Troisième livraison
Traduction par Mme et M. Le Barbier.
Le Tour du mondeVolume 17 (p. 193-208).
Troisième livraison


Lesghinska, danse montagnarde du Daghestan.


VOYAGE DANS LES PROVINCES DU CAUCASE,


PAR BASILE VERESCHAGUINE[1].


TRADUIT DU RUSSE PAR Mme ET M. LE BARBIER (ERNEST).


1864-1865. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Costumes. — Armes. — Le Cabardin à cheval. — La Lesghinska. — Religion. — L’officier russe et le soldat en campagne. — Tableau des races qui habitent le Caucase. — Le Lesghien Hadji-Mourtouz. — Une insurrection dans les montagnes.

La femme cabardine nourrit seule ses enfants, et pourvoit même à l’existence de son mari. En droit, elle se trouve sous l’autorité immédiate du chef de la famille ; en fait, c’est autre chose.

Les femmes et les filles tissent les étoffes et cousent tous les vêtements, et, si le montagnard aime la parure, ce n’est pas tant parce que ses habits sont beaux et lui vont bien, que parce qu’il a une femme qui sait fabriquer son costume.


Vue du groupe central du Caucase, prise de la route.

Comme celui de tous les montagnards du Caucase, ce costume est composé de la manière suivante. Sur la chemise on porte des pantalons larges pour la plupart et un archalouka, ou espèce d’habit à courtes basques, avec un petit collet montant.

L’archalouka se referme sur la poitrine jusqu’au cou à l’aide de boutons et de boutonnières composées de petits nœuds de ficelle ; plus ces nœuds et ces boutonnières sont rapprochés, plus la poitrine ressort sous ces ornements, plus on reconnaît l’habileté de la femme dont les mains ont confectionné le costume du Cabardin. On met par-dessus l’archalouka le beschmète ou tcherkeska, robe tatare qui laisse la poitrine découverte et est retenue seulement par quelques agrafes et par une ceinture faite d’une mince courroie avec des ornements d’argent. De chaque côté de la poitrine sont adaptés des morceaux d’étoffe, tantôt d’une seule, tantôt de plusieurs nuances, avec des séparations destinées à des cylindres de bois. C’est là que les Cabardins placent leurs cartouches qu’ils enveloppent en outre de chiffons.

Dans l’intérieur des maisons ils portent pour chaussure des souliers de grosse peau, aux pointes relevées, avec de hauts talons, ou simplement des bas de laine ornés de dessins. Lorsqu’ils montent à cheval, ils portent des bottes en peau souple, à semelle molle, recouvertes de souliers de même sorte.

Leur tête rasée est coiffée d’un énorme bonnet, papach, fait de laine de mouton ; sur leurs épaules, ils jettent un manteau, bourka, également en laine de mouton. Le bonnet et le manteau sont incommodes par leur poids, surtout en été, mais il ne faut pas oublier que les montagnards sont sans cesse exposés aux variations de la température, et qu’ils trouvent leur avantage à être ainsi vêtus lorsqu’ils descendent des froides montagnes dans les chaudes vallées, ou lorsqu’ils retournent vers les cimes neigeuses.

Leurs armes consistent en poignards, pistolets et fusils. Il est à remarquer que les montagnards n’ont pas encore fait usage de capsules : leurs fusils et leurs pistolets sont tous à pierre. Les pistolets, suspendus à une corde, descendent par derrière jusqu’à la ceinture ; ils portent derrière le dos le fusil en bandoulière, enfermé dans un étui de laine de mouton ; à côté, sont attachés deux minces et longs bâtons aux pointes aiguës. Lorsque le montagnard est à pied et qu’il veut faire usage de son fusil, il prend ces bâtons, les enfonce dans la terre en les croisant, et appuie entre leurs sommets l’extrémité de son arme. Avec ce vieux système, il est rare que, dirigée par la main habile du montagnard, la balle manque son but.


Tatare de Piatigorsk.

Par-dessus leur coiffure ordinaire, les Cabardins ajoutent quelquefois un autre bonnet, grand, large et pointu, en peau de chameau, avec de longs bouts qui tombent sur le cou, l’entourent et le protégent contre le vent et la pluie. Au temps de la chaleur, le bachlik remplace le papach.

Parfois, l’archalouka et le tcherkeska sont ornés d’un mince galon d’argent, quoique le plus souvent ils n’aient rien d’aussi brillant. Mais, le montagnard est riche, ses armes sont presque toujours couvertes de dessins argentés : il arrive d’en rencontrer que l’on prendrait pour mendiants à ne les juger que d’après leurs vêtements déchirés, et qui portent à leur ceinture des armes richement travaillées.

Il m’a paru de quelque intérêt de donner tous ces détails sur le costume cabardin, d’autant plus qu’il n’appartient pas seulement aux montagnards ; les Cosaques l’ont aussi généralement adopté, mais ils le portent avec moins de grâce et d’aisance.

Je n’ai vu les femmes que couvertes de leur long voile, et je ne suis pas à même de décrire leurs vêtements. J’ai pu cependant, par un coin du voile légèrement soulevé, distinguer de courts pantalons excessivement larges, et la même chaussure à talons hauts, que celle des hommes.

Les femmes de distinction portent des costumes riches, très-originaux, mais fort compliqués.

Les chevaux des Cabardins ne paraissent point aussi forts que ceux que l’on voit dans tout le Caucase : toutefois pour la course ils sont excellents et infatigables.

En général, ils sont maigres et ont la peau collée sur les os.

