DE
L’ATLANTIQUE
AU PACIFIQUE

ROUTE DU NORD-OUEST PAR TERRE.

CHAPITRE I.


Départ pour Québec. — Rude traversée. — Nos compagnons de voyage. — Débris de naufrage. — À la hauteur de Terre-Neuve. — Québec — En remontant le Saint-Laurent. — Niagara. — Le capitaine et le major. — Plus avant dans l’Ouest. — Wagons à coucher. — Le Peau-Rouge. — En remontant le Mississipi. — Le lac Pépin. — Légende indienne. — Saint-Paul dans le Minnesota. — Le grand chemin de fer du Pacifique. — Voyage en diligence américaine. — Le pays. — Notre chien Rover. — Massacre des colons par les Sioux. — Torts du gouvernement des États-Unis. — La prairie. — Chasse en route. — Nous arrivons à Georgetown.


Le 19 juin 1862, nous nous embarquions sur le bateau à hélice l’Anglo-Saxon, qui allait de Liverpool à Québec. C’était par une journée sombre et brumeuse. Une petite pluie fine se mit à tomber, comme le navire quittait l’embarcadère. Elle augmenta l’abattement de nos esprits, assez attristés déjà par la perspective de quitter la patrie pour une période indéfinie, mais longue incontestablement. Chacun de nous éprouvait les désagréables craintes de l’ennui et même des souffrances physiques, car nous détestons d’un commun accord les voyages sur mer, sans cependant aller jusqu’à admettre l’aveu que les agonies du mal de mer ont arraché à une des lumières de l’église américaine, au révérend Henry Ward Beecher, lorsqu’il s’est écrié : « Ceux que poursuit la colère divine sont envoyés à la mer. »

Nous eûmes, il est vrai, une très-rude traversée où, presque tout le temps, les vents furent contraires ; mais l’ennui ne nous tourmenta guère, parce que, dès que nous eûmes repris notre aplomb, ce qui ne fut pas long, nos compagnons de voyage, qui formaient une assez curieuse collection, nous divertirent suffisamment. Les plus remarquables d’entre eux étaient deux évêques catholiques romains du Canada. Ils revenaient de Rome où ils avaient assisté à la canonisation des martyrs japonais, et chacun d’eux étalait une belle médaille d’argent qu’il avait reçue de Sa Sainteté le Pape, en souvenir des éminents services qu’ils avaient rendus en cette occasion. Ces deux dignitaires formaient un contraste frappant, L’un, maigre et de grande taille, offrait le vivant portrait d’un ascète et donnait la meilleure partie du jour à la lecture de son missel et des livres saints. Il ne nourrissait qu’à peine son corps, ne prenant que de la soupe et du poisson, et ne se livrant à d’autre plaisir charnel que celui de priser du tabac qu’il prenait en quantité prodigieuse ; il ne se permettait d’autre société que celle de son confrère. Celui-ci, rond, gras, onctueux, de joyeuse nature et de caractère sociable, ne méprisait pas les bonnes choses de ce monde, et avait beaucoup d’affection pour une grosse pipe d’écume de mer, dont il tirait avec complaisance des nuages de fumée. L’antidote de ces deux personnages était une vieille dame, atteinte de papophobie, qui nous amusait fort par ses amères lamentations sur la coupable faiblesse qu’avait montrée Sa Majesté la Reine en acceptant de Pie Ⅸ le cadeau d’un buffet. Il y avait encore à bord un colonel canadien, plein de dignité, et qui s’attirait l’admiration d’un obséquieux auditoire par la majestueuse sagesse de ses discours politiques. 11 dominait notre petite société ; mais son empire fut de courte durée. Tout à coup il disparut. Sa cabine retentissait de sinistres gémissements et d’autres bruits qui dénonçaient sa maladie et ses tourments. Enfin, un jour que le temps s’était un peu calmé, le grave colonel reparut sur le pont, mais, hélas ! qu’il était changé ! Son chapeau blanc, jadis si bien brossé, était maintenant horriblement délabré ; sa cravatte n’était plus nouée avec soin ; toute sa tenue était négligée. Il alla s’asseoir en silence, la tête dans les mains, abattu, éperdu.

