CHAPITRE V.


Le bal. — Parole des métis. — Voudrie et Zear retournent au fort Garry. — Treemiss part pour la Montagne du Bois. — Nous quittons Carlton pour aller prendre nos quartiers d’hiver. — La rivière aux Coquilles. — La Belle-Prairie. — La Rivière Crochet. — Les Indiens du lac au Poisson-Blanc. — Kekekouarsis ou l’Enfant du Faucon et Kinémontiayou ou le Long Col. — Leur façon de se rendre heureux. — Passion pour le rhum. — Agitation dans le camp. — Les Indiens arrivent en troupes pour boire de l’Eau de Feu. — Nous trompons nos visiteurs. — Un jour de fatigue. — Le baril de rhum est caché durant la nuit. — Nous nous retirons à la Belle-Prairie. — Site de notre demeure. — La Ronde nous sert d’architecte. — Comment on bâtit une hutte en troncs d’arbres. — La cheminée. — Patatras ! — Notre désespoir. — Milton prend la place de La Ronde. — La cheminée se relève. — Nos amis indiens. — Il gèle.


Le soir qui suivit notre retour à Carlton, les métis en notre honneur donnèrent un bal. À cet effet, M. Lillie leur livra sa meilleure chambre ; quant à nous, nous fournîmes les rafraîchissements sous l’espèce du rhum. C’était sans doute l’espoir que nous en agirions ainsi qui faisait l’un des plus grands charmes de la soirée qu’on nous avait offerte. Les hommes vinrent en tenue de fête ; le sac à feu[1] orné de verroteries, la ceinture éclatante, les jambières bleues ou écarlates attachées sous le genou avec des jarretières à verroterie, et des moccasins soigneusement brodés. Les femmes avaient des jupes courtes à couleur brillante, découvrant les jambières richement brodées et des moccasins blancs en peau de caribou, joliment ornée de bouquets en verroteries, en soie et en poil d’élan. Quelques-unes des jeunes filles étaient fort gentilles ; mais, pour la plupart, elles étaient défigurées par ce goitre qui affecte le plus grand nombre des métis à tous les postes fondés sur la Saskatchaouane, quoique les Indiens en soient préservés. Sinclair servait de musicien. Il eut une rude nuit de travail, interrompu seulement par de courts intervalles pour se rafraîchir. La fête se prolongea jusqu’au lendemain matin.

Cependant l’hiver approchait. Nous hâtions donc notre départ pour le lac au Poisson-Blanc. Quant à Treemiss, il avait résolu d’établir sa résidence à la Montagne du Bois ou Thickwood Hills, située à une cinquantaine de milles au N. O. de Carlton. Elle était plus voisine des plaines et le gros gibier y abondait. En outre, la Montagne du Bois offrait l’avantage d’être le lieu de la résidence d’Etahk-Ékouhp ou l’Étoile de la Couverture, qui était le plus célèbre chasseur du canton. La Ronde et Bruneau devaient nous accompagner pour passer l’hiver avec nous ; Voudriie et Zear retourneraient au fort Garry conduire nos meilleurs chevaux et porter nos lettres pour l’Angleterre.

Le 10 octobre, nous transportâmes au nord de la Saskatchaouane nos chevaux, nos charrettes et nos bagages. Le soir nous fîmes nos adieux aux habitants du fort Carlton et, suivant notre convoi, nous allâmes camper cette nuit au bord de la rivière. Le lendemain, nous disions adieu à Treemiss dont la route se séparait ici de la nôtre.

Nous recommencions à voyager dans un pays mêlé de bois et de prairies. Il faisait encore un très-beau temps et, durant le jour, la chaleur était agréable ; mais, les nuits, le froid était assez vif et déjà les lacs se couvraient en partie d’une mince couche de glace. La volaille sauvage avait émigré vers le sud ; il ne restait plus que quelques traînards des dernières couvées. Beaucoup d’entre eux étaient victimes de leur retard, car on les trouvait souvent pris dans la glace. Les Indiens assurent que leur mésaventure est causée par leur excessif engraissement qui, les empêchant de prendre leur vol, les retient en arrière pour périr d’une misérable mort.

Nous mîmes quatre jours pour atteindre la rivière aux Coquilles (Shell river), un des petits affluents de la Saskatchaouane[2]. Là il nous fallut sauter dans le lit du courant pour faire descendre puis remonter sans accident nos charrettes pesamment chargées. L’eau était froide comme la glace et nous aurions volontiers évité ce bain forcé ; mais le soleil de midi ne manquait pas de chaleur et une marche rapide eut bientôt rétabli la circulation dans nos membres engourdis.