La selle des montagnards est recouverte d’un coussin en peau ; les étriers sont attachés très-court, de sorte que les jambes forment avec la cuisse une espèce de V. C’est l’habitude générale des peuples de l’Orient, poussée à l’extrême dans le pays. On doit s’étonner que ce genre d’appui soit suffisant, et qu’il permette aux cavaliers de se tenir si solidement sur leur selle qu’ils ont l’air d’y être incrustés. Quant à moi, après plusieurs essais, et malgré de longues courses à travers les montagnes, je ne pus me faire à cette position fatigante des jambes ainsi recourbées, et souvent, au grand scandale de mes compagnons, je pris le parti de laisser mes jambes pendantes et libres, comme le font les paysans russes lorsqu’ils reviennent des champs, montés sur leurs chevaux pommelés, au ventre énorme.

Les femmes mènent une vie tout à fait retirée : elles se montrent rarement hors de leur leur logis, et on ne les rencontre guère que lorsqu’elles vont puiser de l’eau.

Nobles et paysans partagent en frères une ignorance complète. La jeunesse cabardine ne reçoit aucune instruction : les lettrés sont tellement rares que c’est à peine si l’on rencontre un homme qui sache lire et écrire.

Le vin est prohibé chez les Cabardins comme chez les Musulmans.

Leur nourriture se compose de quelques mets des plus simples ; ils sont en général très-sobres. Semblables en cela aux habitants des campagnes, dans quelques-uns des pays même les plus civilisés, ils ne se départissent de cette bonne habitude qu’à l’occasion de grandes solennités, le mariage, par exemple : ils passent alors des journées entières à manger : les repas sont interrompus de temps à autre par des danses.

La lesghinska est la danse nationale par excellence dans tout le Caucase et dans le Transcaucase : elle consiste en pas très-difficiles et très-excentriques que le danseur exécute en cadence, avec l’accompagnement d’une musique animée, mais uniforme. Elle est la même pour les hommes et les femmes qui forment des groupes séparés sans jamais se mêler entre eux. Les assistants marquent la mesure en battant des mains.

On rencontre beaucoup de vestiges du christianisme dans les deux Cabarda. On peut voir çà et là des ruines de temples chrétiens. Des peintures murales, représentant des sujets religieux, se sont conservées presque intactes dans quelques-unes de ces vénérables ruines. On m’a assuré qu’il y a un quart de siècle à
Armurier de Schkhaou (voy. p. 186).
peine, on trouvait encore des vieillards qui avaient conservé le souvenir des offices célébrés dans ces églises aujourd’hui abandonnées. L’islamisme ne s’y est établi définitivement, grâce aux missionnaires turcs, que vers la fin du dix-huitième siècle.

Les Cabardins ont pour traits saillants de caractère l’audace, la grossièreté et la vengeance.

La nature les a doués, du reste, d’un tempérament vigoureux et d’une bonne intelligence.

On rapporte qu’un jour les Cabardins envoyèrent une députation à un empereur russe. On ne dit pas quel était cet empereur, mais ce n’est point assurément Alexandre II. Les délégués, après avoir fait part au tzar de l’objet de leur visite et des désirs du peuple, terminèrent leurs doléances de la manière suivante :

« Ô monarque, tu es clément, plein de sagesse et de bonté, mais nous avons appris qu’il y a près de toi un mauvais courtisan qui se nomme Gouvernement. Grand monarque, chasse, chasse à jamais de ta présence ce perfide, cet odieux Gouvernement, et, une fois que nous en serons délivrés, toutes les affaires en iront mieux dans tous les pays qui respectent ton nom… »

Cette anecdote me paraît imaginaire, mais on l’entend raconter dans les deux Cabarda, et elle témoigne du moins en faveur de la finesse et de la raison des habitants.


Cabardin.

J’ajouterai toutefois que la longue soumission des Cabardins et de quelques autres peuplades les a sauvés d’une destruction à laquelle n’ont pas échappé leurs voisins du Transkouban, qui, après avoir été vaincus, ont été expulsés de leurs montagnes et exportés en Turquie. Cet événement est bien connu, et je n’entrerai point ici, pour différents motifs, dans les tristes détails qui s’y rattachent.

À l’époque de mon voyage à travers les contrées situées sur le Coubagne, la grande guerre était terminée. Cependant, on avait encore à soutenir quelques engagements avec certaines petites peuplades qui s’étaient retranchées dans les gorges inaccessibles des montagnes, où elles espéraient se maintenir contre les attaques des troupes. J’eus alors l’occasion de m’entretenir avec des personnes qui avaient pris part à ces affaires ; un officier, entre autres, m’avoua le mécontentement qu’inspirait ce genre de guerre. Les poursuites incessantes à travers des lieux presque infranchissables, les coups de feu échangés avec des ennemis cachés et invisibles, de plus des fièvres et d’autres maladies qu’on ne saurait éviter dans ces campagnes, surexcitent le soldat et le rendent impitoyable. Lorsqu’il en arrive à la lutte corps à corps, il n’épargne personne. « J’ai vu de mes yeux, disait cet officier, pendant la
Paysan montagnard cabardin.
destruction d’un aoule, sortir d’un sacle une femme enveloppée de son voile blanc, avec un enfant dans les bras. Un soldat la poursuivait… La pauvre créature courut jusqu’aux bords d’un rocher, s’arrêta, s’assit, serra son enfant contre elle, et s’enroula dans son voile… Le soldat l’eut bientôt rejointe, et, dédaignant de se servir de la crosse ou de la baïonnette, il lui allongea un coup de pied dans le dos… Les deux pauvres êtres roulèrent dans le précipice.

— Mais, dis-je au conteur, vous autres officiers, vous ne pouvez pas voir ces choses de sang-froid ?

— Non, certainement, loin de là, mais que voulez vous y faire ?

— Comment, qu’y faire ? mais arrêter vos soldats, faire une enquête… »

Il me répondit en souriant :


Cabardin à cheval.

« L’enquête serait peut-être possible plus tard. Quant a les arrêter, il ne faut nullement y songer, à moins de s’exposer a des insultes et quelquefois même à la mort.

— Cela n’est pas croyable !

