Voyage du Duc de Raguse



VOYAGE
DU DUC DE RAGUSE.[1]

Louis XVI montait à peine sur le trône, quand l’enfant qui devait un jour porter le nom de duc de Raguse, vint au monde[2]. Dans quelle stupeur n’auraient pas été jetés ceux qui assistèrent à sa naissance, si, devant son berceau, une voix prophétique leur eût révélé son étrange destinée ; s’il leur eût été annoncé que lorsque cet enfant aurait atteint quinze ans, l’antique monarchie s’écroulerait, et que, soldat d’une république, l’adolescent servirait sous les ordres d’un commandant qui devait être son empereur et le faire maréchal de France ; que vingt ans après il se séparerait de son glorieux maître pour devenir le capitaine des gardes d’un frère de Louis XVI remontant au trône de sa race, et encore que quinze années plus tard une seconde révolution, qu’il serait chargé de combattre, briserait son épée, et le jetant dans l’exil, lui donnerait le triste loisir de parcourir le monde, et de revoir, à trente-six ans de distance, le théâtre le plus lointain de ses travaux guerriers, le Nil, les Pyramides et le désert !

La destinée ! que veut dire ce mot ? de quelle idée, de quel fait est-il le signe ? Le monde a-t-il une destinée décrétée et prévue d’avance par celui qui l’a créé ? Nous le pensons. Mais l’homme a-t-il été comme le monde l’objet de l’attention divine ? Voilà ce que se demandent avec inquiétude l’orgueil et la sensibilité de chacun. « Si les dieux ont délibéré sur moi et sur les choses qui doivent m’arriver, disait Marc-Aurèle, leur délibération ne peut avoir été que bonne, car on ne peut pas imaginer un dieu sans sagesse. Même en supposant qu’ils n’ont pas délibéré particulièrement sur moi, ils ont du moins arrêté un plan général, et, puisque les choses qui m’arrivent sont une suite nécessaire de ce plan, je dois les embrasser avec amour. » Le stoïque empereur énonçait avec une grave précision ce que devait développer, trois siècles plus tard, un autre philosophe dont la sagesse pratique s’éleva jusqu’au martyre. Théodoric a jeté Boëce en prison, où il le fera assommer comme une bête malfaisante. Boëce, avec une admirable fermeté, écrit avant de mourir la Consolation de la Philosophie. Durant sa vie, il s’est montré le plus impartial des hommes ; il a été à la fois le traducteur, l’interprète de la sagesse antique, et le défenseur de la foi chrétienne contre Arius ; au moment de quitter la vie violemment, il s’appuie sur les maximes d’une forte philosophie, et, sans s’expliquer sur les mystères du christianisme, il rédige les résultats de la plus haute raison ; on dirait un auguste médiateur entre le Portique et l’Évangile.

« Quoiqu’au premier coup d’œil, écrivait-il dans sa prison, la Providence et le destin semblent être une même chose, néanmoins, à les approfondir, on en sent la différence, car la Providence est la souveraine intelligence elle-même qui règle et conduit tout, et la destinée est l’arrangement individuel des choses créées, par lequel elle les met chacune à sa place. Ainsi, l’ordre des destinées n’est que l’effet de la Providence. L’ordre du destin n’est, par rapport à la Providence, que ce que l’effet est à son principe, le raisonnement à l’entendement, la circonférence du cercle à l’indivisibilité de son centre, et le temps à l’éternité… Mais, dira-t-on, les biens et les maux sont indistinctement, sur la terre, le partage des bons et des méchans. Des bons et des méchans ! ah ! les hommes ont-ils assez de lumière et d’équité pour discerner les gens de bien d’avec ceux qui ne le sont pas ? Dieu, au contraire, par sa science infinie, connaît ce qui convient à chacun et le lui prépare par sa souveraine bonté. Ce qui se fait donc ici-bas de contraire à nos idées n’en est pas moins dans l’ordre ; le désordre apparent qui nous afflige si fort n’existe que dans nos fausses opinions. » Quelle est la conséquence de tout cela, si ce n’est que chacun doit être satisfait de son sort ?

La résignation, voilà le dernier mot du stoïcisme et du christianisme. Mais est-ce là toute la vérité ? Non et l’humanité semble méditer aujourd’hui sur quelque nouveau développement de son intelligence et de sa volonté. Mais laissons ces graves questions qu’il ne s’agit pas ici d’entamer : seulement, en arrêtant notre attention sur l’itinéraire tracé par un des hommes de notre siècle dont la destinée a été des plus singulières, nous n’avons pu nous empêcher de poser, en passant, le double et formidable problème de la destinée générale du monde, et de la destinée individuelle. La pensée infinie qui régit l’univers, appartient à la philosophie et à la grande histoire : la fatalité à mille faces qui pousse l’homme en le frappant, appartient à la poésie, au drame.

Nous ne craindrons pas de dire que M. le duc de Raguse nous apparaît comme un personnage tragique, dans le sens antique du mot. Il a été mêlé à de grandes choses, et il y a toujours eu, dans sa vie, quelque chose de triste et de fatal. Certes il a déployé, dans une longue carrière, une persévérante activité : au siége de Toulon, il commença sa vie militaire ; il servit dans l’armée du Rhin, il combattit en Italie sous les ordres de Bonaparte ; il fut, en Égypte, gouverneur d’Alexandrie ; il commandait l’artillerie à Marengo ; il a fait la guerre, en Styrie, dans la Dalmatie ; il fut nommé maréchal dans la campagne d’Autriche de 1809 ; il administra, pendant dix-huit mois, les provinces illyriennes ; il parut un instant dans le Portugal et en Espagne où il prit Badajoz ; il fut dans les batailles de Lutzen, de Bautzen, de Dresde et de Leipsig ; il défendit la France à Brienne, à Champaubert, enfin… je n’achève pas, je ne tiens pas ici la plume de l’histoire qui, plus tard, attachera sa sentence à la vie et au nom du maréchal. Mais, à coup sûr, cet homme n’est pas ordinaire, et cette difficulté d’être heureux, qu’il éprouva toute sa vie, lui imprime une originalité qu’il serait inique de lui dénier, car il l’a payée cher. Dans un siècle ou deux, les poètes tragiques mettront le duc de Raguse dans leurs drames, comme Schiller a fait entrer dans sa poésie les capitaines de la guerre de trente ans.

Aujourd’hui, le maréchal présente à l’Europe un itinéraire remarquable, qui est comme l’esquisse d’une Odyssée. En dix mois et vingt jours il a visité la Hongrie, la Transylvanie, la Russie méridionale, la Crimée, les bords de la mer d’Azoff, Constantinople, quelques lieux de l’Asie mineure, la Syrie, la Palestine et l’Égypte. Les notes du voyageur sont rapides comme sa course ; il y a de l’homme de guerre dans sa manière d’écrire, comme dans sa façon de voir le monde : pas l’ombre de prétention littéraire, un ton simple et mâle, des renseignemens positifs, des indications claires, un sens pratique. On retrouve, dans ces allures et dans ce livre, la grande école de l’empereur, où les choses se faisaient vite et bien ; il perce aussi, dans les pages du maréchal, une fierté sombre et guerrière qui ne se manifeste toutefois qu’à de rares intervalles, avec une dignité concise, car un des principaux mérites de cet itinéraire est d’offrir au lecteur un récit où les choses parlent seules, sans être offusquées et interrompues par les vaniteuses inquiétudes d’une personnalité de mauvais goût.

C’est le 22 avril 1834 que le duc de Raguse, quittant Vienne, prit la route de Pesth, conduit par la poste des paysans, dont l’économique rapidité peut faire envie à la France. Bude et Pesth, qui occupent les deux rives du Danube, présentent un contraste frappant. Bude est la ville des autorités, la ville du gouvernement ; elle est aussi belle que sa situation le comporte, et de beaux palais la décorent. Pesth est la ville de l’opposition, des novateurs, du commerce et de l’industrie. La Hongrie a gardé tout-à-fait l’empreinte du moyen-âge. La propriété y est basée uniquement sur la loi des fiefs. Cette loi régit le pays dans ses conséquences extrêmes ; tout vient de l’état, tout retourne à l’état après l’extinction de la famille et des descendans de celui qui a reçu l’investiture. D’un côté, le droit de retrait est sans limites ; de l’autre, le propriétaire par succession ou par investiture ne peut être dépossédé par ses créanciers ; de là, la rareté des transactions civiles ; ni prêts, ni ventes, ni affaires. Une réforme des lois est indispensable en Hongrie, et fera de ce pays un des plus riches de l’Europe. Déjà le mouvement d’ascension est tel que, malgré les obstacles qu’il rencontre, il y a progression dans la valeur de toute chose.

Après un court séjour à Pesth, le voyageur continua sa route pour la Transylvanie. Il entra alors dans la véritable Hongrie, et traversa des plaines immenses, connues sous le nom de Pousta ; là, point d’habitans, point de culture ; les chemins sont tracés au hasard et suivant le caprice du voyageur ; des plaines désertes, et des villages rares, mais immenses, dont la population dépasse celle de toutes les villes de France du troisième ordre. Au printemps, chaque habitant sort de son quartier d’hiver, et va camper sur les terres qu’il doit labourer. Pendant toute la semaine il reste à ses travaux, et le village entier ne renferme plus que les femmes, les enfans en bas-âge et quelques domestiques. Le samedi soir, le chef de chaque famille retourne à sa maison, en laissant au champ tous ses instrumens de travail ; mais, le lundi au matin, il revient continuer son exploitation.

Quand il eut visité l’établissement de Mezohegiés, qui offre le plus beau haras de la monarchie autrichienne, M. le duc de Raguse vit la Hongrie prendre, au-delà de la Maros, une physionomie nouvelle ; les terres deviennent meilleures encore, les villages ne sont plus si immenses ni si rares, mais plus nombreux et plus petits ; puis des fermes, des hameaux, des plantations multipliées donnent au pays le caractère de la civilisation. Après la forteresse de Temeswar, Karansebès, qui est le chef-lieu du régiment frontière d’Illyrie valaque, reçut la visite du voyageur. Les régimens frontières de l’Autriche défendent cette monarchie du côté de la Turquie, et représentent une armée de soixante-dix mille hommes, toujours prête pour la guerre, et qui ne lui coûte presque rien en temps de paix. Si l’on veut se faire une idée juste du pays compris sous la dénomination de frontière militaire, il ne faut pas le considérer comme une province, mais comme un vaste camp, et sa population comme une armée qui porte avec elle ses moyens de recrutement. Les terres ont été distribuées aux familles en raison de leur force et de leurs besoins. Les familles possèdent collectivement, les individus ne possèdent pas, tout est commun entre eux. Le chef de la famille administre, pourvoit aux besoins de tous, fait cultiver les terres, habille les soldats enrôlés qu’il fournit à sa compagnie. À la fin de l’année, on fait le partage des produits nets, et chaque individu, enrôlé ou non enrôlé, absent ou présent, homme ou femme, a une part égale, à l’exception du chef de famille et de la maîtresse de la maison, qui en reçoivent deux. L’administration des régimens est liée avec celle du territoire, et la vie est tout ensemble militaire et civile. Dans chaque compagnie est un tribunal appelé session, composé d’officiers d’un grade inférieur, qui connaît en première instance des débats d’intérêt privé. Vient ensuite une juridiction d’appel, où un seul auditeur, homme de loi, mais portant un titre et un costume militaire, juge, assisté de deux officiers, d’une manière souveraine. Toute affaire criminelle est portée au régiment devant un tribunal composé d’un chef de bataillon, président ; d’un auditeur, de deux capitaines, de deux sergens-majors, de deux sergens, de deux caporaux et de deux soldats. Le jugement n’est exécutoire qu’après l’approbation du colonel, qui, dans aucun cas, ne peut présider le tribunal.

