Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 249-269).
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XXIV

Nophabury. — La procession annuelle de l’inondation. — Les talapoins, prêtres, moines, prédicateurs et instituteurs. — Le parc aux éléphants d’Ajuthia. — Grande battue. — Départ pour le nord-est. — Saohaïe et la province de Petchauboune.

Avant de quitter définitivement les plaines de Siam, je voulus profiter des facilités que leur inondation donnait à la navigation d’une barque comme la mienne pour pousser une pointe jusqu’à Nophabury, la Louvo des écrivains du dernier siècle, où les rois de Siam, avant la ruine d’Ajuthia, avaient leur résidence d’été et venaient chasser l’éléphant pendant les hautes eaux. Située à la limite des basses et hautes terres du bassin du Ménam, cette ville, quoique bien déchue, est encore le chef-lieu d’une des plus riches provinces du royaume, de la plus agréable peut-être. Dominant au midi les plus fertiles rizières du Delta, elle s’appuie au nord sur des collines couvertes de plantations de corrossols et de bananiers, et que domine à l’horizon bleuâtre un vaste demi-cercle de montagnes boisées. Tel est, du moins, l’ensemble du paysage que j’embrassai du haut d’une petite pagode, qui fut autrefois un temple catholique, ainsi que le constatent son architecture et l’inscription : Jesus hominum salvator, gravée en lettres d’or sur le baldaquin d’un autel à colonnes cannelées dans le goût du XVIIe siècle.

Ce temple était la chapelle même du palais de Constance, cet aventurier de génie qui le premier rêva la rénovation de l’Orient par l’Occident, invoqua pour ses desseins l’appui de Louis XIV, fit concéder aux Français les places de Bangkok et de Mergui, et périt victime de la haine et des intrigues du vieux parti conservateur siamois. Les ruines de sa demeure princière jonchent aujourd’hui la terre ; mais le portique ogival encore debout et les pans de murs restés intacts indiquent de vastes proportions, tandis que de nombreux fragments de marbre, gisant parmi les débris, témoignent du goût et de la magnificence du fondateur de l’édifice. C’est bien là l’architecture contemporaine des splendeurs de Versailles, et l’on croira sans peine que retrouver à quatre mille lieues de distance, même sous des décombres amoncelés, des traces du génie de la terre natale, n’est pas une faible source d’émotions pour le voyageur.

Sur le trajet aquatique que je venais de parcourir depuis Petchabury, j’avais rencontré surtout des talapoins. Montés sur toutes les embarcations en usage dans la contrée, depuis la simple pirogue jusqu’à la grande et brillante barque couverte, qu’on nomme ici ballon, ils voguaient en toute hâte vers Ajuthia, rendez-vous désigné de la procession nautique (un ancien Grec aurait dit la théorie) qui, chaque année, lors de l’apogée de l’inondation, se rend en grande pompe au sommet du Delta, pour signifier au Ménam que sa crue est suffisante, et qu’il ait, en conséquence, à baisser le niveau de ses eaux.

Il y a en cette occasion, de la part des saints personnages, un grand déploiement de chants et d’exorcismes, dont la vertu ne saurait être mise en doute ; car si mauvaise volonté que montre le fleuve, il finit toujours, un peu plus tôt, un peu plus tard, par rentrer dans son lit.

Les talapoins usent des mêmes pratiques contre toutes les calamités venant du fait de la nature, telles que sécheresses ou pluies prolongées, passages de sauterelles, épidémies, etc. On raconte que, lors de la première invasion du choléra (venu de Java, selon l’opinion commune), ils n’imaginèrent rien de mieux que de rejeter le terrible fléau à la mer, qui semblait l’avoir vomi. Les pauvres Phras se déployèrent donc en lignes serrées et parallèles, sur tous les bras du fleuve qui mènent de Bangkok à l’Océan, et les descendirent en chantant, objurguant et anathématisant avec un zèle ardent, digne d’un meilleur sort que celui qu’éprouva plus de la moitié d’entre eux, foudroyée dans un court trajet de huit lieues, par l’invisible ennemi qu’ils pourchassaient. Néanmoins, comme au bout d’un certain temps le choléra, suivant sa marche habituelle, perdit de sa violence et finit par disparaître, les survivants de cette héroïque équipée ne manquèrent pas de s’attribuer la victoire.