— Pardon. Si vous jugez des rapports entre officiers et soldats en campagne et sur le champ de bataille d’après ce que vous avez l’habitude de voir aux revues, en temps de paix, vous êtes entièrement dans l’erreur ; la mêlée, les dangers communs nous rendent égaux. Je vais à ce sujet vous raconter de quelle confusion je fus couvert un jour, alors que, jeune encore, je venais d’être nommé officier. Nous nous trouvions dans un passage difficile, par une chaleur accablante ; près de moi un vieux soldat se rafraîchissait en buvant l’eau de sa gourde. Je mourais de soif, et, sans réflexion, je lui dis :

« — Frère, donne-moi à boire.

Il ne répond pas, continue à boire, et lorsqu’il eut vidé sa gourde jusqu’à la dernière goutte, il essuya ses moustaches, toussa et me dit :

« — Votre Honneur éprouve le besoin de se rafraîchir ; s’il en est ainsi, voici de l’eau toute fraîche.

« Et, savez-vous ce que le vieux coquin me montrait ? un ruisseau coulant dans un ravin, au-dessous de nous, à peu près a cent sagènes[2] de profondeur ! »


Cabardin.

J’espère plus tard, lorsque le temps et les moyens me le permettront, retourner dans ces montagnes. Je compléterai alors cette étude curieuse d’une société qui s’en va, et qui, depuis sa soumission définitive, se transforme tous les jours.

Dès à présent, Je pense qu’il y aura quelque intérêt pour le lecteur à savoir quelles sont les diverses tribus qui habitent le Caucase et le Transcaucase. Je les classerai d’après les types et idiomes qui établissent quelques différences entre elles.

A. Race kaztevel. Elle comprend : les Géorgiens, les Imérétiens, les Mingréliens, les Ghouriens, les Wannes, et nombre de clans obscurs et de sous-tribus non classées dans les géographies.

B. Race arménienne.

C. Race tscherkesse ou adighé : Cabardins, Schapsoughes et Natoukaïs ; Abbases, Djihètes, Oubijks, Abadzèkes, et autres tribus moins nombreuses, éparses dans les gorges de la chaîne principale, et dont quelques-unes n’existent même plus.

D. Race tschetschène : Nazrans, Ingouches, Galgaèïs ; les Tschetschènes proprement dits, et une dizaine d’autres petites peuplades, répandues au nord de la chaîne principale et le long du Térek.

E. Race lesghienne : Avares, Andiys, les habitants de Dido, Antsouhs, Kapousis et d’autres associations du Daghestan des montagnes.

F. Les Ossètes forment une nation à part et sont fixés dans les environs de Vladicavcaz et dans les gorges de Kouvtanninsk.

Toutes ces races peuvent être regardées comme les habitants autochtones du Caucase. À côté, on en trouve plusieurs autres qui, venues dans cette région, s’y sont fixées à la suite de la guerre et à des époques différentes. La plupart descendent des Turcs et des Mongols. Elles sont disséminées le long de la ligne du Caucase, dans la contrée généralement connue sous le nom de provinces musulmanes, qui embrasse la plus grande étendue du Transcaucase.

Les Nogaïs, les Kalmouks-Karatschïys, et, en général, les Tatars, habitant le Caucase du nord, sont tous de race mongole.

Les Tatars du Transcaucase, qui diffèrent des premiers par beaucoup de points, sont de race turque.


Cabardin.

Il y a encore les Kourdes qu’on ne peut classer dans cette famille ; puis les industriels qui viennent du Nord et du Sud se fixer dans l’isthme caucasien, et que l’on peut énumérer ainsi :

Les Russes, principalement les Cosaques et les Rapkolniks, de diverses sectes réputées dangereuses par le gouvernement et exilées en conséquence dans ces parages lointains. Tels sont les Douhobortzis, les Malakans, les Sabbatiers, les Skoptzis, dont j’aurai à parler dans une autre partie de mon voyage accompli à travers le Transcaucase ;

Les Allemands en grande majorité venus du royaume de Wurtemberg ;

Les Écossais en petit nombre ;

Divers autres étrangers, restant plus ou moins à demeure fixe pour exploiter ces contrées ;

Enfin, les juifs qu’on retrouve partout.

Ces diverses nationalités se coudoient sur une superficie relativement peu étendue, parlent des langues toutes différentes, ont des religions variées, un Dieu ou des dieux. Il faut avouer que les auteurs arabes qui ont eu l’occasion de parler de ce pays des montagnes l’ont admirablement nommé : Montagne des langues.

J’ai eu l’occasion de m’entretenir assez longuement avec un Lesghien très-connu au Caucase, où il avait acquis une certaine célébrité il y a trois ans. Il se nommait Hadji-Mourtouz : il s’était mis, dans le Daghestan, à la tête d’un soulèvement que je raconterai en peu de mots, afin de donner une idée du caractère des insurrections à main armée dans le Caucase. Ce ne fut pas d’ailleurs la dernière, malgré le peu de succès de toutes ces sortes d’entreprises.

Ainsi que cela arrive le plus souvent, les autorités de la contrée n’avaient aucun soupçon de la sédition projetée et n’étaient nullement préparées à l’étouffer. Par un temps superbe, un messager vint des fortifications de Lagodsk, où demeurait un certain général, prince Chalikoff, gouverneur des armées environnantes, et apporta la nouvelle que la grande colonie de Bélokane s’était soulevée, entraînant dans son mouvement les aoules voisines. Il ajoutait qu’une troupe de rebelles, formée de quelques milliers d’hommes, avait entouré la forteresse Zakatale et se préparait à l’assiéger ; enfin, l’envoyé prétendait que Hadji-Mourtouz était à leur tête et les dirigeait.