Telle est l’organisation de la frontière militaire, qui fait de toute la population une armée dont les membres connaissent à la fois tous les devoirs militaires et le bien-être de la vie domestique. C’est le grand Eugène qui jeta les bases de ce système remarquable, et le maréchal Lascy l’a porté à la perfection où le duc de Raguse l’a trouvé aujourd’hui. Karansebès rappelle aussi une catastrophe amenée par l’inexpérience militaire de Joseph II. Le fils de Marie-Thérèse avait réuni quatre-vingt mille hommes pour agir offensivement contre les Turcs qui couvraient la Valachie. Le succès était certain ; mais Joseph prend peur et ordonne la retraite pendant la nuit. Le désordre se met dans l’armée ; l’avant-garde tire sur les troupes du centre, dix mille hommes furent tués ou blessés dans cette échauffourée ; quel châtiment mérité n’eût pas subi Joseph II, si, au lieu d’être empereur, il n’eût été que général ?

Le duc de Raguse se rendit de Karansebès sur les bords du Danube à Orsova, bourg jusqu’à présent assez chétif, près duquel des travaux considérables vont être exécutés pour faciliter la navigation. Ces travaux étaient l’objet d’une sollicitude particulière de l’empereur François, et seront une source de richesse et de prospérité pour la Hongrie. Quand ils seront exécutés, la durée du voyage de Vienne à Constantinople ne dépassera pas douze jours : mettez-en cinq pour aller de Paris à Vienne, et voyez avec quelle rapidité nous pourrons bientôt atteindre la ville de Mahomet II.

La Porte de Fer est un passage étroit qui forme l’entrée de la Transylvanie ; après l’avoir franchie, on entre dans une vallée qui aboutit au village de Wassely, ancienne colonie romaine connue sous le nom d’Ulpia Trajana ; c’était le chef-lieu de la Dacie, qui se composait de la Valachie actuelle, de laTransylvanie et d’une partie de la Moldavie. Deva, chef-lieu du comitat d’Hunyade, a un château qui est tout à la fois une ruine romaine et une ruine du moyen-âge. Hermanstadt, Carlsbourg, Torda, Clausenbourg, Dès, Bistriz, furent les différentes stations du voyageur jusqu’à Czarnowitz, capitale de la Bucovine, petite ville située sur les bords du Pruth, et limite de la monarchie autrichienne.

La Transylvanie, telle que l’a décrite le duc de Raguse, forme un plateau très élevé, environné aux deux tiers par une chaîne de montagnes, et dont la hauteur est telle que les montagnes qui lui forment une ceinture, vues du centre, perdent à l’œil beaucoup de leur élévation. Là vit une population de deux millions d’ames, composée de Hongrois, de Valaques, d’Allemands, de Szeklers et d’Arméniens. Les Valaques forment à eux seuls un million ; mais l’état ne reconnaît politiquement que trois nations, les Hongrois, les Szeklers et les Saxons. Les Szeklers sont de race et d’origine hongroise, et ne sont qu’une fraction de ce peuple. Les Valaques sont les anciens habitans du pays. Descendant des colonies romaines établies par Trajan, ils se donnent à eux-mêmes le nom de Romains. En lisant ces notes d’un voyageur contemporain, qui nous montrent partout sur les rives du Danube les traces de Rome, nous nous sommes rappelé quelle impression profonde Trajan avait faite à tous les peuples, par la conquête de la Dacie. Il reçut à ce sujet les félicitations des peuples les plus lointains de l’Asie, et Eutrope ne manque pas d’insister sur l’étendue de la nouvelle province ajoutée à l’empire romain[3].

Mais le grand intérêt du voyage du duc de Raguse commence avec son arrivée en Russie : désormais il nous parlera de choses qu’il importe véritablement à l’Europe de savoir, les forces de la Russie, l’état de l’empire ottoman, la situation de la Syrie, de l’Égypte. Et jamais voyageur n’a trouvé plus de facilités sur sa route ; tout vient s’offrir à lui pour se faire voir et juger ; on l’entoure, on le complimente ; tout pour lui s’aplanit en s’embellissant ; le czar a ordonné que partout des honneurs lui fussent rendus. Méhémet-Ali le traite sur le pied d’une parfaite égalité. Le maréchal doit à toutes ces politesses l’avantage d’avoir vu beaucoup en peu de temps. Il se peut faire que la reconnaissance l’ait entraîné quelquefois à des éloges exagérés, néanmoins la justesse d’esprit de l’observateur nous répond de la vérité des faits importans qu’il nous transmet.

Odessa, dont le comte Michel de Woronzow, gouverneur de la Russie méridionale, fit les honneurs au voyageur, doit ses rapides prospérités à la liberté du commerce ; il y a quarante ans, le lieu où elle est bâtie était un désert ; on dirait aujourd’hui Saint-Pétersbourg dans son enfance ; partout on bâtit, on cultive ; la franchise du port a fait venir les capitaux en abondance. La vue de la ville, depuis la mer, est admirable ; son jardin public, des plantations nombreuses, lui donnent un air de fête. Le duc de Raguse ne craint pas de prédire à Odessa, pour un avenir assez prochain, une splendeur égale à celle de Marseille.

On ne saurait long-temps parler de la Russie sans s’occuper de l’armée et des forces militaires, et les indications d’un homme de guerre sont précieuses sur ce point. Avant de raconter sa visite dans les colonies militaires, le duc de Raguse explique l’organisation nouvelle qu’a reçue l’armée russe, dont le recrutement a toujours exigé un temps considérable à cause de l’immense étendue de l’empire. Le territoire russe a été divisé en deux parties : l’une, qui se compose des provinces les plus lointaines, est devenue étrangère au recrutement de l’armée active, on ne lui demande que de pourvoir aux besoins spéciaux des frontières les plus voisines ; l’autre, qui forme le centre de l’empire, est seule chargée de fournir les hommes dont l’armée a besoin. Ainsi, c’est sur une population de quarante millions d’ames et sur un territoire dont l’étendue est centrale et nettement déterminée, que s’opère ce recrutement.

Le maréchal entre dans des détails tout-à-fait spéciaux sur l’organisation des corps ; il montre l’obligation où se trouve la Russie, pour jouer le rôle politique que lui donne sa puissance, d’avoir en temps de paix une armée d’un effectif plus élevé que les autres puissances de l’Europe ; mais aussi l’entretien de ces troupes est beaucoup moins cher pour la Russie qu’il ne l’est pour la France, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre. Le soldat anglais est le plus cher de tous, le soldat russe est celui qui coûte le moins. C’est en 1821 que fut établi, après plusieurs essais, le système de colonisation militaire en vigueur aujourd’hui. Le duc de Raguse a visité les trois premières divisions de régimens colonisés qui sont dans le gouvernement de Cherson. La population mâle, dans ce gouvernement, s’élevait dans l’origine à soixante-cinq mille hommes ; elle était composée de Cosaques du Bug, de Valaques, Moldaves et Bulgares qui avaient quitté la Turquie, de petits Russiens, d’Ukrainiens, et de paysans de l’intérieur de l’empire, envoyés dans le Cherson pour trouver des terres. On répartit la population et les terres de manière à satisfaire aux besoins des régimens. Chaque régiment reçut une population de onze à douze mille ames ; le territoire de chaque régiment fut divisé en deux parties, l’une fut donnée aux habitans, l’autre, réservée à la couronne et cultivée à son profit. Chaque paysan ou possesseur d’une charrue eut l’obligation de loger et de nourrir un soldat, de donner à la couronne deux journées de travail par semaine pour les travaux publics et les terres qu’elle s’était réservées, mais cet impôt a été fort adouci, et l’on ne dépasse pas aujourd’hui le nombre de quarante-quatre journées par an. Enfin la jeunesse mâle de la population fut affectée au recrutement, et dut rester constamment cantonnée en temps de paix. Il y a des écoles dans tous les villages, et les enfans reçoivent du prêtre et des aides dont il peut avoir besoin, l’instruction primaire. À dix-huit ans on les instruit au service, on leur apprend à monter à cheval, on les met en état d’entrer dans les rangs au premier appel ; une fois cette éducation militaire terminée, ils restent dans leurs familles, occupés de la culture des terres et de leurs intérêts privés. Mais dans chaque régiment il y a une école de trois cents jeunes gens, de quatorze à vingt ans, composée uniquement de fils de soldats, école militaire qui doit fournir chaque année cinquante hommes pour le recrutement : ainsi l’armée se recrute d’hommes déjà instruits, d’enfans de soldats élevés dans les traditions de la guerre et de la discipline. La force d’un régiment colonisé, en hommes présens sous les armes, est invariable en temps de paix : cette force est de douze cents hommes, et les moyens de recrutement sont tels qu’en temps de guerre, on peut compter sur les détachemens nécessaires pour tenir le corps au complet. Cette cavalerie colonisée a d’excellens chevaux ; chaque régiment a son haras qui fournit aux trois quarts de la remonte, et avant deux ans les produits seront au niveau des besoins.

Les douze régimens colonisés dans le gouvernement de Cherson avaient reçu primitivement une population de soixante-cinq mille ames, il en a été depuis ajouté vingt-sept mille deux cent dix-neuf. La fécondité des pâturages et des moissons a suivi ces progrès de la population. Des terres immenses d’une fertilité extraordinaire, les libres allures du pouvoir absolu, l’énergique et persévérante habileté du comte de Witt, voilà aux yeux du duc de Raguse, les causes de ces résultats extraordinaires. Le voyageur a été naturellement amené à comparer les régimens-frontières de l’Autriche avec les colonies militaires de la Russie. En Autriche, les troupes qui sont de l’infanterie sont habituellement confondues avec la population, dans les colonies militaires elles en sont complètement distinctes, car la cavalerie exige une plus grande surveillance. En Autriche, le paysan a plus de liberté, en Russie plus de bien-être ; enfin on a fait dans chaque pays ce qui convenait aux localités, aux circonstances, au but que l’on se proposait.

