Voyage de M. Guillaume Lejean dans L’Afrique orientale/01
VOYAGE DE M. GUILLAUME LEJEAN,
DANS L’AFRIQUE ORIENTALE[1]
D’ALEXANDRIE À SOUAKIN.
Je pars après-demain pour l’intérieur de la Nubie, et je viens régler avec vous un premier compte de souvenirs de voyage que j’aurai bien vite oubliés, si je ne vous les écris, tant j’ai l’esprit préoccupé de cette Éthiopie mystérieuse que je vais aborder.
Je n’ai guère fait que traverser l’Égypte, qui est aujourd’hui grâce à la transformation opérée par Méhémet-Ali, une sorte de tête de pont de la civilisation européenne. Je ne vous reparlerai pas d’Alexandrie, du Caire et des Pyramides après l’excellent livre de Maxime Du Camp, mais laissez-moi vous dire, au courant de la plume, mes impressions morales sur ce beau pays d’Égypte et sur quelques aspects de sa situation actuelle.
Vous connaissez cette curieuse légende du roi Chilpéric à qui une vision prophétique montre ses descendants sous la forme successive de lions, de loups et de petits chiens. Je crois que le père de Méhémet-Ali eût pu avoir une pareille vision, et que son rêve n’eût guère menti. Le lion, ç’a été le grand pacha, l’un des plus puissants pétrisseurs de nations que les temps modernes aient vus. Méhémet-Ali a eu un grand malheur, c’est d’avoir eu pour panégyristes ses fonctionnaires européens, qui, n’ayant pas la liberté de blâmer certains faits et certains hommes, ont eu, à mon sens, le tort de ne pas se taire à propos. Le public d’Europe a répondu à un excès de louanges par une incrédulité excessive. J’avais besoin de voir l’Égypte pour apprécier Méhémet-Ali. Les trois piles du pont de Trajan, que j’ai admirées il y a trois ans en descendant le Danube, étonnent le voyageur plus encore peut-être que ne le ferait le monument s’il était resté entier : l’œuvre colossale du destructeur des mameluks impose encore une admiration du même genre, même après les ruines entassées par Abbas et Saïd-Pacha.
Méhémet-Ali a été par moments un souverain d’Orient ; c’est dans un de ces moments-là qu’il a exterminé les mameluks, qui d’ailleurs le méritaient bien et qui avaient le tort de la provocation : ils avaient essayé de l’assassiner dans l’Hedjaz. On lui reproché l’oppression des fellahs et les violences qui ont parfois signalé ses réformes, et deux grands écrivains, MM. de Chateaubriand et de Lamartine, sous l’impulsion d’une indignation plus généreuse qu’impartiale, ont dénoncé à l’Europe ce prétendu réformateur qui broyait les peuples sous prétexte de les civiliser. Je ne veux pas excuser ces violences, surtout envers ces doux et laborieux fellahs, qui sont vraiment les Bulgares de l’Afrique ; mais il faut bien se dire que l’Égypte n’a jamais été gouvernée autrement depuis les Pharaons ; qu’aujourd’hui, sous le philanthrope Saïd-Pacha, le fellah vit exactement sous le même régime que sous le vieux, et que le courbach sera longtemps encore, je le crains bien, une nécessité gouvernementale pour la race indolente et passive de l’Égypte. C’est dans ses admirables institutions qu’il faut étudier Méhémet-Ali ; dans ses écoles d’où sont sortis ces médecins et ces savants qui honorent la jeune Égypte ; dans ses établissements de bienfaisance, dans ses lois dont je ne citerai qu’une seule : « Quiconque achètera un esclave devra, au bout de neuf ans, lui donner la liberté, après lui avoir fait apprendre au moins à lire. »
