Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 270-288).
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XXV

Voyage à Khao-Khoc. — Traversée de la Dong-Phya-Phaye, ou forêt du Roi-du-Feu. — Le mandarin et l’éléphant blanc. — Observations de moraliste, de naturaliste et de chasseur.

Depuis hier je suis en route pour Khao-Khoc dans la barque d’un trafiquant chinois, tort bon homme du reste, et, qualité tout aussi agréable pour moi, ne s’enivrant ni d’opium ni de samchou. Il se propose de remonter jusqu’à Boatioume ; mais le courant est si fort que je crois bien qu’il ne pourra dépasser Khao-Khoc, car, malgré ses quatre rameurs, et l’aide des deux hommes qui me restent (j’ai dû congédier mon Laotien, qui trouvait trop fatigant de ramer, et préférait fumer et dormir), nous manquons d’être entraînés, à chaque détour de la rivière, dans les rapides formés par des roches, découvertes dans la saison sèche.

Le temps que je croyais tout à fait au beau fixe a changé depuis trois jours ; chaque après-midi, vers les quatre ou cinq heures, nous avons une forte ondée. Hier soir, j’ai été pris d’un mal de tête plus violent qu’aucun de ceux que j’avais encore eus depuis que je parcours ce pays, et j’ai cru un instant, être atteint de la fièvre, si redoutée pendant la saison des pluies dans tout le voisinage de la terrible Dong-Phya-Phaye ; mais il provenait de l’ardeur du soleil, auquel j’étais resté exposé toute la journée, et il s’est dissipé après une nuit passée au grand air sur l’avant de la barque ; le lendemain, j’étais, comme d’habitude, frais et dispos.

On me fait espérer pour demain le plaisir de voir Khao-Khoc ; je n’en serais pas fâché ; notre petite barque est tellement encombrée par mon bagage et celui de tant d’hommes, que j’y subis la torture d’une véritable incarcération, forcé que je suis, de garder les positions les plus gênantes. Ces douze jours de lente navigation m’ont déjà cruellement fatigué.

En outre, l’air qu’on respire ici est humide, malsain et d’une pesanteur extrême ; intérieurement on a froid, on est saisi de frissons, tandis que la tête brûle et que le corps ruisselle de sueur.

Après quatre journées d’une fatigue excessive, nous entrions hier soir dans une gorge creusée par la rivière qui, même à cette époque, n’a pas plus de quatre-vingt-dix mètres de largeur, lorsqu’une pluie torrentielle vint subitement fondre sur nous et nous contraignit à nous arrêter et à chercher un abri sous notre toit de feuilles.

La pluie dura toute la nuit, nuit affreuse pour mes pauvres hommes qui, m’ayant cédé l’avant, se trouvaient entassés à l’intérieur, et gémissaient sans pouvoir goûter un seul instant de sommeil après tant de fatigues, tourmentés qu’ils étaient par une chaleur suffocante et par des légions de moustiques.

À la pointe du jour, après une centaine de coups de rame et un nouveau coude de la rivière franchi, nous nous trouvons en face de Khao-Khoc. Ce lieu a été bien inutilement choisi, selon mon humble avis, par les rois de Siam pour y élever une place forte, dans l’intention de s’y retirer si jamais les blancs, envahissant le sud, ils étaient obligés d’abandonner Bangkok à leur dévorante ambition. Pauvre calcul de la peur, car la possession de Bangkok entraînerait celle de tout le Delta, et personne ne songerait à venir inquiéter la royauté fugitive dans une pareille solitude.

À deux ou trois milles au-dessous de Khao-Khoc, je vis une espèce de débarcadère, et une habitation de médiocre apparence portant le nom prétentieux de palais ; elle n’est composée que de feuilles et de bambous : c’est Prabat-Moi. Quant à Khao-Khoc, quoique depuis trois ans le deuxième roi y soit venu très-souvent pendant la bonne saison, non-seulement il n’y a point de débarcadère, mais pas même un escalier creusé dans la terre pour faciliter l’escalade de la rive qui est haute et escarpée.