Laissons un moment le duc de Raguse visiter en détail les régimens des colonies militaires, et recueillons quelques particularités historiques. Souwarow nous apparaît ici sous un jour nouveau. Son ignorance n’était qu’affectation, car il parlait et écrivait sept langues correctement. Ses extravagances n’avaient d’autre but que de divertir Catherine ; ses bouffonneries étaient un moyen d’insulter les courtisans qu’il détestait. Il voulait que le soldat russe le crût inspiré. Son coup d’œil était admirable. En 1796, à l’époque des campagnes d’Italie, il dit au général Korès : « Il faut que l’on se hâte de m’envoyer pour combattre Bonaparte, sans quoi il finira par passer sur le corps des Allemands, et viendra nous chercher jusque chez nous. » Il y a du génie dans cette divination.

De retour à Odessa, le duc de Raguse fut porté en deux jours à Sébastopol, par un magnifique yacht, au milieu d’une société brillante. La ville de Sébastopol ne date que de la possession de la Crimée par les Russes ; avant eux, la rade était déserte. Aujourd’hui le port, dont la nature a fait tous les frais, est armé de trois cent cinquante pièces de canon. La division de l’escadre qui tenait la mer pour son instruction, venait alors d’y rentrer ; elle se composait de cinq vaisseaux de ligne et de cinq frégates, et deux jours après elle devait ressortir. Il est précieux d’avoir, pour former une marine, une mer intérieure comme la mer Noire, où, en guerre comme en paix, on peut s’exercer avec sécurité.

Maintenant voici ce que nous recommandons à l’attention de l’Europe ; nous citons textuellement. « D’après les ordres de l’empereur, l’escadre de Sébastopol est toujours en mesure, soit avec ses moyens propres, soit avec quelques secours, de recevoir à son bord une division forte de seize mille hommes, qui est cantonnée à portée, dans la presqu’île. Cet embarquement peut-être fait en deux fois vingt-quatre heures, l’escadre appareiller le lendemain ; et comme les vents du nord règnent presque toujours dans la mer Noire, elle peut, en quarante-quatre heures, être à l’entrée du Bosphore. Si donc des circonstances politiques exigeaient que cette force y fût envoyée, elle y serait rendue cinq jours après les ordres donnés, c’est-à-dire bien avant que les ambassadeurs, de France et d’Angleterre fussent informés qu’on se prépare à l’y diriger. Depuis l’abaissement de la puissance turque, il n’y a pas de lutte possible dans ces parages entre les autres puissances de l’Europe et la Russie. La frontière de cette dernière puissance sera aux Dardanelles le jour où une collision éclatera en Europe. »

Nous ne suivrons pas le duc de Raguse dans son voyage de la Crimée, la Chersonèse taurique des anciens. Les récits du savant Pallas ont déjà fait connaître cette péninsule, où il vint finir ses jours. Nous saluerons seulement en passant Kertch, bâtie sur l’emplacement de l’ancienne Panticapée, ville qui fut occupée par Mithridate, dont le maréchal parle avec une noble simplicité. « Tout ici, dit-il, rappelle encore Mithridate et porte son nom ; on croirait qu’il vient de cesser de vivre. La grandeur des actions laisse des souvenirs ineffaçables : le succès n’est pas toujours nécessaire pour briller aux yeux de la postérité… » En parlant de la gloire qui peut s’attacher au malheur, le voyageur ne faisait-il pas quelque orgueilleux retour sur lui-même ?

Après une excursion dans l’île de Taman, et quelques autres promenades dans la mer d’Azof, le duc de Raguse arriva à Kosloff ou Eupatorie (nom antique qui rappelle Mithridate), port de la Crimée, d’où il partit pour Constantinople. Ici se termine la première partie de son voyage. Avant de le suivre en Asie, remarquons que personne n’a répandu plus de lumières sur les progrès et la puissance de la Russie : le maréchal n’exagère ni ne s’épouvante ; il décrit, il raconte, il a vu, et il écrit les choses en homme politique. Quand il a rappelé l’époque encore voisine de nous où des hordes de Tartares sortaient de la Crimée, et, venant se joindre aux armées turques, portaient la guerre sur le Dniéper, où l’Ukraine était une province de Pologne, où les Polonais se liguaient avec les Turcs et les Tartares, il nous montre les changemens inouis accomplis aujourd’hui, c’est-à-dire la Russie menaçant le cœur de l’Allemagne, tenant ses avant-gardes aux portes de Vienne et de Berlin, et possédant politiquement Constantinople. Que l’Europe pèse ce témoignage d’un vieux lieutenant de Napoléon.

Constantinople a été si souvent décrite, que le duc de Raguse ne saurait rien ajouter à la connaissance de ces lieux célèbres ; mais il rend avec énergie les impressions qu’il y reçoit. Ainsi, en parcourant l’intérieur de la ville, aussi bien que Pera et les autres faubourgs, il lui semble qu’on y vit autant avec les morts qu’avec les vivans, tant on y rencontre de cyprès et de tombeaux, et qu’on pourrait mettre dans la bouche des habitans ces paroles : « Nous logeons sur des ruines, nous nous promenons au milieu des tombeaux, et nous vivons avec la peste. » Mais il faut surtout s’attacher, dans l’itinéraire du maréchal, à ses observations militaires et politiques. Il passa en revue, dans la caserne de Scutari, une brigade de la garde, dans la compagnie d’Achmet-Pacha Mouschir, commandant en chef, et de Namük-Pacha, jeune Turc de la plus haute distinction, qui parle le français très purement, qui a parcouru toute l’Europe, et avec lequel nous avons causé ici, à Paris. Le maréchal juge sévèrement cette infanterie turque ; il paraît qu’il est difficile de voir quelque chose de moins beau et de moins bon ; ce ne sont pas des troupes, c’est une réunion d’hommes qui a pour caractère général de physionomie l’air misérable et humilié. On voit qu’ils ont le sentiment de leur faiblesse. Il aurait fallu que le sultan, au lieu de penser à créer une armée tout d’abord, eût voulu seulement former un bataillon, qu’il se fût procuré trente ou quarante bons officiers, et un homme capable de comprendre l’importance de sa mission ; il est probable qu’en deux ans il serait parvenu à avoir un bataillon modèle. Une fois ce résultat obtenu, il aurait eu entre les mains les élémens d’une armée. Ainsi fit Pierre-le-Grand, qui d’ailleurs fonda le droit de commander uniquement sur la capacité démontrée. Quand le duc de Raguse reçut son audience du sultan, il exprima son opinion sur ses troupes avec le plus de ménagemens possibles, mais il put louer avec vérité l’équipage du vaisseau amiral, qui avait manœuvré devant lui avec une merveilleuse agilité. L’école de la garde, qui est sous la direction de Namük-Pacha, renferme cinq cents jeunes gens : si elle se maintient et se développe, elle pourra devenir la base fondamentale de l’armée turque.

Les conclusions du maréchal sur les destinées de l’empire turc sont claires et rigoureuses. Les réformes opérées par Mahmoud se réduisent à peu près à la destruction des janissaires et à l’établissement de la milice nouvelle. Pour le reste, les réformes ne portent guère que sur des choses futiles ; ce sont des changemens de costumes ou de titres. Tout est faiblesse, rien de vital ; partout surgissent des élémens de dissolution. Les Turcs ont perdu leur fanatisme religieux, et le respect profond qu’ils portaient au sang d’Othman ; où est la pensée commune, le sentiment énergique, capables de triompher aujourd’hui de l’apathie naturelle de leur caractère ?

Les Turcs ont toujours été peu nombreux, eu égard à la population des territoires où ils commandaient. Jamais ils n’ont eu qu’une puissance factice, incertaine et mal assise ; ils n’ont point imité les Francs dans leur conquête de la Gaule, ni les Tartares dans celle de la Chine ; ils n’ont jamais associé à leur grandeur les populations qui dépendaient d’eux, mais, les traitant en ennemies, ils n’ont cessé de faire peser sur elles le poids d’une autorité capricieuse et sans frein. Aujourd’hui une population turque de trois millions et demi au plus d’individus des deux sexes et de tout âge, est répandue sur une surface immense ; elle est intercalée dans une population chrétienne plus nombreuse et hostile, elle est en face d’une population arabe qui a l’instinct de sa supériorité. L’empire ottoman est déjà démembré par la création des états de Méhémet-Ali. Il est aujourd’hui en réalité réduit à la ville de Constantinople et aux provinces qui l’entourent immédiatement, où la population turque est le plus agglomérée.

Le grand seigneur ne peut donc exister que par la protection des autres, et il faut qu’il se lie d’une manière intime avec un des deux systèmes qui divisent l’Europe. D’un côté est la Russie, de l’autre les puissances maritimes auxquelles il faut ajouter l’Autriche, et qu’on peut appeler l’alliance de l’Occident. Aux premiers troubles qui auraient lieu à Constantinople, à la première crainte d’une entreprise des flottes de France et d’Angleterre, l’escadre russe franchit le Bosphore avec douze mille hommes de troupes de terre ; d’un autre côté, un corps de soixante mille hommes franchit le Danube et le Balkan et se place à Andrinople. Cependant à Paris et à Londres on délibère, on rédige des notes. L’empereur de Russie toutefois est trop sage pour songer à la possession prématurée de Constantinople, qui pourrait être funeste à la Russie méridionale en arrêtant le développement des richesses qui s’y créent aujourd’hui : la Russie ne pense maintenant qu’à s’assurer une libre navigation. Si les passages du Bosphore et de l’Hellespont avaient une ou deux lieues de largeur, peu de personnes à Saint-Pétersbourg songeraient à la conquête de Constantinople ; mais comme ces passages étroits sont des postes qui ferment toute une mer, il faut s’en assurer. Si les Russes s’emparaient des Dardanelles, l’Europe ne pourrait les reprendre. Le duc de Raguse trace, à ce sujet, le plan hypothétique d’une campagne, et s’attache à démontrer que l’avantage resterait au premier occupant. Il faut donc que l’Europe s’accoutume, dès à présent, à l’idée que la Russie doit posséder une influence décidée à Constantinople, qu’elle occupera cette ville quand elle le voudra ; que si elle le veut un jour, c’est qu’elle y sera forcée, mais qu’elle diffèrera autant qu’elle pourra le moment de cette conquête.