L’agent comptable, un jovial Irlandais, s’avança de suite vers lui en criant :

« Ah ! ah ! colonel ! Sur le pont ? Je suis aise de voir que tout va bien.

— Tout va bien, monsieur ! reprit l’autre avec colère. Tout va bien ! Je ne vais pas bien. Je suis horriblement mal, monsieur ! J’ai souffert les tortures des… condamnés ; horribles, au delà de toute expression ; mais ce n’est pas de la douleur que je me plains ; un soldat comme moi sait l’endurer, monsieur. C’est de moi que je me plains ; je sois couvert de honte et jamais je ne relèverai la tête !

— Mon cher monsieur, fit l’Irlandais d’un ton câlin, en nous lançant un regard d’intelligence, par grâce ! que vous est-il donc arrivé ? Je ne vois rien dans le mal de mer qui puisse vous faire rougir.

— Je vous dis, moi, monsieur, répondit le colonel avec emportement, que c’est une honte ! Comment ! moi ! à mon âge, dans mon grade, un homme de ma valeur, couché à plat ventre sur le parquet, des heures entières, la tête au-dessus d’un vase, se montrant à toute la compagnie sous l’apparence d’une bête dégoûtante ! J’ai perdu le respect de moi-même, monsieur ; j’en rougis ; jamais je ne relèverai la tête parmi mes semblables. »

En finissant, de parler, il se laissa retomber la tête entre les mains, et ne put ainsi remarquer ni le malicieux sourire de notre agent comptable ni le rire étouffé qui circulait parmi les auditeurs que la violence de son langage avait attirés autour de lui.

La demoiselle de notre société, car nous avions parmi nous une demoiselle, ne se faisait remarquer que par la solitude où elle se tenait et par le silence qu’elle observait. À notre arrivée à Québec, il se fit en elle une métamorphose complète. Nous la regardions, stupéfaits de la voir dans un état d’extrême agitation, arpenter en tout sens le débarcadère, en cherchant quelqu’un qui ne se présentait pas. Trompée dans son attente, elle finit par s’élancer, presque hors d’elle-même, vers le bureau du télégraphe. Le soir même, nous la retrouvions à l’hôtel, assise à côté d’un jeune monsieur et aussi paisible que jamais. Nous apprîmes alors qu’elle était venue en Amérique pour se marier, que son prétendu était arrivé trop tard pour assister à son débarquement ; cependant il avait fini par se montrer et par tenir honorablement sa parole. Un Irlandais impétueux, éclatant toujours en rires sonores ; un Américain du Nord, qui s’emportait incessamment contre les rebelles ; vingt autres encore, complétaient notre liste des voyageurs de première classe. Parmi eux, nous présenterons au lecteur, avec sa permission, M. Treemiss, un homme comme il faut, qui allait chasser, ainsi que nous, le bison dans les plaines et qui partageait tout l’enthousiasme de nos espérances pour la vie que nous mènerions dans l’Occident lointain. Nous n’avions pas tardé à nous lier intimement avec lui et nous étions convenus de voyager ensemble aussi loin que nous le permettrait la diversité de nos projets.

Avant d’atteindre les rives de Terre-Neuve, nous avions rencontré des preuves nombreuses d’une tempête récente. Des épaves flottaient fréquemment autour de nous et nous avions vu une goëlette démâtée, délabrée, sans équipage. Sa poupe portait le nom de Ruby et les tronçons de ses mâts montraient que ceux-ci venaient d’être abattus.

À la hauteur des bancs, nous fûmes enveloppés dans un brouillard épais qui ne laissait pas voir à vingt mètres de distance. Le sifflet à vapeur était lâché toutes les cinq minutes et le travail de la sonde était continuel. Notre navire brisait en passant des morceaux de glace et tous les yeux étaient attentifs à surveiller l’approche de la première montagne de glace qui se révèlerait dans nos ténèbres. Un bateau à vapeur passa près de nous et nous ne l’apprîmes que par le retentissement de son sifflet. On ne parlait plus à notre bord que de ces terribles histoires de navires perdus corps et biens, détruits par le choc d’une montagne de glace ou des rochers de la côte. Le capitaine avait l’air inquiet et chacun de nous était mal à son aise.

