CHAPITRE VI.


Ameublement. — Visite de Cheadle à Carlton. — Il y trouve Treemiss. — Sa soirée musicale avec Étahk-ékouhp. — Bain glacial. — Visite officielle des Assiniboines. — Message qu’ils adressent à Sa Majesté. — Notre provision de rhum les a trompés. — Le fort Milton est achevé. — Les Cries des Bois. — Leur contraste avec les Cries des Plaines. — Enfants indiens. — Ils sont exempts de difformités. — Un sac à mousse. — Kekekouarsis et ses chagrins de famille. — Décidément l’hiver est arrivé. — Circonspection des animaux. — Empoisonnement des loups. — Prudence des renards. — La Ronde et Cheadle partent pour les plaines. — Le petit Miscouépémayou. — La femme de ménage de Milton. — Sur les prairies. — Bisons chassés à l’affût. — Les attardés. — Couverture perfide. — Veillée pendant une nuit froide. — Nouvelle chasse. — Cheadle laisse son esprit s’égarer. — Indignation de La Ronde. — On est perdu toute une nuit. — À la belle étoile, malgré la gelée. — Pillage de notre camp. — Retour la maison. — Voyage aussi rude que prompt. — Arrivée au fort Milton. — Réjouissances.


Il fallait à présent que notre maison eût son parquet et son mobilier. Milton et La Ronde se chargeaient d’y pourvoir, tandis que Cheadle et Bruneau allaient à Carlton pour s’y procurer du pemmican avant que la neige eût rendu la route impraticable aux charrettes. Le 29, nous nous mîmes en quête de nos chevaux. On attrapa Bucéphale, on le harnacha et l’on partit. Il faisait un vent du nord très-piquant et, à la nuit, la neige se prit à tomber dru. On courut en toute hâte. Le lendemain à la brune, on était sur le bord de la Saskatchaouane. Il y avait au passage une loge dressée et deux charrettes pleines de provisions, qui étaient probablement à Treemiss, amené sans doute à Carlton par la même nécessité. Après avoir tiré plusieurs coups de feu sans obtenir de réponse, on pénétra dans la loge et, comme on avait épuisé ses provisions, on usa librement de celles qui s’y trouvaient. Le lendemain matin, on cria encore beaucoup et on brûla une grande quantité de poudre. Enfin une troupe d’hommes parut sur l’autre rive et s’occupa à faire passer la barque. Cela eut lieu non sans difficulté parce que, la rivière étant déjà à moitié prise, il n’y avait d’ouvert au milieu qu’un chenal où de grandes masses de glace descendaient avec fracas en écorchant tout ce qu’elles touchaient. Comme la barque approchait, on entendit un cri sonore qui annonçait la présence de Treemiss. Notre ami était à peine reconnaissable à cause de la longue capote qu’il portait et de son bonnet orné de bandes et d’oreilles de fourrure suivant la coutume des métis. La barque fit passer ses charrettes qui se rendaient au fort Pitt et, tandis qu’on les mettait à bord, Treemiss raconta ce qui lui était arrivé depuis notre séparation. Il avait à peu près achevé sa demeure qui, comme la nôtre, ne se composait que d’une chambre, mais dont le style architectonique était bien supérieur à celui que nous avions suivi, car elle avait une grande élévation et jouissait d’un toit avec un haut versant. La possession d’une petite quantité de rhum lui avait causé, comme à nous, de prodigieux ennuis. Au point que, pour avoir la paix, il avait fini par livrer tout ce qu’il en avait à Étahk-ékouhp et à ses amis. Leurs orgies d’ivrognes avaient alors duré toute la nuit, et même un sale Indien avait fini par venir partager le lit de Treemiss. L’Indien en fut immédiatement rejeté avec indignation, mais y rentra aussitôt jusqu’à ce qu’après plusieurs répétitions de cette scène, Treemiss eût fini par le saisir aux épau11es et par le jeter à la porte. Enfin Étahk-ékouhp était resté seul, assis auprès du feu et entonnant une chanson indienne. Treemiss s’était flatté qu’on allait le laisser dormir en paix ; mais Étahk-ékouhp, s’étant aperçu que tous ses auditeurs étaient partis, à l’exception de Treemiss qui faisait semblant de dormir profondément, vint le réveiller en lui fouillant les côtes, ce qu’il répéta durant tout le reste de la nuit chaque fois qu’il remarquait que sa victime cessait de prêter l’oreille à ses mélodies.