Le duc de Raguse, ayant mis à la voile pour les Dardanelles, passa en vue de la presqu’île de Sizique, dont le nom et l’histoire remontent à la tradition des Argonautes, et devant l’embouchure du Granique, de ce ruisseau devenu célèbre, parce qu’il fut le point de départ des triomphes d’Alexandre. Arrivé aux Dardanelles, il fit une course dans la plaine de Troie. Il se plut, avec Homère et l’ouvrage de Le Chevallier, à reconnaître tous les lieux décrits et marqués dans l’Iliade, le camp des Grecs, les tombeaux d’Achille et de Patrocle, les ruines du temple consacré à Minerve, le tombeau d’Antiloque, le Scamandre, le Simoïs, le lieu où s’élevaient les portes de Scées, par lesquelles sortaient les Troyens. Le voyageur alla ensuite évoquer d’autres souvenirs en visitant les ruines d’Alexandria-Troas, création d’Alexandre, et la plus grande, après Alexandrie d’Égypte, des dix-huit villes de ce nom que le Macédonien fit bâtir. Alexandria-Troas paraît avoir joui d’une grande splendeur ; elle fut fidèle aux Romains dans leur guerre contre Antiochus, et reçut les mêmes priviléges que les villes d’Italie. Il y a quarante ans, des ruines magnifiques existaient encore ; mais la plus grande partie a été employée à des constructions faites à Constantinople et aux Dardanelles. Après cette exploration de la colonie d’Alexandre, le maréchal se rendit à son bâtiment qui l’attendait sur la côte ; il avait, à peu de distance, l’île de Ténédos, placée comme un point d’observation en face de l’embouchure de l’Hellespont, et Lemnos qu’il désigne comme destinée à devenir le boulevard de l’Occident et le point d’appui de la puissance maritime qui tiendra un jour en échec les forces de la Russie, au débouché de ces passages.

Smyrne, qui fut la première station du voyageur se dirigeant vers la Syrie, a une origine antérieure aux siècles historiques. On dit qu’une Amazone fonda la ville, et lui donna son nom qu’elle n’a jamais perdu. Les Lydiens la détruisirent ; Alexandre la rebâtit. Sous les Romains, elle fut florissante. Strabon, cité par le maréchal, l’appelle la plus belle de toutes les villes, et les successeurs d’Auguste la couvrirent d’une protection spéciale. Dans le xie siècle, elle tomba au pouvoir des musulmans, puis elle retourna sous la domination des empereurs grecs. En 1402, Tamerlan, qui ravageait l’Asie, parut devant Smyrne et s’en empara en quatorze jours. Elle devint bientôt après la conquête de Mahomet Ier, et elle est restée depuis ce temps incorporée à l’empire ottoman dont elle est, pour ainsi dire, l’unique place de commerce. Placée au milieu des pays les plus fertiles, elle est le lieu naturel par lequel les exportations doivent s’opérer, elle est sur la route la plus fréquentée et la plus courte qui mène dans l’intérieur de l’Asie. La population est composée de Turcs, de Grecs, d’Arméniens, de Juifs et d’Européens. Les femmes y sont d’une beauté ravissante, et l’esprit grec y domine.

Le maréchal aurait voulu visiter Scio, mais une quarantaine qu’il aurait fallu subir le fit renoncer à ce projet. Cette île, dont le développement est de cent vingt milles environ, est dominée à son centre par une montagne élevée, sans culture et même sans végétation ; mais elle a de fertiles vallées, et des vignes qui produisent un vin célèbre ; aussi exquis aujourd’hui qu’il l’était dans l’antiquité. C’était le vin de César. La population de Scio avait été nombreuse et riche jusqu’à la guerre de l’indépendance hellénique, et jusqu’aux horribles massacres de 1826. N’ayant point fait à Scio la station projetée, le voyageur se dirigea sur Scala-Nuova, petite bourgade, port de commerce, aux environs duquel sont les ruines d’Éphèse.

Ass-Éalout n’est pas l’ancienne Éphèse, quoi qu’en aient dit plusieurs voyageurs ; il n’en était qu’une dépendance, l’un de ses faubourgs. Éphèse était bâtie sur une montagne qui forme un amphithéâtre d’une pente assez douce, elle avait un développement médiocre ; mais les accessoires en faisaient une des plus grandes villes de l’Asie. Le célèbre temple de Diane était situé au pied de la montagne, en face de la ville, en dehors de ses murs. Les ruines en étaient immenses ; les plus beaux débris ont servi aux mosquées de Constantinople. On sait que différens princes de l’Asie envoyèrent les vingt-sept colonnes qui décoraient le temple. Éphèse éprouva de grandes vicissitudes ; elle prit parti pour les Lacédémoniens contre les Athéniens ; Alexandre y rétablit la démocratie ; Annibal y vint conférer avec Antiochus. C’est surtout à Éphèse que furent massacrés les Romains que frappa la vengeance de Mithridate ; Auguste y éleva des temples à César ; saint Jean l’évangéliste et saint Paul y prêchèrent le christianisme. Vicissitudes humaines ! éternelle mobilité des choses ! rapidité fatale des idées, des empires et du temps !

Samos, l’île de Pythagore, dans le voisinage de laquelle vécut, à Pathmos, le poète de l’Apocalypse, a été admirablement décoré par la nature, car les montagnes et les rochers que l’on y voit, sont de marbre blanc ; la magnificence des temples et des palais y était plus facile qu’ailleurs. Dans l’antiquité, cette île était puissante sur mer, car elle eut jusqu’à cent vaisseaux propres au combat et portant cinquante rameurs. Entre les Athéniens et les Lacédémoniens, elle changea plusieurs fois de parti. Aujourd’hui elle compte à peine vingt mille habitans misérables : sa principale richesse consiste en des vins muscats très estimés, qui sont achetés au moment même de la vendange ; car le cultivateur est si pauvre, qu’il ne peut conserver son vin pour attendre qu’il ait acquis toute sa valeur.

Quand il eut quitté Samos, un vent fort et favorable fit aborder en peu de temps le voyageur sur la côte opposée du continent, dans une anse où il jeta l’ancre. Il se trouvait à peu de distance du lieu où était situé un temple d’Apollon, très célèbre dans l’antiquité et qui dépendait de la ville de Milet, bâtie sur les bords du Méandre, dont les eaux coulent dans le voisinage. Milet était une des plus importantes villes de l’Ionie, mais il ne reste plus d’elle que des ruines confusément dispersées sur un grand espace de terrain. Ville maritime, Milet avait autrefois quatre ports ; aujourd’hui la mer en est fort éloignée : d’immenses alluvions apportées par le Méandre, ont créé un nouveau pays. Les ruines du temple d’Apollon sont entières ; il faut en admirer la magnificence et, pour ainsi dire, la fraîcheur : on dirait qu’un tremblement de terre a bouleversé le temple, et que cette catastrophe date d’hier, ou plutôt on pense y reconnaître la main de l’homme. Le maréchal croit pouvoir assigner la ruine du temple de Milet à l’époque où Constantin, dans son zèle barbare pour la religion chrétienne, ordonna la destruction de tous les temples du paganisme. Les passions de l’homme n’ont pas moins de puissance que le temps, pour renverser ce qui est debout.

Rhodes, où aborda le voyageur après avoir salué Cos, la patrie d’Hippocrate, et jeté un regard sur la côte de Gnide où Vénus avait un si voluptueux temple, vit sa gloire éclipsée, il y a trois cent quinze ans, quand les chevaliers de saint Louis, défenseurs de la chrétienté contre les Turcs, furent contraints d’abandonner une conquête qu’ils avaient possédée pendant deux siècles. Mais il semble qu’hier seulement a cessé leur puissance ; la rue des Chevaliers est intacte, la porte de chaque maison est ornée des écussons de ceux qui les ont habitées les derniers. Le maréchal, en se promenant dans cette rue silencieuse, pouvait se croire entouré des ombres de ces illustres porte-glaives. Rhodes, d’abord nommée par les Grecs Ophieuse, ou l’Île des Serpens, reçut un autre nom de l’abondance des roses qui s’y trouvaient. Du temps des Grecs, elle était maîtresse des mers voisines par sa puissante marine. Sa population s’élevait à quinze cent mille ames. Les califes s’en emparèrent, puis elle retourna à l’empire grec. Les Vénitiens la conquirent, mais ils en furent chassés par Jean Ducas. L’empereur Andronic n’y possédait plus qu’un fort, quand Foulques de Villaret, grand-maître de l’ordre de Saint-Jean, qui, chassé de la Terre-Sainte et de la Syrie, s’était réfugié à Chypre, eut la pensée de devenir maître de Rhodes : Philippe-le-Bel lui prêta secours, et en 1310 Rhodes tomba entre les mains de l’ordre de Saint-Jean. Mahomet II, qui avait conquis Constantinople, l’assiégea sans succès en 1480. En 1520, Soliman II s’en empara après un siége de près de six mois, et une résistance de la part des chevaliers, dont les observations militaires du duc de Raguse diminuent un peu la gloire. N’ayant pu s’arrêter à visiter toute la rive méridionale de l’Asie-Mineure, le voyageur cingla directement vers la Syrie, et arriva à Beyruth, l’ancienne Beryte.

Colonie de Sidon, Beryte devint une colonie romaine sous Auguste, et la ville la plus florissante de la Phénicie. À la fin du ive siècle, un tremblement de terre la renversa ; relevée, elle fut prise par le Sarrasin, enlevée par Baudoin, roi de Jérusalem, reprise par Saladin. Le sultan Amurath IV y vainquit l’émir Fakhr-Eddyn, prince des Druses, et depuis ce temps Beyruth appartient à l’empire ottoman. Elle a aujourd’hui une population de huit à dix milles ames. C’est l’échelle de la partie centrale de la Syrie et le port par lequel Damas, qui est la place d’entrepôt, et sert d’intermédiaire au commerce de l’Europe avec l’Asie, fait ses expéditions et reçoit ses marchandises. Le duc de Raguse n’y trouva pas populaire le nom de Méhémet-Ali, dont l’administration était l’objet d’une critique amère. La Syrie résiste au despotisme du réformateur ; l’Égypte est plus docile.

La chaîne du Liban, que se préparait à parcourir le maréchal, s’étend parallèlement à la côte. Elle prend naissance auprès de Tripoli et finit près de Saïde, l’ancienne Sidon. Les forêts de cèdres si vantées dans l’Écriture, qui servirent à construire les flottes de Tyr et le temple de Jérusalem, ont disparu. Des roches nues et âpres s’offrent partout à l’œil. Mais une population active et intelligente habite les montagnes, et les fait aussi fertiles qu’elles peuvent l’être. La population de la chaîne du Liban s’élève à quatre cent mille ames ; trois races la composent, les Ansariés, les Druses et les Maronites. Les Ansariés sont idolâtres ; les uns professent le culte du soleil, les autres celui du chien. Les Maronites sont des chrétiens séparés de l’église grecque. Les Druses mêlent ensemble quelques idées du Coran, de l’Évangile et du système de la métempsycose.