Cependant, après deux journées de peur, nous sortîmes sains et saufs de notre enveloppe brumeuse et glaciale, pour nous trouver en plein soleil, à l’embouchure du Saint-Laurent, et le 2 juillet, nous entrions à Québec. Avec ses maisons d’une éclatante blancheur, relevées de vert ; attachée aux flancs d’une haute colline qui a l’air de se dresser au milieu du grand fleuve, pour en barrer le passage, Québec a une beauté qui frappe au-delà de toute comparaison. Nous ne prîmes que le temps d’admirer les glorieuses plaines d’Abraham, et, sans autre retard, nous remontâmes le Saint-Laurent à travers le paysage enchanteur des « Mille Îles », puis, par le lac Ontario, jusqu’à Toronto.

Là, nous nous résolûmes à aller passer une journée à Niagara. Un nouveau bateau à vapeur nous transporta de l’autre côté du lac, à Lewiston, dans les États-Unis, à l’embouchure de la rivière de Niagara. De Lewiston, un chemin de fer vous mène jusqu’à un mille des chutes[1]. Il suit le bord des falaises abruptes qui forment le côté oriental de l’étroit ravin au fond duquel le Niagara s’élance pour aller tomber dans le lac Ontario. Ce fut avec un grand plaisir que nous cessâmes d’entendre le perpétuel tintamarre de la cloche que sonnait le conducteur pour avertir les gens d’éviter le passage du train, lorsqu’il franchissait les rues à toute vapeur. Nous traversâmes à pied le pont suspendu qui conduit à la rive canadienne, et nous allâmes à Clifton-house. Le bruit de la cataracte se fait entendre dès qu’on est sorti de la station du chemin de fer, et, le long de la route, on aperçoit la cataracte de temps à autre ; enfin près de l’hôtel, on découvre en plein la vue de cette merveille américaine du monde. La première impression qu’elle nous laissa fut celle d’un désappointement. Dès son enfance, on a entendu parler de la grandeur des chutes du Niagara ; on s’est donc fait l’idée la plus exagérée de leur étendue et de leur majesté. Néanmoins le charme de cette scène agit promptement sur nous, et, comme nous nous tenions sur le bord de la chute en fer à cheval, à l’extrémité même du précipice où tombe cette vaste masse d’eau, nous fûmes forcés d’avouer que ce spectacle est sublime. Nous ne nous lassions pas de revenir le contempler ; c’était comme une fascination dont la force augmentait toujours. Par l’éclat d’un clair de lune, durant une belle nuit d’été, la vue de la grande cataracte est vraiment ravissante. Heureusement que de nouveaux sujets nous réclament et s’opposent à ce que nous fassions la folie d’essayer de décrire ce que jamais encore personne n’a réussi à dépeindre au moyen de la plume ou du pinceau. Sur le bateau de Toronto à Lewiston, nous avions fait la connaissance du capitaine –, ou, pour parler plus vrai, il avait fait la nôtre. Ce brave capitaine était peut-être un peu trop grand. Il avait la figure rasée de frais, à l’exception de sa lèvre supérieure qu’ornait une moustache légère et soyeuse. Il portait un chapeau blanc, relevé à dessein d’un côté, et s’appuyait sur une canne élégante. Sa face était toujours illuminée par le plus aimable des sourires. Il nous accosta de la façon la plus gracieuse et la plus insinuante, en faisant une remarque sur la chaleur de cette journée. L’ouverture ainsi faite, il s’en servit adroitement et quelques minutes lui suffirent pour se mettre à notre égard sur un pied d’intimité. Il regrettait infiniment de n’avoir pas sur lui une de ses cartes, et pour y suppléer il nous fit lire l’inscription « capitaine — du —, » qui était gravée sur la monture en argent de sa canne. Sans nous demander d’ailleurs qui nous étions, il nous pria de lui faire l’honneur de visiter sa charmante petite résidence, où, l’hiver suivant, nous ne manquerions pas de bonnes occasions pour tirer des coqs. Ce capitaine plein d’urbanité voulut absolument nous faire prendre quelques rafraichissements et, au comptoir du café, il nous présenta, avec beaucoup de cérémonie, un homme grand et angulaire, sous le titre du major un tel, des carabiniers canadiens.