En abordant sur la glace du côté méridional, deux malheureux passèrent au travers et firent un plongeon dans l’eau. On ne tarda pas à les en retirer, mais leurs vêtements se gelèrent immédiatement aussi raides que des planches, et leur air était assez risible lorsqu’ils marchèrent en brisant en éclats la glace qui les recouvrait, balançant leurs jambes raidies comme si elles eussent été en partie paralysées, parce que l’enveloppe qui les entourait empêchait la flexion de leurs genoux.

Une compagnie de gens était arrivée à Carlton venant de la Rivière Rouge ; mais elle n’avait apporté de lettres pour personne de nous. Cependant, depuis notre départ d’Angleterre, nous étions restés sans nouvelle. Quelques vieux journaux seulement nous mirent un peu au fait de ce qui s’était passé dans le reste du monde. Entre autres nouvelles, qui nous intéressaient, ils nous apprirent le massacre de ces blancs que nous avions connus en passant dans le Minnesota, les horreurs commises par les Sioux, et où il s’en était fallu de si peu que nous eussions été mêlés.

Un peu avant l’arrivée de M. Cheadle, M. Lillie avait eu la surprise de voir arriver trois cents Assiniboines, dans leurs plus beaux vêtements et leurs peintures les plus complètes ; ils s’avançaient vers le fort en décrivant une procession solennelle. Après que le calumet eut circulé selon toutes les règles des convenances et que les cadeaux honorables eurent été présentés, leur chef se leva. Dans un discours flatteur, il exprimait que ce n’était pas sans une grande joie que les Assiniboines avaient appris que la Compagnie était revenue à de meilleurs sentiments, et s’était résolue de nouveau à procurer à ses amis indiens l’eau de feu, objet de tous leurs vœux. M. Lime les assura qu’on les avait trompés. Loin d’ajouter foi à ses paroles, ils se mirent à procéder à des recherches complètes. Ils ne laissèrent pas un coin du bâtiment sans y avoir mis tout sens dessus dessous, et ils allèrent même dans la glacière où l’on conserve la viande. N’ayant réussi à rien découvrir, ils exprimèrent leur profond regret de ce que la nouvelle fût fausse, et ils requirent M. Lillie de transmettre en leur nom à Sa Gracieuse Majesté, la Reine Victoria, une forte remontrance, de ce qu’elle soumettait à de pareilles privations ses enfants rouges bien aimés, qui, après tout, étaient les meilleurs juges de ce qui pouvait leur convenir.

Depuis dix ans, ils n’avaient pas fait de visite pareille. Voici quelle avait été l’origine de celle-ci. À l’époque de notre séjour à Carlton, en tirant de la barrique une petite quantité de rhum, on en avait laissé tomber quelques gouttes sur le plancher du magasin. Deux Assiniboines venus pour commercer avaient flairé cette délicieuse odeur, qui n’avait pas réjoui leur nez depuis si longtemps. Sans laisser soupçonner qu’ils eussent rien aperçu d’extraordinaire et sans faire aucune question, ils étaient en toute hâte retournés dans leur tribu et lui avaient communiqué leur agréable découverte. Immédiatement le camp plein d’émotion s’était occupé des préparatifs de la visite officielle que nous avons racontée. Mais ils étaient arrivés trop tard. Quelques jours auparavant, nous avions emporté le trésor qu’ils cherchaient, loin de leur atteinte.

Après une journée de repos, Cheadle et Bruneau partaient pour revenir à la Belle-Prairie. Déjà la Sukatchaouane était prise en amont et en aval du fort Carlton ; mais, à la place ordinaire du passage, il y avait encore une ouverture, à travers laquelle la barque transporta la charrette, d’un côté de la glace à l’autre. La charrette fut chargée sur la glace, mais, avant d’atteindre la rive, elle enfonça dans l’eau et versa, entraînant Bucéphale après elle. Heureuseusement l’eau avait peu de profondeur ; Bucéphale fut promptement tiré à bord ; mais, au bout de quelques minutes, son apparence était complètement changée. On aurait dit un cheval d’argent, comme un énorme hérisson avec les dards de glaçon qui se formaient sur son corps à longs poils, à mesure que l’eau en découlait. Le travail pour décharger la charrette, la hisser sur la rive, porter nos effets jusqu’à elle et les recharger exigea un temps assez long ; et le cheval, habillé de glace, grelottant sous le souffle d’une bise piquante, était vraiment digne de pitié. Cependant une marche rapide pendant dix milles remit tout en ordre et les voyageurs rejoignirent sans autre aventure, au commencement du troisième jour, le fort Milton, comme La Ronde avait baptisé notre hutte.