Après le lion, le loup, qui est Abbas-Pacha ; puis est venu un charmant homme, tout imprégné de civilisation, doux, pacifique, d’humeur gaie et d’habitudes indolentes, fait pour vivre d’un million de rentes dans un palais du Nil, mais l’homme le moins propre au gouvernement d’un État en crise de transition. J’ai nommé Saïd-Pacha. Sous son règne, l’émancipation de l’Égypte a reculé, le commerce et le crédit public ont décliné, le budget a été mis au pillage pendant que les traitements des employés de tout grade, devenus flottants et illusoires, ont obligé nombre de fonctionnaires à vivre de concussion ; le Soudan, la plus belle, comme avenir, des conquêtes de Méhémet-Ali, a été désorganisé et presque abandonné ; les Abyssins et les bandits de toute nation insultent impunément les frontières, et l’Égypte va doucement à sa ruine sous la main d’un brave homme qui joue au soldat, donne des fêtes, et semble, en affaires, avoir pris pour devise la maxime anglaise : « Les soucis tueraient un chat. »
N’ayant pas un livre à faire sur l’Égypte, je me hâte de vous dire que le 7 février au matin je quittai le Caire, par la gare de Bal-el-Had, en compagnie de Georges, ce compatriote avec lequel j’avais d’abord projeté le voyage de la basse Nubie. Vous avez entrevu à Paris ce charmant garçon dont l’esprit ouvert à toute belle impression, la cordialité et l’inaltérable bonne humeur ont réalisé pour moi le type véritable du Français en voyage. Nous prenons nos billets et nous sommes poursuivis dans la gare par un employé arabe qui nous demande un bakchich pour nous avoir passé nos billets ; déjà ruinés de pourboire, nous refusons et nous recevons, dans le pur arabe d’Égypte, une malédiction que je me fais consciencieusement traduire : « Que les os de leurs pères brûlent en enfer ! » Georges est tout fier d’avoir été maudit dans la langue des kalifes, et dit avec raison que ce souhait est sinon plus aimable, du moins plus poétique que celui d’un cocher parisien en pareil cas.
Nous voilà, cinq minutes après, lancés en plein désert, à la vitesse très-modérée de six lieues à l’heure. Les chameliers arabes qui conduisent le long de la voie leurs lentes bêtes chargées de guerbes d’eau ou de couffes de sésame, n’en regardent pas moins avec stupéfaction cette file de quarante wagons emportés rapidement vers la mer Rouge par une force invisible et murmurent : « Blis (le diable) ! » Pour nous plus encore peut-être que pour eux, il y a dans ces chars de feu qui sillonnent le plus désolé et le plus immobile des déserts, une antithèse que toutes les phrases du monde ne feraient qu’affaiblir. Je me récite à demi-voix, comme une musique, les admirables strophes des Orientales qui commencent ainsi :
L’Égypte ! elle étalait, toute blonde d’épis,
Ses champs bariolés comme un riche tapis.
Plaine que des plaines prolongent ;
L’eau vaste et froide au nord, au sud le sable ardent,
Se disputent l’Égypte : elle rit cependant
Entre ces deux mers qui la rongent…
Georges regarde le désert avec une attention silencieuse et passionnée que je ne tarde pas à partager. Ceux qui n’ont jamais vu le désert se figurent quelque chose comme une immense grève, et rien de plus inexact que cette comparaison. C’est bien une surface plate et sablonneuse, mais solidifiée par les pluies et balayée par les vents : elle présente au regard une croûte grise ou noirâtre que mon compagnon comparaît assez justement à un immense dallage en bitume. Les lits de torrents desséchés (ouadi) qui rayent cette surface ne sont pas plus profonds que les sillons dessinés par la pluie sur la poussière de nos chemins. Partout, du reste, la stérilité et le silence formidable du néant. Les vrais voyageurs se sont justement moqués du lion du désert et autres images de la même force : on ne conçoit guère que le lion habite de préférence des lieux où il ne trouverait pas à croquer un scarabée.
