Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 119-135).
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XII

Détails ultérieurs sur le Cambodge. — Udong, sa capitale actuelle. — Audiences chez le second roi, etc.

Dans la matinée du jour fixé pour mon départ, et lorsque tous mes préparatifs furent terminés, l’abbé Hestrest vint me chercher pour me faire partager avec lui son modeste déjeuner et me conduire ensuite avec son bateau jusqu’à Kompong-Baie, où je devais trouver les chariots.

Arrivés à cet endroit, point de chariots. Nous nous rendîmes chez le premier mandarin, qui, tout en chiquant du bétel, nous montrait ses dents noires et son rire stupide ; je vis que j’étais le jouet de ces individus faux partout et toujours, ne cédant qu’à la force et détestant avant tout le nom d’Européen. Après maintes réclamations auprès des mandarins de tous grades, on m’amena enfin trois chariots ! Les voitures à chiens qui sont en usage en Hollande auraient mieux fait mon affaire. J’envoyai donc promener les trois brouettes du roi de Cambodge avec mes compliments pour cette majesté, et j’en louai d’autres à mes propres frais.

Udong, la capitale actuelle du Cambodge, est située au nord-est de Kampôt, à deux lieues et demie de l’affluent du Mékong, qui vient du grand lac, et à cent trente-cinq milles à peu près de la mer, distance prise à vol d’oiseau.

On compte huit stations et huit jours de marche jusque-là, en voyageant avec des bœufs ou des buffles ; les éléphants font facilement deux stations par jour ; ce qui abrège le temps de moitié ; mais il n’y a que le roi, les mandarins et les riches particuliers qui puissent posséder et nourrir de ces animaux. Les chariots que nous louâmes pouvant à peine contenir nos bagages, moi et mes hommes nous fûmes forcés de partir à pied.

Après avoir traversé, une plaine marécageuse où nous abbattîmes quelques oiseaux aquatiques communs, nous entrâmes dans une belle forêt, qui, sans la moindre éclaircie, se prolonge jusqu’aux portes d’Udong. Pour traverser son sol marécageux, j’avais dû me chausser de mes bottes de chasse que je n’avais pas portées depuis quelque temps et dont le cuir s’était durci. Après deux heures de marche sous un soleil de feu, je sentis mes pieds s’écorcher dans plusieurs parties. Je fus obligé de me déchausser et de continuer la route pieds nus. Heureusement elle était presque partout unie et belle à cause de la sécheresse et des fréquentes communications entre Kampôt et la capitale. La chaleur était excessive, et nos chariots d’une lenteur désespérante. Enfin nous arrivâmes à la première station, où je fus casé dans une vaste salle en bambou, revêtue de chaume et qui avait été récemment construite pour loger le roi et sa suite. La nuit, j’eus des gardes à ma porte, envoyées par les autorités afin de me garer de tous risques et évictions, et, grâce à la lettre du roi, que je présentai, je fus respectueusement traité. Le lendemain, je parvins à louer un éléphant pour me conduire à la prochaine station, ce qui me coûta un franc de notre monnaie.

Le jour suivant, je dus continuer ma route pieds nus. Ce que nous eûmes à souffrir de la chaleur dépasse tout ce que je m’étais imaginé jusque-là de l’effet du soleil dans la zone torride. Cet astre était alors au zénith, et ses rayons brûlants, répercutés par le terrain sablonneux, devenaient intolérables à dix heures du matin ; c’était à ce point que les indigènes, qui ont la plante des pieds fort dure, ne pouvaient supporter le contact du sol et cherchaient les touffes d’herbe pour y poser le pied ; les bœufs ne marchaient qu’en piétinant continuellement et donnaient tous les signes de la douleur et de l’épuisement ; malgré l’aiguillon et le rotin, ils refusaient souvent d’avancer. L’eau des mares était non pas tiède, mais chaude ; l’atmosphère semblait embrasée, tous les êtres sans force, et la nature languissante et accablée. Au milieu du jour, nous faisions halte, pour nous remettre en route à trois heures. Sur tout notre parcours il n’y avait pas une goutte d’eau potable, même pour nos animaux qui souffraient de la soif plus encore que nous-mêmes ; et, Pour cuire notre riz et faire notre thé, nous n’avions d’autre ressource que celle des mares et des bourbiers imprégnés de noix vomiques tombées des arbres environnants. Le lendemain, je trouvai de nouveau un éléphant à louer ; mais ce fut le dernier, et les quatre jours suivants je fis la plus grande partie du chemin à pied, l’autre, assis sur le coin d’une des charrettes. Du reste, le manque d’eau et les tourbillons de fine poussière qui s’élèvent de la route sont les seuls inconvénients qu’aient à subir les voyageurs. Dans la saison sèche, le terrain, quoique sablonneux, est dur et bien foulé, au milieu de la voie, par le fréquent passage des chariots et des éléphants ; le reste de la chaussée, large de vingt-cinq à trente mètres, est revêtu de gazon et même de hautes herbes, puis, à peu de distance, s’offre la forêt avec ses bouquets espacés d’arbres à huile, aux troncs élevés, au port droit et majestueux, et couverts à leur sommet seulement d’un panache de larges feuilles d’un vert foncé. C’est comme une magnifique et immense avenue, et on pourrait croire que l’art y a mis la main.

