Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/17
CHAPITRE XVII.
À notre lever, le 19 août, le soleil était déjà assez haut. Nous fîmes un bon déjeuner et nous nous rendîmes à Kamloups, qui est situé sur la rive opposée. M. Martin et M. Burgess, qui administraient en l’absence du négociant en chef, M. Mac Kay, nous reçurent avec la plus douce hospitalité. La première chose que nous fîmes après notre arrivée ce fut de nous procurer au magasin des vêtements complets pour chacun de nous ; puis, nous rendant à la rivière, nous y prîmes un bain délicieux. Nous jetâmes nos guenilles dans la Thompson et revêtîmes nos nouveaux habits. Alors nous pûmes, tout à notre aise, jouir de l’otium cum dignitate[1], et, en fumant nos bienheureuses pipes, nous enquérir des nouvelles, non pas du jour, mais de l’année écoulée. Depuis que nous étions hors du monde, il s’y était passé de grands événements. C’est alors que nous eûmes les premières nouvelles du mariage du prince de Galles, de l’insurrection polonaise, des probabilités de guerre entre le Danemark et la Prusse, et des progrès qu’avait faits la guerre civile d’Amérique. Ce plaisir que nous éprouvions à connaître ce qui s’était passé ne venait pourtant qu’au second rang. Quel est le comble du bonheur ? Nous le dirons après mûre réflexion, tout en sachant bien quel mépris cet aveu nous vaudra. Excellent philosophe, c’est la vérité ; chère madame, malgré vos lunettes et votre esprit fort, malgré vos bas d’azur, c’est la vérité : le comble du bonheur sur la terre, c’est de boire et de manger ! Allons ! soyez calmes, dévots aigris, ecclésiastiques sans charité, vous tous qui méprisez la chair et le corps ; soyez doux, vertueux magistrats, qui avez à juger des misérables dont la faim a fait le crime. Croyez à des gens qui en ont l’expérience. Dans notre grande ville de Londres, des milliers d’individus qui ont faim chaque jour seront de notre avis. Même quelques aldermen, un ou deux évêques bien nourris, nous soutiendront par principe. Ne nous parlez pas des plaisirs de l’esprit : la bouche et l’estomac, voilà les passages par lesquels s’introduit en nous le vrai bonheur. Côtelettes de mouton, pommes de terre, pain, beurre, lait, pudding au riz, thé et sucre ! qu’on mette ces délicatesses en comparaison avec la viande de cheval séchée, l’eau, les bêtes puantes ou l’absence complète de nourriture ! Cependant l’abondance des repas ordinaires du fort ne suffisait pas à nos ventres affamés. Nous avions l’art d’y intercaller trois repas de plus. Nous nous levions avant tous les braves gens de Kamloups et allions déjeuner avec M. et Mme Assiniboine qui demeuraient tout à côté dans une tente, et nous les retrouvions secrètement entre le déjeuner et le dîner, entre le dîner et le souper. Si nous cessions de manger, ce n’était pas faute d’appétit ; mais faute de place. Cet actif traitement ne tarda pas à grossir nos corps amaigris et, trois semaines après notre arrivée, Cheadle découvrait avec étonnement qu’il pesait quarante et une livres de plus !
Le fort que la Compagnie de la Baie de Hudson possède à Kamloups est situé sur la rive méridionale de la Thompson, à quelques centaines de mètres en aval du confluent de ses bras du nord et du sud. En face du fort, les deux courants coulent encore distincts, bien que dans un lit commun. La rivière du nord, nourrie par la fonte des glaciers, a des eaux troubles qui contrastent avec les eaux limpides de l’autre, comme celles du Missouri après leur jonction avec celles du Mississipi. La branche chouchouape de la Thompson, celle qui vient du sud, tourne à l’ouest, entre dans le lac Chouchouap et suit la même direction jusqu’à Kamloups, en amont duquel ses eaux sont troublées par leur mélange avec celles de la Thompson du nord. Sept milles plus bas, la rivière tombe dans le lac Kamloups, d’où elle sort épurée, éclaircie, pour aller se perdre à Lytton dans le cours torrentueux et bourbeux du Fraser.
Les environs de Kamloups ont ce caractère californien que nous avons déjà décrit. Des collines rondes, couvertes de bunch-grass et de sapins clair-semés, s’élèvent de toutes parts. Les pâturages y sont très-étendus et très-fertiles ; de grandes bandes de chevaux, des troupeaux considérables de bêtes à cornes et à laine y sont entretenus par la Compagnie de la Baie de Hudson.
Durant notre séjour à Kamloups et dans les courses que nous fîmes ensuite dans la Colombie Britannique, nous avons rencontré plusieurs des émigrants qui avaient traversé les montagnes l’année précédente et nous avons appris l’histoire de leurs aventures. On se rappelle que le corps principal, arrivé le premier à La Cache de la Tête-Jaune, s’y divisa : les uns y firent de grands radeaux pour descendre le Fraser, les autres allèrent chercher les sources de la Thompson septentrionale. Ceux qui descendaient le Fraser, après beaucoup de mécomptes et de souffrances, finirent par atteindre l’endroit où y tombe la Quesnelle. Ils avaient perdu un des leurs qui fut emporté par une maladie qu’avaient causée les intempéries, les fatigues et les privations. Quant à ceux qui suivaient la Thompson, au nombre d’une soixantaine, après avoir vainement essayé de se frayer un chemin vers le Caribou, ils avaient tourné au sud pour s’efforcer de gagner Kamloups.
En peu de jours, leurs provisions avaient été épuisées, et leur marche avait été si lente et si difficile qu’ils avaient abandonné de désespoir le projet de suivre la route de terre. Au Camp de la Tuerie, ils tuèrent leurs bœufs, en firent sécher la viande, construisirent de grands radeaux et s’embarquèrent en abandonnant tous leurs chevaux dont ils avaient quarante ou cinquante.
L’Assiniboine avait bien interprété leurs traces. Tout alla bien pour les voyageurs jusqu’aux Grands Rapides. Ceux qui montaient les radeaux de tête n’aperçurent le danger que lorsqu’il n’était plus temps de l’éviter. En dépit de tous leurs efforts, les radeaux furent engloutis dans les rapides et beaucoup de ces malheureux y trouvèrent la mort. Ceux qui suivaient, avertis à temps par le sort de leurs compagnons, réussirent à gagner le bord en sûreté. Il leur fallut ensuite s’ouvrir un passage le long de cette rive remplie de précipices où nous avions rencontré de si grands obstacles ; mais, comme ils avaient débarqué sur la gauche et que nous étions sur la droite, nous ne trouvâmes plus leurs traces. Lorsqu’ils furent arrivés à l’extrémité de ces grands rapides, que nous avons nommés les Rapides Murchison, ils construisirent de nouveaux radeaux, et réussissant à franchir sans encombre les chutes moins considérables, ils arrivèrent à Kamloups dans un déplorable état.
