Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 136-141).
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XIII

Départ d’Udong. — Train d’éléphants. — Piuhalù. — Belle conduite des missionnaires. — Le grand lac du Cambodge. — Le fleuve Mékong.

Le 2 juillet, après avoir mangé le riz ordinaire du matin, nous étions prêts à nous mettre en route ; nous n’attendions, pour cela, que les éléphants et les chariots que le roi m’avait promis. Les uns et les autres ne tardent pas à arriver, et nous traversons la ville au milieu d’une foule immense accourue de tous les points de la ville pour nous voir. Montés sur nos éléphants, suivis de notre bagage et de plusieurs pages du roi qui nous accompagnent jusque sur la route de Pinhalù, nous voyons toute la population prosternée sur notre passage, sans doute parce qu’elle m’a vu la veille avec Sa Majesté.

Nous cheminions ainsi majestueusement au train d’une lieue à l’heure, sur une très-belle chaussée élevée en certains endroits de plus de dix pieds au-dessus de la plaine boisée, mais marécageuse, qui s’étend jusqu’au grand canal de jonction du Touli-Sap avec le Mékong.

Parfois nous traversions de beaux ponts en bois et en pierre, qui donnent certainement une meilleure et plus haute idée de l’administration du Cambodge que de celle de Siam, car à Bangkok même les ruisseaux et les canaux sont franchis sur des planches étroites et minces, ou simplement sur des troncs d’arbres jetés en travers par les soins des habitants et non par les autorités elles-mêmes.

À deux kilomètres à peu près d’Udong s’élève une espèce de rempart en terre, de la forme d’un fer à cheval, qui entoure une partie de la ville, et que l’on a eu pour but d’opposer, au besoin, à l’invasion des Annamites, qu’à cette époque on s’attendait encore chaque année à voir paraître au moment des grandes eaux.

Nous rencontrons sur la route une quantité de piétons allant à la ville ou en revenant, sans doute pour l’approvisionnement du marché. Elle est bordée de misérables cabanes en bambous, sur pilotis, semblables à des poulaillers et qui servent de demeures aux malheureux Thiâmes que le roi fit transporter là, il y a un an, des plaines situées à l’est du Mékong, pour les punir d’une tentative de révolte.

Nous arrivons de bonne heure le même jour à Pinhalù, village situé sur la rive droite du fleuve et assez considérable. Plusieurs de ses habitants descendent de Portugais et d’Annamites réfugiés.

La cité de Pinhalù est la résidence d’un évêque français, Mgr  Miche, vicaire apostolique de la mission du Cambodge et du Laos.

Mgr  Miche était absent pour le moment ; mais je trouvai chez lui trois bons et aimables missionnaires qui me prièrent d’attendre son retour et me reçurent avec cette cordialité et cet empressement affectueux qu’il est si doux de rencontrer à l’étranger, et surtout de la part de compatriotes. M. Fontaine, le plus âgé des trois, quoique jeune encore, compte près de vingt années de mission. Il faisait autrefois partie de la mission de Cochinchine. Je l’avais vu à Bangkok, où il avait séjourné temporairement avant d’aller au Cambodge ; il était faible et souffrant alors ; je le retrouvai avec plaisir plus vigoureux et plein de gaieté. J’éprouvais beaucoup de sympathie pour ce digne homme ; il ne peut y avoir assez de missionnaires comme lui.

Mission catholique à Pinhalù (Cambodge).
Mission catholique à Pinhalù (Cambodge).
Mission catholique à Pinhalù (Cambodge).