Les stations sont toutes situées à une distance à peu près égale, douze milles environ. À toutes, outre les anciens caravansérails servant a abriter les voyageurs et les hommes de corvée, qui sont changés tous les cinq jours, je trouvai d’autres nouvelles maisons beaucoup plus vastes et plus belles, construites pour le passage du roi ; de plus, entre les stations, on rencontre souvent d’autres salles où l’on peut se reposer au milieu du jour, avantage et confort qui ne sont nullement à dédaigner.

Jusqu’à la distance de vingt-cinq milles, en partant de Kampôt, j’aperçus sur ma droite une chaîne de montagnes peu élevée, derniers contre-forts de la chaîne qui sépare le bassin du grand lac Touli-Sap du golfe de Siam ; mais je ne rencontrai, sur tout le parcours de mon voyage de Kampôt à Udong, qu’un terrain sablonneux, sauf en un seul endroit, où je le trouvai rocailleux, avec du minerai de fer. On ne voit qu’un seul petit village sur ce parcours, et là seulement quelques traces de culture ; partout ailleurs je n’aperçus aucun sentier ni aucune trace pouvant faire supposer que l’intérieur de la forêt fût habité. Autour de la capitale seulement les champs de riz commencèrent à se montrer, ainsi que de petites maisonnettes entourées de jardins fruitiers, maisons de campagne de l’aristocratie cambodgienne, qui y vient chaque soir humer un air plus pur que celui qu’on respire à la cour et à la ville.

En arrivant aux portes d’Udong, je me trouvai en face d’un large fossé, surmonté d’un parapet et entouré d’une palissade de trois mètres d’élévation. Je pensais entrer dans une ville de guerre fortifiée, et, comme je savais mes compatriotes occupés en ce moment à donner une leçon aux Cochinchinois, je m’attendais à être reçu par un fonctionnaire la baïonnette croisée, avec le terrible : On ne passe pas ! mais celui-ci ne se montrant pas, je donnai un coup de crosse de fusil à la porte et j’entrai. J’étais dans l’enceinte du palais du second roi, palais précédé d’une sorte de cage tenant le milieu entre une guérite et un pigeonnier, ayant à chacune de ses quatre faces une lucarne d’où l’on peut observer, en cas d’invasion, l’approche de l’ennemi, et donner le signal de la fuite avant son arrivée. J’arrivai au centre d’une grande place autour de laquelle se prolongent les remparts, fermés de deux portes dont l’une donne accès sur le marché ; la seconde conduit à la campagne. Dans l’intérieur de cette enceinte, d’un côté se trouve le palais du second roi, de l’autre celui d’un plus jeune prince, son frère, et une pagode avec son couvent, le tout recouvert en chaume.

Le deuxième roi du Cambodge, en 1859, aujourd'hui premier roi.
Le deuxième roi du Cambodge, en 1859, aujourd'hui premier roi.
Le deuxième roi du Cambodge, en 1859, aujourd'hui premier roi.