Le major était en petite tenue ; ses habits fort râpés étaient trop étroits et trop courts pour lui et, comme Bardolph, il portait « à la poupe une lanterne, » dont l’éclat brillait au milieu du rouge plus sombre qui formait le ton général de sa personne. Il avait des façons assez ténébreuses, mais qui ne manquaient pas de solennité, et son maintien était si digne que nous perdîmes en le regardant toute l’envie de rire qu’il avait pu nous donner au premier abord. Nous le saluâmes tous les trois et lui serrâmes la main avec une politesse qui était presque au niveau de celle que montrait notre ami le capitaine.

Nos nouvelles connaissances découvrirent qu’elles se rendaient au même endroit que nous et nous honorèrent assidument de leur compagnie jusqu’à notre arrivée à Clifton-house.

Après avoir admiré les chutes, nous revînmes diner, et alors le capitaine et le major rivalisèrent à qui nous conterait les histoires les plus extraordinaires. Le premier avait vécu au Cap sous les ordres de sir Harry Smith ; en vingt-quatre heures, il avait fourni une course de cent cinquante milles avec le même cheval, et ses hauts faits étaient loin d’en rester là. Quant au major, il donnait la entendre qu’il devait le poste important qu’on lui avait confié sur la frontière à la nécessité sentie par le gouvernement anglais, depuis le commencement de l’inquiétude causée par l’affaire du Trent, d’avoir en cet endroit un homme sur le courage et sur le talent duquel il pût compter au besoin.

Le lendemain, nous étions rentrés à Toronto, et nous nous dirigions sans perte de temps sur la Rivière Rouge. En traversant aussi vite que possible, par chemin de fer, Détroit et Chicago, nous arrivâmes à La Crosse, dans l’état de Wisconsin, sur le haut Mississipi.

Durant ce long parcours, les wagons à coucher nous parurent une merveilleuse invention et nous nous en servîmes pour ne voyager guère que de nuit. Un wagon à coucher ressemble aux wagons ordinaires des chemins de fer. Il a, suivant la coutume américaine, un passage au centre ; mais chaque côté en est occupé par deux rangs de cases semblables à celles qui sont à bord d’un navire. Vous allez « à bord, » vous changez de vêtements et de bottes, et vous vous mettez tranquillement à dormir. Le lendemain matin, vous êtes réveillé par le domestique nègre, à temps pour vous arrêter à votre destination. Vous avez joui d’une bonne nuit de repos, vos bottes sont bien cirées, le lavabo est à un des bouts du wagon, et vous avez la satisfaction d’avoir parcouru deux ou trois cents milles d’une traversée ennuyeuse, presque sans vous en être aperçu. Un rideau sépare la portion du wagon réservée aux dames du compartiment des hommes. Cependant il arriva une fois que, comme nous ne trouvions dans celui-ci que deux cases, Treemiss eut la faveur toute particulière d’être admis dans le quartier des dames, où l’on ne reçoit ordinairement que des hommes mariés. Pour lui faire une place, deux dames et un monsieur eurent la bonté de se contenter d’une seule et même couche, assez grande il est vrai !