Il est nécessaire de dire que cet homme passait pour être dévoué au gouvernement russe : ses actes et ses services, pendant les dernières guerres, lui avaient valu plusieurs décorations, divers ordres pour récompense, et le titre de capitaine des armées russes. Après ces explications, il ne faut pas s’étonner si le général hésitait à croire à la complicité d’Hadji-Mourtouz. Toutefois, pris à l’improviste, il rassembla une poignée de soldats, et se dirigea vers le foyer de l’insurrection. Non loin de Bélokane, les Djarskzevs, montagnards des environs de Djarsk, vinrent à sa rencontre : ils étaient, pour la plupart, d’un âge respectable, et s’étaient autrefois plus ou moins distingués par des services rendus au gouvernement russe. Ils se rangèrent autour du général en l’assurant de leur dévouement, et lui proposèrent de lui servir d’escorte pour écarter tout danger.

Au milieu de ces guerriers et de quelques hommes de la milice des Géorgiens, le prince Chalikoff partit en avant, laissant ses soldats à l’arrière-garde.

Il put bientôt distinguer les retranchements construits par les rebelles et derrière lesquels ils se tenaient :

« Allez, dit-il aux montagnards qui l’entouraient, chassez le peuple, et que ces gens rentrent chez eux !… »

Ceux-ci partirent au galop ; mais au lieu d’avancer contre les rebelles, ils prirent la fuite en tous sens et disparurent complétement. ce fut seulement alors que, se voyant éloigné de ses soldats, n’ayant que quelques hommes près de lui, le général comprit tout le danger de sa situation en présence d’un camp ennemi : mais il lui parut honteux ou impossible de reculer ; il se porta donc en avant et bientôt il se trouva près d’une caverne, à laquelle conduit un étroit sentier, entre un abîme et un rocher ; sur ce rocher parut le chef même, Hadji-Mourtouz, le fusil en bandoulière… — « Vauriens ! » s’écria le prince, et il tomba mort, sans pouvoir prononcer une parole de plus.


Cabardine.

Le petit groupe qui l’avait suivi fut taillé en pièces. Les soldats accoururent au bruit des détonations, mais ils furent immédiatement entourés de la foule des montagnards, dits coupeurs de têtes, qui s’épaissit rapidement de manière à rendre impossible une résistance sérieuse. Jusqu’à la forteresse Zakatale, c’est-à-dire à une distance d’une dizaine de verstes, ces soldats héroïques furent obligés de se frayer un passage à travers la multitude menaçante des insurgés.

Sur deux cents hommes qui composaient l’escorte du prince Chalikoff, cinquante furent tués, plus de cinquante autres furent blessés, mais ni les morts, ni les blessés ne restèrent en route ; pas une seule des victimes de ce véritable guet-apens ne fut abandonnée. Il est aisé d’imaginer la position désespérée de plusieurs groupes de quelques dizaines d’hommes, se retirant chacun avec un camarade mort ou blessé sur le dos, et combattant au centre de plusieurs milliers d’ennemis en fureur.

Ces braves atteignirent enfin la forteresse, mais dans quel état ! c’est ce qu’il est plus facile de se figurer que de décrire. Épuisés de fatigues et succombant à leurs blessures, ce fut à grand-peine que l’un d’eux, soutenu par ses camarades, put à l’aide d’un porte-voix appeler la garnison et annoncer l’approche de l’ennemi.

Enfin, les survivants se trouvèrent en sûreté, mais pour combien de temps la position de cette petite forteresse était-elle sûre ? La garnison se composait ordinairement au plus de mille hommes, qui n’étaient pas tous soumis aux mêmes chefs. Or, pendant l’insurrection, une grande partie d’entre eux, occupée à divers travaux dans les environs, avait péri ; il ne restait plus à la forteresse qu’un petit nombre de défenseurs qui ne devaient compter que sur leurs seules forces : ils n’avaient en effet guère à espérer de secours de Lagodiach, et, du côté de Kacheti et de Tiflis, les rebelles avaient eu la précaution de brûler les ponts jetés sur l’Alazane pour servir de communication d’un bord à l’autre.

Les habitants de la petite ville, située au pied de la forteresse, se réunirent à la garnison, et se fortifièrent avec elle de leur mieux pour soutenir le siége dont ils étaient menacés.

La journée se passa dans l’attente. La nuit arriva. On entendit aussitôt les montagnards entonner leur terrible chant de carnage. C’était le signal de l’attaque. Il fut bientôt suivi de cris sauvages, et, au milieu d’un bruit infernal, les assaillants se ruèrent contre la forteresse ; mais, malgré leur acharnement, ils furent repoussés. Le lendemain, nouveau répit qui permit de préparer la résistance contre un nouveau siége. Lorsque vers la fin de la journée les secours arrivèrent, des armées régulières surgirent de toutes parts, et le dénoûment de ce drame sanglant fut tout autre qu’on aurait pu le prévoir. Les rebelles ne songèrent plus qu’à se soumettre, et subirent les conséquences ordinaires de l’insurrection. Il est inutile de donner d’autres détails ; les résultats sont toujours les mêmes en pareil cas ; douze pauvres diables furent pendus sur place, plus de cent furent exilés en Sibérie, ou dans d’autres contrées de l’immense empire russe.

Quant aux causes de l’insurrection, il ne faut pas les chercher ailleurs que dans le fanatisme religieux, dans la haine que nourrissent en général les tribus soumises contre leurs vainqueurs. Il n’y a pas à parler des mécontentements de quelques particuliers et de leurs intrigues, qui sont de peu d’importance. Que devint Hadji-Mourtouz ? Huit mois après, il errait encore dans les montagnes et les forêts des environs.
Étude de chameau kalmoulk.

Étude de chameau kalmoulk.
Nul ne l’aurait trahi ou livré, mais à la demande des habitants du pays qui devaient supporter la lourde charge de loger les soldats mis à sa poursuite, il finit par se rendre et se constituer prisonnier. Condamné à mort, il fut gracié et envoyé dans l’intérieur de la Russie, loin de ces pays dangereux.


Étude de chameau kalmoulk.