Durant l’absence de Cheadle, Milton ni La Ronde n’étaient restés oisifs. Ils avaient dressé une couple de lits de camp qui, rembourrés d’herbe sèche et de peaux de bison, nous formaient les couches les plus délicates. Ils avaient achevé la porte, la fenêtre de parchemin et deux tables assez grossières ; l’une était destinée à la cuisine et l’autre aux repas.

Le 7 novembre, La Ronde traversa le lac sur la glace qui avait déjà quatre ou cinq pouces d’épaisseur. Il allait explorer la forêt du côté septentrional et chercher l’endroit le plus favorable à dresser nos trappes. Pendant son absence, nous nous occupâmes à placer des rayons, à faire des chandeliers, des chaises, etc. ; enfin à ranger nos biens et nos provisions ; de son côté, Bruneau construisait au dehors une plate-forme posée sur des poteaux élevés, pour y mettre notre viande en sûreté contre la voracité des loups et des chiens.

Nos amis indiens nous faisaient de temps à autre des visites où leur conduite était exemplaire. Quant à nous, nous étions avec eux parfaitement à notre aise depuis que nous avions serré le rhum à quelque distance, dans une cachette que dérobait maintenant tout à fait l’accumulation de la neige.

Les Cries des Bois diffèrent beaucoup par leurs habitudes et leurs caractères de leurs parents les Cries des Plaines. Les uns sont des trappeurs solitaires ou des chasseurs à pied ; les autres vivent en troupes de cavaliers. Les premiers sont des plus paisibles et se font un point d’honneur de l’honnêteté qui les distingue de leurs brigands de frères des prairies. Nous avons vécu six mois parmi eux sans avoir eu une seule occasion de nous plaindre d’un vol. Trois de ces six mois, nous les avons passés complétement seuls, au milieu d’eux, et, bien qu’ils aient parfois témoigné un très-vif désir d’obtenir des objets que nous leur refusions, jamais ils n’ont paru songer à nous disputer notre droit à cet égard.

Ils sont très-habiles comme trappeurs et comme chasseurs d’élan ; parfois ils poursuivent les bisons qui, lorsque l’hiver est rude, dépassent la lisière des forêts. Comme ils peuvent, en échange de fourrures, se procurer aux postes de commerce tout ce dont ils ont besoin, ils sont beaucoup mieux vêtus et mieux équipés que les Indiens des plaines. Mais l’élan devient rare et parfois les Cries des Bois ont beaucoup à souffrir de la faim.

Ceux des prairies, au contraire, poursuivant les bisons, manquent rarement de quoi vivre tout en ayant fort peu de choses à vendre pour se fournir de vêtements ou d’objets de luxe. Ces Indiens, comme du reste presque tous ceux que nous avons rencontrés, gouvernaient leurs familles admirablement. Chez eux les disputes conjugales paraissent inconnues et l’on n’entend presque jamais un enfant pleurer. Notre ami Kînémontiayou était un mari et un père plein d’affection pour sa femme et ses enfants ; ceux-ci lui obéissaient à la parole et le considéraient évidemment comme un être supérieur qu’ils devaient aimer et respecter.

Une des choses qui nous frappa le plus à mesure que nos relations avec les Indiens se développèrent, c’était de ne trouver parmi eux ni chevelures grisonnantes, ni calvitie, ni difformité. Ce dernier avantage peut, jusqu’à un certain point, être expliqué par la liberté du choix dans le mariage ; peut-être aussi, par le soin que les mères ont de bien ranger les membres des enfants dans le sac à mousse ou berceau indien[1]. Il se compose d’une planchette ayant des deux côtés un morceau de toile ; ces morceaux se lacent au centre. L’enfant est posé le dos sur la planchette, empaqueté avec de la mousse bien choisie, et, les bras serrés le long du corps ; il est solidement lacé, n’ayant la liberté que de mouvoir sa tête. Quand on voyage, la mère porte à dos ce berceau ; lorsque le camp est formé, le berceau est appuyé contre un arbre et l’enfant n’est délivré de ses liens que pour peu d’instants et de temps à autre. Ces petits prisonniers ont une bonté remarquable. On ne les entend pas piailler dans le camp et ils sont strictement obéissants sans être punis corporellement.

Un jour, Kekekouarsis nous arriva fort tourmenté par ses chagrins de famille. Il avait, à la mode indienne, vendu une de ses filles en mariage pour un cheval ; mais son ingrat beau-fils, après avoir emmené sa fiancée, était revenu durant la nuit et avait volé le cheval donné en échange. Kekekouarsis, indigné d’une telle conduite, s’était vengé en allant reprendre secrètement sa fille et, maintenant, il redoutait beaucoup la colère du fiancé ; par peur d’en être attaqué, il venait nous demander un asile pour la nuit, car il craignait d’être maltraité dans l’obscurité en retournant chez lui. Nous y consentîmes volontiers ; mais il paraît que les craintes de Kekekouarsis étaient chimériques ; car le nouvel époux supporta la perte de sa femme avec une si parfaite indifférence qu’il n’essaya jamais de la reprendre.