Ce fut à l’une des stations inférieures du Wisconsin que nous eûmes la première occasion de rencontrer un Indien à peau rouge dans son costume indigène. Il portait une chemise de cuir, des jambières et des moccasins ; une couverture était jetée sur ses épaules, et sa figure, aux traits hardis et beaux, était ornée de peinture. Adossé à un arbre, il fumait sa pipe avec majesté, sans daigner bouger ni montrer le plus mince intérêt au train qui filait devant lui. Peut-être réfléchissait-il, comme nous ne pâmes pas nous empêcher de le faire avec quelque tristesse, aux changements survenus depuis l’époque où ses ancêtres, maîtres de ce sol, n’entendaient parler des inventions de l’homme blanc que comme de choses étranges, racontées par ceux des Peaux-Rouges qui avaient le plus voyagé, ou par quelques-uns de ces métis trappeurs dont ils recevaient, de temps à autre, les visites. Quel devait être le dégoût de ces fils du silence et du mouvement furtif aux bruits de ces trains qui s’élancent à travers les forêts, de ces bateaux à vapeur qui glissent sur les lacs et les rivières, chassant loin de là ce gibier qui les fréquentait jadis avec bonheur ! Quelle amertume dans leurs cœurs ! Quelles malédictions ils doivent lancer contre cette marche constante, irrésistible, inévitable, de la grande armée des blancs, qui s’avance recrutée de tous les pays, se répandant sur la terre comme des nuées de sauterelles, trop forte pour qu’on la repousse, trop cruelle et trop peu scrupuleuse pour qu’on ait avec elle de bons rapports de paix et d’amitié !

À La Crosse, nous prîmes un bateau à vapeur qui remontait ce Mississipi que les Indiens appellent la « Grande Rivière, » mais qui n’est ici qu’un cours d’eau comptant à peu près cent mètres de large. Nous allions à Saint-Paul dans le Minnesota. L’eau était fort basse, et quoique notre embarcation fût un bateau plat, n’ayant qu’une roue à l’arrière, avec fort peu de tirant, cependant elle s’engravait souvent. Cela nous donna l’occasion d’apprendre comment un bateau américain se tire des bas-fonds de rivière. Deux ou trois hommes sautaient immédiatement par-dessus le bord et allaient planter une grosse perche surmontée d’une poulie. On y faisait passer une forte corde attachée par un bout à un câble qui passait sous le bateau, et par l’autre au cabestan du bâtiment ; puis on se mettait à virer au cabestan : l’embarcation se soulevait, la roue de l’arrière poussait en même temps et le navire passait du banc de sable dans l’eau profonde.

Le paysage était charmant. La rivière, divisée en plusieurs bras, entourait des flots boisés ; le long des rives, s’arrondissaient de belles collines, les unes couvertes d’arbres de haute futaie, les autres nues et toutes verdoyantes. Aux environs du lac Pépin[2], qui est un petit bassin d’un mille en largeur sur sept ou huit milles de long, rempli par le Mississipi, le temps changea d’une façon délicieuse. Dans l’étroit canal du fleuve, nous avions été accablés de chaleur ; ici, une fraîche brise ridait la surface du lac ; du bord du bateau, on pouvait voir de tout côté bondir les poissons et admirer un pays réellement beau. Le lac a une ceinture de collines et de bois. Vers le milieu, s’élève tout à coup. du sein de l’eau, une haute falaise, à grand air, et qu’on appelle « la Roche de la Vierge. » Ce nom lui vient d’une vieille tradition indienne. Une jeune fille, préférant la mort à un prétendant détesté que ses parents lui voulaient imposer, se précipita de là dans le lac, où elle se noya. Après le lac Pépin, la rivière devenait encore plus basse et plus embarrassée, et nous y fûmes si souvent arrêtés que nous gagnâmes Saint-Paul plusieurs heures seulement après la tombée de la nuit. Cette ville, qui est la capitale de l’État de Minnesota, est aussi la principale de celles qu’on trouve sur la frontière des États du nord-ouest[3]. Plus loin les collections de maisons qu’on appelle des cités diminuent par degrés jusqu’à n’être plus qu’une hutte, un avant-poste placé dans le désert. Une de celles où nous conduisait notre route, consistait en une seule maison sans habitant, mais jouissant du nom de Cité Breckenridge ; une autre, appelée Cité Salem, n’était guère plus avancée.