Aussitôt arrivé, je mis pied à terre et me disposai à faire un choix parmi les nombreuses habitations vacantes de mandarins que l’on m’avait dit se trouver sur les bords de la rivière ; mais j’eus beau battre les broussailles et les taillis avec mes hommes, enfonçant jusqu’aux genoux dans un sol détrempé et fangeux, je ne pus découvrir que sept ou huit chaumières de Laotiens qui forment le noyau de la population de la citadelle future, cultivateurs paisibles et hospitaliers qui seraient bien affliges, et encore plus épouvantés si jamais leurs échos répétaient un jour de sinistres bruits de guerre, s’ils voyaient luire au loin des baïonnettes européennes, ou s’ils entendaient tonner des canons rayés. Quant aux habitations royales, je ne pus y atteindre. Tout l’espace au-delà d’une zone de cinquante pas comprise entre la montagne et les bords du fleuve n’est encore qu’un marécage, et tous les étroits sentiers sont obstrués par des broussailles et de hautes herbes qui ont eu le temps de croître pendant les six ou huit mois écoulés depuis la dernière visite du roi.

Ne pouvant trouver une seule cabane habitable, nous nous mîmes en devoir d’abattre des bambous pour nous en construire une ; ce qui ne fut pas long, plusieurs hommes du hameau s’étant joints à nous, et c’est dans cette hutte ouverte à tous les vents que nous nous sommes installés.

Dans l’intervalle, j’appris qu’un éléphant blanc venait d’être pris dans le Laos et qu’il était en route pour Bangkok sous la garde d’un mandarin.

Cette grande nouvelle a été apportée ici par un messager, chargé par le vice-roi de Kôrat de faire préparer la route et les étapes pour la bête sacrée. M’étant trouvé chez le premier magistrat de Khao-Khoc au moment de l’arrivée dudit messager, je me suis empressé de reporter sur mon journal les principaux détails de cette entrevue et du dialogue qui s’ensuivit, dans l’espoir qu’ils auront au moins, pour mes lecteurs, si j’en ai jamais, le piquant de la nouveauté.

La scène se passe dans le prétoire de la localité, dans ce qu’en France on appellerait l’hôtel de la préfecture. Pauvre prétoire qui ne diffère guère de la plupart des huttes cambodgiennes et dans la construction complète desquelles, pilotis, charpente, cloisons, plancher et toiture, gros et petit mobilier compris, il n’entre d’autres matériaux que ceux que peut fournir un pied de graminée, — gigantesque il est vrai, — une touffe de bambou.

Sur le plancher vacillant de cette espèce de cage, le mandarin, les jambes croisées à la façon d’un tailleur, occupe une estrade de dix à quinze pouces de hauteur et roule dans la bouche, d’un air grave, quelques pincées de bétel ; devant lui, plutôt étendu que prosterné, le messager, fonctionnaire de l’ordre des nai-mouets ou sergents de police, fait son rapport, tandis que, sur les degrés de l’échelle qui donne accès à la salle d’audience, des volailles indiscrètes se perchent et caquètent, et que des tonquins, à l’abdomen distendu, se vautrent et grognent dans la vase chargée d’immondices du sous-sol de cette demeure officielle.

Le message débité et ouï, le mandarin se lève avec transport, dépose sa chique, joint les mains et s’écrie : « Heureux événement ! Avez-vous, ô Nai-Mouet ! été favorisé de la vue du saint éléphant ?

Le messager. — Illustre seigneur, que n’en est-il ainsi ! Mais je ne le connais que par la proclamation de l’auguste Chao-Phaja de Kôrat, dont je reçois les ordres, moi cheveu. L’auguste Chao-Phaja s’est transporté jusqu’à Pimaie pour vérifier si la chose était telle que l’annonçait le roi de Louang-Prabang, et à son retour il a déclaré avoir reconnu un éléphant mâle, de noble race, marqué de tous les signes divins.