Au moment de m’éloigner, peut-être pour n’y jamais revenir, des centres de population où s’exerce la plus haute influence de cette grande corporation, je crois indispensable d’esquisser ici les principaux traits de sa physionomie, plusieurs années d’observations personnelles, fortifiées par les aveux d’un grand dignitaire de l’ordre, dont je fus l’hôte à Nophabury, m’ayant mis à même de contrôler, sur ce sujet, les témoignages de mes devanciers les mieux informés.

Les Européens désignent généralement les prêtres bouddhistes de Siam sous le nom de talapoins, qui dérive sans doute de celui du palmier talapat, dont la feuille fournit la matière première de l’éventail que ces religieux portent constamment à la main ; mais leurs compatriotes leur donnent le titre de Phra, qui a conservé sur les rives du Ménam les mêmes significations qu’il avait jadis sur les bords du Nil : celles de grand, divin et lumineux.

Quant à l’ordre pris en masse, il est difficile de le qualifier d’après nos idées préconçues. Ce n’est point une caste, car ses rangs sont ouverts à tout le monde, même aux esclaves autorisés de leurs maîtres, et en cela seulement l’ordre est resté fidèle aux préceptes de son fondateur[1]. On ne peut guère plus l’appeler un clergé régulier, car, bien que les talapoins assistent et même président à toutes les phases principales de la vie sociale, à la naissance, à la tonte du toupet, au mariage, à la mort, et enfin aux funérailles, ils n’admettent en aucune manière que la sanction religieuse qu’ils apportent à ces actes profite à d’autres qu’à eux-mêmes. Le mérite de leurs œuvres n’est que pour eux, non pour ceux qui les emploient. Ils n’ont point charge d’âmes ; en un mot, ils ont un public, mais point d’ouailles.

Ce n’est pas que ce public leur marchande jamais le prix de leurs services. Bien loin de là, il les traite avec la plus grande vénération ; il leur concède les prérogatives les plus flatteuses, les titres les plus pompeux. Les gens du commun se prosternent devant eux, même au milieu des rues, en joignant les mains à la hauteur du front ; les mandarins, les princes mêmes, les saluent des deux mains ; et si le roi ne les salue que d’une seule, il les fait asseoir auprès de sa personne. Chaque jour il distribue lui-même l’aumône à plusieurs centaines d’entre eux, et cet exemple est suivi dévotement par la reine et les principales femmes du palais.

Car, bien qu’il soit écrit parmi les deux cent vingt-sept articles de la règle austère des talapoins :

« Ne regardez pas les femmes ;

« Ne pensez à elles ni éveillé ni endormi ;

« Ne leur adressez pas la parole en particulier ;

« Ne recevez d’elles aucune offrande de la main à la main ;

« Ne touchez pas à une écharpe de femme, ou même de petite fille au berceau ;

« Ne vous asseyez pas sur une natte de femme ;

« N’entrez pas dans une barque qui aurait servi à une femme, etc., etc. »

C’est certainement parmi cette moitié du genre humain que les talapoins trouvent le plus solide appui de leur institution.

Dans les familles pauvres, c’est la femme, ou la fille, qui, tous les matins, assise respectueusement devant la porte du logis, distribue l’aumône aux frères quêteurs de la pagode voisine, et glisse discrètement dans leur marmite, toujours béante, le meilleur morceau qu’elle a pu dîmer sur le modeste ordinaire des siens. Trois ou quatre fois par mois, en outre, sous prétexte de porter des fleurs à l’idole de ladite pagode, elles vont déposer des présents aux pieds de ses prêtres, et encourager pendant de longues heures par d’incessants satu ! satu ! (bravo ! bravo !) les récits inintelligibles, ou profondément soporifiques, de l’officiant du jour.