De Saint-Paul, un chemin de fer allant vers l’ouest, conduit à Saint-Antoine. Il a six milles. C’est la tête du grand chemin du Pacifique[4]. Il doit pénétrer jusqu’en Californie et est déjà tracé loin à travers les plaines. De Saint-Antoine, une diligence conduit, au milieu des établissements avancés du Minnesota, jusqu’à Georgetown, sur la Rivière Rouge[5]. Nous espérions y trouver un bateau à vapeur, qui part tous les quinze jours pour le fort Garry, dans le district qui tire son nom de cette rivière.

La diligence, espèce de wagon posé sur des ressorts et couvert, était pleine et lourdement chargée. À l’intérieur il y avait huit voyageurs et quatre enfants ; au dehors, six personnes, outre le conducteur ; l’impériale était pleine d’une énorme quantité de bagages ; le tout surmonté de deux gros chiens, un lévrier et un chien de Terre-Neuve qui appartenaient à Treemiss.

Milton et Treemiss eurent la bonne chance de se procurer des places au dehors, où, bien que gênés et mal à leur aise, ils pouvaient au moins respirer librement ; Cheadle eut le malheur d’être placé en dedans et fut soumis à une vraie torture pendant le voyage du premier jour. Il faisait horriblement chaud, et les voyageurs étaient si serrés que ce fut uniquement grâce à la complaisance de son plus proche voisin que Cheadle put avoir la liberté d’un de ses bras pour essuyer la sueur de sa figure. Les moustiques pullulaient et se repaissaient avec impunité sur ces malheureux qui ne pouvaient pas les chasser. Les quatre marmots, excités par la souffrance, jetaient des cris que les chansons patriotiques de leurs mères allemandes ne pouvaient pas, malgré leur persévérance, réussir à calmer. Deux de ces Allemandes Yankees entretenaient un perpétuel bavardage au sujet du « jeune Napoléon, » qui ne pouvait pas manquer de venir bientôt mettre à la porte Jefferson Davis. Cette opinion s’accordait exactement avec celle des deux amis masculins de la même race. Quant aux chiens, ils finirent par tomber de la surface glissante où ils étaient perchés et, de chaque côté, ils pendirent à moitié étranglés au bout des chaînes auxquelles ils étaient attachés ; enfin on les rehissa avec l’aide d’une jambe qu’un des voyageurs de l’intérieur eut la bonté de dresser en l’air.

Nous passâmes la première nuit à Saint-Cloud, après une course de soixante-dix milles, qui fut la plus désagréable épreuve que nous eussions encore essuyée. Heureusement, là, six de nos compagnons de voyage nous quittèrent. Il est vrai qu’il nous fallut continuer à faire route avec les deux Allemandes, qui étaient les mères des quatre marmots, et que ceux-ci, tout rougis, tout gonflés par l’effet des piqûres de moustiques, ce qui établissait trop clairement qu’ils ne braillaient pas sans en avoir quelque raison, se montrèrent plus irrités et plus criards que jamais.