Le mandarin. — Bien ! très-bien ! Alors sa couleur peut être comparée à la couleur d’une marmite de terre neuve ?

Le messager. — Illustre seigneur ! je reçois vos ordres ; il en est ainsi.

Le mandarin. — Parfaitement ! Et quelle est sa taille ?

Le messager. — Illustre seigneur ! il a au moins quatre coudées de hauteur.

Le mandarin. — Ah ? Il est jeune encore ? et a-t-il une bonne apparence ?

Le messager. — Illustre seigneur ! je reçois vos ordres ; il est majestueux.

Le mandarin. — Et quand devons-nous l’attendre en ces lieux ?

Le messager. — Illustre seigneur ! si je puis énoncer une opinion à cet égard, moi cheveu, il sera ici vers le milieu de la prochaine lune.

Le mandarin. — Bien ! très-bien ! Tout sera prêt pour sa réception. »

Et tandis que le Nai-Mouot se glisse à reculons vers l’échelle pour aller porter ailleurs la bonne nouvelle, l’illustre seigneur aux soixante ticaux d’appointements annuels (180 fr.), auquel il vient de la communiquer ; se frotte les mains avec une vigueur inaccoutumée et répète, avec une animation croissante :

« Heureux événement ! heureux événement ! »

Le digne magistrat ne put me cacher longtemps que ce qu’il prisait le plus dans l’événement, ce qui le rendait si joyeux, c’était la faculté que l’ouverture et la réparation des routes allait lui donner d’imposer des corvées à ses administrés. Il m’avoua humblement, pleurant d’un œil et riant de l’autre, qu’il en imposerait beaucoup plus que la chose ne l’exigeait absolument, et que tous ceux qui voudraient s’en racheter le trouveraient disposé à traiter avec eux au prix modique de seize ticaux par tête, et que cette petite négociation, menée à bonne fin, le mettrait à l’abri du besoin dans sa vieillesse.

« C’est, ajouta-t-il en terminant, ce que mes collègues, grands et petits, appellent proverbialement tham na bon limg-phraï (faire sa moisson sur le dos du peuple). N’avez-vous pas, ô vénérable étranger ! quelque expression équivalente dans la langue de votre patrie ? »

Tous les habitants du village, une cinquantaine a peu près, sont venus me présenter leurs enfants et me demander des remèdes, les uns contre la fièvre, d’autres contre la dyssenterie ou les rhumatismes, etc. Je n’ai pas entendu dire qu’il y eût des lépreux ici comme à Khao-Tchioulaü ; mais les enfants sont d’une saleté révoltante ; ils sont littéralement couverts d’une couche de crasse qui les fait ressembler à des négrillons ; la plupart de ces pauvres petits êtres tremblent de la fièvre. Le lieu que j’habite est dans une vallée formée par une ceinture de montagnes venant de Nophabury et de Phrâbat, contre-forts de la chaîne qui, contournant le bassin du Ménam, se relie à celles de la péninsule et de la Birmanie. Le mont Khoc s’étend à un kilomètre de la rive gauche de la rivière, autour d’un espace demi-circulaire, puis se rattache aux montagnes qui courent à l’est vers Kôrat et au nord vers le M’Lôm et le Thibet. En face du mont Khoc, d’autres monts s’élèvent en pente abrupte à partir de la rive droite qu’ils dominent un instant pour se prolonger à l’est où ils se réunissent à d’autres chaînes. C’est dans cette étroite vallée et sur les bords de la rivière qu’est situé le hameau que j’habite. Toute la contrée est dans un état sanitaire affreux ; cependant, comme tous les pays montagneux, elle recèle des choses admirables.