J’espérais trouver là, comme à Kampôt, un « hôtel du roi et des ambassadeurs » ; mais, ne voyant aucune enseigne, je me dirigeai vers un endroit où je voyais entrer et sortir beaucoup de monde. C’était la salle de justice, où les juges tenaient audience. J’envoyai Niou, mon domestique, en « députation », demander a ces magistrats s’ils voudraient bien donner asile à un voyageur. La réponse ne se fit pas attendre ; juges et plaideurs vinrent au-devant de moi et me conduisirent dans la salle de justice, où je commençai immédiatement mon installation sous les yeux de toute la foule accourue pour voir l’étranger et lui demander « ce qu’il vendait. »

La nouvelle de mon arrivée parvint bien vite au palais du roi, et deux pages me furent envoyés pour me demander si je n’irais pas de suite voir Sa Majesté. Mon bagage n’était pas encore arrivé ; j’objectai que je ne pouvais me rendre auprès du roi en costume de voyage. « Oh ! cela ne fait rien ; le roi n’a pas de costume du tout, et il sera enchanté de vous voir. » À peine mes chariots étaient-ils arrivés, qu’un chambellan en langouti, suivi d’un page, accourut pour me dire que le roi m’attendait. Je me rendis donc au palais. La cour qui le précède était défendue par une douzaine de canons veufs de leurs affûts, jetés au hasard sur le sol, et dans la gueule desquels nichaient les moineaux. Plus loin, une nuée de vautours dévoraient les restes du repas du roi et des gens du palais. Je fus conduit dans la salle d’audience, qui communique avec les appartements particuliers du roi ; elle est pavée de larges carreaux chinois, et les murs sont blanchis à la chaux. Une foule de pages, tous Siamois, beaux jeunes hommes de vingt-cinq à trente ans, vêtus uniformément d’un langouti de soie rouge, se tenaient groupés et assis à l’orientale en attendant Sa Majesté. Quelques minutes après mon arrivée, le roi parut. Aussitôt tous les fronts se courbèrent jusqu’à terre. Je me levai, et Sa Majesté s’avança fort gracieusement près de moi, d’un air tout à la fois dégagé, distingué et digue.

« Sire, lui dis-je, j’ai eu l’honneur de voir S. M. le premier roi à Kampôt et d’en obtenir une lettre pour me rendre à Udong.

— Êtes-vous Anglais ou Français ? dit le prince en m’examinant attentivement.

— Je suis Français, Sire.

— Vous n’êtes pas marchand ; que venez-vous donc faire au Cambodge ?

— J’y suis venu pour visiter votre pays et chasser.

— C’est très-bien. Vous avez été à Siam ; moi aussi, j’ai été à Bangkok. Vous viendrez me voir encore ?

— Toutes les fois que ma présence pourra être agréable à Votre Majesté. »

Après quelques instants de conversation, le roi me tendit la main ; je le saluai et sortis. À peine étais-je rentré que plusieurs de ses officiers accoururent chez moi en me disant : « Le roi est enchanté de vous ; il désire vous voir souvent. »

Un page du roi.
Un page du roi.
Un page du roi.

Le jour suivant, je parcourus la ville, dont les maisons sont construites en bambous et quelques-unes en planches ; le marché, tenu par des Chinois, est, par sa saleté, l’égal de tous les autres dont j’ai déjà parlé. La plus longue rue, je pourrais dire l’unique, a près d’un mille de longueur. Dans les environs habitent les cultivateurs et les gens de corvée, ainsi que les mandarins et autres employés du gouvernement. La population de cette ville est d’une douzaine de mille âmes à peu près.

Le grand nombre de Cambodgiens de la banlieue, des provinces, et surtout des chefs qui s’y rendent pour le commerce ou pour d’autres affaires, contribue à donner de l’animation à cette capitale. À chaque instant je rencontrais des mandarins en litière ou en filet, suivis d’une foule d’esclaves portant chacun quelque chose : les uns le parasol de couleur écarlate ou jaune, dont la dimension plus ou moins développée indique le rang ou la qualité du personnage ; d’autres la boîte d’arec, de bétel, etc. Je rencontrais souvent aussi des cavaliers montés sur de jolis petits chevaux vifs et légers, richement caparaçonnés, couverts de grelots et allant admirablement l’amble, tandis qu’un troupeau d’esclaves, couverts de sueur et de poussière, s’efforçaient de les suivre comme une meute d’animaux. Ailleurs passaient de légères carrioles traînées chacune par deux petits bœufs trottant rapidement et non moins bruyamment. Quelques rares éléphants, s’avançant majestueusement les oreilles et la trompe en mouvement, s’arrêtaient devant de nombreuses processions se rendant aux pagodes au son d’une musique bruyante, et plus loin des talapoins se suivaient à la file, quêtant leur pitance, drapés dans leur manteau jaune et la sainte marmite sur le dos.