Pour compléter la mise en scène, le vent fraîchit, des nuages de sable s’élèvent des montagnes couleur de cendre qui bornent l’horizon au nord, une nuée d’un rouge de brique, coupée par le panache blanc de la locomotive, enveloppe la terre et le ciel, des milliers de petits cailloux viennent grésiller contre les portières du wagon : c’est un coup de simoun qui nous arrive. Confortablement pelotonnés sur nos banquettes, nous sommes à l’abri des dangers du fameux vent-poison si redouté des caravanes ; mais à la place du danger, qui a au moins de belles émotions, nous avons les inconvénients vulgaires qui ne donnent que l’impatience. Le sable entre par nos portières closes, comme si elles étaient grandes ouvertes ; nos malles, bien fermées, sont remplies, nos vêtements en sont tout imprégnés. Les Arabes disent de ce sable « qu’il traverse la coque d’un œuf ». M. Du Camp affirme qu’il en a trouvé dans les rouages de sa montre fermée à double boîtier. Le spirituel voyageur aura probablement ouvert sa montre pendant le coup de vent, sans y faire grande attention.
Cependant la route devient sinueuse, et nous voyons se profiler sur notre droite la masse noire-violette du superbe Djebel-Attaka, dont le pied baigne dans la mer Rouge. Un quart d’heure après, nous nous arrêtons sur la grève même, en face du « transit », et nous courons, tête baissée, fouettés au visage par le sable, la pluie et les cailloux, nous réfugier à l’hôtel de France, sur la place du Marché aux grains. À l’extérieur, cet hôtel est une sorte d’échoppe arabe dont l’aspect ferait reculer le touriste le plus intrépide ; mais à l’intérieur, l’industrie de l’hôtelier actuel a créé une locanda assez confortable. Nous constatons avec une volupté plus aisée a comprendre qu’à décrire que la salle à manger, grâce à des croisées vitrées, est parfaitement à l’abri de tous les simoun possibles. C’est une particularité assez rare en Égypte pour être signalée, et au risque de paraître faire une réclame à l’hôtel de France, j’ajouterai que la table est satisfaisante et que les prix le sont encore plus.
Nous sortons pour jeter un coup d’œil sur la ville dont le nom, grâce à M. de Lesseps, retentit aux oreilles de tous les politiques européens depuis trois ans. Suez, sans le canal qui n’existe pas encore, mais qui y amène à flots des touristes anglais, des ingénieurs et des commerçants français, ne serait qu’une ruine fort désagréable à habiter. Elle a une enceinte irrégulière qu’un homme vigoureux renverserait à coups de pied, quelques habitations modernes confortables, toutes voisines de la gare et du port, notamment l’agence anglaise du transit (Peninsular company), quelques mosquées sans caractère monumental et deux ou trois places, dont la plus petite et la plus pittoresque est celle du Marché aux grains, dont j’ai pris le croquis joint à ces notes. À l’angle d’une ruelle qui mène au bazar, ruelle obscure et sale, mais d’un ton superbe pour un admirateur des effets vigoureux de lumière, s’élève une maison d’un riche négociant (grec, si je ne me trompe) aussi curieuse dans son genre que le sont chez nous les vieilles maisons de Gand ou de Nuremberg.