Les pluies qui deviennent de plus en plus rares et qui ont même fini de tomber au nord ont déjà fait baisser le lit de la rivière de plus de vingt pieds. On me dit qu’à Boatioume elle est si étroite que les branches des arbres des deux rives se touchent et forment une voûte au-dessus de la tête des voyageurs. Ces montagnes, composées de calcaire, sont couvertes d’une puissante végétation, mais portent partout les traces de l’eau qui les recouvrait à une époque géologiquement récente. De leur sommet, on peut se représenter les limites qu’avait alors la mer ; on reconnaît du premier coup d’œil qu’elle envahissait la plaine qui se déroule au sud, et que tous les éperons des massifs montagneux formaient des caps, des golfes ou des îles. J’ai trouvé à peu de distance de leur base, sous une couche d’humus, des bancs de corail fossile et des coquillages marins en fort bon état de conservation[1].

Dès que ma hutte fut achevée, ce qui ne fut ni long ni coûteux, nous y établîmes trois hamacs, nous nous mîmes en devoir de nous préparer un terrain de chasse pour les insectes, qui ne sont jamais plus abondants qu’à la fin et au commencement de la saison des pluies, et nous abattîmes une quantité d’arbres d’une grosseur raisonnable. Le métier de bûcheron est dur et pénible sous cette latitude, où le soleil, pompant l’humidité de la terre et des marécages dont nous sommes environnés, nous enveloppe d’une atmosphère d’étuve ou de serre chaude ; mais nos peines ont été largement compensées par une chasse abondante et fructueuse : les longicornes abondaient, et, aujourd’hui, j’ai une boite pleine de plus de mille insectes rares et nouveaux ; j’ai même été assez heureux pour remplacer un certain nombre des rares espèces de Petchaburi qui ont été détruites ou détériorées par l’eau de mer dans ma collection naufragée avec le Sir J. Brooke.

Les habitants du village et des environs, et jusqu’aux talapoins des pagodes voisines, viennent chaque jour m’apporter des bêtes, comme ils disent ; les uns des sauterelles, les autres des scorpions ; qui des serpents, qui des tortues, etc., et le tout accroché au bout d’un bâton. Leur but, ce faisant, est d’obtenir en retour un ou deux boutons de cuivre, quelques grains de verroterie, ou un peu de toile rouge.

Le vent du nord se fait très-souvent sentir ; cependant ceux du sud-est et du sud-ouest reprennent quelquefois le dessus et nous ramènent de la pluie ; mais la chaleur des nuits diminue chaque jour, au point que maintenant après trois heures du matin je puis supporter une couverture ou m’envelopper de mon burnous. Mes deux serviteurs ont de temps en temps quelques atteintes de fièvre intermittente ; ils se plaignent souvent du froid à l’estomac. La mort nous dresse tant d’embûches dans ces lieux humides que celui qui y échappe peut se considérer comme privilégié.

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L’air commence à fraîchir à la fin de novembre ; avec décembre nous entrons en plein hiver ; une bonne brise, pareille à notre bise de mars, souffle du nord toute la journée, et, la nuit, le thermomètre baisse déjà jusqu’à quinze degrés centigrades. Le soir, je me promène au bord de la rivière enveloppé d’un chaud burnous, le capuchon relevé ; c’est un plaisir que je n’avais pas goûté depuis ma visite à Phrâbat il y a deux ans. Il faut avoir passé tant de nuits d’insomnie, suffoquant de l’extrême chaleur, pour se figurer le bien-être que l’on éprouve à dormir enfin sous une bonne couverture de laine et surtout sans faire une guerre incessante à ces affreux moustiques. Phraï et Deng ont toute leur garde-robe sur le dos le jour et la nuit ; je les ai même vêtus d’une double flanelle rouge et de chapeaux de feutre ; on les prendrait pour des garibaldiens, — à leur costume seulement, car ils n’ont rien en eux de tapageur ou de guerrier ; — cependant ils ne manquent pas d’un certain courage qui a aussi son mérite. Ils dansent en chantant autour d’un bon feu, et ils ouvrent de grands yeux quand je leur dis que j’ai vu des fleuves et des rivières plus larges que le Ménam, gelés et sur lesquels les chars les plus lourds pouvaient circuler ; et d’autres où l’on rôtit quelquefois des bœufs entiers, et que souvent, dans ces contrées-là, des hommes et des animaux meurent de froid.