Le troisième jour de mon arrivée à Udong, la séance de la cour de justice avait été bruyamment ouverte à huit heures du matin, et les cris des juges et des avocats retentissaient encore à cinq heures du soir sans avoir cessé un instant, lorsque tout à coup deux pages sortirent de la cour du palais en criant : « Le roi ! » La foudre serait tombée dans la salle qu’elle n’eût pas produit un effet pareil à ces mots ; ce fut à l’instant un sauve qui peut général. Juges, accusés et curieux s’enfuirent pêle-mêle, se cachant dans tous les coins la face contre terre et comme pétrifiés. Je riais encore au souvenir de ces juges et de ces avocats en langoutis, de ces Chinois à longues queues, fuyant, se poussant, se culbutant les uns les autres à l’approche de leur maître, lorsque le roi parut, à pied, sur le seuil de la porte et suivi de ses pages. Sa Majesté me fit un petit signe de la main comme pour me saluer, puis m’appela près d’elle. Aussitôt deux pages apportèrent des chaises qu’ils placèrent sur le gazon en face l’une de l’autre. Sa Majesté m’en offrit une, et la conversation commença dans ce salon improvisé, tandis que toute l’escorte, ainsi que les passants, demeuraient prosternés. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, elle ne rencontrait aucun homme debout.

« Comment trouvez-vous ma ville ? dit le roi en employant ce mot pour désigner son palais avec ses dépendances et les fortifications.

— Sire, elle est splendide et offre un aspect que je n’avais vu nulle part ailleurs.

— Tous ces palais et ces pagodes que vous voyez d’ici dans cette cour ont été construits en une seule aimée, depuis mon retour de Siam ; dans une autre année, tout sera achevé, et il n’y aura plus alors que des briques. Jadis, le Cambodge s’étendait très-loin ; mais les Annamites nous ont enlevé beaucoup de provinces.

— Sire, le moment est peut-être arrivé pour vous de les reprendre. Les Français attaquent vos ennemis d’un côté ; attaquez-les de l’autre. »

Sa majesté ne répondit pas ; mais elle me tendit un cigare en me demandant mon âge.

Je venais de me faire apporter une jolie petite carabine Minié que les officiers du roi étaient venus examiner dans la matinée ; je la lui présentai en le priant de bien vouloir l’accepter si elle lui plaisait. Il me dit de la charger. Je levai la bascule et poussât une cartouche dans le canon. « C’est fait, Sire.

— Comment donc ? ce n’est pas possible ; tirez alors. »

Il choisit lui-même pour but un poteau assez éloigné et m’indiqua l’endroit où je devais frapper ; je tirai, et aussitôt Sa Majesté et ses pages coururent s’assurer que le coup avait porté juste.

« Quand pensez-vous quitter Udong ?

— Sire, mon désir est de partir après-demain pour Pinhalu et les provinces d’au delà. — Si vous pouviez rester un jour de plus, vous me feriez plaisir ; demain, vous dînerez chez moi ; le jour suivant, je vous conduirai voir la ville du premier roi, et le soir je ferai jouer la comédie. »

La comédie ! pensai-je, cela doit être curieux ; et pour la comédie je restai. Après avoir remercié le monarque de ses bontés pour moi, nous nous séparâmes avec une poignée de main. Évidemment, j’étais en grande faveur. Le lendemain matin, des pages vinrent m’offrir, de la part du roi, des chevaux pour me promener ; mais la chaleur était accablante. Vers quatre heures, le roi m’envoya un cheval pour me rendre au palais. J’étais en habit, pantalon et gilet de toile d’une blancheur éclatante ; un casque de liège, modèle Romain et recouvert de mousseline blanche selon la méthode anglo-indoue[1], complétait ma singulière toilette. Je fus introduit par le chambellan dans un des appartements particuliers du roi. C’était un très-joli salon, meublé à l’européenne. Sa Majesté m’attendait en fumant un bouri, assise à côté d’une table chargée de mets. Dès que j’entrai, elle se leva, me tendit la main en souriant, et me pria immédiatement de prendre place et de commencer mon repas. Je vis qu’il se proposait, selon l’usage du pays, de me faire honneur en assistant au repas sans y prendre part lui-même. Après m’avoir présenté, avec une aménité et une grâce parfaites, son frère cadet, jeune prince de quatorze à quinze ans, prosterné à côté de lui, le roi ajouta : « J’ai fait rôtir ce poulet et ce canard à la manière européenne ; vous me direz s’ils sont à votre goût. »

En effet, tout était excessivement bien préparé ; le poisson surtout était exquis.