Le pays s’ouvrait et s’aplanissait rapidement ; c’était une succession de prairies parsemées de bouquets de peupliers du Canada et de chênes rabougris. La terre paraissait extrêmement fertile ; les chevaux et les bœufs de trait y étaient extraordinairement gras. Nous parcourûmes soixante-dix milles de pays pareil avant d’arriver, la seconde nuit depuis notre départ de Saint-Paul, au petit établissement de Sauk-Centre[6]. Il nous restait encore une demi-heure de jour. Pour en profiter, nous prîmes nos fusils et allâmes rôder auprès des marais des environs, en quête de canards ; mais nous rentrâmes les mains vides, parce que nous manquions de chiens, dont nous aurions eu besoin pour nous tirer de l’eau plusieurs pièces que nous avions abattues, et par peur des moustiques, dont l’acharnement nous ôtait toute envie de nous déshabiller pour aller nous-mêmes les chercher. Ce fut un véritable désappointement, car nous nous étions figuré que nous aurions à souper quelques canards, pour nous dédommager du porc salé, seule provision animale qu’on trouve dans les auberges sur les routes de l’Occident lointain. De retour à notre gîte, nous déplorions auprès de notre hôte notre mésaventure, lorsqu’il nous répondit que, s’il avait su que nous sortions pour chasser, il nous aurait prêté son chien, qui rapportait admirablement. Alors il nous présenta le jeune Rover, chien à l’air alerte, au poil doux, dont la forme et la couleur rappelaient celles d’un terrier noir et brun, mais qui était de la taille d’un basset. On excusera certainement les minuties du portrait que nous en traçons quand le reste de nos aventures aura fait apprécier la valeur de cet animal, avec quelle fidélité il nous a servis, combien il nous a fourni de nourriture, et par quelles connaissances variées il a su divertir et les Indiens que nous avons rencontrés et nous-mêmes. Nos amis indiens ont eu pour lui une affection qui n’avait d’égale que la haine que leurs chiens lui portaient. La façon pleine de courage et de dignité dont il en usait avec ces derniers, qui ressemblent plus à des loups qu’à des chiens, leur apprit bientôt à le craindre et à le respecter. Dans son petit corps était un indomptable cœur, et sa manière de combattre était tout l’opposé des idées et des habitudes de ses ennemis. Ceux-ci montraient les dents, s’élançaient, mordaient puis battaient en retraite ; lui, au contraire, attaquait et saisissait son adversaire avec une résolution si délibérée qu’il n’y avait pas de gros chien qui ne finît par s’enfuir devant ce courage inflexible. Qu’on ne s’imagine pas cependant que Rover fût un querelleur. Il marchait tranquillement comme s’il ne s’apercevait pas des chiens qui, la queue droite, grognaient à ses côtés. Cette tenue sans peur lui épargnait certainement beaucoup d’attaques. Dès l’abord, il nous parut si bien capable de nous rendre les services que nous attendions d’un chien, son intelligence et sa docilité nous ravirent tellement que, le lendemain, nous offrîmes à son propriétaire vingt-cinq dollars (135 fr. 50 c.) pour l’emmener avec nous.

L’homme hésita. Il ne se souciait pas du tout, disait-il, de se séparer de son chien ; d’ailleurs, il pensait que sa femme ni sa sœur ne voudraient en entendre parler. Cependant, s’il pouvait réussir à obtenir leur consentement, il serait bien obligé, de son côté, de ne pas refuser une offre si avantageuse, car il était fort à court d’argent.

Il s’en alla sonder les intentions des deux femmes à cet égard. Aussitôt elles s’élancèrent dans la chambre. L’une prit Rover dans ses bras et toutes deux, fondant en larmes, déclarèrent à qui mieux mieux que rien ne pourrait les décider à se séparer de leur cher ami. Parfaitement vaincus par une scène de ce genre, nous nous y dérobâmes en nous reprochant comme un crime d’avoir osé penser à priver ces pauvres femmes isolées d’une des créatures, en petit nombre, sur lesquelles elles pouvaient répandre le trésor de leur affection féminine.

Néanmoins, comme nous étions sur le point de partir, l’homme vint nous trouver. Il menait en laisse Rover et nous pria de le prendre avec nous, car il avait fini par persuader les femmes de consentir à son départ. Nous hésitions ; mais il fit tant d’instances que nous mimes nos scrupules de côté et que nous lui comptâmes la somme offerte. L’homme fit alors au chien ses adieux comme à un de ses amis les plus chers, et nous supplia, à plusieurs reprises, d’être bons pour ce petit être. Nous nous y engageâmes du fond du cœur et nous n’avons pas besoin d’assurer que nous avons fidèlement tenu notre parole.