Mon petit Tine-Tine ne dit mot ; il s’enfonce sous ma couverture et y dort à son aise ; cependant si Phraï le tourmente en dérangeant sa literie, il lui montre les dents. Ingrat que je suis, je ne vous ai pas encore parlé de ce petit compagnon qui m’est si fidèle et si attaché, de ce joli et mignon King-Charles que j’ai amené avec moi, et dont toutes les Siamoises, surtout celles qui n’ont point d’enfants, sont éprises, malgré l’aversion que les Siamois témoignent aux chiens généralement ; aversion n’est peut-être pas le mot propre ; mais ils ne caressent jamais ces animaux, qui d’ailleurs demeurent presque tous à demi sauvages. Je crains bien pour ce pauvre chien une triste fin ; qu’il ne soit foulé aux pieds par un éléphant ou qu’un tigre n’en fasse une bouchée.

Depuis deux jours nous faisons bombance ; au moment où les vivres commençaient à nous manquer, le poisson s’est avisé de remonter la rivière, et c’est par centaines qu’on les prend à la trouble ; ils ne sont guère plus gros que des sardines, il est vrai ; mais en une heure nous en avons pris de quoi remplir six ou huit paniers, et mes deux serviteurs ont assez à faire à couper les têtes et à saler.

Tous les enfants du voisinage, dont la plupart sont encore à la mamelle, viennent constamment m’apporter des insectes pour avoir un bouton de cuivre ou une cigarette. Oui, une cigarette ! ces bambins quittent le sein de leur mère pour la pipe et alternativement ; s’ils n’étaient pas si sales, ils seraient gentils, et je serais porté à les caresser ; mais depuis que j’y ai été pris, je crains les affections cutanées.

Le Laotien est aussi superstitieux que le Cambodgien, et plus peut-être que le Siamois. Si quelque personne tombe malade de la fièvre ou seulement de quelque légère indisposition, à coup sûr c’est le démon qui est entré dans son corps. Si quelque affaire ne réussit pas, ce ne peut être que la faute du démon ; si quelque accident arrive à la chasse ou à la pêche, ou en coupant du bois dans la forêt, c’est le démon et toujours le démon. Dans les maisons, ils conservent précieusement un talisman, généralement un simple morceau de bois, ou une plante parasite dont la forme possède quelque ressemblance avec une partie quelconque du corps humain, et qui doit à cette circonstance de devenir le dieu lare du foyer, le protecteur qui en écarte tout les mauvais génies.

Tous les jours, nous organisons une nouvelle chasse dans les forêts ; et cependant ici, quand on ne croit chasser qu’aux insectes ou aux oiseaux, il arrive que le bruit de la voix, ou la détonation de nos fusils dans ces profondes solitudes, répétés par les échos de la montagne, fait sortir les animaux féroces de leurs repaires. Hier, après une chasse assez longue et fatigante dans laquelle nous avions tué quelques oiseaux et un ou deux singes, nous revenions fatigués, lorsque, arrivés à une petite éclaircie de la forêt, je dis à mes deux « boys[2] » de prendre un peu de repos au pied d’un arbre pendant que j’irais, de ma personne, à la recherche des insectes, etc. Tout à coup mon attention est éveillée par un bruit suspect, comme le piétinement d’un animal se glissant dans l’épais feuillage. Je relève aussitôt la tête, saisissant et armant en même temps mon fusil, et je me glisse légèrement derrière le grand arbre au pied duquel dorment mes hommes. Il était temps ! En ce moment même un beau et grand léopard prenait son élan pour franchir les broussailles et s’élancer sur un de mes domestiques, qui tous deux sommeillaient aussi paisiblement que s’ils eussent été dans notre hutte. Je n’eus pas une seconde à moi pour viser et presser la détente de mon arme, et l’animal, frappé de ma balle à l’épaule droite, alla rouler à plusieurs pas de distance, dans un inextricable buisson, après avoir décrit en l’air un bond d’une hauteur prodigieuse. Il n’était que blessé, et nous avions tout à craindre, si je ne réussissais à le tuer, ou tout au moins à lui briser l’autre épaule pour le mettre dans l’impossibilité de nous faire du mal. Une seconde décharge, qui le frappa dans la région du cœur, l’acheva presque instantanément.