La troisième bande se composait de cinq Canadiens, trois frères du nom de Rennie et deux autres qui s’appelaient Helstone et Wright. Elle avait passé plus tard dans l’automne au col de La Cache et y avait obtenu des canots pour descendre le Fraser. Les Chouchouaps de La Cache avaient retrouvé les canots sens dessus dessous et tous les effets de ces aventuriers dispersés sur le rivage au-dessous de quelques rapides ; ils en avaient conclu que toute la bande avait été noyée. Il n’en était rien. Trois de ces malheureux étaient réservés à un sort plus horrible. Nous apprîmes que, croyant traverser avec plus de sécurité les rapides, ils avaient attaché les deux canots l’un à l’autre, et que, malgré cette précaution, les canots avaient été engloutis. Deux des Rennie réussirent à gagner le bord ; les trois autres hommes, à s’accrocher à un rocher qui était au milieu du torrent. Ceux-ci, pendant deux jours et deux nuits, restèrent exposés au froid du commencement de l’hiver, sans une parcelle de nourriture, avant que leurs compagnons eussent pu les délivrer. Enfin une corde fut lancée sur le rocher et les hommes attirés à la rive, à demi-morts de faim et de froid. Ils étaient dans un tel état qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin. Les deux Rennie leur coupèrent une provision de bois pour faire du feu, et, leur laissant le misérable reste de leurs denrées, partirent à pied pour aller chercher des secours au fort George, dont ils ne se croyaient pas à plus de six jours de distance ; mais ils s’étaient trompés. Ils eurent à traverser des forêts épaisses et encombrées, et la neige était devenue considérablement profonde avant qu’ils fussent arrivés au fort George, à moitié gelés et se mourant de faim et de fatigue, après vingt-huit jours de route. On envoya immédiatement des Indiens au secours des malheureux laissés en arrière ; mais ils rentrèrent au fort quelques jours après, déclarant que la profondeur de la neige les avait empêchés d’avancer. Cependant d’autres Indiens retrouvèrent plus tard les abandonnés. Helstone et Wright vivaient encore ; mais la faim leur avait enlevé la raison et ils avaient tué Rennie. Quand on les découvrit, ils l’avaient mangé, à l’exception de ses jambes, dont chacun tenait une à la main, et la déchirait à belles dents et toute crue. Ils étaient couverts de sang. Les Indiens voulurent leur allumer du feu ; mais les deux cannibales, tirant leurs revolvers, eurent l’air si féroce et si enragé que les Indiens prirent la fuite, les abandonnant à leur sort et n’osant jamais retourner près d’eux. Le printemps suivant, un parti de mineurs, qui se rendait à la Rivière de la Paix, fut guidé par les Indiens vers l’endroit où l’on avait vu la dernière fois ces misérables. Des ossements furent trouvés empilés. Un des crânes avait été brisé d’un coup de hache et beaucoup des os portaient les marques des dents. Le troisième squelette manquait encore. On le retrouva à quelques centaines de mètres plus loin. Il avait aussi le crâne fracassé d’un coup de hache ; les vêtements avaient été enlevés au cadavre, qui était peu décomposé. On pouvait, sans se tromper, interpréter de semblables signes. Le dernier survivant avait tué son compagnon de crime et l’avait mangé, comme le prouvaient ces os rongés, soigneusement empilés en tas. À son tour, il avait été tué probablement par des Indiens, en possession desquels on retrouva la plupart de ses effets.
La quatrième bande d’émigrants, celle des trois hommes qui ne nous avaient précédés que de quelques jours dans la traversée des montagnes et qui avaient descendu le Fraser en canots sous la direction des deux vieux Chouchouaps de La Cache, était parvenue au fort George sans trop de mauvaises aventures.
Tandis que nous prenons nos aises à Kamloups, nous pouvons à loisir examiner la question de la possibilité de faire une route qui passe les montagnes par le col Leather ou de La Cache de la Tête-Jaune. Quand on connaîtra mieux les ressources et les besoins de la Colombie Britannique, personne, à notre avis, n’hésitera à croire à la nécessité d’ouvrir une communication entre les deux versants, l’oriental et l’occidental, des Montagnes Rocheuses, ni aux avantages que procurera la construction, sur le territoire anglais, de cette route allant d’un océan à l’autre. Aujourd’hui nous nous bornons à vouloir montrer qu’une route peut être facilement construite par le col de la Tête-Jaune, et qu’elle serait, à beaucoup d’égards, supérieure à d’autres plus connues jusqu’à ce jour. D’abord nous pouvons, sans crainte d’être démentis, regarder les deux endroits où se trouvent des rochers et des précipices comme des obstacles sans importance en comparaison de ceux que la science de l’ingénieur a si heureusement surmontés dans la construction de la route qui suit le Fraser, et conséquemment nous affirmons qu’elle ne nécessitera aucun travail d’art bien considérable. Entre la colonie de la Rivière Rouge et Edmonton, sur un parcours de huit cents milles, il existe déjà une excellente voie carrossable et le chemin traverse un pays fertile qui ressemble à un parc. Entre Edmonton et Jasper-House, pendant quatre cents milles environ, le sol est légèrement onduleux, partout couvert d’épaisses forêts et a ses vallons continuellement marécageux. On peut supposer, presque avec certitude, qu’une meilleure voie que celle qu’on suit aujourd’hui doit être trouvée sur les terrains plus élevés : les premiers pionniers de la Compagnie de la Baie de Hudson ont pris d’abord par les marais, attendu que leur marche y était moins embarrassée, les arbres s’y trouvant plus clair-semés. De Jasper-House à La Cache de la Tête-Jaune, le col, qui, durant cent ou cent vingt milles de longueur, traverse la chaîne principale des Montagnes Rocheuses, consiste en une vaste brèche, allant presque de l’est à l’ouest, et offrant une route toute naturelle, où il n’y a d’autre obstacle que celui que forment les arbres. Excepté l’Athabasca et le Fraser, toutes les rivières sur ce parcours, même pendant les grandes eaux, sont petites et guéables. La montée à la ligne de faîte est si graduelle qu’elle en est presque insensible ; elle ne s’élève qu’à trois mille sept