Dans les familles riches, les maîtresses de maisons : tiennent à honneur d’offrir à leurs amis et connaissances une prédication de même que parmi nous elles donneraient un bal ou un concert ; et en ces occasions, leur vanité de fortune ou de position se donne un libre cours dans le choix et dans l’étalage des objets qui doivent rémunérer le prédicateur et qui sont rangés avec ostentation dans la salle de réception. Ce sont de belles coupes à pied, des urnes de prix, contenant, les unes de l’or et de l’argent monnayé formant une somme supérieure aux appointements annuels d’un mandarin, les autres de belles étoffes jaunes en soie et en coton, d’autres encore des noix d’arec, du bétel ou du tabac, des paquets de thé, du sucre candi, des cierges, du riz, des fruits, des comestibles de toutes sortes, enfin un assortiment varié, digne de former la base d’un fonds d’épicerie, et capable de charger à pleins bords la barque du pieux marchand de paroles.

N’aurait-il que cette industrie, le métier de talapoin serait, on le voit, assez lucratif ; mais il y joint bien d’autres privilèges.

Exonérés de toutes corvées, de tout service civil ou militaire, de tout tribut ou impôt, les phras sont, de plus, exempts de tous droits de douanes. Pour eux, pour eux seuls existe le laissez-faire, laissez-passer ! et ils ne se font faute d’en profiter, car jamais contrebandier espagnol n’a mis au service du libre échange un zèle aussi ardent que celui des talapoins se procurant et colportant, sous le couvert franc de leurs habits jaunes, toutes sortes de marchandises, même les plus prohibées. Les trentième et trente et unième prescriptions de leur règle disent, il est vrai : « Ne trafiquez pas ; ne vendez rien ; n’achetez rien. » Mais les bons phras ne sont pas négociants, pas plus que ne l’était le père de M. Jourdain. Seulement, de même que ce pseudo-gentilhomme, ils se connaissent en marchandises et se plaisent, moyennant une juste rétribution, à faire profiter de leur science pratique leur parenté et leurs amis. — Oh ! Molière ! tu n’as pas écrit uniquement pour ton siècle et tes compatriotes, mais pour tous les temps et pour tous les pays !…

Si à tant d’avantages, déjà énumérés, on ajoute le casuel toujours très-productif, surtout aux funérailles et à cette cérémonie de la tonte du toupet qui est pour le Siamois adolescent ce qu’est la première communion pour l’Européen, et ce qu’était pour le jeune Romain la prise de la robe virile ; si, en outre, l’on tient compte du droit que possèdent les phras d’hériter, de tester et d’acquérir, en dehors du contrôle ordinaire des lois, on concevra facilement comment cet ordre de mendiants se compose, pour le seul royaume de Siam, de plus de cent mille frères bien nourris, et de plusieurs milliers de vicaires, provicaires, légats, prieurs et princes-abbés[2], jouissant de l’existence la plus confortable et des positions les plus sûres que puisse offrir l’ordre social siamois.

On ne peut donc s’étonner que les Siamois vivent dans le respect de l’habit jaune et dans la persuasion qu’en le revêtant on acquiert de grands mérites, non-seulement personnels, mais même applicables aux âmes des ancêtres. Aussi n’est-il pas de bon bourgeois qui n’exige de son fils d’entrer dans la sainte congrégation, du moins pour quelque temps. Rien n’est plus facile, du reste. Les rangs des talapoins s’ouvrent à quiconque se présente au conseil d’admission d’une pagode, vêtu de blanc et suivi d’un cortège suffisant de parents, d’amis, de musiciens, et muni d’honnêtes offrandes. Le postulant n’a qu’à déclarer devant l’assistance qu’il n’a jamais été attaqué de la lèpre ou de la folie, que nul magicien ne lui a jeté de sort, qu’il n’a pas contracté de dettes et qu’il possède le consentement de ses parents, vingt ans accomplis, le langouti jaune, la ceinture jaune, le manteau jaune, l’écharpe jaune et la marmite de fer battu. Ses négations et ses affirmations ouïes du conseil, on lui fait lecture de la règle de l’ordre, et, ipso facto, voilà le récipiendaire élevé de l’humble condition de laïque à l’état parfait de phra, dans lequel il doit se maintenir au moins durant trois mois. Ce temps écoulé, il est libre de rentrer dans le monde, de reprendre l’habit séculier et de se marier : il a payé sa dette à ses ascendants.