Une dernière curiosité de Suez, c’est la maison qu’habitait le général Bonaparte quand il vint à la mer Rouge. C’est une habitation qui fait face à la mer, sans aucun caractère monumental et que Clot-Bey trouva, il y a plusieurs années, en possession d’un brave musulman passionné pour la mémoire de son illustre locataire d’un jour. « Abounarberdi, dit-il au docteur, était assez puissant pour brûler toutes les mosquées ; il ne l’a pas fait ; que son nom soit béni ! Les rois du Garb (d’Occident) l’ont enfermé dans une île où il est mort ; mais on dit que la nuit son âme vient se poser sur le fil de son sabre. »
Suez a succédé à une ancienne ville romaine dont nous cherchons les ruines ; elles se réduisent à une grosse colline de sable et de poteries sans valeur archéologique, véritable Monte Testaccio égyptien appelé aujourd’hui la colline de Mouchelet-Bey, du nom d’un ingénieur qui y a établi sa tente. Pour nous dédommager, je propose à Georges une excursion aux ruines indiquées par la carte de M. Linant-Bey, comme étant celles d’une antique ville juive, à deux bonnes heures au nord-est et au delà de la baie. Des ruines juives ! Il y a de quoi affriander des amateurs même beaucoup plus étrangers aux antiquités hébraïques que M. de Saulcy. Nous voilà partis le matin, traversant le port à mer basse, et arpentant, les jambes nues, la vaste plage coupée de flaques limpides. Le but semble s’éloigner toujours ; ces plages unies sont si trompeuses à la vue. Nous nous décidons à rétrograder ; mais à la première flaque où je mets le pied, je constate un courant de menaçant augure… Il faut savoir que dans cette baie étranglée de Suez, la marée monte comme un vrai mascaret : on dirait nos grèves du mont Saint-Michel. Nous pressons le pas pour arriver en vue de la ville, de manière à pouvoir héler une barque. Si nous n’y réussissons pas, nous sommes rejetés vers le désert montagneux de la côte d’Asie, et cela peut devenir inquiétant. Georges se livre, sur le sort de l’armée de Pharaon, à des plaisanteries que je trouve un peu inopportunes ; mais tout en riant, il trouve un passage, et nous gagnons un îlot d’où nous hélons les barques du port. La canaille arabe qui encombre le divarf fait de grands gestes et semble discuter vivement la taille, l’âge et le sexe des deux êtres égarés sur l’îlot ; mais nul ne bouge. À un appel plus furieux, un batelier démarre sa barque, et met le cap sur nous. L’eau monte, l’îlot décroît, l’homme arrive… il n’est que temps. Nous sautons à bord : le fils d’Ismaël tend la main : « El felous, haouagh (l’argent, seigneurs) ! » Georges veut payer sans compter ; je trouve amusant de discuter le prix de notre sauvetage, et nous nous arrangeons à six piastres courantes (vingt-deux sols). On ne peut pas sauver les gens à meilleur marché.
Georges part le surlendemain pour remonter le Nil ; j’ai encore trois jours il passer à Suez avant le départ du vapeur Hedjaz, qui doit m’emmener à Souakin. Je passe ces trois jours à flâner au désert et à observer pour la première fois des effets de mirage assez curieux. Tous les jours, dans l’après-midi, je suis certain de trouver le fort d’Aggeroud reflété dans les eaux d’un lac imaginaire. Un train vient à passer, la ligne noire des wagons, la ligne blanche de la fumée se réfléchissent également dans la nappe limpide. J’ai vu assez fréquemment se former le mirage ; on voit d’abord passer un nuage invisible, — ici le lecteur m’arrête : voir passer un nuage invisible ? Oui, et je vais tâcher de me faire comprendre par une image très-familière. Avez-vous vu quelquefois, au-dessus d’une marmite en ébullition, la vapeur d’eau parfaitement translucide et invisible signaler sa présence par le flottement qu’elle semble imprimer aux objets devant lesquels elle passe ? Voilà le commencement du mirage. Quand ce nuage, à la fois invisible et ondé, devient opaque, son mouvement cesse, et vous n’avez plus sous les yeux qu’une belle nappe argentée qui réfléchit les objets les plus voisins, arbres, villages, rochers. Voilà le mirage simple. Quant à celui qui nous met sous les yeux des villes ou des forêts, soit imaginaires, soit hors de la portée de la vue, je n’ai jamais eu la chance d’en être témoin.