Je l’ai visité pendant son emprisonnement dans la casemate du château de Méseb à Tiflis. Ses traits dénotaient une fatigue et une tristesse excessives : son sort se décidait alors en conseil de guerre, et personne ne pouvait, dire quelle serait la décision qui allait être prononcée.


La gorge du Darial. — Le mont Kasbek. — Route de Tiflis. — L’éboulement de la Béchennaïya Balka. — L’avalanche. — Le couvent abandonné. — Les Ossètes. — Leurs habitations. — Religion. — Les nouveaux convertis. — Le château de la reine Tamara. — Le monastère d’Ananour. — La fête de Saint-Georges à Mishet. — Tiflis.

La gorge du Darial produit sur le voyageur une sensation d’effroi et de tristesse. Des masses de granit, véritables colosses, semblent prêtes à vous écraser au passage ; elles s’élancent toutes droites vers le ciel ; nul vestige de verdure ne rompt la monotonie de leur teinte grise et sombre. D’épais nuages, lourds et humides linceuls, en dérobent à la vue la majeure partie, et c’est une rare exception lorsque les rayons du soleil parviennent à les percer : la pluie est souveraine dans ce défilé.

Deux cours d’eau font entendre leur murmure au pied du Darial : l’un au nord, l’autre au sud du passage. Le premier, le Térek, dont j’ai déjà parlé, traverse Vladicavcaz, puis, tournant à l’est, se dirige vers la mer Caspienne. L’autre, l’Aragva, coule vers le sud et va grossir le Kour (l’ancien Cyrus), tributaire de la mer Caspienne.

Comme le Térek, l’Aragva a sa source dans les glaciers du Kasbek, qui s élève au-dessus de la gorge, presque au centre, et forme les versants des deux bassins.

La grande route militaire de Géorgie, seule voie de communication entre la Russie et le Transcaucase, construite par les corps d’armée cantonnés dans le Caucase, longe le Térek et l’Aragva. Elle est d’une importance capitale pour ces deux contrées. Je citerai
Intérieur d’une maison du Caucase.
le passage suivant d’un rapport du général Knorring, le premier commandant en chef de l’armée du Caucase : il donnera une idée exacte de la valeur de ce travail gigantesque, des obstacles sans nombre et des difficultés presque insurmontables qui entravèrent l’accomplissement de cette œuvre cyclopéenne.

« Le Térek, écrit le général, est d’une rapidité extraordinaire. Il coupe le mont Caucase, dans toute sa largeur, en deux parties. La seule voie de communication, directe et possible, avec la Géorgie se trouve donc dans cet étroit défilé, resserré entre deux énormes rochers. Pour traverser le fleuve, non loin des frontières de la Géorgie, il faut, dans un espace de trente-cinq verstes, construire dix-huit ponts, qui ne pourront être établis que sur des traverses en bois reliant les bords opposés : le courant du fleuve enlevant et roulant dans son parcours des masses énormes de gros cailloux et changeant de lit chaque année, rend impossible tout autre mode d’asseoir les fondations. En certains endroits, le Térek se rapproche des rochers à un tel point qu’il n’existe plus aucun chemin sur ses bords : on est, pour ainsi dire, obligé de ramper sur une rive étroite, où les charrettes ont souvent de la difficulté à passer. »

Aujourd’hui, à la place de ce tableau désolant que traçait le général Knorring, le voyageur trouve une bonne chaussée, de beaux ponts et des stations, une route, en un mot, qui ferait honneur au plus habile ingénieur de l’Europe.

Cependant le Térek est bien loin de laisser trêve et repos à la chaussée. De temps à autre ses eaux grossissent, débordent, lavent et défoncent le talus en bien des endroits, mais on y remédie facilement, et les réparations nécessaires n’arrêtent guère les communications entre les deux contrées dont la gorge du Darial est le trait d’union.

Toutefois il faut signaler deux fléaux que n’ont pu jusqu’ici vaincre les efforts du génie humain : les avalanches et les éboulements. L’habitant des plaines et des steppes ne saurait se rendre parfaitement compte de ce qu’ont de terrible ces phénomènes trop connus du montagnard.

Il n’est personne dans le pays qui ne parle avec effroi de l’avalanche périodique du Kasbek et de l’éboulement de la Béchennaïya Balka (Ruisseau enragé), qui se produisent dans le Darial. Voici ce que raconte sur l’éboulement un témoin oculaire.

À une petite lieue du relais de poste de Kasbek coule un mince filet d’eau. Ordinairement on l’aperçoit à peine, filtrant entre les cailloux, et se versant dans une cavée, où il forme abreuvoir : de là il se jette perpendiculairement dans le Térek. Son cours est à peu près d’un kilomètre. Ses sources sont à une hauteur de huit à neuf mille pieds. Ce ruisseau, à l’époque des pluies fréquentes du printemps, grossit avec une rapidité foudroyante. Ses eaux deviennent troubles et prennent une teinte noirâtre : un bruit sourd, augmentant d’instant en instant d’intensité, finit par assourdir les environs de son fracas. À ce signal bien connu, prélude ordinaire du drame, les habitants accourent de tous côtés.


Gorge du Darial.

Un jour, je suivis la foule, et j’assistai à ce spectacle émouvant. Les eaux, entièrement noires, avaient l’aspect d’un immense cloaque de boue. Tout le monde attendait dans un silence de mort, qui, tout à coup, fut interrompu par des éclats affreux, semblables à ceux du tonnerre et qui se répercutaient de rochers en rochers. La force du courant diminuait sensiblement : tout à coup des enfants s’écrièrent : «  Le voilà ! le voilà, il arrive ! » La foule se refoula d’un même côté. Une masse noire, immense, coulait à nos pieds, entraînant pèle-mêle d’énormes blocs de rochers, qui s’entre-choquaient et tournoyaient les uns par-dessus les autres, et disparaissaient, avec un sourd mugissement, au fond du ruisseau.