L’effroi, la crainte et l’émotion de mes deux pauvres garçons réveillés en sursaut par la première détonation de mon arme, si près de leurs oreilles, ne peuvent se comparer qu’au plaisir qu’ils éprouvèrent en voyant l’animal étendu sans vie à leurs pieds.

Je pouvais regarder cette aventure comme une étrenne du nouvel an, car nous sommes au dernier jour de décembre.

Encore une année écoulée, année semée pour moi, comme pour tous, de joies, d’inquiétudes et de peines, et aujourd’hui plus encore que les autres jours mes pensées se reportent sur le petit nombre d’êtres qui me sont chers. Plus d’un cœur ami, à cette heure, répond aux battements du mien ; j’en suis sûr, des vœux pour le pauvre voyageur s’élèvent à la fois et identiques des foyers de mon père, de ma femme et de mon frère, quelle que soit la distance qui les sépare. Tous désirent mon retour, m’écrit mon frère dans sa dernière lettre que mes amis de Bangkok viennent de m’envoyer, et pourtant je ne suis qu’au début de ma nouvelle campagne : serait-ce d’un bon soldat de prendre son congé à la veille d’une bataille ? Je suis aux portes de l’enfer, comme appellent cette forêt les Laotiens et les Siamois. Tous les êtres mystérieux de cet empire de la mort semé des ossements de tant de pauvres voyageurs, dorment profondément sous cette voûte épaisse. Je n’ai rien qui pourrait effrayer les démons qui l’habitent, ni dents de tigre, ni cornes de cerf rabougries, aucun talisman enfin, que mon amour pour la science et ma croyance en Dieu. Si je dois mourir ici, quand l’heure sonnera je serai prêt.

Il y a dans le repos de cette forêt, dans le calme de cette puissante nature tropicale, quelque chose d’une majesté indéfinissable qui à cette heure de la nuit (minuit) fait sur moi une impression profonde. Le ciel est serein, l’air frais ; les rayons de la lune ne pénètrent qu’à travers les branches et les feuilles des arbres, et n’éclairent çà et là que quelques coins du sol, qu’on dirait des lambeaux de papier dispersés par le vent ; pas le moindre souffle ne fait bruire les arbres, et rien ne troublerait ce silence imposant sans quelques feuilles mortes qui tombent de branche en branche avec un petit bruit sec, le murmure d’un ruisseau qui coule à mes pieds sur un lit de cailloux, quelques grenouilles qui se répondent de distance en distance, et dont le coassement ressemble à l’aboiement rauque d’un chien. De temps en temps quelque oiseau de nuit, des chauves-souris, s’approchent, attirées par la flamme de la torche qui brûle attachée à une branche de l’arbre sous lequel j’ai étendu ma peau de tigre ; puis, à de longs intervalles, retentit le cri plus ou moins rapproché d’une panthère qui appelle son mâle, et auquel répondent, par des grognements au sommet des arbres, des chimpanzés dont elles troublent le repos.

Un sabre d’une main et une torche de l’autre, Phraï poursuit des poissons dans le ruisseau ; son ombre reflétée sur les rochers et dans l’eau, pendant qu’il s’escrime et crie tour à tour : « Manqué ! touché ! » le ferait prendre pour un démon par les gens du pays. Je ne sais pourquoi, mais je ne puis me défendre d’un sentiment de tristesse que quelques heures de sommeil et une longue chasse demain parviendront à dissiper ; comment finira cette année pour nous ? Atteindrai-je mon but, et aurai-je le bonheur de conserver cette santé sans laquelle il me serait impossible de rien faire, et pourrai-je surmonter tous les obstacles et les difficultés qui m’attendent, et dont les moyens de transport, si difficiles à se procurer, ne sont pas les moindres ?