cent soixante pieds anglais au-dessus du niveau de la mer[2] ; et la descente du côté du versant occidental, bien que plus rapide, est aisée et sans escarpement. De La Cache, la route pourrait être dirigée presque en droite ligne dans le Caribou à Richfield, qui est à l’ouest : l’extrémité occidentale du col de La Cache de la Tête-Jaune est à 52° 58′ de latitude septentrionale[3]. et Richfield est situé environ à 53° 3′ 9″ de la même latitude[4]. Il est vrai que le pays qu’on doit traverser est montagneux et couvert de forêts épaisses ; mais la distance n’est que de quatre-vingt-dix milles, suivant l’évaluation récente qu’en a faite le docteur Rae, ce qui s’accorde avec les six journées de marche dont avaient parlé les Chouchouaps de La Cache. D’ailleurs on a déjà fait, dans un pays absolument semblable, une route qui va, du confluent de la Quesnelle et du Fraser, à Richfield. On comblerait ainsi une lacune qui compléterait le chemin qui, de Victoria dans l’île Vancouver, conduit à travers le Caribou. Peut-être trouverait-on une voie plus facile en remontant, jusqu’à sa source dans le Caribou, la Rivière du Canot, qui passe à environ vingt milles au sud de La Cache ; mais, à l’exception de la perspective générale qu’on a, soit de La Cache soit de Richfield, sur les montagnes et les forêts qui les séparent, on ne connaît absolument rien du pays qui s’étend entre La Cache de la Tête-Jaune et le Caribou. Une troisième ligne s’offre en descendant la Thompson septentrionale jusqu’au confluent de la rivière Wentworth, à environ quatre-vingts milles au nord de Kamloups. La Wentworth, si l’on en croit les Chouchouaps, vient du lac Caribou[5] et arrose un pays passablement ouvert. Enfin rien ne s’oppose à la construction d’une route suivant la vallée de la Thompson septentrionale jusqu’à Kamloups. De cet endroit, on peut aisément atteindre des régions fort riches en or, comme les vallées de la Chouchouap ou Thompson méridionale et de deux affluents de la Columbia, l’Okanagan et la Koutanie ; enfin, la route qui longe le Fraser. De La Cache au confluent de la Wentworth, le chemin consiste en une succession de gorges étroites, closes de tous côtés par des montagnes élevées et inaccessibles. Sans doute l’ensemble en est obstrué par des futaies vivantes ou mortes d’une dimension gigantesque ; mais, puisque nous, qui n’avions à suivre aucune voie tracée, nous avons pu passer par là et y conduire nos chevaux, ce fait seul prouve victorieusement qu’un ingénieur n’y trouverait en effet aucune difficulté vraiment considérable. Il n’y a là ni montées ni descentes trop rapides ; on n’y trouve de digue de roches solides que dans les derniers quarante milles, où le pays d’ailleurs est ouvert et sans obstacle. Quant au débordement de la rivière par suite de la fonte des neiges, il n’y a pas à en tenir compte, puisque nous avons suivi toute cette vallée à l’époque de l’année où les eaux ont le plus de hauteur. L’adoption d’une route passant par Jasper-House ne nous paraît donc rencontrer qu’une difficulté sérieuse et très-sérieuse : c’est l’absence du pâturage pour le bétail. Il n’y a guère de clairières sur le côté gauche ou oriental ; il y en a un peu plus sur la rive opposée, dans les montagnes ; mais en somme c’est la forêt qui couvre le pays sans interruption pendant plus de cent milles.
Parmi les cols situés plus au sud, tous, à l’exception du col du Vermillon[6], descendent brusquement à l’ouest par un pays fort malaisé et très-accidenté. Le col du Vermillon, moins élevé que les autres, a quatre mille neuf cent quarante-quatre pieds anglais d’altitude, c’est-à-dire dépasse, de plus de mille pieds, le col Leather ou de La Cache. D’ailleurs, en admettant avec le docteur Hector[7] qu’on peut, sans grande difficulté matérielle, y tracer une route, on doit bien reconnaître qu’il présente les mêmes inconvénients que ceux qui sont encore plus vers le midi, c’est-à-dire qu’il ne mène qu’aux vallées de la Koutanie et de la Columbia, fort au sud des régions aurifères du Caribou ; qu’il passe à travers le territoire où se combattent les Cries et les Pieds-Noirs, enfin que le voisinage de la frontière des États-Unis le rend peu sûr,
Il y a cependant des avantages qui militent en faveur des cols méridionaux ; par exemple, ils communiquent sur les deux versants avec des pays mieux ouverts, la route est au milieu d’abondants pâturages et leur latitude les rend moins exposés que celui que nous proposons à être longtemps bloqués par les neiges. Par contre, les titres de la route qui passerait à Jasper-House peuvent se résumer ainsi : premièrement, elle est la ligne la plus droite du Canada au Caribou et communique par la voie la plus courte avec la route du Fraser, puisque La Cache de la Tête-Jaune est par 52° 58′ de latitude septentrionale, et Richfield en Caribou, par 53° 3′ 9″[8], Secondement, elle seule peut mettre en communication facile tous les pays qui produisent l’or dans la Colombie Britannique, Troisièmement, elle traverse des contrées habitées entièrement par des Indiens paisibles, Quatrièmement, elle est la plus aisée, puisqu’elle ne s’élève qu’à trois mille sept cent soixante pieds anglais au-dessus du niveau de la mer[9] avec une pente graduelle des deux côtés ; et, cinquièmement, elle est située à quatre degrés ou cent lieues au nord de la frontière des États-Unis. Ce sont là les raisons qui, à notre avis, finiront par la faire choisir pour la grande route anglaise menant de l’Atlantique au Pacifique. Nous avons donc un grand plaisir à constater ici que le docteur Rae, envoyé durant le printemps de 1864 pour étudier la direction la plus convenable à la ligne télégraphique que la Compagnie de la Baie de Hudson se propose d’établir à travers le continent américain, s’est prononcé pour celle du col de La Cache de la Tête-Jaune, qu’il a examinée jusqu’à La Cache. Nous avons aussi le droit de faire remarquer que ses observations établissent, en fait, qu’il n’existe par là aucun obstacle sérieux à la construction d’une route menant, de la fertile vallée de la Saskatchaouane du nord, à la Colombie Britannique, dans toute la partie qu’il a parcourue, c’est-à-dire de la Rivière Rouge à La Cache.