La Ronde était de retour le 9, Il n’avait, dans sa première journée, trouvé que peu de traces de gibier ; plus loin, les marques de martres étaient devenues assez abondantes, et il avait tendu quelques trappes. Le 10, la gelée fut très-rode ; il était tombé six pouces de neige dans la nuit. On se mit à la construction d’une couple de traîneaux à cheval pour aller dans les plaines se procurer de la viande fraîche. Pendant ce travail de nos gens, nous nous occupions de fournir le garde-manger avec l’aide de Rover, et nous ne manquions guère chaque fois à rapporter une provision de tétras de prairie, de perdrix des bois et de lapins. Ces derniers étaient fort circonspects, et nous en voyions si peu que, tant qu’il n’y eut pas de neige, nous ne nous doutions pas de leur nombre ; mais, quand la neige fut devenue épaisse, nous la vîmes sillonnée dans toutes les directions par leurs traces, et nous n’eûmes plus alors qu’à tendre des piéges sur leur passage pour en prendre.

A moins qu’on ne s’acharne à la poursuite des bêtes fauves, on n’en voit guère d’autres, dans les territoires de la baie de Hudson, que les loups et les bisons. Les Indiens les chassent avec une telle constance, et, chaque fois qu’elles rencontrent l’homme, elles en sont si invariablement poursuivies, qu’elles se tiennent toujours sur leurs gardes et se dérobent à la vue dès la moindre alarme. Ce n’est donc que quand la neige a trahi leur traces nombreuses qu’un novice peut se résoudre à croire qu’il y a réellement dans ce pays du gibier à quatre pattes.

Les loups et les renards laissaient de nombreuses empreintes sur la glace du lac, et les premiers annonçaient invariablement le lever et le coucher du soleil par un chœur de hurlements. Comme nous craignions qu’ils n’attaquassent nos chevaux, nous jetâmes des amorces empoisonnées avec de la strychnine à différents endroits autour du lac ; mais ces animaux ont une telle prudence qu’ils se gardent de toucher à une amorce trop visible ou à une de celles qui ont été visitées peu auparavant. Il faut donc prendre soin de couvrir de neige le morceau qu’on leur destine, d’aplanir la surface de cette neige et de ne plus s’approcher de l’endroit que si l’on s’est aperçu de loin que la faim a poussé une victime à le fouiller. Ce sont les renards surtout dont la circonspection est vraiment extrême. Ils visiteront la place durant des journées ; durant des semaines entières ; ils tourneront à l’entour sans se décider à y entrer et à manger. Aussi nos peines furent-elles pendant longtemps perdues. Il y avait bien des amorces enlevées ; nous suivions au loin les pistes des animaux ; mais nous ne trouvions pas que le poison eût produit aucun effet sur eux. Enfin notre persévérance fut récompensée : nous trouvâmes mort un immense loup blanc, dont nous avions longtemps suivi les empreintes à cause de leur grandeur extraordinaire. Sa peau, qui fut préservée avec soin, était magnifique, et son corps fut employé à la destruction de ses pareils. Une semaine après, tous les grands loups étaient morts, et nous regardions nos chevaux comme en sûreté pour l’hiver.