Placé sur un tertre élevé, je suivis à pas lents son cours jusqu’à l’endroit où il allait tomber dans le Térek. Le torrent s’arrêta pendant quelques instants… puis, ses eaux se ruant en immenses tourbillons, escaladèrent la digue de boue et de rochers, et se précipitèrent dans l’abîme avec un bruit effroyable.’Voici l’explication de cet étrange phénomène. Le ruisseau s’est creusé un lit profond dans un schiste d’ardoise. Il entraîne, en descendant des sommets où il prend sa source, des monceaux et des blocs de pierres, qui s’amoncellent par endroits et forment de fortes digues. Au commencement il ne trouve qu’un étroit passage à travers les fissures qu’il rencontre dans ces masses, et ses eaux croissant en même temps, il fait écrouler la première digue, l’entraîne jusqu’à la suivante, et s’arrête de nouveau. La colonne d’eau devient de plus en plus lourde et triomphe de l’obstacle qui la retient, le renverse, et le pousse avec violence jusqu’à un autre, pour recommencer sa lutte avec les suivants, jusqu’au dernier éboulement qui est toujours le plus redoutable.

Les avalanches du Kasbek ont été, sous tous les rapports, beaucoup plus terribles et plis dangereuses.

On a fait de nombreuses descriptions de ces lavines. La plupart sont tronquées et peu dignes de foi. De ce qu’ont dit quelques témoins qui n’ont pu les observer que de temps à autre on ne peut guère tirer de certain que cette note :

« Autrefois une énorme lavine se détachait chaque année des sommets du Kasbek. Elle comblait de ses masses une grande partie de la gorge du Darial, arrêtait pendant des heures entières le cours du Térek, occasionnait de funestes dégâts le long de la route militaire de Géorgie, et ne disparaissait complétement qu’au bout de plusieurs années. Les communications entre la Géorgie et la Russie s’établissaient alors par-dessus cette énorme barricade, au milieu de dangers et de difficultés inouïs. »

Ce phénomène, qui se reproduisait périodiquement, chaque année, ne variait que par le degré de force des masses précipitées dans le défilé. Depuis un espace de temps assez long le danger est comme suspendu : un énorme bloc de rocher, arraché des flancs de la montagne par une dernière avalanche, et qui s’est fixé sur un des flancs du Darial, semble lui opposer aujourd’hui un obstacle sérieux.

Avez-vous jamais vu, lecteur, une lourde masse, glissant sur une surface unie et inclinée, s’arrêter tout à coup au simple contact d’un doigt qui agit à propos :
Ancien relais de poste sur la route de Tiflis.
c’est ainsi qu’un rocher de granit suffit pour retenir dans son élan l’immense lavine du Kasbek, qui pourrait combler le Darial. On aperçoit, en suivant la route du défilé, la crête du rocher.

Il est à désirer que cet éboulement serve pour toujours de barrière aux avalanches qui, pendant un si grand nombre de siècles, ont menacé de combler ce passage.

Depuis la prise de possession définitive de ces contrées par la Russie, il ne s’est produit que trois grandes avalanches du Kasbek, qui ont encombre le défilé du Darial : ce fut en 1808, 1817 et 1832.

Il n’existe presque aucune tradition sur les deux premières, si ce n’est que la fonte de la deuxième a duré cinq années ; ce qui, du reste, n’est confirmé par aucun document positif.

On ne possède guère de détails exacts que sur la troisième.

La lavine descendit brusquement, le 13 août 1832, à cinq heures du matin. La gorge du Térek fut encombrée sur une étendue de près de deux kilomètres. La masse composée d’énormes blocs de glace, de neige et de pierres, obstrua complètement le cours du fleuve. Les habitants de Vladicavcaz virent son lit à sec pendant plusieurs heures. Arrêtées dans leur cours, les eaux du Térek montèrent à une hauteur démesurée vers la partie supérieure du défilé : elles y formèrent une espèce de lac, et ne parvinrent à se frayer un passage qu’après huit heures de lutte contre la digue gigantesque qui interrompait leur cours ordinaire.

Il se forma une immense voûte de glace et de neige sur un parcours de deux kilomètres : le fleuve passait dessous en grondant sourdement.

La hauteur de cette masse fut évaluée à une moyenne de près de cent vingt mètres : elle mesurait trois millions deux cent mille mètres cubes.

De nos jours les petites avalanches ne sont pas rares, mais elles ont bien peu d’importance en comparaison de celle que je viens de décrire ; elles nécessitent cependant des travaux de déblayement qui durent parfois plusieurs semaines.

D’après ce qui précède, il est aisé de se rendre compte des difficultés que l’on rencontre dans l’entretien de cette voie de communication entre la Russie et le Transcaucase.

Pour conjurer le péril des grandes avalanches qui, malgré tout, paraît toujours imminent, on avait eu l’idée d’exhausser la route de près de cent soixante-dix mètres, mais ce projet a été abandonné, quoique les travaux commencés eussent été poussés d’abord avec beaucoup de vigueur. On aperçoit de la route qui domine le précipice une longue ligne droite percée dans le rocher.

Je crois devoir donner maintenant quelques détails sur le Darial et sur les tribus du Kasbek.

Le relais de poste est construit en face de la montagne dont il porte le nom. Un ancien couvent, inhabité de nos jours, s’élève non loin du Kasbek sur une cime isolée. Je doute qu’il soit accessible. Je n’en vis du moins aucune apparence. Il est assez bien conservé, et, du dehors, il a l’aspect d’un édifice complet, entouré de murs et recouvert de toits. Ce monastère est, pendant la majeure partie de l’année, enveloppé de nuages.

On voit renaître la verdure sur les derniers gradins des rochers, lorsqu’on arrive vers le milieu de la gorge du Darial.

C’est là qu’habitent les Géorgiens de la montagne et les Ossètes. Les premiers ne diffèrent nullement de leurs compatriotes de Tiflis.