Un de ses collègues, M. Arnoux, était non-seulement mon compatriote comme Français, mais comme enfant du même département : il est né dans le canton de Russey et moi dans celui de Montbéliard (Doubs). Il avait donc double titre à ma sympathie. Il appartient à la mission de Cochinchine, et était venu de chez les sauvages Stiêngs pour renouveler ses provisions ; mais il s’était trouvé atteint de la dyssenterie par suite de la fatigue du voyage, et n’avait pu retourner à son poste avec ses gens. En entendant ces braves et dévoués soldats de l’Église raconter leur misère passée et présente, j’étais quelquefois autant amusé qu’ému, tant ils le faisaient gaiement. C’est le propre des enfants de notre vaillante nation de savoir souffrir et mourir le sourire sur les lèvres. Quatre jours s’écoulèrent promptement dans l’aimable compagnie de ces bons prêtres, qui ne tenaient pas moins à me procurer l’occasion de voir leur évêque que moi à faire sa connaissance. Je savais que je trouverais en lui un homme supérieur sous tous les rapports ; mais je ne m’attendais pas à trouver dans ce héros des missions une simplicité et une humilité égales à son instruction et à la force de son caractère. Mgr  Miche est très-petit de taille ; mais sous une enveloppe chétive il concentre une vitalité et une énergie extraordinaires. Les annales de la mission de Cochinchine qui était la même que celle du Cambodge il y a peu de temps encore, doivent compter de belles pages consacrées aux actes de ce glorieux soldat du Christ.

N’étant encore que simple missionnaire, il fut emprisonné avec un de ses confrères et frappé de verges, affreux supplice qui à chaque coup fait jaillir le sang et entame les chairs. La sentence exécutée, on les ramenait dans leur cachot afin de renouveler le supplice le lendemain lorsque les plaies commenceraient à se cicatriser.

« Cela fait horriblement souffrir, dit l’autre missionnaire à Mgr  Miche, et je crains de n’avoir pas la force de supporter une nouvelle épreuve.

— Soyez tranquille, lui répondit celui-ci, je demanderai à recevoir les coups pour vous. »

Et il en fut comme il l’avait dit !

Ici le missionnaire est tout pour ses pauvres catéchistes, médecin de l’âme et médecin du corps, juge, etc. Chaque jour, il passe plusieurs heures à entendre leurs différends et à remettre la paix où elle est troublée. Et elle l’est souvent dans une contrée où un débiteur qui ne peut payer son créancier devient, lui et sa famille, l’esclave de cet homme.

« Tu es mon esclave, dit un individu à une jeune fille qu’il rencontre par hasard.

— Comment cela ? je ne vous connais pas.

— Ton père me devait ; il ne m’a pas payé.

— Je n’ai jamais connu mon père ; il est mort avant ma naissance.

— Veux-tu plaider ! Nous plaiderons. »

L’homme en appelle à quelque mandarin, débute par offrir un présent, lui en promet un autre ; son procès est gagné, et la malheureuse, sans appui, devient l’esclave de son persécuteur. Cette antique histoire d’Appius et de Virginie se renouvelle fréquemment au Cambodge. Les Virginius seuls font défaut.

Depuis que j’avais mis le pied dans ce pays, la peur s’était emparée de mes domestiques ; elle fut à son comble quand je leur annonçai qu’il fallait partir pour visiter les tribus sauvages de Stiêngs, au-delà du grand fleuve. Le Cambodge est certainement très-redouté des Siamois ; les montagnes et surtout les forêts habitées par les Stiêngs ont, à cause de leur insalubrité, auprès des Cambodgiens et des Annamites, une réputation analogue à celle dont Cayenne jouit parmi nous.

Ces craintes ne pouvaient m’arrêter, et dès que j’eus reçu du roi de Cambodge la lettre qu’il m’avait promise, je quittai Pinhalù dans une petite barque conduite par deux rameurs, et me dirigeai vers le Mékong.

En descendant le cours d’eau qui y conduit, large d’à peu près douze cents mètres, je fus étonné de voir le flot remonter du sud au nord au lieu de descendre vers le fleuve dont il semble le tributaire.

Pendant près de cinq mois de l’année, le grand lac du Cambodge, le Touli-Sap, couvre un espace immense ; mais après ce temps il diminue de profondeur, tout en conservant à peu de chose près la même dimension. À l’époque des pluies, ce ne sont pas seulement les eaux issues des montagnes qui le bordent à l’ouest, qui le gonflent, mais le trop-plein du Mékong arrête l’écoulement du lac, et finit par y déverser une partie de son excédant.