Les traîneaux étant achevés, La Ronde alla faire un tour à ses trappes. Il revint deux jours après rapportant plusieurs martres. Le lendemain, il partait avec Cheadle pour les plaines, emmenant deux chevaux et les traîneaux pour rapporter le produit de leur chasse. Un jeune garçon indien, le fils du chasseur Kînémontiayou, partit avec eux. Il avait une miniature de cheval, un poulain de deux ans, haut comme un poney de Shetland, et qui devait servir. à porter sa part de la chasse. Miscouépémayou ou l’Objet qu’on entrevoit, était un garçon de quatorze ans, très-habile et très-actif. Il avait de grands yeux noirs, une physionomie ouverte et gaie, beaucoup de bonne volonté et d’obligeance, et il remplissait tous ses devoirs avec la dignité et l’importance d’un homme. Il ne tarda pas à devenir le compagnon favori de nos expéditions ; plusieurs fois, il nous rendit de vrais services ; souvent il nous amusait par son insatiable curiosité et par le très-vif plaisir qu’il prenait à tout ce qui lui semblait étrange ou ridicule. Il éclatait de rire dès qu’on lui en donnait la moindre occasion. Pendant l’absence de cette expédition, Milton garda la maison avec Bruneau pour la tenir en ordre ainsi que ce que nous possédions, et pour dresser des trappes. Comme Bruneau ne lui paraissait pas remplir suffisamment les fonctions de ménagère et de blanchisseuse, Milton saisit l’occasion que lui donnait la visite d’un Indien et de sa squau pour charger la femme du soin d’un blanchissage général et d’un nettoyage de la maison. Bien qu’il fût nuit lors de leur arrivée, la femme se mit immédiatement à l’ouvrage : elle entretint un grand feu durant plusieurs heures, y fit fondre de la neige, et quand, vers minuit, elle se fut procuré une quantité d’eau suffisante, elle se mit à frotter à tour de bras les couvertures et les vêtements. En vain Milton lui adressait des observations et l’engageait à aller dormir. Le lavage et l’éclaboussement continuaient sans relâche et tout sommeil devenait impossible. Milton finit par se mettre en colère, il sauta de son lit, renversa toute l’eau et éteignit le feu. La femme stupéfaite se retira alors pour dormir, et tout demeura quelque temps tranquille. Mais, dès qu’elle s’imagina que Milton était endormi, elle se leva tout doucement et recommença ses occupations. Le malheureux qui l’avait engagée se trouva complétement battu : obligé de se résigner à son fâcheux destin, il se bornait à maudire l’activité intempestive de sa ménagère.

Pendant ce temps, nos chasseurs s’avançaient vers les plaines, suivant une vieille piste indienne qui se dirigeait vers le sud-ouest durant près de quatre-vingts milles. Après avoir traversé une contrée pleine de collines, bien boisée et bien arrosée, ils atteignirent, le matin du quatrième jour, le sommet d’une éminence d’où ils voyaient la prairie s’étendre au loin devant eux. La Ronde eut bientôt aperçu cinq bisons qui paissaient à un mille de distance. On dressa le camp, on prit à la hâte un repas de pemmican, car on ne voulait pas allumer un feu qui aurait pu effrayer le gibier, et l’on se prépara à entrer en chasse. Comme il faisait très-chaud, La Ronde et Cheadle eurent l’imprudence de se défaire, avant de partir, de leur capote et de leur vêtement de cuir. Puis ils s’avancèrent en biaisant et en rampant sur les mains et les genoux, il travers la neige, et ils atteignirent un point où, cachés par un bouquet d’arbres rabougris, ils pouvaient voir les cinq bisons à une vingtaine de mètres. Tout à son émotion, La Ronde donna ses instructions à Cheadle dans un jargon mêlé de français, d’anglais et de crie. Cheadle, également ému, n’ayant rien compris à ce que La Ronde lui avait dit, hésitait à tirer. La Ronde, désolé, épaula son fusil avec précaution ; Cheadle, ne voulant pas se laisser devancer, leva aussi le sien ; mais, en le faisant trop brusquement, il découvrit sa tête.

Aussitôt toutes les bêtes prennent leurs jambes à leur cou. Sur leur passage on les salue aux talons d’une volée de balles sans effet. Alors commencent les récriminations : La Ronde sacrait de la belle façon. Quant aux bisons, ils étaient partis ; on n’en voyait pas d’autres. Malheureusement, le camp ne contenait qu’une bien mince provision de pemmican. Cependant, les bisons effrayés ralentissaient leur pas il mesure qu’augmentait leur éloignement ; enfin on les vit se remettre il marcher lentement et paître le long de la route. Il ne restait plus qu’une chance, celle d’essayer de les rejoindre. Nos malheureux chasseurs se remirent donc en course, se dissimulant avec tout le soin possible. Après deux heures de fatigue, ils réussissaient à devancer les bisons, se blottissaient cachés sur leur route, et en tuaient deux qui s’avançaient au pas.

Mais alors la nuit approchait, et les chasseurs étaient à trois ou quatre milles de leur camp. Ils ne pouvaient pas aller querir les chevaux et les traîneaux pour rentrer la viande ce soir même ; et, s’ils quittaient leur gibier, les loups sauraient bien ne leur en laisser que les os proprement nettoyés pour le lendemain matin. On n’avait donc guère de choix : il fallait camper à l’endroit même toute la nuit ; mais on ne pouvait pas s’y abriter, car on n’y voyait qu’un petit_nombre de peupliers effeuillés. Les deux bisons tués étaient à environ deux cents mètres l’un de l’autre. Pour éloigner les loups, on appuya contre l’un une poire à poudre et un fusil, puis on alluma un petit feu pris de l’autre, dont on retira la peau et dont on fit griller quelques tranches pour souper. cependant la nuit était tout à fait tombée ; il soufflait un fort vent du nord vraiment glacial, et pénétrant comme au travers d’une gaze les simples chemises de flanelle de nos infortunés chasseurs. Avec quelle amertume ils regrettaient alors d’avoir laissé au camp leur vêtement de cuir et leur capote ! Quelle déplorable perspective d’avoir à passer une longue nuit d’hiver avec le thermomètre au-dessous de zéro et sans abri ni feu convenables !