Le lendemain nous conduisit dans un endroit ravissant, une petite prairie d’environ deux cents acres, entourée de basses collines boisées, et baignée d’un côté par un lac qui envoyait beaucoup de petits bras parmi les collines et dans la plaine, et où de nombreux diminutifs de promontoires s’enfonçaient, portant jusqu’au milieu des eaux leur riche parure de pins et de trembles. Les voyageurs peu civilisés, qui seuls, à l’exception des Indiens, l’avaient jusqu’alors visitée, frappés de ses charmes,lui avaient déjà donné le nom de la Belle-Prairie.

En la traversant, nous nous montrions l’un à l’autre quel emplacement magnifique ferait pour une demeure un des promontoires, et nous nous disions quel bonheur ce serait, pour un des pauvres fermiers qui cultivaient un sol ingrat en Angleterre, que de posséder le riche morceau de terre que nous avions sous les yeux. Ce jour-là, nous arrivions à la rivière Crochet. C’est un cours d’eau qui égale à peu près la rivière aux Coquilles. Nous dûmes y aider de toutes nos forces au passage de nos charrettes, comme nous avions fait à l’autre. Un demi-mille plus loin, nous découvrîmes deux petites maisons en bois. Notre camp fut établi à quelque distance dans un espace découvert ; puis nous nous présentâmes pour faire visite à nos voisins. M. Pruden, libre-échangiste entreprenant, avait fait construire une de ces maisons ; l’autre l’avait été, en opposition et à côté, par la Compagnie. Ayant fini par se laisser engager au service de la Compagnie comme commerçant en chef à Carlton, M. Pruden avait fait cadeau de sa maison à deux Indiens. Alors la Compagnie avait dissous son établissement rival, dont la maison était restée inoccupée. On exploitait cependant, de temps à autre, dans le voisinage, une pêcherie sur le lac au Poisson-Blanc. Dans la maison, nous trouvâmes un vieil Indien occupé à raccommoder un filet ; sa squau, accroupie auprès du foyer, se livrait aux plaisirs de la pipe. Ils nous donnèrent d’amicales poignées de main. La Ronde nous présenta à eux, en qualité d’un grand chef et d’un grand médecin qui avaient voyagé pour la satisfaction de faire leur connaissance. Le vieillard jouissait du nom de Kekekouarsis, ou l’Enfant du Faucon, par allusion à la forme de bec qu’avait son nez.

Nous fumâmes plusieurs pipes avec lui, tout en répondant aux nombreuses questions qu’il nous adressait par l’entremise de La Ronde, et nous fûmes si enchantés de sa politesse que, dans un moment de faiblesse, nous promîmes de lui faire cadeau d’une petite quantité de rhum. Hélas ! générosité déplacée ! que de troubles et d’inquiétudes elle nous a causés ! Ce vieux monsieur, dans son exaltation de gratitude, s’écria que nous étions les meilleures créatures qu’il eût rencontrées depuis longtemps, ajoutant que, s’il lui était permis de nous donner un conseil, ce serait d’aller chercher l’eau de feu immédiatement. Retournant donc à la loge, nous prîmes la précaution de cacher le baril dans la charrette, nous mîmes dans un petit vase un faible mélange d’eau et de rhum, et nous lui en envoyâmes une portion minime.

Cependant il n’est pas utile de mettre trop d’eau dans la liqueur, qui doit conserver assez de force pour pouvoir s’enflammer, car un Indien ne manque jamais de l’essayer en en jetant quelques gouttes dans le feu. Si elle possède l’unique propriété qui lui a fait donner le nom d’eau de feu, l’Indien en est satisfait, quelles qu’en soient d’ailleurs la saveur et les autres qualités.

Nous avions à peine achevé de cacher le baril que Kekekouarsis arrivait, en compagnie de sa squau, vieille sorcière desséchée, et de Kînémontiayou, le Long Col, son beau-fils. Les hommes, déjà à moitié ivres, hurlaient un chant indien sans paroles et demandaient à grands cris un peu plus de rhum. Ils nous offraient en échange des peaux de martre et d’autres bêtes, et c’était en vain que nous essayions de leur faire comprendre que nous n’étions pas venus ici en qualité de commerçants.