Un jour ou deux après notre arrivée, M. Mac Kay rentrait à Kamloups. Il eut la bonté de s’engager à nous trouver des chevaux et à nous accompagner jusqu’à Yale, où le Fraser devient navigable, pourvu que nous voulussions rester au fort quelques jours encore. M. O’B., qui ne pouvait plus résister à son désir de jouir des plaisirs d’une civilisation plus raffinée, résolut de partir immédiatement pour Victoria. Ici nous devons avouer que cette première rupture de l’étrange compagnie qui avait supporté les mêmes épreuves et les mêmes travaux, nous causa du chagrin. M. O’B. voulut bien nous assurer qu’il ne nous en voulait pas, et qu’il pardonnait et oubliait toutes ses souffrances durant ce voyage. Depuis Kamloups, on trouvait sur la route des maisons tous les six ou sept milles, et M. O’B. partit, le sac sur le dos, sans redouter quelque imminent danger. Et cependant, qu’il aurait été mal à son aise, s’il avait su qu’on avait signalé dans les environs la présence de deux vagabonds, qui avaient assassiné un homme revenu des mines ! L’un de ces meurtriers fut pris quelques jours plus tard dans la vallée de la Bonaparte[10] ; l’autre avait sans doute réussi à passer la Thompson et à se cacher près de Kamloups.
La faiblesse de nos chevaux était telle, que nous les avions laissés chez le vieux Saint-Paul reprendre des forces pendant quelques jours avant de leur faire franchir la rivière ; encore s’en fallut-il peu que ce trajet ne fût fatal au pauvre Bucéphale. Trop épuisé pour pouvoir nager bien, il fut près de s’y noyer. Cependant nos animaux se remirent promptement au milieu de ces terrains fertiles. Alors nous en fîmes cadeau à L’Assiniboine pour qu’ils lui servissent à repasser par le col de la Koutanie au printemps suivant.
Les Chouchouaps fréquentaient Kamloups en assez grand nombre. Leur amour de la toilette les faisait fort remarquer parmi les mineurs grossièrement attifés. Les hommes portaient des jambières écarlates, des peintures rouges et des rubans de couleurs voyantes à leur coiffure ; les femmes n’étaient heureuses que si elles avaient les chemises les plus éclatantes et, sur leurs têtes, les mouchoirs aux couleurs les plus vives. Ces Indiens commencent à apprécier les avantages de l’agriculture : ils réussissent bien à faire venir des pommes de terre ; ils font le commerce avec âpreté, savent la valeur de l’argent, et ce sont eux qui, pendant longtemps, avant l’ouverture d’un chemin pour les mules, ont servi de bêtes de somme aux mineurs et leur ont fourni les denrées nécessaires. Ils sont donc plus industrieux que les Indiens ne le sont à l’est des Montagnes Rocheuses ; cependant ils leur sont inférieurs au physique et au moral. Même bien des différences essentielles les distinguent de ceux de leurs frères que nous avons vus à La Cache. Ils sont moins grands et moins forts que les premiers ; leurs figures sont plus larges et plus rondes ; les pommettes plus élevées, le nez plus petit, moins saillant, avec les narines plus dilatées. Leur teint est plus foncé, d’une couleur plus terne et plus cuivrée que celle des vrais Indiens rouges. Leur apparence générale est si étrange que la première fois que nous en rencontrâmes une bande en descendant la vallée de la Thompson septentrionale, nous les prîmes, non pas pour des Indiens, mais pour des Mexicains ou pour des émigrants venus de l’est[11]. Ils sont aussi moins posés et plus bavards, et manquent de la dignité et de la puissance sur soi-même qui caractérisent les Peaux Rouges des plaines.

Quant à l’origine de leurs tribus, il existe, parmi plusieurs des Indiens de la Colombie Britannique, une tradition qui paraît être une bizarre confusion des récits bibliques que leur ont transmis les prêtres catholiques établis chez eux depuis plus d’un siècle. En voici la version telle que nous la tenons de M. Greville Mathew, greffier-archiviste de la Colonie : Une race d’hommes existait sur la terre, quand arriva une grande inondation. Il plut jour et nuit, semaine après semaine. Les eaux s’élevèrent rapidement, en sorte que tous les hommes, excepté un, furent noyés. Le survivant se hâta de gagner les terres élevées et monta sur un pic escarpé. Cependant il pleuvait toujours ; les eaux couvraient la face de la terre et poursuivaient ce dernier Indien à mesure qu’il s’élevait de plus en plus sur le flanc de la montagne. Enfin il parvint au sommet, s’y assit et remarqua que les eaux, devant lesquelles il avait fui, continuaient à monter. Dans son désespoir, il invoqua le Grand Esprit, qui répondit à sa prière en changeant en pierre la partie inférieure de son corps, en sorte que, malgré le progrès des flots qui la couvrirent, il pût tenir en place. Les eaux, peu à peu, atteignirent sa poitrine ; mais alors les pluies cessèrent, l’inondation commença à baisser. Au milieu de la joie que lui causait sa délivrance inespérée, l’Indien solitaire fut saisi d’horreur en réfléchissant qu’il restait seul sur la terre, et, dans sa détresse, il s’adressa de nouveau au Grand Esprit en le priant de lui donner une kloutcheman, c’est-à-dire une femme. Alors il s’endormit et, lorsqu’il se réveilla peu après, il trouva que ses membres inférieurs étaient redevenus des os et de la chair, et qu’il y avait à son côté une belle kloutcheman. C’est de ce couple que sont descendues les tribus indiennes de la Colombie Britannique. N’est-ce pas un exemple frappant du mélange des récits relatifs à la création et au déluge ! Ces récits, communiqués sans doute par les premiers missionnaires catholiques, sont par la suite des temps devenus la tradition des tribus. On peut ainsi s’expliquer une des sources d’erreur de la philologie.
Depuis l’arrivée des blancs, une effrayante mortalité a sévi parmi ces Indiens. L’année dernière, trois cents d’entre eux sont morts seulement dans le voisinage de Kamloups par suite de la petite vérole. Ils ont pour coutume caractéristique de laisser leurs morts sans sépulture, étendus en plein air et entourés de tous les objets qui leur ont appartenu. Le lecteur peut se rappeler que plusieurs victimes de la contagion que nous rencontrâmes en allant à Kamloups nous fournirent des exemples frappants de cet usage. Les Indiens ont gagné au contact des blancs d’autres maladies également fatales, et il est permis de présumer que les Chouchouaps, jadis nombreux dans ce pays, seront, d’ici à un certain nombre d’années et malgré leur aptitude incontestable pour se civiliser, réduits à une très-petite quantité.