Ils ramassèrent tout le bois qu’ils purent trouver, pauvre provision ! pour nourrir leur maigre feu. Ils grattèrent la neige, et coupèrent et disposèrent des branches de saule pour se faire un lit de repos. ils se partagèrent la peau du bison. Cheadle, se faisant tout petit, essaya de se couvrir avec une moitié ; La Ronde et Miscouépémayou se blottirent ensemble sous l’autre. Cette peau encore fumante était adorablement chaude, et nos voyageurs tombèrent bientôt dans un profond sommeil. Hélas ! que leur bien-être fut court ! Nos dormeurs ne tardèrent pas à s’éveiller à moitié gelés. L’étroite couverture, d’abord si douce et si chaude, était, grâce à la gelée, devenue dure comme de la pierre et formait, au-dessus des corps, une espèce d’arche sous laquelle s’engouffrait, comme sous l’arche d’un pont, le piquant vent d’hiver.

Il ne fallut plus songer à dormir. Rejetant leur trompeuse couverture, transis, ils se mirent tous trois à battre la semelle de droite et de gauche, tout en entretenant leur misérable feu avec économie, ou en faisant griller quelques biftecks pour tuer le temps. Qu’il était Jong ! C’était en vain Qu’ils examinaient l’horloge du voyageur, le grand Orion s’avançant vers l’ouest ; mais avec quelle lenteur ! Enfin, il acheva sa course cependant ; et les loups, de leurs chœurs habituels, finirent par saluer l’aube du jour. La Ronde et son jeune compagnon s’élancèrent pour aller chercher les traîneaux. De son côté, Cheadle se mit à la poursuite d’un bison qui avait été grièvement blessé la veille.

Après plusieurs jours d’une chasse assez productive, ils avaient chargé de viande les traîneaux et avaient repris la route du retour. Pourtant ils n’étaient pas au bout de leurs épreuves. Des bandes de bisons qu’ils aperçurent à leur portée leur inspirèrent le désir, avant de rentrer à la Belle-Prairie, de se donner une autre journée de chasse. La nature du pays, avec ses collines et ses bouquets de bois taillis, se prêtait merveilleusement aux surprises. Ils réussirent donc à se glisser jusqu’à une quarantaine de mètres d’une petite bande qui dormait tranquillement dans un étroit vallon. On convint que Cheadle attendrait à l’affût derrière un monticule, tandis que les deux autres ramperaient à l’entour pour s’approcher des bisons par le côté opposé.

Cheadle resta patiemment, regardant par-dessus la colline à travers l’herbe élevée, épiant en vain quelque signal qui lui indiquât que ses compagnons étaient parvenus à leur poste. Enfin un des bisons se leva et s’étira, mais sans paraître aucunement troublé. Cheadle, de peur de faire perdre leur chance aux autres, ne fit pas feu et, tout en attendant couché à terre, il se prit à songer. Il pensait à l’Angleterre ; il revoyait les lieux familiers à son enfance ; les vieux désirs, les fantômes de ses projets sans exécution et de ses vaines espérances, repassaient dans son esprit. La Bonde, les bisons, la chasse : tout, il avait tout oublié. Soudain ses rêves furent dissipés par de grands cris : « Tir donc ! tir, docteur ! tir-r, sacré tonnerre ! tir-r-r ![2] ». Et voilà que les bisons passaient à toute vitesse : avec La Ronde et Miscouépémayou sur leurs talons. Les chasseurs faisaient feu dès qu’ils avaient pu recharger leurs fusils, mais ils tiraient au hasard et manquaient leur but. Cheadle, plus maître de lui, blessa grièvement un des animaux qui fit un bond de côté ; alors il se mêla avec les autres dans la poursuite. Quant à La Ronde, il était profondément dégoûté. Il déclara qu’il s’arrêterait ici, et que jamais plus il ne conduirait chasser le bison un homme qui avait des absences d’esprit. Il conta qu’il était resté plus d’une demi-heure à attendre le coup de fusil de Cheadle ; que, dans son impatience, il avait sifflé doucement ; qu’alors un des buffles se levant avait présenté une excellente occasion à Cheadle, dont celui-ci n’avait pas profité. Il avait donc encore attendu, puis il avait agité en l’air son bonnet pour donner le signal du feu ; le tout inutilement. Enfin, de rage et de désespoir, il avait sauté en pied et avait poussé les cris ci-dessus rapportés.