Même parmi ceux qui se consacrent entièrement à la vie monastique, il en est très-peu qui s’astreignent à passer chaque année dans leur couvent respectif au-delà de trois ou quatre mois de la saison des pluies ; tout le reste du temps ils l’emploient à vagabonder d’un bout à l’autre du royaume, plus occupés des soins terrestres que des affaires du ciel, en dépit des prescriptions les plus formelles de leur règle.

Comme c’est à de pareilles mains que l’éducation de la jeunesse masculine est livrée par la loi siamoise, on ne devra pas s’émerveiller non plus qu’il faille sept ou huit ans d’études monacales pour inoculer à un élève, privilégié sur dix fruits secs, la science complète de l’écriture et de la lecture, ni plus, ni moins.

J’étais de retour à Ajuthia vers le milieu d’octobre. Malgré mon intention bien arrêtée de ne passer dans cette vieille capitale que le temps nécessaire pour échanger une poignée de main avec le bon P. Larnaudie, qui se trouvait alors au milieu de sa petite chrétienté, j’y fus cependant retenu plusieurs jours par l’attrait inattendu que m’offrit un des épisodes les plus curieux de l’inondation.

Les éléphants abondent dans les forêts et les jungles qui entourent Ajuthia ; ils y vivent, non pas tout à fait à l’état sauvage, mais dans cette espèce de liberté dont jouissent les chevaux et les bœufs de la Camargue, et les buffles des Marins-Pontins. Tous sont propriété du souverain, et c’est un crime que d’en tuer ou d’en blesser un, même surpris en flagrant délit de déprédation. Une fois par an, seulement, on les traque officiellement pour en amener le plus qu’on peut dans le kraal, ou parc construit pour eux près d’Ajuthia, et qui forme le dépôt de remonte le plus vaste et le mieux organisé du royaume.

Kraal ou parc aux éléphants à Ajuthia (vue extérieure).
Kraal ou parc aux éléphants à Ajuthia (vue extérieure).
Kraal ou parc aux éléphants à Ajuthia (vue extérieure).

C’est un grand quadrilatère, fermé de deux enceintes concentriques et parallèles. La première, ou l’intérieur, est en maçonnerie de deux mètres d’épaisseur ; la seconde se compose d’une palissade en troncs massifs de teck, ou ciste des Indes, profondément enfoncés dans le sol et n’offrant entre eux qu’un intervalle de quelques pouces.

Chaque enceinte n’a qu’une entrée, sorte de traquenard qui s’ouvre ou se ferme par le jeu de deux énormes poutres, glissant facilement dans de profondes rainures.

Dès que la bande d’animaux pourchassés est engagée tout entière entre les deux enceintes, et que le seuil de la première s’est refermé sur elle, on procède au triage des éléphants propres au service. Cette opération se fait sous la direction d’un jury d’examen, composé des plus grands personnages de l’État, préside ordinairement par le roi en personne et siégeant sur une large plate-forme élevée sur un des côtés du kraal.

Les qualités recherchées à Siam, dans un éléphant, sont : une couleur approchant du brun pâle ou de l’isabelle cendré, des ongles bien noirs, et enfin des défenses bien intactes et une queue non mutilée. Ces deux derniers points sont difficiles à concilier dans un même individu ; car si un ivoire sans écorchure dénote chez l’animal qui en est porteur un caractère paisible et peu querelleur, une queue en bon état indique clairement que son propriétaire n’a jamais tourné le dos à l’ennemi.

Dès que, du haut de leur estrade, les membres de la commission d’examen ont remarqué dans la bande sauvage un animal remplissant, ou à peu près, les conditions requises, ils le signalent à l’attention et à la poursuite des cornacs-chasseurs apostés à cet effet. Ceux-ci font entourer immédiatement le pachyderme désigné par de vigoureux éléphants privés, qui le pressent, le poussent et l’amènent plus ou moins doucement dans l’enceinte intérieure. Si la pauvre brute regimbe trop, ou cherche à s’enfuir, un nœud coulant jeté autour d’une de ses jambes ne tarde pas à la faire trébucher ; puis un de ses congénères civilisé, s’appuyant sur elle de tout son poids, la fait tomber lourdement sur le sol, d’où elle ne se relève que bien et dûment garrottée et captive.