Les Ossètes sont établis non-seulement dans le défilé du Darial, mais aussi sur une grande étendue de montagnes, au sud-ouest du Vladicavcaz, à l’endroit où finissent les établissements des Cabardins. Ils se distinguent
Village ossétien en hiver.
très-notablement des tribus qui les entourent, principalement par leur langage et leurs mœurs.

Leurs villages sont ordinairement répandus sur le versant des montagnes. On voit, des deux côtés du Darial, de hautes murailles flanquées de tourelles : ces monuments rappellent l’époque du brigandage. Leur emplacement, en même temps que leur disposition, montre que leurs habitants devaient consulter avant tout les besoins de la défense, et se construire une demeure solide et appropriée aux nécessités de leur genre de vie. La plus grande partie de ces demeures de paysans ont deux étages : le rez-de-chaussée est occupé par l’écurie et par l’étable. Elles sont adossées à la montagne, dans laquelle elles sont le plus souvent taillées.

Certains voyageurs ont trouvé dans les mœurs et dans la manière de vivre des Ossètes beaucoup de rapports avec les usages des Germains. On sait aussi que les ethnologues ont été jusqu’ici embarrassés pour établir l’origine de cette peuplade. Les uns la font descendre des Germains, d’autres des Slaves, d’autres enfin des Turcs. Leurs coutumes donnent à penser qu’elle a été en rapports avec l’Europe à une époque plus ou moins rapprochée de la nôtre.

En effet, l’Ossète fait usage du lit, de la table et du siége, contrairement aux habitudes de toutes les autres tribus du Caucase et du Transcaucase ; il s’assied comme la plupart des Européens sans avoir les jambes croisées sous lui. Le père de famille a toujours pour siége une espèce de fauteuil, travaillé avec art.

J’ai fait usage d’un meuble de ce genre pendant mon séjour à Tiffis : il était ciselé d’après un dessin assez régulier, quoique l’exécution en fût grossière.

Il est probable que, dans l’antiquité, les Ossètes ont occupé les régions les plus septentrionales du Caucase ; mais que, plus tard, ils ont été repoussés vers la base des montagnes par les Tscherkess.

La religion de ce peuple est empruntée tout à la fois aux cultes chrétien, musulman et païen. Ils font des offrandes de pain et de beurre sur des autels établis dans des bocages sacrés, pendant la semaine sainte du calendrier chrétien. Ils observent nos carêmes. Les ruines de temples épars sur leur territoire sont un témoignage qu’à une certaine époque le culte chrétien était suivi d’après notre rite d’une manière plus régulière.

Le gouvernement russe s’occupe sérieusement de leur conversion à l’orthodoxie : on leur envoie comme missionnaires de jeunes prêtres qui ont à peine terminé leurs études en théologie, et sont pleins encore de la première ferveur religieuse.

Je rapporterai, en terminant ce que j’avais à

dire des Ossètes, une anecdote, que tout le premier je n’aurais pas hésité à déclarer invraisemblable, si je n’étais à même de garantir la source où je l’ai puisée : je la tiens d’un témoin oculaire.


Armes caucasiennes.

Cédant aux instances du missionnaire chez lequel il était, cet individu avait consenti à rester jusqu’au dimanche pour assister au spectacle d’une cérémonie où l’on devait recevoir de nouveaux convertis. Il vit à l’église plusieurs hommes, la tête couverte de leur coiffure, d’après l’usage antique, et devisant sur divers objets. Le prêtre, dès son entrée, les interpella en leur adressant avec sévérité l’admonestation suivante :

« Combien de fois, leur dit-il, faudra-t-il donc que je vous explique que c’est ici la maison de Dieu ? qu’on ne peut s’y présenter le bonnet sur la tête, qu’on ne doit non-seulement pas y jaser, mais encore qu’il ne faut y penser à aucune autre chose qu’à Dieu lui-même ? »

Après qu’il leur eut fait quelques autres recommandations de même sorte, il monta vers l’autel. L’office commence ; mais le prêtre est obligé de l’interrompre à diverses reprises pour rappeler au silence tantôt un groupe, tantôt un autre. Ces gens étaient tout occupés de leurs propres affaires comme dans un bazar. Un des assistants, lassé probablement de la longueur de la messe, dite en slavon d’église, langue entièrement nouvelle pour lui, tire une pipe de sa poche, la bourre et va l’allumer ; mais il s’aperçoit qu’il a oublié son briquet. Il demande celui de ses voisins, personne n’en a. Désespéré, le brave homme se dispose à remettre sa pipe dans sa poche. Mais, ô bonheur ! voici le prêtre qui descend de l’autel, tenant en main l’encensoir tout fumant. L’Ossète s’il avait bien adressé ses prières à Dieu, aurait pu croire que son vœu était exaucé, et que la Providence lui envoyait juste à point ce qui lui manquait. Toujours est-il qu’il s’approche du prêtre et le prie de s’arrêter un moment et de lui laisser allumer sa pipe aux charbons de l’encensoir.

À ce sujet, nouvelle interruption et nouvelle admonestation sur la manière de se tenir dans le temple du Seigneur.

Tout confus, le nouveau converti regagne piteusement sa place : mais, là aussi, ses voisins se mettent à le tancer d’importance : « En effet, dit l’un d’eux, es-tu stupide ! Si cela t’ennuie, sors dans la rue, et vas-y fumer, mais, ici… que diable !…

— Ma foi, reprend le gars, s’il en est ainsi, je n’y reviendrai plus. »

Et, se couvrant la tête, il se hâta de s’en aller.

D’après ce récit, on peut juger de la valeur sérieuse de ces conversions.