Après deux heures de discussion sans relâche, nous distribuâmes, avec parcimonie, une autre petite quantité de liqueur pour nous débarrasser d’eux. Quelles étaient leurs délices ! Comme ils étreignaient le pot en s’écriant : « Tarpwoy ! tarpwoy ! » (c’est du vrai !) pouvant à peine en croire le témoignage de leurs sens. Dès l’aube, ils étaient de retour à la loge, apportant d’autres fourrures à vendre.

Cependant des courriers s’étaient élancés dans toutes les directions, porteurs de la bonne nouvelle auprès des amis du voisinage. Des hommes, galopant de tous les points de l’horizon, ne tardèrent pas à se réunir près de nous, Leurs squaus et leurs enfants les suivirent bientôt. Tous étaient désireux de goûter à l’eau de feu qui donne le bonheur, et notre loge finit par être encombrée de ces hôtes importuns. Pour en finir, nous les renvoyâmes en leur remettant le reste de la petite provision que nous avions mise à part, la seule dont ils connussent l’existence, car le baril avait heureusement été tenu à l’abri de leurs regards. Deux heures après, ils étaient revenus plus ou moins gris et recommençaient avec une importunité décuplée leur clameur infernale. L’un nous jetait entre les mains une peau de martre ; un autre, deux ou trois poissons ; un troisième, tout en essayant de retirer sa chemise pour la vendre, tombait privé de sentiment entre les bras de sa squau. Et c’était toujours, toujours la même demande : « Isquitayou arpway ! isquitayou arpway ! » (de l’eau de feu !). Nous laissâmes les heures s’ajouter aux heures. Nous restions assis, fumant la pipe avec un air d’indifférence que nous ne sentions pas, et refusant toutes les sollicitations. À l’entrée de la nuit, la scène durait toujours. De peur qu’ils ne se missent à chercher en notre absence et qu’ils ne trouvassent notre provision, nous n’osions pas changer de place.

Le temps s’écoulait lentement. La nuit vint enfin ; mais la même foule faisait cercle autour de nous, et la même requête bourdonnait dans nos oreilles. Notre résolution était inexorable. Enfin ils se convainquirent que rien ne nous toucherait, et ils se retirèrent l’un après l’autre, mais profondément dégoûtés par notre lésinerie. Au cœur de la nuit, nous nous levâmes furtivement. La Ronde sortit pour reconnaître la position des Indiens. Aucun d’eux n’était aux environs, et tout était parfaitement calme. Alors nous procédâmes, avec des précautions inimaginables, à enlever le baril de rhum de sa cachette ; puis La Ronde et Bruneau le transportèrent à distance et le mirent en lieu sûr. Ils étaient revenus avant le jour, trempés, tout froids, ayant traversé la rivière et enterré la cause de nos tourments dans le taillis à quelques milles de distance.

Ce matin-là, Kînémontiayou revint à notre loge, mais il n’y renouvela pas ses importunités. Notre fermeté de la veille avait produit un effet des plus salutaires. Cependant la scène qui avait duré deux jours nous avait laissé un tel dégoût que nous nous résolûmes à renoncer à notre dessein de fixer en cet endroit notre demeure d’hiver. Nous préférions nous retirer à la Belle-Prairie, ce qui mettrait neuf à dix milles entre notre résidence et nos ennuyeux voisins.

Le lendemain, nous revenions donc sur nos pas et nous tendions notre loge sur les rives du lac de la Belle-Prairie. L’emplacement que nous choisissions pour notre demeure était le milieu du promontoire boisé qui avait auparavant excité notre admiration. Nous étions alors arrivés au milieu d’octobre. Il devenait donc nécessaire d’activer l’édification de notre bâtiment, car autrement l’hiver pourrait nous surprendre avant que nous eussions terminé la besogne. Le peu de temps dont nous disposions nous obligeait aussi à nous contenter d’une construction de petite dimension et des matériaux les plus simples. La Ronde se chargea d’être notre architecte, et nous nous mîmes au travail avec ardeur.