Cette dernière phase de la chasse est la plus dangereuse pour les chasseurs et amène parfois mort d’homme. On me l’a dit, du moins ; mais le cas doit être rare ; d’autant plus qu’on a ménagé, au centre même du kraal intérieur, un fort blockhaus d’un accès très-facile à l’homme, mais dont les énormes palissades sont à l’épreuve de la charge à fond de l’éléphant le plus désespéré.

Une fois ces animaux enfermés dans le kraal, il suffit pour les dompter de quelques jours d’une diète absolue, suivie d’un régime abondant de cannes à sucre et d’herbages frais. L’habitude quotidienne de l’aspect et de la voix de leurs gardiens achève de les apprivoiser.

Ces rudes colosses sont, du reste, à plusieurs égards, d’une timidité extraordinaire. Ils ont des nerfs de jolie femme ; il leur faut longtemps pour s’habituer, sans trembler, à la vue d’un cheval et à la détonation d’une arme à feu. Quand la vie du kraal les a bien soumis à la domesticité, on transporte à Bangkok ceux que le service du roi y réclame, dans des écuries établies sur d’immenses radeaux qui descendent lentement et surtout tout doucement le fleuve.

J’avoue que j’emprunte la plupart des détails qui précèdent plutôt à des récits de personnes dignes de foi qu’à mes propres observations ; car la chasse ou battue dont j’ai été témoin avait bien moins pour objet d’amener à la domesticité un certain nombre d’éléphants, que de mettre temporairement sous les verrous quelques centaines de ces quadrupèdes, qui, chassés par l’inondation de leurs pacages habituels, étaient venus chercher un asile et une pitance dans les vergers et jardins d’Ajuthia.

Pour dépister ces hôtes indiscrets, les gardiens du kraal ne trouvèrent rien de mieux que de glisser nuitamment dans la bande un certain nombre de femelles privées, habituées à revenir à l’étable au son d’une trompe ; en arrière, on forma un cercle de rabatteurs renforcés de gros éléphants mâles, chargés de couper la retraite à leurs camarades sauvages ; puis la battue commença. Je n’en ai jamais vu d’aussi émouvante.

À celui qui n’a jamais assisté qu’à une chasse d’Europe, qui n’a jamais vu fuir devant les cris, les cors, les chiens et les chevaux, que le gibier timide et chétif de nos forêts rabougries, rien ne donnera jamais l’idée de cette scène. Il pourra bien s’imaginer, dans un espace étroit, une lieue carrée peut-être, aux trois quarts submergée par l’inondation, deux ou trois cents éléphants, divisés en autant de troupeaux que le sol présente d’îlots ou de massifs d’arbres, et mis tout à coup en éveil par des bruits discords, s’élevant de trois côtés de l’horizon. Il pourra se les représenter, au fur et à mesure que le cercle de menaces se resserre autour d’eux, reculant peu à peu et se concentrant enfin en une seule masse énorme, qui, bientôt folle de terreur, s’élance tout entière, sur les pas des femelles privées, dans la seule direction où ne retentissent ni détonations d’armes à feu, ni clameurs humaines, ni vibrations de tam-tam. Oui ! l’imagination et le savoir aidant, il pourra graver dans son cerveau une image plus ou moins colorée de ces choses : mais le sol ébranlé sous les pieds de ces colosses effarouchés ; mais les taillis, les cépées, les futaies même disparaissant écrasés sous leurs flancs ; mais le clapotis et le remous des eaux soulevées par leur passage, qui lui en rendra jamais les saisissants effets ? Pour leur trouver des termes de comparaison, il faut avoir éprouvé la commotion d’un tremblement de terre, avoir suivi la course d’une trombe, avoir contemplé face à face une grande marée d’automne !