« Good brandy ! » me dit le roi en anglais, les seuls mots de cette langue qu’il connût, en me montrant une bouteille de cognac.

« Prenez et buvez. »

On me servit des gelées et des fruits confits exquis, des bananes du Cambodge et des mangues excellentes, puis le thé, que le roi prit avec moi en m’offrant un cigare de Manille. Enfin, il plaça une boîte à musique sur la table et la fit jouer.

Le premier air qui en sortit me fit un plaisir d’autant plus grand que je ne m’attendais pas à l’entendre dans le palais d’un roi… régnant. C’était la Marseillaise. Le roi prit mon mouvement et mon sourire d’étonnement pour de l’admiration.

« Connaissez-vous cet air ?

— Un peu, Sire. »

Puis vint un autre, non moins bien connu, l’air des Girondins : « Mourir pour la patrie ! » etc.

« Le connaissez-vous aussi ? » me dit-il.

J’accompagnai l’air avec les paroles.

« Et Votre Majesté, comment aime-t-elle cet air ?

— Un peu moins que le premier ! Les souverains de l’Europe font-ils jouer souvent ces deux airs ?

— Sire, ils les réservent, comme choses solennelles, pour les grandes circonstances seulement. »

Mon Annamite était à côté de moi et remplissait les fonctions d’interprète avec un tact parfait qui plut au roi. Le jeune prince demanda la permission de se retirer. Il salua son frère en se prosternant profondément et en élevant ses mains réunies au-dessus de la tête. Le roi lui recommanda de ne pas manquer de revenir le lendemain matin, afin de nous accompagner au palais du premier roi. Le prince passa alors dans la cour, où un page le mit à califourchon sur une de ses épaules et l’emporta dans son palais. Le roi me fit alors admirer ses meubles d’Europe : des tables d’acajou couvertes de vases en porcelaine, des fleurs sous cylindres et d’autres ornements d’un goût vulgaire. Il me fit surtout remarquer deux vieilles glaces entourées de cadres dorés, un divan et des choses semblables.

« Je commence seulement, dit-il ; dans quelques années, mon palais sera beau. »

Il me conduisit ensuite dans son jardin, où, parmi de rares et curieuses plantes, s’élève un rocher artificiel en miniature. En me ramenant au salon, il me fit passer devant toutes ses femmes (il y en avait au moins cent), que la curiosité avait attirées hors du sérail.

« Vous êtes le premier étranger qui soit jamais entré ici, me dit-il ; au Cambodge comme à Siam, personne, sauf les gens de service, ne peut pénétrer dans les appartements particuliers du roi. »

Je le remerciai de l’honneur qu’il daignait m’accorder, et, en prenant congé de lui, je le priai de me donner une lettre pour les chefs des provinces de son royaume et un ou deux éléphants pour continuer mon voyage. Il me promit d’acquiescer à ma demande. Ce jeune souverain, qui porte le titre de second roi, est l’héritier présomptif de la couronne. Son père n’a dû son trône qu’au roi de Siam, qui l’a retenu longtemps captif dans ses États, et qui, pour garant de sa fidélité, a toujours gardé un ou deux de ses fils en otage. C’est ainsi que ce jeune roi a passé plusieurs années à Bangkok. Sans doute on lui apprit là l’art de régner, et on ne l’a laissé retourner dans son royaume qu’après s’être assuré qu’on aurait en lui un tributaire soumis et obéissant.

Son jeune frère vint aussi me faire une visite, mais pendant la nuit, afin que ses parents l’ignorassent, car il désirait avoir quelque cadeau ; très-enfant pour son âge, il manifestait le désir d’avoir tout ce qui lui frappait la vue. Il est au reste doux, aimable, poli, et a l’air distingué.

