deux cent soixante jeunes gens furent désignés d’abord pour être embarqués sur le premier bâtiment ; mais ils s’y refusèrent, déclarant qu’ils n’abandonneraient pas leurs parens, et qu’ils ne partiraient qu’au milieu de leurs familles. Leur demande fut rejetée, les soldats croisèrent la bayonnette et marchèrent sur eux. Ceux qui voulurent résister furent blessés, et tous furent obligés de se soumettre à cette horrible tyrannie.

Depuis l’église jusqu’au lieu de l’embarquement, la route était bordée d’enfans, de femmes, qui, à genoux, au milieu de pleurs et de sanglots, bénissaient ceux qui passaient, faisaient leurs tristes adieux à leurs maris, à leurs fils, leur tendant une main tremblante, qu’ils parvenaient quelquefois à réunir, mais que le soldat brutal venait bientôt séparer.

Les jeunes gens furent suivis par les hommes plus âgés, qui traversèrent aussi à pas lents cette scène déchirante. Toute la population mâle de Minas fut jetée à bord de cinq vaisseaux de transport stationnés dans la rivière de Gaspareaux. Chaque bâtiment était sous la garde de six officiers et quatre-vingts soldats. À mesure que d’autres navires arrivèrent, les femmes et les enfans y furent embarqués, et éloignés ainsi en masse des champs de la Nouvelle-Écosse. Le sort aussi déplorable qu’inouï de ces exilés excita la compassion de la soldatesque même. Celle-ci se trouva à son tour dans une position singulière, au milieu d’une belle et fertile contrée, alors ruinée, et sans ennemi à combattre ni habitans à protéger. Les colonnes de fumée qui s’élevaient de toutes parts des débris brûlans de tant d’habitations rurales, prouvaient jusqu’à quel point l’œuvre de destruction avait été poussé. Pendant plusieurs soirées consécutives, les bestiaux se réunirent autour des ruines fumantes, et semblaient y attendre le retour de leurs maîtres, tandis que les fidèles chiens de garde hurlaient près des foyers déserts.

À Annapolis (anciennement Port-Royal), et à Cumberland, les Français ne se rendirent pas à la proclamation, craignant d’être emprisonnés et envoyés à Halifax. Lorsque les transports chargés de les emmener arrivèrent à Annapolis, les soldats trouvèrent les maisons abandonnées. Les habitans avaient fui dans les bois avec leurs femmes et leurs enfans ; mais la fatigue, la faim, la misère, forcèrent bientôt une grande partie d’entre eux à venir se rendre prisonniers, tandis que les autres s’enfoncèrent plus avant dans les forêts, où ils vécurent avec les Indiens ; quelques-uns furent assez heureux pour atteindre Chignouctoo, et de là s’échapper au Canada.

Trois cent cinquante maisons furent incendiées au même moment à Cumberland, et consumées avec tout ce qu’elles contenaient. La fumée, chassée dans les bois par le vent, avertit les Français de la vengeance de leurs oppresseurs, et du haut des arbres ils virent avec horreur les flammes dévorer leurs maisons et tout ce qu’ils possédaient. Spectateurs passifs de leur propre ruine, ces infortunés ne purent supporter l’idée de voir leur église anéantie : quand ils virent leur clocher disparaître au milieu d’une épaisse fumée, et reparaître après tout en feu, ils sortirent des bois accompagnés des Indiens, se précipitèrent avec fureur sur les Anglais, et les massacrèrent tous. Mais entourés bientôt de toutes parts d’ennemis, de flammes et de ruines fumantes, ils furent contraints de se réfugier une seconde fois dans les forêts.

Tous les Acadiens enfin, dispersés dans les provinces, furent réunis au nombre de huit mille, et conduits dans les colonies anglaises. Tous furent impitoyablement dépouillés de leurs propriétés, séparés de leurs familles, entassés dans de petits navires disposés pour la traite des nègres, et jetés dans des contrées hostiles à leur patrie, à leur religion, à leurs mœurs et à leurs habitudes. Ils y arrivèrent pauvres, humiliés, ignorant le sort de leurs amis. Une grande partie des femmes et des enfans périrent à bord par suite de privations et de mauvais traitemens.

On se demande, en lisant ces détails, si c’est bien un peuple civilisé qui a pu ainsi arracher une population entière à ses foyers, chasser des cultivateurs paisibles des champs fertiles que leurs ancêtres avaient conquis sur les forêts, qu’ils avaient défrichés et arrosés de leurs sueurs.

Cependant, malgré les cruels traitemens qu’ils avaient reçus en Nouvelle-Écosse, les déportés désiraient vivement y retourner. Ceux qui avaient été transportés en Géorgie partirent soudain, et, après un voyage long, hasardeux et pénible le long des côtes, ils avaient atteint New-York et Boston, lorsque des ordres du gouverneur Lawrence les firent arrêter, et les forcèrent d’abandonner leur projet.