Les deux versans de la chaîne du Liban forment un contraste remarquable. À l’occident, des sources, de la végétation, des habitans nombreux, de la culture ; à l’orient, la stérilité et le néant. C’est ce versant si ingrat qui conduit à Balbek, situé au-delà de la vallée, au pied de l’Anti-Liban, et qui se dresse devant le voyageur par des ruines hautes et blanches. Une plaine immense se déroule devant l’œil. Balbek est une des plus anciennes villes de l’Asie. Dès la plus lointaine antiquité, elle possédait un temple dédié au soleil. Balbek en syriaque, Héliopolis en grec, signifient ville du soleil. L’ancien temple ayant été détruit, le nouveau fut élevé sous le règne d’Antonin le Pieux. Les inscriptions déterminaient l’époque d’une manière précise ; mais le style de l’architecture suffisait à l’indiquer. Si vous avez vu à Rome, près du Forum, ce qui reste du temple d’Antonin et de Faustine, vous connaissez les débris du temple de Balbek. Au surplus, suivant le témoignage du duc de Raguse, la description de Volney est tellement exacte, qu’elle ne laisse plus rien à dire.

La chaîne de l’Anti-Liban, qu’il faut traverser pour arriver à Damas, s’abaisse beaucoup dans cette partie et ne forme qu’un plateau élevé, sillonné par quelques ravins ; son versant oriental est incomparablement plus beau que l’autre. Il est remarquable que dans les deux chaînes parallèles du Liban et de l’Anti-Liban, les deux versans stériles se regardent, et que les deux versans fertiles soient opposés. La Cœlé-Syrie est ainsi renfermée entre deux lignes de montagnes sèches et arides.

En approchant de Damas, et pour éviter un circuit inutile, on gravit une colline de rochers calcaires, d’une élévation médiocre, et l’on aperçoit Damas au pied des montagnes qui bordent la plaine à l’occident et au nord. Le voyageur est transporté en découvrant cette vaste oasis qui apparaît tout à coup à l’entrée d’une plaine sans limites. La ville est belle, pour une ville turque. La population est d’environ cent mille ames ; les bazars sont grands, mais presque uniquement remplis de marchandises étrangères ; l’industrie a disparu de cette ville où elle florissait autrefois. À Damas sont les plus belles maisons de l’Orient : de grandes salles revêtues de marbre blanc, avec des jets d’eau, de belles cours bien plantées, qui sont presque des jardins, y sont assez communes.

Le gouverneur de la Syrie, Cherif-Pacha, compatriote et parent de Méhémet-Ali, bon petit Turc, suivant l’expression du duc de Raguse, lui fit un fort obligeant accueil. Il lui offrit de passer en revue les troupes qui étaient à Damas, et qui étaient composées de deux régimens. Le maréchal accepta, il était curieux de voir sous les armes les troupes égyptiennes qui ont battu les Turcs. Ces troupes lui parurent avoir peu d’instruction et ne justifièrent que médiocrement l’idée qu’il s’en était formée. Cependant l’Égyptien peut devenir un excellent soldat : il est sobre, bon marcheur, brave, susceptible d’enthousiasme et plein d’amour-propre. À ce propos, le duc de Raguse, par une digression que nous recommandons aux militaires et aux hommes politiques, trace un tableau de la campagne que fit en 1832 Ibrahim-Pacha contre les Turcs. La bataille de Koniéh, où les forces de l’armée turque, qui étaient triples de celles de l’armée égyptienne, ne purent la préserver d’une entière défaite, eut un effet immense dans toute la péninsule de l’Asie : si le lendemain de la victoire, Ibrahim-Pacha eût marché sur Constantinople, son apparition à Scutari opérait une révolution, le gouvernement turc s’écroulait. Mais l’armée égyptienne perdit du temps, et l’intervention de l’Europe vint l’arrêter à Kutahiéh ; des négociations s’ouvrirent ; une division russe arriva dans le Bosphore et campa sur la côte d’Asie : le sultan fut sauvé, et le traité de Rustaich mit fin à la guerre.

Jérusalem fut, après Damas, l’objet de la curiosité du voyageur. Pour s’y rendre, il parcourut la Syrie dans toute sa longueur. Le Jourdain servait autrefois de limite au royaume latin de Jérusalem, du côté de Damas, et formait sa frontière militaire. Le fleuve est très peu large, mais il a une grande profondeur : on peut le comparer à la Seine, au-dessus de la ville de Troyes. On le passe sur un fort beau pont, qui a trois arches en ogive, et d’une architecture gothique. Tibériade n’est plus aujourd’hui qu’une réunion de cabanes infectes qui tombent en ruines. Nazareth est moins misérable ; cette petite ville compte quelques milliers de chrétiens et quelques Turcs, population considérable pour le pays. La plaine d’Esdrelon est fertile, mais à peine si la cinq-centième partie de sa surface est cultivée. Naplouse, l’ancienne Samarie, parle agréablement aux yeux, vue de loin ; mais son aspect est repoussant quand on pénètre dans son enceinte ; elle n’offre que misère et saleté. En approchant de Jérusalem, on croit entrer dans le domaine de la mort.

M. le duc de Raguse a le bon goût de ne pas décrire en détail des lieux sur lesquels M. de Châteaubriand a laissé son empreinte immortelle : il ne nous livre que ses impressions personnelles, qui sont sincères et raisonnables ; il parle des lieux saints, du christianisme, de son fondateur, avec respect et simplicité ; c’est un honnête homme, un soldat, qui vénère, sans superstition, ce que l’humanité a toujours déifié, le dévouement et la vertu. Il se plaint des moines, dont l’esprit borné et la foi aveugle dégradent, par de folles légendes, la grandeur de la réalité ; témoin le père Camille, qui voulait montrer au maréchal le tombeau d’Adam, le premier homme.

Ibrahim-Pacha venait d’entrer à Jérusalem quand le duc de Raguse y revint, après une excursion dans les environs. C’est un homme de quarante ans, d’une extrême corpulence, mais actif, infatigable, gai, fin, spirituel. Il questionna beaucoup le maréchal sur Napoléon, et sur les campagnes qu’il avait faites avec l’empereur ; il parla des siennes, en Syrie et dans l’Asie Mineure, avec beaucoup de modestie. Par son ordre, le voyageur reçut les plus grands honneurs à Jaffa, où, après un jour de repos, il s’embarqua pour Saint-Jean d’Acre.

Si Saint-Jean d’Acre se fût rendu au général Bonaparte, la Syrie était conquise, et les affaires du monde prenaient un autre cours. Plus de retour en France ; un empire français s’élevait en Orient. Mais la résistance de Saint-Jean d’Acre ramena l’armée française en Égypte ; le général en chef eut des nouvelles de l’Europe, le désir de revoir la France, et des vaisseaux pour y courir. Le duc de Raguse donne les raisons du peu de succès de nos armes contre cette ville. L’armée française, déjà peu nombreuse à son entrée en Syrie, avait éprouvé des pertes ; la peste la ravagea. La garnison, au contraire, reçut par mer des renforts qui la portèrent jusqu’à douze mille hommes, et devint plus forte que l’armée qui l’attaquait. Quand Ibrahim-Pacha, en 1832, assiégea Saint-Jean d’Acre, il avait une armée nombreuse, un équipage d’artillerie complet, une escadre, des moyens immenses, et encore il resta six mois devant cette place. Cette ville est d’une extrême importance pour Méhémet-Ali ; elle est centrale, elle est maritime, elle peut servir de refuge, en cas d’évènemens malheureux ; sa position est formidable, sa célébrité donne un grand ascendant à celui qui la possède : le maître de l’Égypte ne saurait prodiguer trop de soins à la fortifier encore.

Que l’ame d’un homme doit être profondément remuée, quand il lui arrive, à trente-six ans de distance, de revenir au théâtre illustre où il a déployé l’activité de sa jeunesse ! Il retrouve les charmes et les voluptés de l’action qui firent bouillonner son sang ; ce n’est plus le vieux et sombre guerrier, c’est le jeune homme plein d’ivresse et d’audace, ne doutant ni de l’avenir, ni de lui-même, et voulant s’emparer du bonheur et de la gloire avec une indomptable énergie. Que sera-ce, si l’intervalle écoulé entre les deux venues sur une terre fameuse a été rempli par des évènemens publics et des accidens personnels d’une grandeur inouie et d’une variété foudroyante ! L’ame du maréchal a dû être traversée par de pathétiques émotions à la vue de l’Égypte : il en parle avec une simplicité qui est une preuve nouvelle de leur profondeur. Méhémet-Ali, quand le duc de Raguse arriva à Alexandrie, était au moment de partir pour le Caire. Déjà il avait quitté la ville ; mais il revint exprès, et visita le maréchal dans un château sur le bord de la mer, où ce dernier faisait une quarantaine de sept jours. Comme c’était la première fois que Méhémet-Ali rendait visite à un Européen, la sensation fut grande dans tout le pays. Méhémet-Ali est de petite taille ; la finesse et l’énergie frappent dans ses traits, qui sont beaux, et dont l’expression est relevée par une superbe barbe blanche ; il a le regard perçant, la physionomie mobile, des mœurs enjouées, de la gaieté, de la bienveillance, une rare connaissance des hommes, une force de volonté qui surmonte ou brise tous les obstacles, l’instinct des grandes choses ; le goût de leur imitation ; point d’études, pas de science acquise ; un génie naturel, pratique. Quand le maréchal le vit, il avait soixante-cinq ans ; sa forte constitution ne redoute aucune fatigue. Le premier emploi que fit le voyageur de sa liberté fut d’aller présenter à Méhémet-Ali ses remerciemens. Leur entretien fut fort long. Prévenu du caractère du pacha, le duc de Raguse lui parla sans détour et sans crainte de lui déplaire, combattant ses idées quand il ne pouvait les adopter. Méhémet prit très bien cette franchise, et fit promettre à son interlocuteur qu’au retour du voyage qu’il allait exécuter en Égypte, il ne lui épargnerait pas les observations critiques qui pourraient l’éclairer.

Le maréchal prit possession d’une jolie maison, située dans l’enceinte dite des Arabes, au pied même du fort principal, qui est un ouvrage de sa jeunesse ; il se trouvait dans des lieux bien connus, car il avait commandé à Alexandrie et dans toute cette partie de la Basse-Égypte, depuis le mois de novembre 1798 jusqu’au mois d’août 1799. Alexandrie a deux ports séparés par un isthme que forment des attérissemens : elle contient aujourd’hui quarante mille ames ; autrefois sa population ne s’élevait pas au-dessus de dix mille ; voilà le fruit des efforts pour relever la culture, et pour créer la navigation et l’industrie. Après avoir satisfait sa curiosité pour les fortifications qu’il avait construites lui-même, il y a trente-six ans, le voyageur alla examiner un des travaux les plus importans de Méhémet-Ali, le canal qui établit la communication entre le Nil et le port d’Alexandrie.

Si à l’embouchure de toutes les rivières, leur cours est ralenti par le choc de leurs eaux avec celles de la mer, nulle part la barre n’est si forte qu’aux bouches du Nil, parce qu’aucun fleuve n’a des eaux aussi chargées de limon ; aussi les dangers de la navigation sont grands quand la mer est agitée. Le pacha s’est déterminé à établir une communication navigable et directe entre le port d’Alexandrie et le Nil. Le canal, malgré les défauts dont le duc de Raguse fait une critique détaillée, satisfait en grande partie aux besoins du moment, en facilitant l’exportation des produits de l’Égypte, et, de plus, en amenant constamment les eaux douces autour d’Alexandrie, il est le principe d’une végétation active qui a remplacé la stérilité.