Cependant, malgré tout, que ceux qui pensent à moi à cette heure, par-delà les continents et les mers, au foyer de famille, ne soient pas trop inquiets sur mon sort, et conservent cet espoir et cet amour en Dieu qui seuls font l’homme grand et fort. Avec l’aide de la protection divine, le jour de notre réunion viendra, et notre persévérance et nos efforts seront récompensés ! Et toi, fil magnétique invisible qui, malgré les distances, réunis les cœurs amis, porte les bénédictions du voyageur à tous ces êtres chéris, inspire-leur ces pensées qui font ma force de toutes les heures, et ma consolation dans les plus tristes et les plus pénibles moments. À tous donc une heureuse année ! Puissé-je aussi ramener sain et sauf ce pauvre jeune Phraï, compagnon fidèle de mes travaux, de mes fatigues, et dont e dévouement semble à l’épreuve de la mort. Mes deux serviteurs sont un peu épuisés par la fièvre et un commencement de dyssenterie ; mais ils ne m’en suivent pas moins pleins d’entrain et de gaieté, et me montrent un attachement de tous les instants.....

À cinq ou six lieues au nord de Khao-Khoc se trouve le mont Sake, et, à deux milles au-delà, toute trace d’habitation cesse jusqu’à Boatioume. Les bords solitaires de la rivière gagnent en charme ou en pittoresque ; tantôt ce sont de belles roches de calcaire couvertes en maints endroits d’une croûte de matières ferrugineuses, et d’où découlent des sources bruyantes qui, douées de la propriété d’incrustation, laissent partout sur leur passage des dépôts de formes curieuses ; tantôt des monts qui s’élèvent abruptement à une grande hauteur, et renferment des grottes plus ou moins profondes et ornées de stalactites ; enfin de gracieux lits de sable, et des îlots où s’étendent pour se chauffer au soleil une foule d’iguanes ; partout c’est une riche végétation entremêlée d’élégantes touffes de bambous. Là s’ébattent et se querellent des troupes de chimpanzés sur lesquels s’exerce l’adresse de Phraï, et qui lui procurent des repas délicieux.

Nous montions une pirogue très-légère, de sorte que le premier jour nous dépassâmes des bateaux de Petchaboune qui l’avant-veille étaient partis de Khao-Khoc ; car le courant est encore assez rapide, lors même que les eaux sont déjà si basses qu’en maints endroits il faut traîner les embarcations sur le sable, et que les perches remplacent partout les avirons.

Les tigres ; assez rares à Khao-Khoc, sont beaucoup plus communs aux environs de Boatioume où ils détruisent beaucoup de bétail. Les crocodiles y sont également en beaucoup plus grand nombre. Avant-hier, de notre barque, j’en tuai un d’une grosseur énorme, le plus grand que j’eusse vu jusqu’à présent. Un Laotien, ancien chasseur renommé pour son adresse et son courage, m’a raconté, au sujet de ces amphibies, l’anecdote suivante : « Un alligator dormait sur le sable, tout près de la rivière, la gueule ouverte. Un tigre, venu là pour se désaltérer, s’approche et fourre sa patte entre les mâchoires béantes ; le croc se referme, et le tigre est aussitôt entraîné sous l’eau. Grâce à ses efforts désespérés, celui-ci parvient à ramener au rivage son adversaire, qui à son tour l’entraîne une seconde fois. De nouveau le tigre regagne la rive, et le crocodile l’emporte encore. La lutte dura ainsi quelque temps, jusqu’à ce qu’enfin la balle du vieux chasseur ayant frappé le tigre, les deux adversaires disparurent, ne laissant à la surface de l’eau qu’un filet de sang. »