Le 8 septembre, nous quittâmes Kamloups sous la direction de M. Maclay, et en compagnie de M. et de Mme Assiniboine, de leur fils et d’un autre Indien. Nous nous étions décidés à conduire nos amis à Victoria ; car, si L’Assiniboine avait jadis visité l’établissement de la Rivière Rouge, sa femme ni son fils n’avaient jamais rien vu en fait de cités que les postes de la Compagnie de la Baie de Hudson. Nous passâmes la Thompson à la fin du lac de Kamloups. Ce lac a une douzaine de milles en longueur sur environ six milles de large, et est entouré de belles collines rocheuses. En quittant la Thompson nous entrâmes dans la vallée de la Bonaparte ; là nous rencontrâmes la route du Caribou à Yale. Elle n’est pas encore achevée. L’Assiniboine et sa femme furent saisis d’étonnement à la vue de la route royale ; mais leur fils était hors de lui, et poussait des exclamations chaque fois qu’il apercevait quelqu’un : « Aiouarkéken ! miné couéteuck ! » (Par Dieu ! en voici encore un !). La rencontre de quelque fashionable du voisinage, monté dans son buggy que traînaient deux chevaux, le jeta dans un inexprimable ravissement. Nous suivions alors la vallée de la Bonaparte jusqu’à son confluent dans la Thompson, et nous observions avec admiration les curieuses terrasses qui offrent à l’œil de l’étranger un spectacle fort extraordinaire, et donnent un caractère si particulier au pays où coulent la Thompson et le Fraser. Nous avions commencé à en voir près de la Thompson septentrionale, à trente ou quarante milles en amont de Kamloups ; et nous les avons retrouvées tout le long de la rivière principale jusqu’à ce qu’elle tombe dans le Fraser à Lytton. Sur le Fraser, on les voit s’élever au nord d’Alexandrie et s’étendre sur un espace de plus de trois cents milles jusqu’aux Cagnons au-dessus d’Yale. Ces terrasses ou banquettes, comme on les appelle ici, sont parfaitement nivelées, et atteignent exactement la même hauteur sur les deux rives du fleuve. Elles diffèrent de ce qu’on nomme les routes parallèles de Glenroy par leur énorme développement. Ce sont de vastes plaines en comparaison des petites corniches que forment les terrasses écossaises, et elles n’ont pas les blocs erratiques qui caractérisent ces dernières. En beaucoup d’endroits, elles constituent trois étages, dont chacun correspond à un étage semblable sur le côté opposé de la vallée. Le plus bas des trois, où la vallée prend son développement, présente une surface parfaitement plate qui a souvent plusieurs milles d’étendue, et s’élève de quarante à cinquante pieds au-dessus du niveau de la rive du fleuve, par un escarpement qui rappelle la face du terrassement d’un chemin de fer. Plus haut, le second étage est ordinairement taillé à même le côté de la montagne, il s’élève de soixante à soixante-dix pieds au-dessus de l’inférieur, et a rarement plus de quelques acres[12] en étendue. Le troisième ou le plus élevé, qui peut être à quatre ou cinq cents pieds de distance de l’eau, est marqué à une hauteur inaccessible sur le flanc des montagnes qui descend vers le fleuve. Ces banquettes sont tout à fait uniformes, de surface nivelée, sans présenter aucun de ces énormes cailloux qui sont si nombreux dans le lit actuel de la Thompson et du Fraser. Elles se composent d’argile schisteuse, de sable et de gravier enlevés à la montagne où elles sont taillées. Elles ne produisent que le bunch-grass et la sauge sauvage, ainsi que quelques sapins disséminés çà et là pour relever cette monotonie stérile et jaunâtre qui forme le caractère du paysage. Le docteur Hector a signalé l’existence de terrasses de ce genre dans les vallées de l’Athabasca, de la Koutanie et de la Columbia ; on en a observé aussi près de quelques rivières de la Californie et du Mexique ; mais nulle part elles ne paraissent avoir une étendue et une régularité comparables à celles qui caractérisent ces terrasses dans les vallées de la Thompson et du Fraser. Il est aussi fort remarquable que, quel que soit le pays où on les a examinées, ces banquettes se sont présentées sous la forme de trois étages successifs, comme dans la Colombie Britannique. Cette succession générale doit indiquer autant d’époques distinctes où a eu lieu une révolution géologique.

L’or qu’on trouve sur toutes ces terrasses le long du Fraser est de la plus belle espèce, qu’on appelle l’or en farine ; mais il n’y est pas en quantité suffisante pour satisfaire les mineurs, tant que la richesse des gisements du Caribou empêchera toute concurrence. On dirait qu’il existe quelque rapport inexpliqué entre ces banquettes et le célèbre bunch-grass[13] ; car le gazon par touffe n’apparaît vers le nord qu’avec le commencement de ces terrasses, et il disparaît avec elles au-dessus d’Yale. Toute la région onduleuse qui va d’une rivière à l’autre en est couverte, mais il ne dépasse point la limite septentrionale des banquettes. Dans la vallée de la Columbia, vers le sud-ouest, il pousse fort abondamment ; et là aussi se rencontrent nos singulières terrasses. Cette circonstance s’explique sans doute parce qu’on ne trouve que dans ces cantons le sol nécessaire à la production d’un pareil gazon ; ce sol est formé par la décomposition de la pierre calcaire ou des roches volcaniques et friables qu’on y rencontre.
Peu après être revenus au bord de la Thompson, nous sommes arrivés à une place où une portion de la route n’était pas encore faite, et nous avons été contraints de conduire nos chevaux par-dessus des hauteurs escarpées et rocailleuses qui, au premier abord, avaient l’air de nous barrer le passage. Le sentier n’y consistait plus qu’en un rebord de rocher ayant quelques pouces de large, et nous dûmes gravir cette montée abrupte par une succession de détours et de zigzags. Il était si étroit que les chevaux n’y pouvaient passer autrement que l’un après l’autre. Or, la rivière formant un torrent à quelques centaines de pieds plus bas et un faux pas devant par lui-même avoir une conséquence fatale en ce passage, il ne faut s’engager au-dessus de ces dangereux précipices qu’après s’être bien assuré qu’il est tout à fait libre.