Au-delà du canal est le plus grand des jardins de cette contrée, qui appartient à Ibrahim-Pacha ; puis on aperçoit une immense surface brillante : ce sont des salines naturelles, qui se sont formées dans l’emplacement de l’ancien lac Maréotis. Dans cette exploration des lieux, le maréchal reconnut les moyens de fortifier plus encore Alexandrie, et il communiqua au pacha et à ses ingénieurs ses vues et ses idées sur ce grand intérêt. Il entretint aussi Méhémet sur la situation de la Syrie, s’attachant à lui faire sentir les différences qui distinguent ce pays de l’Égypte. En Syrie, la population est accoutumée à la résistance ; elle est retranchée dans des montagnes où chaque village peut se défendre. L’Égypte, au contraire, est un petit pays qu’on parcourt dans tous les sens avec facilité : on peut sans peine le maintenir dans l’obéissance, ou l’y faire rentrer. La population est soumise et laborieuse. L’Égypte peut, sans danger, être surchargée d’impôts : sa richesse et sa docilité le permettent ; en Syrie, tout est péril, et ses produits, quoi qu’on fasse, seront toujours bornés. Il faut donc conduire ce dernier pays par l’opinion, par les intérêts, par le sentiment de son bien-être ; il faut le ménager pour le recrutement et ne pas vouloir y établir un monopole qui amènerait la désaffection et la révolte. Méhémet-Ali parut goûter ces conseils et d’autres encore sur l’organisation des troupes syriennes.

Voici quelque chose de merveilleux : en 1828, il n’existait sur la presqu’île d’Alexandrie qu’une plage aride et déserte ; en 1834, cette plage est couverte par un arsenal complet, bâti sur la plus grande échelle, par des cales de vaisseaux, des ateliers de tous les genres, des magasins pour les approvisionnemens, une corderie de mille quarante pieds de longueur. Des ouvriers nombreux, tous Égyptiens, remplissent les chantiers. Je ne crois pas, dit le duc de Raguse, que l’histoire du monde ait jamais présenté dans aucun temps rien de pareil. Cette louange n’est pas exagérée, quand on voit que de cet arsenal, dont les fondations datent de six ans, il est sorti dix vaisseaux de ligne de cent canons, sans parler des frégates de divers rangs, des corvettes et des bricks, qui portent la flotte à plus de trente bâtimens armés. Et cependant le pays n’avait ni bois, ni fer, ni cuivre, ni ouvriers, ni matelots, ni officiers ; mais il avait pour maître un homme d’une volonté indomptable, Méhémet-Ali, qui, sachant se servir des talens insignes de M. de Cerisi, ingénieur-constructeur de la marine, passait ses journées entières au milieu des ouvriers, et prodiguait son temps, sa vie, ses ressources, à la passion d’obtenir ces prodigieux résultats. La création de l’arsenal d’Alexandrie donne une idée de la fondation des villes et des sociétés antiques : on comprend comment la volonté peut élever les murailles, les palais et les cités. M. de Cerisi donna au maréchal des détails curieux sur le caractère des Arabes. Sobres, aimant le repos, ils sont néanmoins capables d’une grande activité : leur complexion nerveuse s’exalte facilement ; quelquefois ils se découragent, mais bientôt leur énergie reparaît, et ils se retrouvent tout entiers. Seulement, dans leur langueur, il ne faut pas les maltraiter, les punir, mais il faut savoir attendre leur réveil. Cette organisation ne rappelle-t-elle pas un peu la trempe du soldat français ? Le maréchal n’a pu fermer les yeux à cette ressemblance.

Le véritable chef de l’escadre égyptienne, celui qui l’a créée, est un Français, M. Besson, qui est vice-amiral et major-général du pacha, dont il possède toute la confiance. Il a formé et dressé les équipages avec une promptitude inouie. Les vaisseaux naviguent et manœuvrent avec régularité, et tiennent des croisières dans les mers étroites et dangereuses qui baignent les côtes de l’Asie-Mineure, de la Syrie et de l’Égypte. Cette marine a, et avec raison, le sentiment de sa supériorité sur celle des Turcs.

En revoyant le mouillage et la côte d’Aboukir, le maréchal discute les travaux qui seraient nécessaires encore, afin que la place d’Alexandrie ne soit plus attaquable d’aucun côté par une armée de débarquement. Cette rade lui rappelle aussi le combat naval qui eut une si grande influence sur le sort de l’armée française et sur celui de l’Égypte. Quand Bonaparte apprit cette funeste nouvelle, il resta calme. « Nous voilà séparés de la mère-patrie, dit-il, sans communications assurées avec elle ; il faudra savoir nous suffire à nous mêmes. L’Égypte offre d’immenses ressources : nous les développerons… La grande affaire pour nous, c’est de préserver l’armée d’un découragement qui serait le germe de sa destruction. Sachons nous élever au-dessus de la tempête, et les flots seront domptés. Nous sommes peut-être destinés à renouveler la face de l’Orient, à placer nos noms à côté de ceux les plus illustres de l’histoire ancienne et du moyen-âge. »

C’est à Alexandrie que le pacha a fixé sa résidence d’été ; il y passe au moins six mois chaque année : l’hiver, il habite le Caire. Dès le matin, Méhémet sort de son harem et s’établit dans son divan : là il est accessible à tout le monde. Les consuls-généraux entretenus en Égypte par les diverses puissances de l’Europe forment le corps diplomatique du pacha et habitent toujours la même ville que lui. Leur position n’est pas sans éclat dans Alexandrie, la ville d’Orient où l’on retrouve le plus les mœurs de l’Europe et le plus grand nombre d’Européens.

On conçoit l’empressement du voyageur à parcourir l’Égypte : Fouéh, ville du Delta, fut sa première station sur le Nil, dont l’aspect le frappa d’admiration, comme s’il n’avait jamais contemplé ce fleuve magnifique. En naviguant sur ses eaux, il se rappelait les impressions de sa jeunesse, et l’aspect différent sous lequel le pays s’offrait à ses yeux le surprenait. Les palmiers qui décorent les villages étaient plus nombreux jadis ; les maisons n’étaient plus surmontées, comme autrefois, de colombiers d’une architecture bizarre et jolie ; une quantité prodigieuse de coton a remplacé les céréales ; enfin le ciel semble moins pur, et les pluies sont plus fréquentes. Des souvenirs militaires attendaient le maréchal à Chebrêrys, où l’armée d’Égypte se trouva la première fois en face des Mamelouks : puis il alla visiter les ruines de l’ancienne Saïs, située dans le Delta, dont Champollion a singulièrement exagéré la grandeur et la beauté ; mais il n’avait pas encore vu Thèbes et les pyramides.

Le Nil n’est plus un dieu pour les Égyptiens actuels ; mais, sans en faire une divinité, ils le mettent au-dessus de tout, car il est pour eux le principe de toute vie et de toute fécondité : leur bonheur est de parcourir ses eaux avec un vent favorable, ou de vivre sur ses rives, dans son voisinage. Les paysans demandaient aux Français que Bonaparte conduisit en Égypte s’il n’y avait pas de Nil en France. On leur répondait : « Nous en avons cinquante. » Alors ils répliquaient « Qu’êtes-vous donc venus faire ici ? » C’est ce grand fleuve, que les Arabes appellent la mer, dont Méhémet-Ali veut se rendre maître, et dont il veut régler les mouvemens et les irrigations.

Le barrage du Nil est un problème à résoudre dont les conditions sont : 1o  d’arroser, en tout temps, trois millions huit cent mille feddams de terrain ; 2o  d’alimenter, au moment des crues, les grands bassins d’inondation situés dans l’intérieur, depuis le Caire jusqu’à la mer ; 3o  de conserver la navigation dans les deux branches du Nil. Tel est le but que doit atteindre le plus grand travail hydraulique que les anciens et les modernes se soient encore proposé. Les plans sont dressés ; un Français, M. Linan, assisté d’autres Français, a rédigé le projet et doit présider à son exécution. La nature permettra-t-elle à l’homme tant de gloire et un si éclatant triomphe sur elle-même ?

Arrivé au Vieux-Caire, le maréchal fut reçu par Soliman-Pacha, Français dont le nom est Selves, né à Lyon, et qui avait servi sous ses ordres. Selves commença sa vie par être marin ; puis il passa dans l’armée de terre, servit dans le 6e  de hussards sous le colonel Pajol, fit, comme officier, la campagne de Russie, remplit pendant la retraite les fonctions d’officier d’ordonnance du maréchal Ney, fut, en 1814, remarqué par l’empereur, était en 1815 attaché à l’état major du maréchal Grouchy, et comme il ne put entrer dans la garde royale, il quitta la France en 1817 pour se rendre en Perse ; mais en traversant l’Égypte, il y fut retenu par Méhémet-Ali. Il a fait des Orientaux des troupes régulières, et par la pratique il est devenu lui-même un homme supérieur. Il a deviné la grande guerre ; il parle le turc et l’arabe avec facilité ; voilà un officier de fortune qui fait honneur à la France. L’hôte de Soliman-Pacha trouva le Caire fort embelli. Ibrahim-Pacha a bâti un magnifique palais sur les bords du Nil, et couvert d’arbres l’île de Rondah, située en face, dont une grande partie est distribuée en jardins, à la manière européenne. Dans l’intérieur de la ville, la rue principale qui conduit à la citadelle a été élargie. Sur la place de l’Ezbékick, le maréchal se rappela Bonaparte passant la revue de ses légions, il reconnut la maison qui fut sa demeure et le lieu où Kléber fut frappé.

L’Égypte a eu tour à tour différens siéges de sa grandeur : Thèbes d’abord, puis Memphis, Saïs, Alexandrie, Fortat, sous les Arabes, le Caire aujourd’hui, qui est le centre de la puissance de Méhémet-Ali, de tous les souvenirs et de tous les élémens qui doivent faire de l’Égypte un empire. Deux cent cinquante mille habitans sont agglomérés au Caire.

La citadelle, l’école d’artillerie, l’école des élèves, composée de trois cent quatre-vingt-onze jeunes gens, ont obtenu les suffrages du voyageur. Il passa en revue une brigade d’infanterie qui manœuvra pendant trois heures devant lui, dans la plaine de Lakoubéh, non loin des tombeaux des kalifes, et près de celui de Malek-Adel, frère de Saladin. J’eus lieu d’être extrêmement content, dit le maréchal. Voilà pour la puissance militaire. L’industrie n’a pas été l’objet de moins d’efforts, comme l’attestent une fabrique de draps, une fabrique de coton et de toile, une fonderie, une manufacture de poudre. Mais c’est l’établissement d’Abou-Zabel, situé à six lieues du Caire, qui excite vraiment l’admiration du voyageur ; cet établissement est la création d’un médecin français, le docteur Clot, qui a groupé autour d’un hôpital militaire un jardin botanique, un amphithéâtre d’anatomie, un laboratoire de chimie, et une salle de physique. Les professeurs sont Européens, et de jeunes interprètes transmettent en arabe aux élèves l’enseignement, qui est fait en français. Le duc de Raguse a assisté à tous les cours ; la transmission de l’enseignement lui a paru rapide et bien comprise par ceux auxquels elle s’adressait.