D’ailleurs, pour bien comprendre ce que les leçons de l’homme peuvent obtenir de l’intelligence des animaux, il faut avoir été témoin, comme je l’ai été en cette occasion, et du calme sang-froid des éléphants privés, chargés de côtoyer, à travers bois et fondrières, ruisseaux et torrents débordés, les lianes de la bande fugitive, afin de la maintenir dans la ligne prescrite, et des ruses calculées des femelles, qui, leur besogne de guides accomplie, et toutes les victimes de leur manège massées devant les murailles du kraal, font prestement demi-tour, et vont fortifier le cercle de leurs camarades, qui, à coups de trompes et de fronts et de flancs, forcent les pauvres sauvages à franchir la porte de la prison, jusqu’à ce qu’elle se ferme enfin sur le dernier d’entre eux.

Parti d’Ajuthia le 19 octobre 1860, dans la même embarcation qui m’avait amené jusque-là, j’étais le 20 à Tharua-Tristard, où je dus bivaquer à l’entrée du village, à cause de l’heure trop avancée de la nuit ; mais le matin, de bonne heure, j’allai débarquer devant la maison de Khun-Pakdy, le complaisant petit chef qui m’a accompagné il y a deux ans à Phrâbat. Le brave homme ne fut pas peu surpris en me voyant sortir de ma barque ; il en croyait à peine ses yeux, car il avait entendu dire que j’étais mort à Muang-Kabin. Nous renouvelâmes bien vite connaissance, et je vis avec plaisir comment son amitié, qu’un verre de cognac acheva d’exalter, avait résisté à l’épreuve du temps. Pauvre Khun-Pakdy ! si j’étais roi de Siam (ce qu’à Dieu ne plaise !), je te nommerais prince de Phrâbat, ou mieux je te céderais ma place.

À peine m’eut-il aperçu, qu’il donna immédiatement l’ordre qu’on me préparât à déjeuner ; puis, dès qu’il sut que je me dirigeais sur Kôrat, il se ressouvint qu’il m’avait promis de m’y accompagner si jamais je lui rapportais un fusil de Bangkok. « Ne fût-il que de trois ticaux, cela ferait mon affaire, » avait-il dit ; mais ne me voyant que des fusils à capsule comme par le passé : « Vous ne m’avez pas apporté de fusil, observa-t-il ; mais cela ne fait rien, j’irai avec vous quand même. Vive Kôrat ! là, nous ne mourrons pas de faim comme nous avons manqué de faire à Phrâbat ; on y a cent œufs pour un fuang, un porc pour une couple de ticaux. » Ce ne fut que lorsque je lui eus dit que je ne m’arrêterais probablement que très-peu de temps à Kôrat, et que j’irais plus loin dans des lieux où il faudra sans doute « serrer le ceinturon, » et que je ne souffrirais pas que par amitié pour moi il s’exposât à perdre son embonpoint de mandarin, que je parvins à mettre un frein à son dévouement enthousiaste ; enfin quand il entendit que souvent nous serions obligés de coucher à la belle étoile au milieu des forêts, il détourna la conversation.

Dès qu’on eut déjeuné, je fis reprendre les rames pour échapper aux caresses trop démonstratives et aux éloges bruyants dont le généreux Khun-Pakdy continuait à me gratifier.

En ce moment, cette charmante petite chaîne qui s’étend depuis Nophabury ici, et doit se rattacher vers le nord à celles de la Birmanie et vers l’est aux monts Deng qui coupent et longent la péninsule, m’apparait à une distance de quinze milles au plus, et réveille en moi une foule de souvenirs agréables. Décidément, je crois la bonne saison établie : l’air est pur, le ciel serein, et le soleil brille tous les jours presque constamment.