Sur cette portion du chemin, nous trouvâmes un assez grand nombre de Chinois occupés à niveler la route. Leurs figures étranges, leurs chapeaux aux larges bords, et leurs longues et minces queues amusèrent beaucoup nos Assiniboines. Un peu plus loin, une compagnie d’ingénieurs travaillait à faire sauter les rochers à l’endroit où devait passer la route en contournant la face d’un monticule. Enfin, huit à dix milles de marche nous amenèrent au point où la route se transporte sur la rive gauche ou orientale de la Thompson. Cet endroit s’appelle le Bac de Cook. Nous y passâmes la nuit. Le lendemain, avant notre départ, des Indiens nous informèrent qu’on avait trouvé un cadavre sur le sable, dans les bas-fonds des environs. Nous allâmes le reconnaître, en compagnie de M. Mac Kay, et, d’après certains tatouages qu’il avait au bras et la complète conformité avec une description rendue publique, on s’assura que c’était là le corps du meurtrier qui s’était si longtemps dérobé aux poursuites. Probablement cet homme avait voulu traverser pendant la nuit la rivière à la nage et s’était engouffré dans les rapides. Ainsi les deux seuls hommes qui, autant que nous pouvions le savoir, avaient jamais essayé, dans cette colonie, le vol à main armée n’en étaient pas sortis sains et saufs. La rareté extraordinaire des crimes de violence commis dans la Colombie Britannique est due sans doute en grande partie à l’administration vigoureuse du dernier gouverneur, sir James Douglas, et à l’énergie de la justice qu’y rend M. Begbie ; mais aussi, jusqu’à un certain point, à la nature du pays. Cette région, close de toutes parts par des montagnes qui forment des barrières infranchissables, n’a que peu d’issues faciles à surveiller, et par lesquelles un criminel n’a guère de chances d’échapper à sa punition.
Après le Bac de Cook, la route continue à suivre la rive gauche de la Thompson jusqu’au lieu où elle tombe dans le Fraser à Lytton ; c’est une longueur de vingt-trois milles ; elle continue ensuite sur le même côté du Fraser pendant trente-huit milles, ou jusqu’à treize milles avant Yale où elle repasse le fleuve sur un beau pont suspendu. La route du Bac de Cook à Yale, et surtout la portion qui est en aval de Lytton, est bien la plus extraordinaire qui existe au monde. Taillée dans les flancs de la gorge, elle suit les hauteurs, soit qu’elles reculent au fond des vallons, soit qu’elles avancent comme des espèces de promontoires sourcilleux. Ses détours perpétuels la font ressembler à une chaîne d’S. Les courbes des montées et des descentes décrivent autant de sinuosités que celles qui sont latérales. C’est par une série de tournants rapides que, tour à tour, la route, ou descend jusqu’au plus profond de la vallée, ou escalade vivement quelques-unes de ces hauteurs qui ont l’air de lui barrer complétement le passage, mais qu’elle surmonte, en ressemblant d’en bas à une ligne tortueuse égratignée sur un rocher arrondi, dont la hauteur est de cinq à six cents pieds au-dessus du fleuve. Dans ces endroits, la mine a joué pour ouvrir la route à travers les blocs de granit ; des poutres de sapin projetées sur le précipice augmentent la largeur du chemin qui, pourtant, reste trop étroit, excepté de loin en loin, pour que deux voitures puissent y passer de front. Elle n’a d’ailleurs aucune espèce de parapet ; la route surplombe ; rien dans le précipice ne supporte la plate-forme où elle passe ; en somme, comme nous le vîmes plus tard, il y a le plus grand danger à la suivre en voiture. C’est de cette façon hardie et pénible que la route a été construite, depuis le lieu où elle commence sur la Thompson jusqu’à Yale, pendant une centaine de milles[14].
Jadis la voie était à quelques centaines de pieds plus haut. On passait les barricades de rochers à l’aide de plates-formes suspendues par les Indiens, du haut de ces étranges falaises, au moyen de cordes faites d’écorce et de peaux de daim. Ces plates-formes se composaient d’une longue perche, supportée à chaque extrémité par une perche mise en croix et dont le bout s’appuyait sur la face du précipice. On ne pouvait s’y tenir à rien. Le voyageur y marchait, sur cette espèce de rail, en embrassant le rocher. Glisser, se trop hâter, avoir peur, faisait rouler la perche dans le vide et précipitait le malheureux aventurier au fond des abîmes.
Dans ses Mémoires, l’évêque de la Colombie donne, de son voyage sur l’ancienne voie, une description aussi saisissante qu’exacte, où il compare sa position à celle d’une mouche sur une muraille perpendiculaire qui aurait de deux à trois mille pieds d’élévation. Bien des mineurs ont laissé leur vie à Jackass Mountain et à Nicaragua Slide, deux endroits de cette espèce. Il n’y avait alors que ce chemin pour aller aux mines, excepté un sentier à mulets qui n’était guère plus aisé, franchissant par-dessus le sommet des montagnes et ne pouvant servir à cause des neiges que durant une partie de l’été. Le transport des vivres aux mines se faisait sur let épaules des mineurs eux-mêmes ou sur celles des Indiens, qui prenaient avec eux jusqu’à cent ou cent cinquante livres par cette voie périlleuse.
En chemin, nous rencontrâmes encore beaucoup d’Indiens qui faisaient la concurrence aux trains de mulets. Plusieurs des hommes avaient un fardeau pesant cent cinquante livres qu’ils portaient à l’aide d’une courroie passée sur le front[15] ; les femmes prenaient des charges de cinquante à cent livres. Nous vîmes une squau qui avait à dos un sac de farine de cinquante livres ; sur le sac, une caisse remplie de chandelles ; et sur la caisse, un enfant. Ils avaient l’air très-enjoués et fort heureux sous leur lourd fardeau, et ne manquaient jamais de nous envoyer un sourire amical, accompagné d’un salut et de questions sur notre santé. La mélodie de leurs voix et la douceur de leur intonation étaient d’autant plus agréables qu’elles venaient après la rudesse et la grossièreté du jargon chinouk[16].
C’est entre Lytton et Yale que se trouvent la plupart des barres ou bancs de sable qui ont donné, lors de leur découverte, une si étonnante quantité d’or. Les Chinois sont les seuls aujourd’hui à les exploiter ; ils s’y font d’un à dix dollars par jour. À mesure que nous descendions le Fraser, la végétation se modifiait. Les terrasses disparaissaient. Les espaces plats, couverts seulement de bunch-grass et de sapins jaunâtres disséminés, faisaient place à des terrains plus tourmentés et à une production plus drue de sapins blancs ; çà et là il y avait quelques petits bouleaux et en général un taillis abondant d’arbrisseaux annuels.