Une quinzaine plus tard, ces braves gens furent, ainsi que presque tous les blancs de ce côté du Minnesota, horriblement assassinés par une invasion de Sioux[7]. Ce terrible massacre, accompagné de toutes les brutalités qui caractérisent les guerres des sauvages, avait son explication, sinon son excuse ou même sa justification, dans les mauvais traitements qu’avaient reçus les Indiens. La négligence et l’injustice du gouvernement américain, les atrocités commises par les troupes qu’il envoie garder la frontière, avaient exaspéré et jeté hors d’elles-mêmes les tribus indigènes. Plusieurs milliers d’Indiens, hommes, femmes et enfants, à des époques fixées par le gouvernement lui-même, s’étaient périodiquement réunis aux forts Snelling et Abercrombie[8] pour recevoir le subside annuel, promis en payement des terres qu’ils avaient cédées aux États-Unis. Soit négligence des fonctionnaires à Washington, soit incurie ou malversation de la part de leur agents, le fait est que, depuis quelques années, on faisait attendre les Indiens durant plusieurs semaines en leur promettant l’argent qui leur était dû. Quoiqu’ils ne soient en mesure d’apporter avec eux que peu de provisions, suffisantes à peine pour quelques jours, et bien qu’ils soient ainsi éloignés des troupeaux de bisons qui constituent leur unique ressource, on les a retenus en 1862 pendant près de six semaines à attendre un payement qui n’est pas arrivé. Faut-il s’étonner alors de ce que, traités chaque année avec un pareil mépris, dénués de tout, mourants de faim, les Sioux aient enfin perdu patience et se soient levés pour tirer vengeance d’une race odieuse à tous les Indiens de l’Ouest ?

Nous ignorions les périls qui nous entouraient ; nous n’avions aucun soupçon des effroyables scènes dont le pays que nous quittions allait bientôt être le théâtre. Nous partîmes donc gaiement par la diligence. À mesure que nous avancions vers l’ouest, les prairies devenaient plus vastes, les bois élevés moins fréquents, et les habitations humaines plus rares[9]. Les côtés de la route regorgeaient de poulets des prairies et de canards. Le conducteur, quand l’occasion s’en présentait, avait l’obligeance de nous mettre à portée d’abattre quelque gibier. Le troisième jour, nous arrivions à la Rivière Rouge. La nuit se passa dans le fort Abercrombie, et le lendemain 13 juillet nous entrions à Georgetown. Ici s’arrêtait la diligence. Quant au bateau à vapeur que nous avions l’intention de prendre pour nous rendre au fort Garry, on ne l’attendait pas avant quelques jours. Il était donc très-vraisemblable que nous avions à voir de Georgetown beaucoup plus que nous ne nous l’étions proposé.



  1. Dans le Tour du Monde, 1861, 1er semestre, on trouvera la vue de Québec, p. 249 ; celle des Mille Îles, p. 257, et celle des chutes du Niagara, p. 261. (Trad.)
  2. Pippin Lake, lac Pépin ; voir le Tour du Monde, 1861, 1er semestre, p. 271. (Trad.)
  3. À l’ouest du Minnesota, il n’y a plus que des territoires. (Trad.)
  4. La grande carte de T. Ettling, publiée en juin 1861, par l’Illustrated London News, marque ce projet de chemin de fer, mais allant de Saint-Paul à Vancouver par la vallée de la Colombia, et conséquemment sans sortir du Territoire de Washington. Le parcours en est évalué à 1864 milles. Il y a trois autres projets de chemins qui doivent conduire en Californie, mais ils ne partent point de Saint-Paul. (Trad.)
  5. Cette Rivière Rouge du nord, affluent du lac Ouinnipeg, ne doit pas être confondue avec la Rivière Rouge du midi, affluent de droite du Mississipi. (Trad.)
  6. Probablement situé sur le lac ou sur la rivière Sauk, affluent de droite du Mississipi. (trad.)
  7. Le tenitoire des Sioux ou Dacotas est au nord de celui des Ponkas, à l’ouest du Missouri. On trouve des Sioux aussi le long de la Saskatchaouane du sud. (Trad.)
  8. Ces forts ne sont pas marqués sur nos cartes. Le second, comme on va le voir, est situé sur la Rivière Rouge du nord, en amont de Georgetown. (Trad.)
  9. Ces récits établissent que le dos de pays, qui sépare le bassin des grands lacs se déversant dans le golfe du Saint-Laurent, le bassin du Mississipi coulant vers le golfe du Mexique, et le bassin du lac Ouinnipeg et de la baie de Hudson, n’offre, du moins entre les sources du Mississipi et de la Rivière Rouge du nord, aucune élévation notable. (Trad.)