L’administration aboutit dans tous ses détails à Méhémet-Ali, qui entre dans la connaissance de chaque chose, et sans l’ordre duquel rien ne se fait. Une ligne télégraphique lui fait connaître en peu de momens ce qui se passe à Alexandrie et sur d’autres points de la côte. Une correspondance journalière lui apporte en vingt heures ses dépêches d’Alexandrie ; elles sont confiées à des piétons. Dans le conseil d’état se traitent toutes les grandes affaires d’administration ; mais on dit que les membres en sont médiocres. Méhémet-Ali a divisé l’Égypte en cinq grands gouvernemens dont les chefs ont le titre de Moudirs ; viennent ensuite les provinces, les arrondissemens, les cantons et les villages.

La propriété a toujours été incertaine en Égypte ; jamais elle n’a eu des bases fixes comme dans l’Occident. Comme l’eau fait toute la valeur de la terre, puisqu’elle apporte les élémens de sa végétation, le propriétaire de l’eau du Nil est le véritable propriétaire des terres, et ce propriétaire est le gouvernement. Voici le système adopté par Méhémet-Ali. Le chef de culture, assisté par le cheik-elbeled de chaque village, fait tous les ans la répartition des terres à cultiver par les habitans, puis on détermine la culture qui leur sera appliquée. La doura est abandonnée à la famille pour sa nourriture. Quant aux autres produits, ils sont divisés en deux classes : les blés, l’orge, les légumes, les graines de trèfle, appartiennent au cultivateur, sauf la quantité que demande le pacha, et qui change chaque année. Habituellement c’est la moitié ou les deux tiers de la récolte. Mais le reste, — c’est-à-dire le riz, le coton, le sucre, l’indigo, l’opium, la garance, est exclusivement réservé au pacha. Il est défendu au cultivateur, sous les peines les plus graves, d’en retenir la plus petite quantité. Toutes ces denrées sont portées dans les magasins publics et reçues au compte des fellahs au taux réglé par le pacha, taux qui ne dépasse jamais les deux tiers du prix marchand. Le fellah doit au pacha le miry, qui est l’impôt ou le prix de location des terres. Cette somme est fixée d’après la classe de la terre. Le fellah paie encore un impôt personnel ; son bétail est aussi imposé. Les barques du Nil le sont également. Le fellah est obligé de prendre dans les magasins publics tout ce qui lui est nécessaire, habillement, chemises, manteaux. C’est le pacha qui lui vend les semences pour la culture, les bœufs, la voile et les agrès de son bateau, jusqu’à la natte sur laquelle il dort. Un compte est ouvert par les percepteurs des villages à chaque habitant ; tous les quatre ans on fait la balance. Si le fellah est constitué débiteur, on le poursuit ; s’il est créancier, on retient la somme qui lui revient pour être la garantie des paiemens des autres fellahs de son village, ou de tout autre fellah qui serait débiteur. Un vaste système de solidarité embrasse toute l’Égypte, solidarité des individus du même village, solidarité des villages du même canton, solidarité des cantons de la province. En outre, les villes sont soumises à des impôts de consommation qui portent à peu près sur tout. Méhémet-Ali n’a pas non plus oublié d’imposer l’industrie ; il a trouvé le moyen de l’atteindre, quelle qu’elle soit. Tel est le système qui a exagéré le monopole et le despotisme au-delà de toute mesure.

Sans doute, l’autorité du pacha était nécessaire pour introduire et faire prospérer la nouvelle culture ; mais Méhémet-Ali eût dû admettre les cultivateurs au partage d’une portion des avantages qu’il en retire, en leur payant à un prix plus élevé les denrées qu’il en reçoit. Cette solidarité dont nous avons parlé ruine le cultivateur et n’enrichit pas l’état ; elle a arrêté l’accroissement de la production en détruisant tout intérêt de travail et de plus-value. On conçoit que Méhémet-Ali, obligé à d’énormes dépenses, demande le plus d’argent possible à des moyens extraordinaires ; mais, à force d’avoir voulu grossir la source de ses richesses, il court le danger de l’avoir tarie lui-même.

Au-delà du Caire commence une autre Égypte, celle de la primitive histoire et des anciens jours. On laisse derrière soi la civilisation nouvelle avec ses richesses et ses produits, et les pyramides, qui, du Caire, vous apparaissent dans toute leur gloire, vous dénoncent que vous mettez le pied dans un autre monde. Quand vous marchez sur elles, on croirait qu’elles s’abaissent et que leurs dimensions s’amoindrissent ; mais cette illusion n’est que passagère, et quand vous les touchez, elles se dressent devant vous comme un géant de pierre, qui vous accable de son immensité.

Les pyramides ont été visitées et fouillées tour à tour par les divers conquérans de l’Égypte, par les Perses, les Grecs, les Romains et les Français. Les dégradations que ces monumens ont subies sont l’ouvrage des hommes beaucoup plus que celui des siècles. La seconde pyramide, qui est à peu près de la même grandeur que la première, a été ouverte par Belzoni. Comme dans la première, des couloirs rapides et étroits conduisent à une chambre sépulcrale où se trouvait un sarcophage dont le couvercle était brisé. Il renfermait des ossemens que l’on a jugé être ceux d’un bœuf, ce qui autoriserait à penser que le dieu Apis partageait quelquefois avec les rois d’Égypte la gloire d’avoir une pyramide pour tombeau. La troisième est d’une dimension beaucoup plus petite ; mais les matériaux qui ont servi à l’élever sont aussi beaux que ceux de la grande. Près de la seconde pyramide, dite de Céphren, étaient des constructions étendues qui appartenaient à un temple. À peu de distance et tout autour il y a encore plus d’une centaine de petites pyramides, dont plusieurs sont debout, d’autres renversées sur le sol. Toute la surface est couverte de tombeaux ruinés, et la montagne a été percée de puits qui servaient aux inhumations. C’est comme une immense ville de morts qui a recueilli les générations accumulées de la population de Memphis.

Après s’être donné le spectacle des Pyramides, le voyageur s’embarqua au village de Bedreqin pour remonter le fleuve. Il avait un grand désir de visiter le Fayoum, province séparée de la vallée du Nil, et pays à part ; mais le canal qui devait l’y conduire n’était pas praticable par la baisse des eaux, et sur terre la rupture d’une digue interrompait toute espèce de communication. Il fallut renoncer à cette excursion et se contenter de renseignemens que le duc de Raguse a lieu de croire fort exacts. On peut regarder comme certain que le Fayoum a été un désert aride jusqu’au moment où le roi Moéris fit exécuter les travaux nécessaires pour y conduire les eaux du Nil. Il n’a pas creusé un lac, mais ouvert un chemin par lequel les eaux sont venues remplir le bassin qu’avait disposé la nature. C’est cette plaine inclinée, connue anciennement sous le nom de Nome d’Arsinoé, qui compose le Fayoum actuel, dont la fertilité est la même qu’autrefois.

La Haute-Égypte fertile est, pour les trois quarts au moins, placée sur la rive gauche du Nil. Beny-Soueyf est bâtie de ce côté. Cette ville, dont l’aspect est fort agréable, est le point d’embarquement des produits du Fayoum. Elle a une manufacture de toile de coton qui compte neuf cents ouvriers. Au village de Niagara, le maréchal vit fuir devant lui la population : le pavillon turc de ses barques l’avait fait prendre, lui et ses compagnons, pour des agens du pacha qui venaient exécuter des levées de soldats, tant le recrutement inspire de terreur, car il s’empare arbitrairement de tous les hommes qu’il rencontre ; c’est une guerre, et c’est en faisant des prisonniers qu’on livre au pacha les levées dont il a besoin.

Au-dessus de Minieh, ville assez considérable où réside un Mamour, on commence à trouver la culture des cannes à sucre exécutée en grand. Montfalout est la résidence d’un Nazer. À ce point, la vallée du Nil s’élargit, les deux chaînes s’éloignent, et elle devient très belle. Syout, dont les environs sont aussi très rians, est journellement le théâtre d’un acte horrible qu’un usage barbare et une jalousie effrénée ont consacré pour la sûreté des harems. Trois cents individus mutilés en sortent chaque année, et ce sont des moines cophtes qui font ces eunuques.

Au-delà de Syout, la chaîne arabique se rapproche de nouveau du fleuve, et devient plus haute et très escarpée ; elle s’éloigne quelquefois, mais revient promptement. En face de la magnifique île d’Aoui, les deux chaînes de montagnes prennent un nouveau caractère ; elles sont plus hautes, plus raides dans leurs pentes, et également dépouillées. Mais la vallée et le fleuve gardent toujours leur magnificence. À Fahr, le pays redevient pauvre, inculte et désert. Les crocodiles apparaissent en grand nombre. Kénéh, l’ancienne Néopolis, est une ville fort importante et le point habituel de communication de la Haute-Égypte avec la côte d’Arabie. Une route conduit à Cosseïr, qui est le port de cette côte, et sert de relâche aux bâtimens qui entrent dans la mer Rouge.

Thèbes est voisine de Kénéh ; peu d’heures de navigation l’en séparent. C’est sur la rive gauche du Nil qu’était placée la plus grande partie de la ville. Les monumens dont on voit les restes sur cette rive sont un palais construit par le pharaon Menephtath Ier, père de Rhamsès-le-Grand (Sésostris) ; plus loin, le Memnonium, connu des anciens Égyptiens sous le nom d’Amenophi, son fondateur ; puis, le Rhamseïon, bâti par Sésostris ; au sud-ouest, le Rhamsès-Méiamoun ; enfin, en continuant au sud, une immense enceinte qui forme un tout complet et présente aujourd’hui des reliefs élevés et réguliers. Sur la rive droite et sur le bord du fleuve était un gigantesque palais composé de plusieurs parties ; on y trouve aujourd’hui les nombreuses cabanes du village de Louqsor. À trois quarts de lieue plus bas, on voit le plus grand de tous les palais, celui de Karnak, dont une description ne peut donner l’idée, et il est lui-même environné d’une suite de palais qui en sont comme les dépendances.

L’émotion du maréchal en face de ces magnifiques débris est vive et se communique au lecteur : sans avoir la pensée de décrire tous ces monumens après la commission d’Égypte et Champollion, le voyageur nous intéresse par la clarté de ses indications, et la sincérité de ses sentimens ; ses vues historiques sur l’ancienne Égypte sont pleines de justesse ; son admiration pour les monumens de Karnak est exprimée sans enflure ; leur grandeur infinie vous devient sensible, et le siècle de Sésostris semble reprendre de la vie sous la plume de ce lieutenant de Napoléon.