Peu à peu ils y rentrèrent cependant, et y furent tolérés à condition qu’ils se soumettraient aux lois anglaises. Aujourd’hui les cantons de Clare et de Tuskett contiennent plusieurs villages français, dont les habitans descendent de ces mêmes Acadiens qui s’y étaient établis en 1610, et avaient fondé Port-Royal (Annapolis), près de la baie française (baie de Fundy). Ces villages sont bâtis en bois ; les maisons en sont propres et respirent l’aisance. De toute la Nouvelle-Écosse, c’est la population qui cultive le mieux la terre ; chaque famille a au moins un cheval et un char-à-banc. Le dimanche, on voit ces familles acadiennes se promener dans ce rustique équipage sur la route d’Annapolis ; où elles viennent ordinairement passer la journée. Cette ville, ainsi appelée du temps de la reine Anne, s’étend le long de la rivière de ce nom. Tout le pays qui l’environne est extrêmement pittoresque ; la route qui y conduit, en venant de Windsor et Halifax, bordée de hautes masses de granit, de beaux saules, de ruisseaux serpentant au milieu de bouquets de bois de couleurs éclatantes et variées, présente sans cesse un tableau charmant : c’est à Annapolis que furent faites les premières tentatives d’établissemens, tant par les Français que par les Anglais. Depuis la première descente de Dumont, en 1604, jusqu’en 1713, cette ville changea continuellement de maîtres, et sur les murs du fort, qui aujourd’hui n’offrirait pas la moindre résistance à la plus légère attaque, flottèrent alternativement, pendant un siècle, les drapeaux de France et d’Angleterre.

Il y a à Annapolis une pierre qui porte la date de 1610. Les Français y étaient à cette époque, et c’est probablement la première inscription et le premier établissement de l’Amérique septentrionale.

Sur la route d’Halifax à Annapolis, on passe sur un pont de bois une petite rivière nommée le Bloody-Creek (rivière sanglante), qui jouit dans le pays d’une certaine célébrité. En 1712, le capitaine Pigeon et vingt hommes y furent envoyés en bateau pour faire du bois sur ses bords. Ils venaient de passer le ruisseau, et commençaient à se mettre à l’œuvre, lorsqu’une troupe de sauvages, cachés derrière les arbres, se précipita sur eux, et massacra le capitaine Pigeon et ses hommes, excepté deux qui purent s’échapper. Des ossemens et autres indices ont été trouvés plusieurs fois sur le lieu du massacre. Depuis ce temps, il court parmi le peuple d’étranges histoires sur le Bloody-Creek, que les bons Acadiens veulent absolument voir hanté par l’ombre du malheureux capitaine. Voici la déclaration que fit un pêcheur français à son curé :

« Le vendredi 17 avril 1812, à six heures du soir, moi, Désiré-Aimé Martin, revenais avec mon chien d’auprès de Bridge-Town, où j’avais pêché, et j’avais cinq gros poissons dans mon panier. Mon chien allait devant moi, et je pensais au capitaine Pigeon en passant le ruisseau, quand soudain au milieu du pont mon chien s’arrête, dresse l’oreille, et regarde du côté du bois. J’arrive près de lui, et je vois vingt soldats habillés de bleu, le capitaine Pigeon habillé de bleu aussi, l’épée à la main, ayant de l’eau jusqu’aux genoux, traverser le ruisseau. Il faisait frais et je commençais à trembler. Peu à peu ils entrèrent tous dans le bois, en silence : j’entendis le bruit des haches contre les arbres ; je vis leur sommet s’agiter, et les oiseaux perchés dessus pour y passer la nuit s’envoler. Je les entendis craquer et tomber, et tout d’un coup des cris horribles qui me firent frémir retentirent de tous côtés. Le feu brilla à travers les arbres, les coups de fusil se firent entendre : il m’a semblé qu’une balle passa devant moi ; aussitôt je me mis à courir, et je ne m’arrêtai qu’arrivé en ville. »

Je fus curieux de voir ce fameux creek, que je n’avais pas remarqué en venant ; j’y allai un soir avec mon compagnon de voyage. À peine arrivés à la tête du pont, nous entendîmes un grand bruit dans l’eau. Bien que je ne m’attendisse pas à voir le capitaine Pigeon, je courus aussitôt de ce côté, et j’aperçus un grand caribou, arrêté au milieu du creek, qui, après m’avoir regardé assez long-temps, sauta hors de l’eau et s’enfonça dans le bois.

La terre d’Amérique est réellement une terre de progrès : où se voient maintenant des arbres chargés de fruits, et des champs très-bien cultivés, il y a peu d’années encore, les caribous et les mouses se promenaient en toute liberté, et rien, excepté lorsque la brume s’élevait et découvrait les huttes des Indiens, ne révélait humaine existence dans la large et belle vallée d’Annapolis.


Eugène Ney.
  1. Voyez, dans le numéro de mars, le Voyage à Terre-Neuve.
  2. L’organisation politique des provinces du nord-est de l’Amérique britannique est louable sous plusieurs rapports. La législature est composée d’un gouverneur investi du pouvoir exécutif, d’un conseil (qui remplace la chambre haute), mais dont les membres tiennent leurs places et leur autorité de la couronne, et d’une assemblée provinciale (qui remplace la chambre des communes), dont les membres sont choisis par les habitans francs tenanciers, qui ont la qualité d’électeurs. L’assemblée dispose des revenus de la province, et a le contrôle des dépenses du département civil du gouvernement. Toutes les sommes qui proviennent des droits perçus aux douanes entrent dans le trésor provincial, et restent à la disposition de la chambre. Il s’ensuit qu’elle n’est point obligée de charger le peuple d’onéreuses taxes directes.
  3. M. Haliburton est un avocat distingué, membre de l’assemblée provinciale de la Nouvelle-Écosse, et auteur d’une Relation historique et statistique de la Nouvelle-Écosse (An historical and statiscal account of Nova Scotia. Halifax, 1829).
  4. Les Français qui étaient venus s’établir dans cette partie du continent lui avaient donné ce nom, et étaient désignés sous celui d’Acadiens.