Nous vîmes encore en route beaucoup d’Indiens occupés à pêcher le saumon. Ils font cette pêche d’une façon curieuse. Ils choisissent dans les violents rapides quelque point où un remous existe, sous la protection d’un roc surplombant. Du haut de ce roc, ils suspendent une petite plate-forme de perches, à une distance convenable au-dessus de l’eau, et, de là, ils fouillent sans relâche le remous, à l’aide d’une espèce de trouble. Les saumons, fatigués des efforts qu’ils ont faits pour remonter le torrent, se reposent un instant dans le petit remous, avant de renouveler leurs tentatives. C’est alors que les habiles pêcheurs les prennent par centaines. Nous avons vu aussi, çà et là, des tombes indiennes, ornées de nombreux drapeaux et souvent de figures sculptées, ayant presque la grandeur naturelle, et peintes avec soin[17]. Ordinairement le fusil du défunt et ses couvertures, avec la plupart de ses autres effets, étaient suspendus à des perches auprès de la tombe. De temps à autre, nous sommes passés près de la provision de poissons qu’un Indien avait préparée pour son hiver et qui était contenue dans une caisse grossière, mise hors d’atteinte sur un arbre élevé. Il y a aussi des tribus qui ensevelissent leurs morts de cette manière-là.
Environ à quinze milles au-dessus d’Yale, la gorge à travers laquelle se précipite le Fraser devient fort étroite ; c’est ce qu’on nomme la Chaîne aux Cascades ; et la distance jusqu’à la ville n’est plus pour le fleuve qu’une succession de rapides appelés les Cagnons ou canyons[18] suivant la prononciation des habitants. De chaque côté, les montagnes ont trois ou quatre mille pieds de haut, et, leurs pics s’élevant au-dessus des pics dans une proximité très-drue, elles ont presque l’air de se rejoindre par-dessus vos têtes. Le Fraser, qui jusqu’alors n’a été guère qu’un torrent plein de roches, devient ici réellement furieux : il écume, il fait rage dans ce canal resserré, où il s’élance avec une vitesse de vingt milles à l’heure. On comprendra plus exactement quel volume d’eau passe par cette ouverture, qui n’a guère ici plus de quarante mètres de large, en se rappelant que le Fraser a déjà réuni les eaux d’un espace de plus de huit cents milles, et qu’entre autres rivières, il a reçu la Thompson, presque aussi considérable que lui. À quelques centaines de milles en amont, chacun de ces cours d’eau est déjà profond et large de plus d’un quart de mille ; néanmoins, aux Cagnons, cette énorme quantité d’eau est contenue dans un canal qui n’a pas cinquante mètres d’ouverture. En outre, il y a plusieurs endroits où des roches gigantesques, surgissant du milieu du torrent, resserrent encore les passages où les eaux s’écoulent avec fureur.
La Chaîne aux Cascades est composée surtout de granit gris. Les flancs du défilé montrent de belles sections de cette roche, coupées par des veines de quartz blanc qui font saillie. La roche la plus dure a été usée par l’action des eaux à laquelle paraît avoir résisté le quartz, qui est plus friable. En beaucoup de cas, les flancs opposés ont une correspondance des plus remarquables ; si on les rapprochait, les strates de l’un s’accorderaient exactement avec celles de l’autre ; il est difficile de n’en pas conclure que ce sont les portions d’une même masse solide qui a été violemment coupée en deux. Comme nous regardions avec étonnement ce spectacle, il nous a suggéré une hypothèse pour expliquer la formation des terrasses dont nous avons parlé. Il y a eu un temps où les vallées de la Thompson et du Fraser se composaient d’une succession de lacs ; la Chaîne aux Cascades formait alors un barrage qui arrêtait l’énorme masse des eaux et l’étage le plus élevé des terrasses marque le niveau auquel celle-ci s’est élevée. La surface des eaux n’était dépassée que par les sommets des montagnes qui surgissaient en forme d’îles rondes. Il arriva, peut-être par suite de quelque grande convulsion de la nature, que le remblai de cet immense réservoir se brisa ; les eaux s’en échappèrent de façon à faire descendre le niveau des lacs jusqu’au moyen étage des banquettes. Deux fois encore, une pareille catastrophe a dû se répéter avant que les eaux se soient renfermées dans cet étroit et rocheux canal, par lequel elles s’écoulent aujourd’hui. Enfin, chacun de ces événements doit avoir été séparé du précédent par un laps de temps considérable, durant lequel s’est déposée l’énorme quantité de détritus, dont l’accumulation forme l’étendue des plateaux que nous avons décrits[19].
Arrivés à Yale vers quatre heures de l’après-midi, nous avons commencé par y commander le meilleur dîner que l’Hôtel Colonial pût nous offrir. Cette maison était tenue par un Français qui, en cette occasion, se surpassa. Il nous servit un festin que nous trouvâmes parfait, nous qui, depuis plus de dix-huit mois, n’avions rien eu qui méritât ce nom. Cependant il faut avouer que le champagne et quelques liqueurs, que nous bûmes fraternellement avec des mineurs, nous donnèrent de terribles maux de tête et nous empêchèrent de dormir jusqu’au lendemain matin. Plusieurs de ceux qui vinrent boire au comptoir nous amusèrent beaucoup ; entre autres un grand Yankee, tout à fait ivre, qui se figurait qu’il était lord Nelson et qui, on ne sait comment, associant cette imagination avec des concombres, mangeait sans repos plusieurs de ces cucurbitacées afin de prouver son identité.

La petite ville d’Yale n’est, après tout, qu’une rangée de maisons faisant face à la rivière au moment où, venant de s’échapper des Cagnons, elle forme un large et noble fleuve. Yale est bâtie sur un petit terrain plat, que terminent au nord des hauteurs élevées et où commence la vallée qui va en s’élargissant vers le sud, bornée par les montagnes, dont l’aspect conserve toute leur grandeur. Cette situation est des plus pittoresques. Les maisons de bois, blanchies et propres, ornées de drapeaux, ont toute la gaieté que peut désirer un Yankee. On trouve de l’or dans la rue d’Yale et, pendant notre dîner, deux Indiens cherchaient l’or, avec une bascule ou rocker[20], en face de l’hôtel.