Dendérah, éloigné seulement d’une lieue de Kénéh, est placé sur la limite même du désert libyque dont les sables ont envahi tous les environs. Le temple a tout ensemble de la majesté et de l’élégance ; on voit qu’il a été construit en plusieurs fois. On ne peut pas le parcourir intérieurement dans son entier, à cause des décombres qui en remplissent une portion. On voit dans la partie supérieure l’emplacement du fameux zodiaque. Près de ce premier temple, il y en avait deux autres plus petits. On a plaisir à contempler ces monumens, même au sortir de Thèbes et de Karnak.

Le désert pouvait seul désormais attirer le voyageur, dont le cœur était plein des témoignages de la grandeur humaine. Il revint sur ses pas pour s’y engager. C’est à Minyeh qu’il quitta les bords du Nil. Il lui fallut renoncer au cheval pour le dromadaire, et prendre quelques leçons pour diriger cette nouvelle monture. Les Arabes sont bien les enfans du désert, car le désert les a faits ce qu’ils sont, et ils ont les qualités qui leur permettent de lui résister et d’y vivre. Voyager dans le désert, voilà leur destinée ; le temps n’est rien pour eux, et ils le laissent couler avec une patience inaltérable. Veulent-ils se soustraire à la tyrannie, ils fuient ; un espace infini est la garantie de leur liberté. Aussi il est interdit à l’Arabe de demeurer dans une maison ; il peut mener ses troupeaux sur de verts pâturages, mais il doit toujours poser sa tente sur le sable, afin que, suivant une de leurs paroles, il reste toujours un Arabe de toile et ne devienne jamais un Arabe de pierre. Après six jours de marche dans le désert, le maréchal arriva en vue de la mer Rouge et du mont Sinaï. Mais sur la côte de Ghébel-Ezer, il ne trouva pas le bâtiment sur lequel il comptait. Il résolut de se rendre à Suez, en suivant le bord de la mer. Chemin faisant, il se faisait raconter par les cheiks bedouins l’histoire de leur tribu, qui faisait partie de la nation des Maazes. Il campa en face du mont Sinaï, mont célèbre qui est le point culminant de toute la chaîne de l’Arabie Pétrée, que la mer entoure de trois côtés, et qui servit de tribune à un homme de génie pour promulguer sa loi.

Après avoir reçu l’hospitalité au couvent de Saint-Paul, qui contient trente-cinq moines, dont la moitié sont borgnes, le voyageur atteignit enfin Suez, l’ancienne Arsinoé. Le désert se prolonge jusqu’à la porte même de la ville. Autrefois Suez était le port par où se faisait le commerce de l’Inde. Maintenant la ville est réduite à quelques centaines de familles ou à douze cents habitans à peu près. Le duc de Raguse alla visiter les restes du canal qui liait anciennement la navigation du Nil avec celle de la mer Rouge. Pour rétablir cette communication intérieure, un ingénieur français, M. Lepere, a fait un projet dont l’exécution paraît aisée, et les avantages certains. Le rétablissement de ce canal semble préférable à un chemin de fer du Caire à Suez, dont l’idée a séduit Méhémet-Ali.

L’heure du retour avait sonné pour le voyageur. Le duc de Raguse passa encore quinze jours au Caire, pendant lesquels il fit part à Méhémet-Ali de toutes ses remarques durant son voyage dans l’intérieur de l’Égypte ; il discuta aussi avec Soliman-Selves le plan d’une organisation nouvelle pour l’armée ; enfin, il prit congé du pacha, comblé de procédés bienveillans, et partit sur une frégate égyptienne de soixante-quatre canons, dont le capitaine, un Circassien nommé Kousrow, avait ordre de lui obéir comme à Méhémet-Ali lui-même. Après huit jours de traversée, le maréchal entra dans le port de Malte, en présence de toute l’escadre anglaise commandée par l’amiral Rowley. Un mois après, il arrivait à Civita-Vecchia.

L’Égypte est de tous les pays parcourus par le maréchal celui que son itinéraire fait le mieux connaître et c’est aussi celui dont l’exploration est la plus curieuse tant pour son passé que pour les efforts de sa civilisation nouvelle. Par le récit du voyageur, on entre dans une connaissance intime de Méhémet-Ali, qui ne montre pas trop d’infériorité dans sa laborieuse imitation de Pierre-le-Grand. Il y a du génie dans cet homme, et, quoiqu’il se trompe dans plusieurs de ses moyens, il mérite l’admiration pour les choses, qu’il a déjà faites. Eh ! comment l’esprit politique de Méhémet et d’Ibrahim ne serait-il pas inspiré dans cette terre d’Égypte par les glorieux souvenirs qui les pressent de toutes parts ? C’est du territoire d’Alexandrie, dont il venait d’arrêter le plan, que partit Alexandre pour aller chercher le caractère divin dont il avait besoin. César s’est battu dans la ville fondée par le Macédonien pour défendre sa vie et pour garder l’empire du monde. Napoléon, commençant par où finirent Alexandre et César, plaça l’Égypte à l’entrée de sa gloire comme un phare lumineux. Tout, dans cette terre, est plein de la France et de l’empereur. Là, Bonaparte a passé, ici il a combattu, plus loin il a campé. Le maréchal, dans les notes de son itinéraire, livre pour la première fois à la publicité une admirable dépêche du général en chef, au directoire, en date du 10 messidor an vii, au quartier-général du Caire. Bonaparte, après avoir tracé l’état de situation de l’armée, continue ainsi : « La campagne de Syrie a eu un grand résultat. Nous sommes maîtres de tout le désert, et nous avons déconcerté pour cette année les projets de nos ennemis… Notre situation est très rassurante. Alexandrie, Rosette, Damiette, El-Arich, Catiéh, Salahiéh, se fortifient à force. Mais si vous voulez que nous nous soutenions, il nous faut d’ici à pluviôse six mille hommes de renfort ; si vous nous en faites passer en outre quinze mille, nous pourrons aller partout, même à Constantinople… S’il vous était impossible de nous faire passer ces secours, il faudrait faire la paix, car il faut calculer que d’ici au mois de messidor, nous perdrons encore six mille hommes… » Quelle précision ! quelle simplicité dans la grandeur ! Donnez quinze mille hommes à cet émule d’Alexandre, il va à Constantinople, et il en frustre l’ambition des successeurs de Catherine.

Le livre de M. le duc de Raguse prendra rang parmi les voyages qui servent de documens à l’homme politique, à l’historien, au philosophe. Sans doute cet itinéraire a beaucoup d’imperfections et de lacunes ; il n’y faut pas chercher cette ampleur de détails qui caractérise le voyage de Chardin dans la Perse, de ce marchand intelligent dont les descriptions charmaient si fort Montesquieu. Il serait injuste de demander aussi au maréchal l’érudition que Niebuhr, le père de l’historien de Rome, a montrée dans sa description de l’Arabie, non plus que l’éloquence exacte et enchanteresse de M. de Châteaubriand dans son Itinéraire de Jérusalem. Mais le Voyage du duc de Raguse, malgré ses défauts et ses omissions, malgré les préjugés de l’auteur qui appartient à l’école de la politique absolutiste, a une valeur et une utilité qui le séparent nettement des fades frivolités des touristes vulgaires.

La France peut prendre ce Voyage comme une enquête faite à l’étranger sur des sujets importans. Trois faits de premier ordre y sont mis dans une entière évidence : la position formidable de la Russie qui attend son heure et sa convenance pour s’incorporer Constantinople ; l’extrême décadence des Turcs et de l’empire ottoman ; le réveil de l’Égypte, de la Syrie et de la race arabe. Telles sont les données sur lesquelles doit opérer la politique française.

Il ne faut apporter dans les affaires ni précipitation, ni désespoir. Les périls qui menacent l’empire ottoman, loin d’inspirer à la France de la négligence et du dégoût, doivent l’exciter au contraire à lutter par tous les moyens contre l’ingratitude de la situation. Il importe que l’empire turc vive le plus long-temps possible. Les efforts de Mahmoud, les soins qu’il se donne à parcourir son empire[4], son ambition de le régénérer par les principes de la tolérance et par les ressources de notre civilisation, méritent les suffrages de la France, quels qu’en soient le succès définitif ; nous devons continuer jusqu’au dernier moment la politique de François Ier, et tout faire pour que la ville de Constantin, dont s’empara Mahomet II, onze cent vingt-cinq ans après sa fondation[5], demeure le plus long-temps possible sous la consécration et l’autorité de l’islamisme.

Mais, enfin, dans la prévision d’un dénouement inévitable sur les rives du Bosphore, n’avons-nous pas de brillans dédommagemens dans notre contact avec la race arabe, et dans notre position sur la Méditerranée ? Le traité de Rustaich, dans lequel sont intervenues les puissances de l’Europe, a fait entrer Méhémet-Ali dans le droit public européen, en le reconnaissant comme grand feudataire de l’empire ottoman. L’Égypte jouit maintenant d’une certaine indépendance légale. C’est donc à Alexandrie et au Caire qu’il faut reporter la prépondérance française qui régna si long-temps à Constantinople. Si le Turc apathique doit subir un jour le joug du Russe, l’Arabe intelligent doit devenir l’ami constant du Français, et de cette façon le monde politique aura son contre-poids. Voilà pourquoi la régence d’Alger nous est indispensable : il n’y a pas là de fantaisie, mais nécessité. Croit-on que, sans Sébastopol et la Crimée, la Russie serait puissante à Constantinople ? Nous ne pouvons être vraiment écoutés à Alexandrie, que si nos vaisseaux remplissent les ports d’Alger, de Bone et d’Oran.

Soutenir l’empire turc le plus long-temps possible, montrer à la race arabe que son meilleur allié, dans l’Occident, est le peuple et le génie de la France, exercer une grande autorité morale en Égypte, une domination réelle en Afrique ; voilà, pour ce qui regarde l’Orient, le thème de la politique française. Ces intérêts, bien que leur théâtre soit lointain, n’en ont pas moins une réalité très positive. La France doit toujours songer à l’Orient, Orientem componi, suivant l’expression de Tacite.


Lerminier.
  1. Paris, Ladvocat, 4 vol. avec atlas.
  2. 1774.
  3. Daciam Decibalo victo subegit (Trajanus), provinciâ trans Danubium facta in his agris, quos nunc Thaphali habent et Victophali, et Thervingi. Ea provincia decies centena millia in circuitu tenet. (Eutrop. Breviarum histor. rom., lib. viii, cap. 2. )
  4. Moniteur ottoman du 15 juillet 1837.
  5. Histoire de l’Empire ottoman, par M. de Hammer, t. ii de la traduction française.