Saohaïe, 22 octobre. — Je n’ai pas encore atteint Pakpriau, et je commence déjà à rencontrer et à souffrir de ces petites contrariétés inévitables dans un pays comme celui-ci, inondé une partie de l’année, et où les moyens de communication manquent surtout pour qui traîne une certaine quantité de bagages avec soi. Depuis deux jours je suis ici, logé dans la barque d’un Chinois qui tout d’abord a craint de me donner asile dans sa cabane, et je puis me considérer heureux d’avoir au moins un gîte quelconque ; je pourrais bien n’en pas avoir du tout. Hier, je suis allé rendre visite au gouverneur, qui réside dans une vieille masure d’une saleté repoussante, à deux milles au-dessous du lieu où j’ai débarqué. De tout le chef-lieu de la province de Saraburi, cet établissement, avec quelques chaumières de cultivateurs éparses çà et là, est tout ce que j’ai remarqué ; il n’y a ni bazar, ni boutiques flottantes ; de temps à autre, de petits marchands viennent en ce lieu vendre ou échanger du sel, des objets de première nécessité, et quelques Chinois trafiquants ont de petits dépôts de langoutis, d’arec, de toile et de vestes siamoises, qu’ils vont troquer contre des peaux, des cornes et du riz, dans le haut de la rivière qu’ils remontent parfois jusqu’à Petchaboune.

Le courant était si fort, qu’en un quart d’heure nous fûmes entraînés à la résidence du mandarin que je connaissais déjà pour l’avoir vu lors de mon premier voyage, et lui avoir fait un présent en retour duquel il m’avait promis que si j’allais à Kôrat et que j’eusse besoin même d’une centaine d’hommes, il me les donnerait. Je lui annonçai mon intention d’aller à Khao-Khoc, lieu choisi depuis deux ans par les rois de Siam pour y fonder une place forte où ils comptent se réfugier, si jamais les Européens, qui les fatiguent de leur bruyante activité, s’emparaient de leur capitale ; ce qui, disons-le tout bas, serait chose très-facile. Il ne faudrait pour cela qu’une poignée de nos chasseurs, zouaves ou turcos habitués au soleil d’Afrique.

Je fus d’autant mieux reçu du fonctionnaire siamois, que je n’avais à lui demander aucun service, ayant déjà engagé une barque qui retourne avec son propriétaire à Khao-Khoc sous peu de jours. J’avais eu l’intention de me rendre à Patawi ; mais en cette saison les chemins qui y mènent sont tellement impraticables, que je dus abandonner cette idée. Un grand nombre d’habitants de cette province sont originaires du Laos, anciens captifs amenés de Vien-Chang après le soulèvement de cette province. Les provinces de Boatioume et de Petchaboune sont peuplées de Siamois, car le Laos proprement dit ne commence qu’à M’Lôm. Toutes ces provinces, de même que celles qui les confinent à l’est et au nord, sont gouvernées par des mandarins siamois, d’un rang plus ou moins élevé, c’est-à-dire que quelques-uns d’entre eux ont droit de vie et de mort, et sont alors considérés comme vice-rois. Les provinces plus éloignées, quoique simplement tributaires, relèvent du royaume de Siam et en font intégralement partie.

La province de Petchaboune est surtout renommée pour son tabac, considéré comme le meilleur de Siam, et dont il se fait un grand commerce avec Bangkok, malgré l’extrême difficulté des communications ; car à l’époque des grandes eaux, lorsque les barques d’une certaine grandeur peuvent s’y rendre, il faut un mois de lutte pénible contre un courant qui a la force d’un torrent pour atteindre le centre de production. Dans la saison sèche, il n’y a que les barques d’une très-petite dimension qui puissent être employées à ce voyage ; car, à de fréquents intervalles, on est obligé de les traîner sur le sable ou de les transporter au-delà des roches, qui forment en maints endroits des rapides obstruant la navigation. Ce commerce est, en grande partie, entre les mains des Siamois de Petchaboune, qui arrivent à Pakpriau vers la fin de la saison des pluies pour échanger ce produit contre des noix d’arec ou d’autres objets.

Les cantons nord de la province de Saraburi sont presque déserts, tandis que la partie sud, assez bien cultivée, est très-riche en riz, qui, bien que de qualité un peu inférieure à celui de Petchaburi, est considéré comme un des meilleurs du pays. C’est un objet d’échanges continuels et de transactions permanentes avec Bangkok. Quant à la population, qui est répandue d’une manière très clair-semée sur les rives du fleuve, elle ne peut être que difficilement recensée, de même que celle de toutes les autres parties du pays.

Saohaïe est le point de départ des caravanes qui se rendent à Kôrat ; un autre chemin conduit de Bangkok à cette ancienne ville du Cambodge : c’est celui de Muang-Kabin ; mais il n’est guère fréquenté que par les Laotiens de cette localité.