Enfin, le 14, je monte à bord de l’Hedjaz, beau bateau à vapeur de la compagnie Medjidié, que je trouve encombré de hadjis allant à la Mecque ; principalement de la suite de la princesse Nezli, tante du vice-roi et veuve du fameux Defterdar, dont j’aurai plus tard occasion de parler. Cette suite se compose de cent vingt à cent cinquante personnes des deux sexes, et le noir y est en grande majorité. La vertu du troupeau est sous la garde d’une douzaine d’eunuques noirs, et le kirlar-aga (capitaine des filles) est à la fois le chef de cette garde indispensable et le premier officier de la petite cour ; c’est un long nègre de plus de six pieds, d’une laideur inouïe, mais se faisant pardonner le scandale de son importance par ses allures bon enfant. Nous mettons de longues heures à sortir de la baie-impasse de Suez ; le 15, au matin, nous fouillons d’un regard curieux et admiratif les dures arêtes des derniers contre-forts du Sinaï, qui se perdent et se volatilisent en quelque sorte dans un ciel de saphir. Pas un brin d’herbe, du reste, sur ces côtes qui entourent, nous dit-on, quelques vallées intérieures d’un charme d’autant plus saisissant qu’il est plus inattendu. Le mont divin, vu de loin, n’a rien de cet aspect sourcilleux et formidable que l’imagination, pleine des récits de Moïse, aimerait à lui prêter : il a les lignes pures, froides et fières que j’ai admirées ailleurs, en Albanie par exemple.
À l’entrée de la baie se voit une petite ville, Tor, habitée par des Coptes (et non par des Grecs, comme l’a dit par inadvertance M. Charles Didier). Les deux peuples n’ont guère de commun que le culte et la finesse mercantile. À première vue et à part le costume, un habitant, de l’Orient ne confondra jamais la longue figure à lame de couteau du paisible et un peu servile descendant des Pharaons avec le profil d’aigle des fils de Thémistocle. La population de Tor vit principalement d’un assez singulier commerce : elle vend aux pèlerins l’eau qu’elle tire des fontaines de Moïse et du Sinaï.
L’Hedjaz a le temps de flâner et ne le prouve que trop en s’arrêtant successivement à Qosséir et à Djambo. Qosséir est une petite ville de mine assez peu engageante, mais elle a beaucoup de barques, et quelques arbres qui ombragent un village voisin reposent l’œil fort agréablement. C’est, avec Suez, le seul port que possède l’Égypte sur la mer Rouge, depuis qu’elle a perdu l’Arabie. Méhémet-Ali avait de grands desseins sur Qosséir : il voulait en faire le débouché de toute la haute Égypte par Khéné, et avait commencé à faire creuser des puits entre les deux villes, mais on ne trouva que de l’eau saumâtre et le projet fut abandonné.
J’ai moins encore à dire de Djambo, où nous perdons un jour entier. Djambo est en terre arabe, même en terre sainte, et j’avoue que je ne vois pas sans émotion sortir des flots cette côte basse et un peu verdoyante, foyer d’une des plus brillantes civilisations qui aient éclairé le globe. Hélas ! qu’est devenue l’Arabie des kalifes ? Il ne reste aujourd’hui que les Arabes, c’est-à-dire une race belle, distinguée, brave, spirituelle, intelligente, romanesque, paresseuse et passablement anarchique. Aussi les Turcs, peuple d’esprit plus lourd, mais de bon sens pratique, ont mis la main sur le peuple arabe et l’ont soumis partout où ils s’en sont donné la peine. L’Égypte moderne est arabe, mais la forte main qui l’a lancée dans la brillante voie qu’elle parcourt aujourd’hui est celle d’un Turc de Macédoine, ce qui n’empêche pas d’ailleurs que l’impulsion une fois donnée, beaucoup d’Arabes (et j’en connais) ne soient les agents les plus énergiques et les plus intelligents de cette civilisation.