  1. « … Lorsque j’étais à Ajuthia, ayant eu occasion de faire des fouilles, pour chercher les vases sacrés qui furent enfouis lors de l’invasion des Birmans, en 1700, j’observai, partout où je fis creuser, qu’à la profondeur d’environ trois mètres on rencontrait une couche de tourbe noire d’un pied d’épaisseur, dans laquelle s’étaient formés quantité de beaux cristaux transparents de sulfate de chaux. (Disons en passant que les Siamois recueillent ces cristaux, les calcinent, et on obtiennent une poudre extrêmement fine et très-blanche, dont les comédiens et les comédiennes se frottent les bras et la figure.) Dans cette couche de tourbe on trouve, en outre, des troncs et des branches d’un arbre dont le bois est rouge, mais si fragile qu’il se rompt sans effort. D’où je conclus que c’était là le niveau primitif du terrain, qui se sera élevé peu à peu par le sédiment qu’y déposent les eaux chaque année, à l’époque de l’inondation, aussi bien que par le détritus des feuilles et des plantes.

    « Il est dit dans les Annales de Siam que, sous le règne de Phra-Ruang (environ l’an 650 de notre ère), les jonques chinoises pouvaient remonter le Mé-Nam jusqu’à Sangkolôk, qui est aujourd’hui à plus de cent vingt lieues de la mer ; ce qui fait supposer que la plaine de Siam a éprouvé un changement considérable dans ce laps de douze cents ans, puisqu’à présent les jonques ne remontent pas au-delà de Ajuthia, distante de la mer de trente lieues seulement.

    « En creusant des canaux, on a trouvé, dans plusieurs endroits, des jonques ensevelies dans la terre à quatre ou cinq mètres de profondeur. Plusieurs personnes m’ont rapporté que quand le roi fit creuser les puits pour les pèlerins, sur la route de Phrâ-Bat, à une profondeur de huit mètres, on trouva un gros câble d’ancre en rotin.

    « À l’extrémité nord de Bangkok, à onze lieues de la mer, je vis des Chinois creusant un étang ne rapporter du fond que des coquillages concassés, ce qui me confirma dans mon opinion que cette plaine avait été mer autrefois. Voulant donc résoudre la question de manière à lever tous les doutes, je fis creuser dans le terrain de notre église à Bangkok : un puits de vingt-quatre pieds de profondeur ; l’eau qui se rassemblait au fond était plus salée que l’eau de mer ; la vase molle qu’on ramenait du fond était mêlée de plusieurs sortes de coquillages marins, dont un bon nombre étaient en bon état de conservation ; mais ce qui finit par lever tous les doutes fut une grosse patte de crabe et des concrétions pierreuses auxquelles adhéraient de jolis coquillages.

    « La mer s’est donc retirée et se retire encore tous les jours — car dans un voyage au bord de la mer, mon vieux pilote me montra un gros arbre qui était à un kilomètre dans les terres en me disant : « Voyez-vous cet arbre là-bas ? Quand j’étais jeune, j’y ai souvent attaché ma barque ; et aujourd’hui, voyez comme il est loin. »

    « Voici la cause qui fait croître si vite la terre au bord de la mer. Pendant trois mois de l’année, quatre grands fleuves charrient, jusqu’à la mer, une quantité incalculable de limon ; or, ce limon ne se mêle pas à l’eau salée, comme je m’en suis convaincu par mes propres yeux, mais il est ballotté et refoulé par le flux et reflux sur les rivages où il se dépose peu à peu, et à peine s’est-il élevé au niveau de l’eau qu’il y croît des plantes et des arbres vigoureux qui le consolident par de nombreuses racines. J’ai tout lieu de croire que la plaine de Siam s’est accrue de vingt-cinq lieues en largeur sur soixante en longueur, ce qui ferait une étendue de quinze cents lieues carrées. » (Pallegoix, t. I, ch. iv.)

  2. Le mot boy, qui veut dire garçon, est généralement employé en Angleterre pour désigner les domestiques mâles.