Je viens d’être interrompu par la visite inattendue du gouverneur, qui, tout en passant pour aller faire une offrande de fruits confits aux bonzes de sa pagode, s’est arrêté près d’une heure dans ma cabine. Il était dans une de ces élégantes et immenses pirogues, de plus de trente mètres de long, portant à leur centre un charmant pavillon, et pour laquelle j’aurais donné tout son château fort avec ses dépendances. Le gouverneur fit appeler le propriétaire de la barque qui doit me conduire à Khao-Khoc, et lui donna quelques instructions pour le chef de cet endroit, en ajoutant : « Je n’ai pas fait de lettre, parce que je sais que M. Mouhot n’en a pas besoin, car il y a deux ans il a su se faire respecter ici ; il en sera de même là-bas. » Je ne pus me dispenser de lui offrir quelques petits présents pour ce léger service qui sans doute ne me sera d’aucune utilité, et je lui offris une paire de lunettes montées en écaille, un flacon d’essence, une bouteille de cognac et une autre d’eau sédative que je lui préparai, sur ses instances, pour obtenir quelque remède souverain contre ses douleurs rhumatismales. Heureux Raspail ! dont le « système » va soulager les souffrances humaines jusqu’au fond des provinces les plus reculées de l’Asie. En retour, le mandarin promit de me donner un poney quand je partirais pour Kôrat, puis différentes choses très-utiles, dit-il ; toutefois, il a le loisir d’oublier sa promesse, car ici il est d’usage qu’un riche peut tout accepter, même des plus pauvres ; quant à donner, c’est plus rare. Du reste, de quoi vivraient ces mandarins, siée n’était de concussions et de la générosité de leurs administrés, car avec leurs honoraires seulement, quand ils en ont, ils seraient condamnés à une maigreur qui causerait leur désespoir en les faisant passer pour des hommes ineptes.

Les malheureux ne touchent qu’une fois l’an leurs appointements, dont voici le tarif :

Les princes et les ministres ont droit annuellement à vingt livres siamoises d’argent, égalant 7,000 francs.

Les mandarins de la première à la troisième classe à une somme variant de 3,600 à 500 francs.

Ceux de quatrième et de cinquième classe à une solde descendant de 360 à 180 francs. Les employés inférieurs ne reçoivent que 120 ou même 50 francs, et enfin les soldats, les satellites, les médecins, les ouvriers, etc., sont payés à raison de 30 à 36 francs. Autant, ni plus ni moins, que l’impôt réclamé au plus infime Siamois. La distribution de ces magnifiques allocations se fait à la fin de novembre et de la main même du roi. C’est encore l’occasion d’une mise en scène et d’un cérémonial qui ne durent pas moins de douze jours.

  1. Si l’on ne peut affirmer que le prince indou Siddharta le Gotamide, ou Çakia Mouni, comme l’appelèrent plus tard les bouddhistes, ait attaqué de front le système des castes, on ne peut nier du moins qu’en appelant tous les hommes, sans distinction de rang et de naissance, à la vie ascétique et au salut qui en dérive, il n’ait sapé par la base le système lui-même. En prêchant l’égalité des devoirs, en promettant l’égalité dans la fin suprême, il émancipa moralement les petits et les humbles du joug des forts et des puissants, et renversa de fait les barrières que le brahmanisme multipliait entre les hommes. Quoi qu’on puisse objecter contre le synchrétisme grossier qui a greffé ses doctrines, expulsées de l’Inde, sur les superstitions primitives de l’extrême Orient et du nord de l’Asie, on doit reconnaître qu’elles n’en ont pas moins préservé quatre cents millions d’hommes de la destinée des vieilles races d’Égypte et de l’Inde, parmi lesquelles la notion étroite et mortelle de la caste a étouffé en germe celle de la patrie et de la nationalité.
  2. Voici, rangés dans le même ordre, les titres siamois correspondants : Chao-Khun-Samu, Chao-Khun-Balat, Raxa-Khâna, Somdet-Chao, et enfin Sang-Karat.