Nous commençâmes par faire, avec des troncs de peupliers non dégrossis mais assemblés en mortaise, aux angles de la butte, un enclos de quinze pieds sur treize. Comme ces troncs étaient loin de se toucher en tous points, ils laissaient parfois entre eux des trous à y passer la main. D’ailleurs, nous n’avions encore ni porte, ni fenêtre, ni toit, et les murs, élevés de six pieds à l’extérieur, n’en avaient que cinq au dedans. Le génie de La Ronde remédia à ces défauts, plus aisément que nous ne nous y attendions. Il fit scier, dans l’épaisseur du mur, les places de la porte et de la fenêtre. La porte fut faite avec des planches prises aux charrettes, et un morceau de parchemin nous tint lieu de fenêtre vitrée. Le toit fut construit avec des perches droites que nous fournissaient les jeunes sapins desséchés ; par-dessus, on étendit un chaume de gazon de marais, tenu en place par des mottes de terre qu’on y lança. Le peu de hauteur extérieure du bâtiment fut en dedans corrigé en creusant le terrain de deux pieds, ce qui rendait notre demeure beaucoup plus chaude. Les interstices que laissaient les troncs furent comblés avec de la boue mêlée de gazon battu, pour lui donner de la solidité. Mais la cheminée fut l’occasion des méditations les plus longues et les plus pénibles. Nous n’avions pas découvert d’argile propre à cimenter les cailloux dont on fait les cheminées dans la forêt, et nous commencions à être très-effrayés de la perspective de nous voir au milieu des fortes gelées sans que notre foyer eût été terminé. Il est clair que ç’aurait été insupportable, car nous trouvions déjà désagréable de travailler avec du mortier non détrempé, et, s’il venait à geler, nous serions évidemment forcés d’y renoncer tout à fait.

Enfin, après avoir enlevé plusieurs pieds de riche terre glaise, nous découvrîmes un sol argileux dont nous nous accommodâmes, et la cheminée s’éleva rapidement. Comme elle était presque terminée, nous y allumâmes du feu, et déjà nous nous félicitions de notre pleine réussite lorsque, patatras ! tout tomba par terre. Quelle consternation ! Pendant quelque temps, nous ne sûmes plus que faire. Une discussion animée s’ouvrit sur l’art d’élever une construction plus solide. La Ronde ni Bruneau ne pouvaient se consoler de leur incontestable échec. À les entendre, l’argile était mauvaise et nous devions ne pas songer désormais à nous en servir. Cependant il n’y avait plus de temps à perdre. Il nous fallait réparer le dommage ou nous résigner à rester sans foyer, quand le thermomètre serait descendu au-dessous de zéro. Ce fut Milton qui se chargea de l’opération. D’abord il fit un cadre en bois vert pour supporter l’argile. Pendant ce temps, Cheadle, avec un cheval et une charrette, recueillait une provision des pierres les plus rectangulaires qu’il pouvait trouver. Grâce à ces matériaux, notre cheminée fut solidement bâtie et brava toutes les rigueurs de l’hiver.

Comme nous étions occupés de ces travaux, nos amis indiens nous firent plusieurs visites ; mais ils avaient cessé de nous inquiéter. Kînémontiayou, le chasseur, passa en allant au Fort acheter des provisions d’hiver, et, à son retour, il nous apprit que les bisons étaient déjà arrivés à deux journées de distance de la Belle-Prairie. Cette nouvelle n’avait aucun fondement. Quant au vieux Kekekouarsis et aux squaux, ils nous furent de la plus grande utilité. Nous employâmes le premier à nous fabriquer des raquettes[3] et des traîneaux à chiens. Les autres raccommodèrent nos mocassins et nous firent des vêtements d’hiver.

Le 23 octobre le lac se trouva complétement pris ; la terre avait déjà deux pouces de neige. Le 26, il y eut encore un dégel momentané ; après quoi, le véritable hiver commença tout à fait. Nous n’avions pas achevé notre tâche un jour trop tôt.



  1. Le sac à feu est certainement une espèce de gibecière dans laquelle on tient le briquet, l’amadou et les allumettes à couvert de cette humidité qui jette les voyageurs dans des embarras dont le lecteur a déjà vu des exemples. (Trad.)
  2. Affluent de gauche de la Saskatchaouane septentrionale, en aval de Carlton. (Trad.)
  3. Snow-shoes and dog-sleighs. Les premiers sont des espèces de grands patins en forme de raquette, comme en portent les hommes figurés sur la gravure de la page 83. On leur donne le nom de raquette, au Canada, d’après une lettre que le docteur Cheadle m’a fait l’honneur de m’écrire. Ils servent à marcher sur la neige sans y enfoncer. (Trad.)