Terre sainte, ici, c’est malheureusement terre de fanatiques : on nous avertit de ne pas descendre à terre, ou nous serons assommés, même sous les yeux des kavas du gouverneur. Le Français étant, comme on sait, le brave des braves, un des nôtres, M. M..., se costume en Robinson, empistoletté de la tête aux pieds et veut descendre. Il est obligé de rentrer à bord, sans avoir occis de croquemitaines musulmans. Ceci nous fait faire des réflexions peu rassurantes sur Djeddah, la fameuse ville du massacre, où nous arrivons le lendemain. Nous jetons l’ancre à une heure de la ville, en dehors de récifs coralliques, et nous nous empressons de déballer la princesse et son noir bétail qui a empesté l’arrière depuis huit jours. Un de nos officiers, un jeune et aimable Vénitien, que l’irruption de ces dames a chassé de sa cabine, a voulu poser sa couchette près d’un réduit où cinq de ces femmes ont établi leur chambre à coucher avec des châles tendus le long du bastingage. Je ris encore de la grimace effroyable qu’il fait en emportant son lit loin de cette niche odorante : bestie, non donne, s’écrie-t-il en jurant.
Suivant le rite consacré, les hadjis revêtent, pour toucher la terre sacrée, un costume d’une éclatante blancheur, symbole de la pureté de l’âme. C’est un usage dont on ne peut s’affranchir qu’en payant un mouton, qui est donné aux pèlerins pauvres. Le médecin de la princesse, homme instruit et distingué dont la conversation a été une de nos meilleures distractions de voyage, musulman très-voltairien du reste, est le seul à payer le mouton. À Qosséir, le docteur a présenté un verre de vin à un noir takrouri, à dents aiguisées en pointe, venu par curiosité, je crois, visiter la barque du feu ; il lui a offert cinq piastres s’il voulait en boire. « Tu pourrais bien m’en offrir vingt-cinq, a répondu le noir, que je n’en boirais pas davantage. » Je ne discuterai point l’importance de ces prescriptions d’abstinence, mais j’aime à constater tout triomphe de l’esprit sur les appétits, et à qui connaît la pauvreté des noirs, d’une part, et de l’autre leur passion pour les spiritueux, ce jeune nègre presque nu qui obéit à sa foi sans phrase et sans pose héroïque, doit paraître plus spiritualiste que le joyeux docteur. J’aurai plus tard occasion de dire comment les noirs, assez récemment convertis à l’islamisme, s’y attachent avec une ferveur devenue beaucoup plus rare chez les Turcs et les Arabes.
Nous débarquons donc à Djeddah, et la première chose qui frappe nos yeux, en touchant le quai, ce sont des notables indigènes à barbe blanche, qui semblent venus là pour préparer une ovation à quelqu’un. Ce n’est pas à la princesse déjà débarquée ; ce n’est pas à nous à coup sûr. Nous avons bientôt la clef du mystère : nous avions à bord, sans nous en douter, quatre des accusés du fameux massacre, revenus acquittés de Constantinople, faute de preuves.
C’est un début fort inquiétant ; mais je dois déclarer que j’ai passé huit jours à Djeddah, et que j’ai circulé fort librement sans être jamais insulté. Les voyageurs n’ont guère à visiter, dans cette ville et dans les environs, que le cimetière ou l’on montre le tombeau de notre mère Ève (Turbè ommou Aoua) ; ce sont deux sépultures insignifiantes qui, selon les indigènes, marquent l’emplacement de la tête et des pieds de la première femme. Si vous leur objectez que, vu la distance de ces deux turbés, Ève aurait été assez grande pour franchir le Nil en cinq enjambées et saisir délicatement un crocodile entre deux doigts, ils vous répondront que la mère du genre humain avait bien le droit d’avoir une stature un peu supérieure à celle de leur femme ou de la vôtre. C’est assez logique pour des Arabes.
Je quitte Djeddah le 28 février, et le lendemain, mes yeux fatigués des sables rougeâtres se reposent avec bonheur sur une plage basse, verdoyante, où la mer vient presque baigner des tapis de hautes graminées. Une jolie baie s’ouvre devant nous, le bateau double un cap où s’élève le dôme blanc d’un santon, et une demi-heure après nous débarquons sur le quai du Mufti, à Souakin, où la curiosité a attiré une foule de spectateurs à tuniques aussi blanches que leur peau est foncée.
- ↑ Nous sommes obligé de nous contenter de cette indication générale, l’itinéraire que se propose de suivre M. Lejean ne nous étant pas encore bien connu.