Un court repos leur ayant rendu quelque tranquillité d’esprit, ils se remirent en marche, et bientôt ils découvrirent un nouveau troupeau de douze bêtes, occupées à paître en pleine tranquillité. On avait déjà ramassé assez de viande, et il fut convenu qu’on réserverait ce coup au jeune garçon. Miscouépémayou se glissa donc jusqu’aux bisons, et les deux autres se mirent en embuscade pour tirer quand le troupeau passerait. Mais le jeune chasseur ne toucha rien et la bande galopa dans une direction contraire à celle où était l’affût.

C’était un jour de malheur, mais La Bonde disait : « Essayons encore ! » La dernière bande, qui n’avait pas tout à fait découvert ses ennemis, se contenta d’aller un mille plus loin et se remit paisiblement à paître en marchant. Ceux qui la poursuivaient, tantôt couraient à toutes jambes quand ils n’étaient pas en vue, tantôt rampaient pendant des milles entiers, dans les endroits découverts. Mais toujours, quand ils arrivaient, ils voyaient que les animaux venaient de s’éloigner de l’endroit où on les cherchait. Pourtant ils finirent par réussir à se cacher derrière une colline devant laquelle les buffles paissaient en venant peu à peu à leur rencontre.

C’était le tour de La Ronde à tirer le premier. Aussitôt donc que le conducteur de la bande fut lentement arrivé à une vingtaine de mètres de distance, il fit feu. L’animal ne tomba pas sur le coup et Cheadle, qui ne voulait pas après tant de peines s’en retourner les mains vides, l’atteignit d’un second coup à l’épaule et l’abattit. Cette conduite irrita profondément La Ronde ; elle était, disait-il, tout à fait opposée aux usages de la chasse ; mais sa colère fit place au chagrin lorsqu’en découpant la bête, il trouva que sa balle n’avait fait que traverser sans la briser l’omoplate, et que le bison leur aurait certainement échappé sans la balle de Cheadle qui lui avait percé le cœur. C’était un jeune taureau superbe, de trois ans, ayant une peau magnifique et une crinière de près d’un demi-mètre de longueur. Avant qu’ils eussent achevé de détacher la viande et de la charger sur un des chevaux qu’ils avaient cette fois amenés avec eux, la nuit était venue.

La chasse les avait conduits à six ou sept milles du camp, et la nouvelle lune était déjà presque descendue. Il paraissait à peu près impossible de trouver la nuit son chemin dans un pays d’une nature aussi uniforme. Cependant La Ronde, plein de confiance en lui-même, poussait toujours devant lui. Lorsqu’ils eurent voyagé plusieurs heures, La Ronde s’arrêta tout à coup et se mit à frapper son briquet pour essayer de reconnaître la vieille piste aux environs du camp. Il ne la trouva pas, mais elle ne pouvait pas être loin ; La Ronde l’affirmait ; car le camp devait être à quelques centaines de mètres de la place où ils étaient. La Ronde avait dirigé sa course sur les étoiles et, faisant entrer en ligne de compte, avec la direction, le temps écoulé et la rapidité de la marche, il en concluait avec certitude qu’ils devaient être à peu près arrivés à leur destination. Tous les trois d’ailleurs étaient convaincus que le camp devait être sur la droite ; on fit donc en ce sens un détour de quelques centaines de mètres ; mais on n’y découvrit rien et il fallut se résoudre à aller bivaquer pour cette nuit dans un bosquet de petits peupliers. Cependant, à quelque distance sur sa gauche, une troupe de loups ne cessaient de hurler, de grogner et de se battre. Cheadle avait grande envie d’y aller voir. Il supposait que l’objet qu’ils se disputaient était tout simplement la viande qu’on avait laissée empaquetée sur les traîneaux dans le camp. La Ronde pensait différemment. Il affirmait que le camp devait être à leur droite et que d’ailleurs les loups n’auraient pas l’audace d’entrer si promptement dans une place pleine de couvertures et d’autres objets à l’usage des hommes.