Le lendemain, à dix heures du matin, le roi me manda auprès de lui. Je le trouvai dans la salle de réception, assis sur son divan et distribuant des ordres à ses pages pour régler l’ordre de marche qu’il voulait qu’on observât pour l’aller et le retour. Le roi monta dans une jolie chaise à porteurs, magnifiquement peinte et sculptée, avec de beaux pommeaux d’ivoire. Il s’y assit nonchalamment, une jambe dessus, l’autre pendante, le coude appuyé sur des coussins de maroquin. Il avait la tête et les pieds nus, les cheveux coupés à la mode siamoise, et pour vêtement un superbe langouti de soie jaune entouré d’une large ceinture de pareille étoffe, mais plus claire. Le cortège se mit en marche : quatre pages portaient le palanquin sur leurs épaules ; un autre soutenait une immense parasol rouge dont le manche doré avait près de quatre mètres de long ; le prince cadet, portant le sabre du roi, marchait à côté de lui, et sur la même ligne. J’étais de l’autre côté. Sa Majesté se tournait souvent de mon côté pour me faire remarquer les objets les plus frappants en traversant la rue, et pour lire aussi sur mon visage l’impression que me causait l’effet que sa présence produisait sur le peuple. À l’approche du cortège, toute la population accourue pour le voir se prosternait. En tête marchait trois licteurs, l’un devant, les deux autres à quelques pas derrière, portant à deux mains des faisceaux de rotins, symboles de la puissance ; derrière le palanquin suivaient deux à deux les chambellans et les pages, au nombre de plus de trente, tous en langouti rouge et portant sur l’épaule des piques, des sabres et des fusils dans des étuis. Nous arrivâmes ainsi à la porte de l’enceinte du palais du premier roi.

Sa Majesté mit pied à terre, et, tout en conservant le même ordre de marche, nous suivîmes une charmante avenue d’un demi-mille à peu près de largeur plantée de jeunes arbres et entourée d’une muraille de planches.

De l’avenue, le terrain va en déclinant, couvert de pelouses et de jardins, et bordé d’une ligne d’une centaine de petits cottages aux murs d’argile et aux toits de chaume.

« Toutes ces maisons sont habitées par les femmes de mon père : il n’y a pas un seul homme, » me dit le jeune roi.

Plus loin s’étend un large bassin entouré de verdure et répandant la fraîcheur et la gaieté dans cet enclos. Sur un des côtés de ce petit lac, encadrés dans le feuillage de ses bords et réfléchis dans sa nappe d’eau, s’étendent les bâtiments royaux, les uns blanchis à la chaux, les autres construits en simples bambous.

Nous traversons quelques chambres ou ateliers où de pauvres femmes annamites filent et tissent de la soie, puis nous passons devant le trésor et les magasins du roi, et nous arrivons dans une vaste salle construite à l’entresol et qui constitue ce que l’on nomme spécialement le palais. L’intérieur ne répond certes pas à l’extérieur. Cette salle est encombrée, comme un bazar, de bocaux, de vases de fleurs artificielles recouverts de globes, de coussins de toutes les couleurs et de toutes les dimensions ; sur les tables, sur les rayons, sur le plancher, on a entassé des boîtes, des cadres chinois, des pantoufles, et une foule d’objets et d’instruments d’Europe, de vieux divans, des glaces, des lavabos, etc., etc. Après m’avoir fait de nouveau parcourir les jardins, le jeune roi, qui devait passer la journée dans ce palais, me fit reconduire par un de ses chambellans.

Peu après le coucher du soleil, le peuple accourut en foule pour assister au spectacle, qui devait commencer à sept heures, au retour du roi. La multitude était si compacte, qu’il n’y avait pas dans la cour un seul pouce de terrain inoccupé ; les murs mêmes étaient couverts de monde. Sans doute qu’à ces réjouissances il est permis de déroger à l’usage général et que le peuple n’est pas tenu de se prosterner, car tout le monde, à l’intérieur comme à l’extérieur du palais, était assis à l’orientale. Ce spectacle était tout simplement une pasquinade fantastique assez bien représentée et accompagnée d’une musique plus bruyante qu’harmonieuse, mais qui parut satisfaire complètement la curiosité publique. En somme, la mise en scène et les auteurs étaient fort inférieurs à ce que j’avais vu en ce genre à Bangkok.

  1. Coiffure excessivement légère, fraîche, commode et abritant bien du soleil le cou et la face. Je la recommande fort aux voyageurs dans ces pays.