De grandes ruines avec des restes de tours et de murailles apparaissent sur un immense rocher situé dans le Darial, sur la rive gauche du Térek. Ce sont, disent les habitants, les débris du château de la reine Tamara (voy. p. 177). On trouve quelques renseignements sur ce fort dans les relations des anciens voyageurs. Nous en donnons ici quelques fragments. Voici, par exemple, ce que rapporte Strabon :

« L’abord de l’Hérie par le nord est très-difficile… on arrive à la gorge de l’Aragva, vers la fin du quatrième jour, et l’on y est arrêté par un mur infranchissable qui s’adosse à un château et barre la voie. »

Pline en parle de la manière suivante :

« On trouve dans la contrée des Hériens la porte du Caucase (le défilé du Darial), que plusieurs appellent par erreur porte Caspienne. Dans cet endroit la nature a créé entre deux montagnes un passage, fermé par
Ossète cosaque de ligne.
une porte en fer, sous lequel coule le ruisseau Diriodoris. Au-dessus, sur le rocher, est situé le château de Koumania, assez fortifié pour arrêter des hordes nombreuses. »

Le témoignage de Massoudi, qui vivait au dixième siècle, est encore plus explicite :

« La porte du château des Alains se trouve au milieu du pays des Alains, construit par Isfendiar, fils d’Hystaspe. Il y a laissé une forte garnison, afin d’arrêter l’invasion des Alains dans le Caucase, car ils sont forcés, pour y arriver, de passer les ponts situés sous le fort…


Lesghien.

« Ce fort est bâti sur un rocher et est absolument inabordable : on ne peut y pénétrer qu’avec le consentement des défenseurs. Il est si bien fortifié que même un homme seul, qui s’y enfermerait, serait en état de tenir en échec tous les infidèles, car la forteresse est, pour ainsi dire, suspendue dans les airs et domine le pont, la route et le fleuve. »

L’importance de ce château est sans doute exagérée par Massoudi. Il y a néanmoins tout lieu de croire qu’il a joué un grand rôle dans les luttes des peuples du sud avec ceux du nord. Au commencement du siècle, ses ruines avaient encore quelques formes régulières ; mais les restes du château furent minés lorsque l’on fit la route militaire de Géorgie.

En face de la redoute, construite dans la quatrième décade de ce siècle, sur la rive droite du Térek, on retrouve encore les vestiges d’une espèce de sentier qui conduit jusqu’au sommet de la montagne : on prétend que ce sont les débris de l’aqueduc du fort.

Le prince du Kasbek me raconta, entre autres choses, qu’il existait jadis dans ces parages, d’après les traditions restées dans le pays, un héros qui défendit la Géorgie contre les attaques de l’ennemi, et que le fort fut construit par ordre de la reine Tamara. La légende de cette souveraine, dont la véritable origine s’est perdue dans la nuit des temps, se rattache à tous les exploits et à tous les événements transmis par la tradition.

On place à différentes époques la fondation de ce château, mais il n’existe aucun fait positif qui établisse par des preuves certaines que ce fut là jadis la résidence de la souveraine de Géorgie.

On sent, dès que l’on a passé la ligne de partage du défilé, un changement notable dans la température. L’air se radoucit à mesure que l’on descend vers les vallées chaudes.

Je donne ici le croquis d’un monastère consacré, si je ne me trompe, sous l’invocation de saint Georges. L’édifice, d’une construction assez ancienne, est situé à droite de la grand’route, tout près du relais de poste appelé Ananour.

À Mishet, la dernière station avant Tifflis, on rencontre une autre antiquité beaucoup plus célèbre que la précédente. C’est une église, sous l’invocation également de Saint Georges. Il est d’ailleurs à remarquer que le plus grand nombre des monuments religieux sont placés sous ce même patronage.

Beaucoup d’archéologues et de voyageurs se sont adonnés à des recherches minutieuses sur ce vénérable temple.

Le jour de la fête du saint monastère, on voit arriver de Tiflis et de tous les environs, des pèlerins des deux sexes. Les hommes jettent à peine un coup d’œil dans l’église : ils apportent des provisions, et n’ont eu garde d’oublier des outres pleines de bon vin de Kachetinsk. Leurs campements s’étendent au loin alentour et, pendant plusieurs jours, à la clarté du soleil aussi bien que pendant la nuit, on chante, on danse, on s’enivre, le tout en l’honneur de saint Georges.


Monastère de Saint-Georges, près du relais d’Ananour.

Tiflis est à vingt verstes de là. Ses édifices mériteraient d’être décrits avec plus de détail qu’il ne me fut possible dans ce premier voyage. Il en est de même de ses habitants.

Je regrette également de n’avoir pas à donner cette fois de plus amples renseignements sur le Caucase. Telle qu’elle est aujourd’hui, cette contrée offre un champ vaste et fécond, tout à la fois, aux observations du modeste touriste et aux études de l’infatigable savant. Le moment actuel est on ne peut plus favorable à l’exploration de ce pays, où la paix vient de succéder aux guerres sanglantes dont il était le théâtre depuis de nombreuses années. Il est facile au voyageur d’y pénétrer et de s’y livrer à l’étude de la nature et de l’homme[3]. La paix a rapproché les indigènes de leurs conquérants, et nul doute que les traits saillants du caractère des montagnards ne s’effacent en subissant l’empreinte inévitable de la civilisation, dont l’influence, par la force des choses, se répand sur toutes les contrées. Les tribus caucasiennes, en émigrant en Turquie, emportent à jamais ce qui, jusqu’alors, avait fait du Caucase un pays à part, original. Mais on n’aura pas à le regretter, si l’on songe plus à la prospérité de ce pays qu’à son apparence pittoresque.

B. Vereschaguine.

(Fin de la première partie.)


  1. Suite et fin. — Voy. pages 161 et 177.
  2. Cette mesure équivaut à deux mètres cent trente-trois millimètres.
  3. C’est ce que fait depuis plusieurs années un savant et judicieux observateur, M. Gustave Raddé, auquel ses voyages dans la région du lac Baïkal ont conquis une juste renommée.