Cette nuit était très-froide et très-claire. Le feu se trouvait misérableement petit, car le seul bois sec qu’on avait pu se procurer consistait en branchages de tremble, gros comme des baguettes à ramer les pois. Or, les couvertures et les robes de bison avaient été laissées dans le vieux camp, en sorte que les chasseurs étaient encore presque dans la même situation que quelques nuits auparavant. Cette fois, ils se mirent sous une grande toile imperméable qu’ils avaient emportée pour en envelopper la viande et qui était presque moins efficace que la peau fraîche ne l’avait été. L’humidité de la respiration se condensait et formait à l’intérieur de ce drap des glaçons qui faisaient ainsi disparaître tout l’avantage qu’on s’était promis en dormant la tête sous la couverture. On ne put donc pas plus dormir que dans la nuit que nous rappelons ; comme l’autre, celle-ci s’écoula à attendre avec ennui l’arrivée du jour, à se promener en long et en large, à nourrir les feu, à épier les progrès d’Orion et à écouter les grognements et les hurlements des loups. C’était à n’en pas finir.

Cependant, comme on avait cherché à trouver le camp à peu près jusqu’à minuit, il est clair que la période vraiment insupportable de cette nuit ne fut, quant au temps, que la moitié de l’autre ; mais, quant aux souffrances, elle la valait bien.

Au point du jour, La Ronde fit sa reconnaissance et trouva que le camp était environ à trois ou quatre cents mètres sur la gauche. Tout y marquait le désordre le plus fâcheux. Ainsi que Cheadle l’avait deviné, les loups s’en étaient partagé les dépouilles. Ils avaient fait disparaître presque toutes les provisions arrangées sur un traîneau ; à côté, celle de Miscouépémayou, une petite provision de morceaux de choix, préparée et empaquetée avec le plus grand soin, était dévorée. Heureusement que ce qu’on apportait faisait à peu près la compensation de ce qu’on avait perdu. Les chevaux furent donc remis aux traîneaux, et l’on reprit aussi vite que possible la route,du fort Milton.

Le retour ne laissa pas que d’être aussi 1ent qu’ennuyeux. Il n’y avait pas eu à la vérité de dégel régulier ; mais la chaleur du soleil avait fondu la neige sur les penchants des coteaux, sur les pentes méridionales ; et le tirage des traîneaux sur la terre était si harassant pour les chevaux, qu’on ne voyageait qu’à petites journées et que pas à pas. On vint à un endroit où la route traversait un grand lac. La neige y avait aussi presque complétement disparu, et les chevaux glissaient tellement sur la glace, qu’il fallait renoncer à l’espoir de passer par là. La monture lilliputienne de Miscouépémayou, dont les pieds étaient aussi petits que ceux d’un daim, était tout à fait incapable de se tenir sur cette surface glissante, et, pendant quelque temps, on fut réduit à croire qu’on serait obligé de la sortir d’embarras en la tirant par la queue sur la terre ferme. On avait dû dételer les traîneaux. Il fallut d’abord les pousser à la main à travers le lac ; puis se tailler une route à travers les bois qui en bordaient les rives pour conduire les chevaux : à l’extrémité opposée. Toute une matinée y passa, et ce ne fut que dans la soirée du cinquième jour de voyage qu’on regagna la Belle-Prairie, après une absence de douze journées. Un petit incident de ce retour suffit à montrer la rude manière dont il s’accomplissait. En descendant la pente assez raide d’une colline, un des traîneaux versa, retournant avec lui le cheval qui se trouva couché sur le dos avec les jambes battant l’air. Cheadle se préparait à lui retirer ses harnais ; mais La Ronde lui cria : « Ah ! non, monsieur, pas besoin ! » Et, poussant tous les deux, ils envoyèrent le cheval et le traineau, toujours roulants, jusqu’au bas de la colline, où ils se retrouvèrent sur le bon cÔté. Alors le convoi continua sa marche.

Milton et Bruneau furent bien aises de l’heureux retour de leurs compagnons, et Kînémontiayou, qui se trouvait à la maison avec quelques autres Indiens, prit bientôt sa large part d’un banquet de viande fraîche qui se prolongea une partie de la nuit, et où ceux qui arrivaient de la plaine se livrèrent au plaisir de manger du pain.

En vérité, dans la vie civilisée, on ignore ce que c’est que le plaisir de manger.



  1. Dans un voyage en Laponie (Tour du Monde, 1862, II, page 129 et suiv.), on trouvera la description de patins fort semblables aux raquettes canadiennes, et celle d’un berceau plus simple encore que celui dont il est question ici, mais qui est d’un usage tout aussi peu embarrassant (p. 138 et 139). Un autre berceau des Peaux Rouges est figuré dans le Tour du Monde, 1860, I, p. 372, (Trad.)
  2. Avons-nous eu tort de respecter l’orthographe des éditeurs anglais ? (Trad.)