Le lendemain nous fîmes nos adieux à notre bon ami, M. Mac Kay, et nous prîmes place sur le bateau à vapeur qui descendait jusqu’à New-Westminster, à l’embouchure du Fraser. Après Yale, le fleuve s’élargit avec rapidité et coule entre des rives basses et fertiles en bois. Sur notre route, nous passâmes devant Hope et Langley, anciens établissements de la Compagnie de la Baie de Hudson. Le premier occupe le plus beau site qui existe dans la Colombie Britannique, une plaine boisée entourée par un amphithéâtre de hautes montagnes. C’est en grand la même position qu’Yale. Avant la découverte des mines du Caribou, Hope avait une importance considérable ; aujourd’hui elle est enfoncée et se dépeuple. Nous aperçûmes devant nous les lumières de New-Westminster au commencement de la nuit et, une demi-heure plus tard, nous étions confortablement installés à l’Hôtel Colonial.
La cité de New-Westminster, capitale de la Colombie Britannique, occupe une position dominante, sur un terrain qui s’élève par degrés, du bord du fleuve, large en cet endroit de trois quarts de mille. Le plan de la ville a été heureusement tracé par le colonel du génie Moody, qui vient d’être nommé Commissaire des terres et des travaux (Commissioner of Lands and Works). On a déjà élevé plusieurs rues de bonnes maisons de bois.
Le désavantage de la situation est l’épaisseur de la futaie colossale qui l’enveloppe. Le peu d’éclaircie qu’on y a déjà fait est dû à un grand travail, effectué sous la direction d’ingénieurs qui y sont établis depuis plusieurs années, et, quoique la terre y soit assez fertile, les frais d’abattre les arbres sont si onéreux que l’agriculture y est encore fort peu avancée. Le pays reste désagréable à la vue, à cause des souches d’arbres qui surgissent de toutes parts. Le fleuve est navigable jusqu’à la ville pour des navires calant dix-huit à vingt pieds d’eau, et, si l’on y établissait une communication directe avec l’Angleterre, New-Westminster pourrait rivaliser avec Victoria de Vancouver ; mais, dans les circonstances actuelles, elle est tout à fait éclipsée par cette ville plus favorisée.
Après une nuit passée à New-Westminster, nous nous sommes embarqués, le 19 septembre, sur l’Enterprise qui allait à Victoria, dans l’île Vancouver. À notre grande surprise, nous nous rencontrions avec M. O’B., qui était arrivé par la route de Lilloet et de Douglas. Il était singulièrement changé depuis que nous l’avions quitté une semaine auparavant. Comme nous-mêmes, il avait pris du corps et avait recouvré son énergie et cet amour de la parole qui l’avait si remarquablement abandonné pendant notre voyage dans la forêt.
Quand on entre dans le golfe de Georgie, on aperçoit à l’est le mont Baker, magnifique sommet couvert de neige et qui atteint environ 10 700 pieds. Les mille îles du golfe, rocheuses et bien boisées, offrent une succession de points de vue qui font, de ce voyage de Victoria, un des plus charmants qu’on puisse entreprendre. Nous arrivâmes à notre destination vers la nuit, et nous allâmes à l’Hôtel de France. Mais l’hôtelier, peu rassuré par la vue de nos chemises de cuir et par notre dénûment de bagage, nous déclara qu’il n’avait pas de place. Nous nous retirions donc fort peu satisfaits, lorsqu’un garçon, courant après nous, vint nous dire qu’il y avait méprise et nous pria de retourner sur nos pas. On avait sans doute découvert que, malgré notre apparence peu avantageuse, nous étions des gens respectables. Nous refusâmes ces offres de service et continuâmes notre chemin jusqu’au Saint-George, où nous trouvâmes une excellente installation. Après nous être rafraîchis, nous profitâmes de la grossière leçon que nous avions reçue, en nous rendant chez le tailleur le plus voisin, pour nous y habiller d’une façon plus convenable et plus civilisée.
- ↑ Repos plein de dignité. (Trad.)
- ↑ Suivant les observations faites par le docteur Rae avec un petit baromètre anéroïde. (Éd.)
- ↑ Docteur Rae. (Éd.)
- ↑ Lieut. Palmer, R. E. (Éd.)
- ↑ Cette déposition des Chouchouaps paraît impossible en examinant la carte annexée à ce livre. Peut-être y a-t-il confusion avec la rivière Eau-claire. (Trad.)
- ↑ Voir les Rapports de l’expédition du capitaine Palliser, publiés dans le Journal of the Royal Geographical Society, 1860. (Éd.)
- ↑ Rapport du docteur Hector. Journal of the Royal Geographical Society, 1860. (Éd.)
- ↑ Observations du docteur Rae. (Éd.)
- ↑ Observations du docteur Rae. (Éd.)
- ↑ Affluent de droite de la Thompson. (Trad.)
- ↑ Il y a cependant une différence très-frappante entre le physique et entre les traits des deux sexes parmi les vrais Indiens rouges. Les hommes sont grands et ont les traits prononcés, avec un nez généralement aquilin. Les femmes sont ordinairement petites avec la figure plus ronde et le nez écrasé. Cette différence était bien marquée chez L’Assiniboine et sa femme, dont notre frontispice donne d’excellents portraits (Éd.)
- ↑ L’acre anglais vaut 40 ares 47 centiares. (Trad.)
- ↑ Voir au commencement du chapitre xvi. (Trad.)
- ↑ Un peu plus de cent soixante kilomètres. (Trad.)
- ↑ Comme au Mexique et même encore comme en Espagne. (Trad.)
- ↑ On appelle chinook un jargon qu’a inventé la Compagnie de la Baie de Hudson pour servir à ses relations avec les différentes tribus indiennes, dont le nombre était si grand et les langages si variés, que les troqueurs ne pouvaient pas s’entendre avec elles. La Compagnie fit donc un vocabulaire fort limité et composé de mots empruntés à l’anglais, au français, au russe et aux langages indiens. En y joignant les signes, le chinouk est compris par tous les Indiens et sert de langue générale dans le nord de l’Amérique. (Éd.)
- ↑ D’après ce qui a été dit plus haut, ces sépultures ne semblent pas appartenir à des Chouchouaps. (Trad.)
- ↑ Cañon, en espagnol, signifie tuyau et indique des formations en prismes basaltiques comme on en voit figurer au cagnon de l’Écho dans les Montagnes Rocheuses (Tour du Monde, 1862, ii, p. 360) ; les Anglais emploient ce mot, dans l’Amérique du Nord, pour signifier col ou défilé. (Trad.)
- ↑ Voir pag. 325 et suiv. (Trad.)
- ↑ Rocker ou cradle, berceau ; machine décrite dans le Tour du Monde, 1862, I, p. 14. (Trad.)