Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 32-36).
◄  IV.
VI.  ►

V

Jeux et spectacles.

Comme toutes les populations serviles, celle de Siam donne une bonne part de son existence, la meilleure devrais-je dire, aux jeux et aux divertissements. Le jeu sous toutes ses formes est, immédiatement après le pain quotidien, dont, au reste, elle n’a souci que quand elle a faim, sa préoccupation dominante. Il lui faut des amusements, des hochets, pour toutes les heures et pour tous les âges. Aux enfants, du matin au soir, le palet, la cligne-musette, le saute-mouton, les barres, le colin-maillard, la toupie et bien d’autres inventions que nos marmots croient marquées du cachet européen. Aux hommes faits, le tric-trac, les échecs, les dés, les cartes chinoises, et même le cerf-volant, réservé chez nous à l’enfance. Le joueur apportera à ces combinaisons de l’adresse ou du hasard un entrain si passionné qu’il exposera en enjeu ou en pari tout son avoir, et qu’ayant tout perdu il jouera jusqu’à son langouti, ce pauvre caleçon, seul voile de sa nudité !

La passion des Siamois pour les combats de coqs est encore plus forte ; aussi, malgré les défenses du roi et l’amende décrétée contre les délinquants, ces combats se renouvellent journellement. Dès qu’un, spectacle de ce genre est annoncé, la foule y court et prend part aux paris avec tant d’empressement qu’il en résulte toujours des disputes et des rixes entre les spectateurs ; de sorte que la lutte qui a commencé par des coups de bec et des plumes arrachées, finit par des coups de poing et des yeux pochés.

Le gouvernement, qui cherche à interdire les combats de coqs aux parents, permet aux enfants les combats de fourmis-lions, de grillons, de sauterelles, et même de deux espèces de petits poissons querelleurs et rageurs, qui se livrent des assauts acharnés au grand plaisir de la marmaille ; en ceci, comme en beaucoup d’autres choses, le gouvernement semble peu logique ; mais que voulez-vous ? il cède à cette considération suprême des gouvernements despotiques : il faut que le peuple s’amuse ! Les combats de buffles et d’éléphants sont très-goûtés de ce bon peuple, mais coûtent beaucoup ; on ne peut les lui offrir que rarement, de même que les grandes régates et les joutes sur l’eau. Heureusement, pour remplir les entr’actes de ces représentations extraordinaires, on peut compter sur les grandes funérailles, qui ont toujours pour intermèdes obligés la lutte, le pugilat, les danses sur la corde, les feux d’artifice, les marionnettes, les ombres chinoises et la comédie en plein vent.

De tous les amusements que l’on jette en pâture au peuple siamois, celui-ci est le plus de son goût ; le théâtre cependant ne consiste guère qu’en une salle ouverte de tous côtés, sorte de tréteau sur lequel des acteurs et des actrices au corps frotté de poudre blanche, aux longs bonnets pointus, aux longues oreilles postiches, aux vêtements de polichinelles et aux bijoux de clinquant, chantent et crient, à tour de rôle ou en chœur, des histoires fabuleuses et des scénarios fantastiques, en s’accompagnant d’une pantomime bizarre. Eh bien ! tel est l’attrait irrésistible de ce spectacle sur la foule qui le contemple et l’entend, qu’elle ne le quitte pas un instant du regard et de l’ouïe pendant les vingt-quatre heures qui forment la durée moyenne d’une représentation de ce genre.

À Siam, chaque grand personnage possède un théâtre et entretient une troupe d’acteurs. Sa Majesté naturellement a les siens, dont je puis parler, ayant eu l’honneur d’être convié à un spectacle à la cour. Le théâtre s’élève dans une cour attenante à la salle d’audience. Des draperies de soie rouge et blanche, des boiseries sculptées et un nombre infini de ces immenses découpures en carton dans lesquelles excellent les Siamois, en forment les décors. Une vaste tribune, située à droite de la scène, que de riches tentures désignaient à nos regards, était destinée à Sa Majesté elle-même. Tous les grands mandarins étaient prosternés au bas des degrés qui y conduisaient. Une grande estrade, située en avant de la scène et de plain-pied avec elle, était garnie de chaises et de fauteuils à l’intention des Européens. Le roi nous ayant précédés de quelques minutes, nous dûmes aller le saluer et lui présenter nos respects avant de goûter les charmes de la représentation si pompeusement annoncée. Une musique étourdissante servit d’ouverture à la pièce. L’orchestre se distingua par un bruit épouvantable et par une absence complète d’harmonie, plutôt que par la variété de son répertoire. La même phrase musicale nous fut jouée pendant cinq heures d’horloge, au grand contentement du roi et de ses courtisans. Je croirais volontiers que toute la science musicale de Siam se borne à ce terrible air ; car les autres représentations auxquelles j’ai été condamné d’assister ailleurs m’ont toujours fait entendre ces notes uniques et discordantes. Enfin la pièce commença ; une foule d’acteurs et d’actrices s’élancèrent sur la scène vêtus des costumes les plus bizarres qu’on puisse imaginer. Les soieries brodées d’or dans lesquelles ils se drapaient, les bonnets coniques ornés de pierres fausses et de verroteries qu’ils portaient fièrement sur leur tête, offraient un coup d’œil saisissant et curieux. Quant à leur jeu, on ne peut rien imaginer de plus simple ; il consiste presque uniquement en une pantomime originale sans doute, mais assez disgracieuse, que relève un chœur criard, placé à peu de distance des acteurs. Ce que l’on joua, je ne puis le dire ; tout ce que je compris fut une chasse au cerf des plus puériles. Un acteur coiffé d’une tête de cerf s’élance sur la scène ; on le poursuit pendant quelques secondes, on l’atteint, on le tue, on l’emporte, on le fait cuire et on le mange sur la scène ; tout cela en moins de temps que je n’en mets à l’écrire. La mésaventure de cet Actéon siamois n’était cependant pas la catastrophe dernière du drame ; sa représentation durait depuis six heures, lorsque, profitant du départ de Sa Majesté, qui nous avait faussé compagnie sans mot dire, je me retirai non moins discrètement, et parfaitement édifié sur l’art dramatique parmi les Siamois.

Il faut l’avouer, ils ne déploient un art véritable que dans la mise en scène de l’acte qui clôt le passage de l’homme sur la terre, dans la mise en scène des funérailles. C’est un cérémonial qui dure au moins trois jours pour le mandarin ou bourgeois un peu riche, trois jours remplis de feux d’artifice, de sermons de talapoins, de comédies nocturnes, de jeux variés, et surtout de festins. Quand il s’agit d’un cadavre ayant porté couronne, c’est bien autre chose !… les infimes, les esclaves, les vils cheveux, les animaux de Sa Majesté (traductions siamoises de fidèles sujets) peuvent compter alors sur six mois de spectacles et sept grands jours de liesse et bombance.