Voyage d’une femme au Spitzberg (quatrième édition)/01

Hachette et Cie. Bibliothèque rose illustrée (p. 1-23).

VOYAGE
D’UNE FEMME
AU SPITZBERG



LETTRE PREMIÈRE

À M. LÉON DE BOYNEST, À NEW-YORK


À bord du Wilhem de Eerst.


Mon cher frère,


Comme tout le monde, vous vous étonnez et vous me demandez comment j’ai pu faire le projet d’entreprendre ce grand et long voyage que vous me voyez commencer avec crainte.

Ce projet s’est fait bien simplement ; il est né d’un hasard de conversation. Voici comment :

Il y a un mois environ, quelques amis se trouvaient réunis chez moi ; parmi eux était M. Gaimard, le célèbre voyageur. M. Gaimard a fait deux fois le tour du monde et a pris part à je ne sais combien d’expéditions vers le pôle ; ce jour-là il nous raconta, avec sa verve méridionale et pittoresque, le naufrage de l’Uranie aux îles Malouines ; il se plaisait à nous retracer dans sa narration toutes les preuves de courage et de sang-froid données dans cette circonstance par madame Freycinet, qui accompagnait son mari, commandant de l’Uranie.

Quand il eut fini, quelqu’un dit : « Pauvre femme, elle a dû avoir beaucoup à souffrir !

— Vous la plaignez ? m’écriai-je ; moi, je l’envie ! »

M. Gaimard me regarda.

« Parlez-vous sérieusement, Madame ?

— Très-sérieusement.

— Vous aimeriez à faire le tour du monde ?

— C’est mon rêve.

— Et faire plus ? »

Je ne compris pas ; je crus que M. Gaimard faisait une plaisanterie.

« Plus, oui, reprit-il. On a fait le tour du monde bien des fois ; on n’a pas encore pénétré assez avant sous les latitudes qui avoisinent le pôle, pour savoir si on pourrait par là passer d’Europe en Amérique.

— Eh bien ! vous savez le chemin !

— Non, nous allons le chercher ; je pars dans trois semaines, avec une commission scientifique dont je suis président, pour explorer l’océan Glacial dans les parages du Spitzberg et du Groënland.

— Vous êtes bien heureux !

— Je le serais davantage si cette expédition tentait votre mari, et s’il voulait lui prêter le secours de son talent.

— Je crois que l’on peut lui faire une proposition dans ce sens.

— Vous en chargez-vous, Madame ?

— Oui, à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que je l’accompagnerai.

— Jusqu’au bout ?

— Jusqu’au bout.

— Cela présentera des difficultés, parce que les femmes ne sont pas embarquées à bord des navires de l’État, et…

— Alors je ne dis pas un mot pour le voyage, au contraire.

— Parlez-en toujours, nous verrons à arranger la difficulté. »

Le soir même, le projet du grand voyage était mis sur le tapis entre mon mari et moi, et obtenait l’unanimité de nos deux consentements.

Le lendemain nous annonçâmes notre départ à nos amis.

Ce fut un tolle désapprobatif :

« Quelle folie ! me disait-on, vous allez revenir laide.

— Pourquoi donc ?

— Des pays affreux ; et puis vous êtes trop jeune et trop délicate pour les fatigues d’un tel voyage ; attendez, au moins.

— Non ; d’abord l’occasion ne se représenterait pas ; ensuite, plus tard, je puis avoir des enfants et n’aurai plus alors le droit d’exposer ma vie dans des aventures.

— À votre âge on va au bal et non au pôle.

— L’un n’empêche pas l’autre ; si je reviens, j’aurai tout le temps d’aller au bal.

— Et si vous ne revenez pas ?

— Vous aurez le plaisir de dire : Je le lui ai bien prédit. »

Je ne pensai plus qu’à mes préparatifs ; je remplis de robes et de chiffons quelques caisses qui furent dirigées sur Copenhague et Stockholm ; je me fis faire des habits d’homme pour être commodément, une fois arrivée en pays perdu, et, au bout des trois semaines dont M. Gaimard avait parlé, nous étions complétement prêts ; il vint nous dire adieu, et fut émerveillé de notre activité. Nous lui avons donné rendez-vous au cap Nord ; la commission scientifique s’y rend par mer ; nous prendrons, nous, la voie de terre : excellente combinaison qui nous permettra de voir beaucoup de pays.

Maintenant, mon cher frère, il n’y a plus ni blâme ni conseils à nous envoyer, nous sommes en route ; je vous écris à bord du bateau à vapeur qui nous mène à Hambourg, et cette lettre est le commencement d’exécution de la promesse que je vous ai faite de vous raconter ce qui m’arrivera et de vous décrire ce que je verrai pendant cette longue pérégrination. La tâche sera rude, je le crains, mais j’espère l’accomplir à force de sincérité. À mon sens, écrire un voyage, c’est faire le portrait des pays qu’on parcourt, et le narrateur n’a pas le droit de les rendre méconnaissables.

L’intérêt de mon récit croîtra à mesure que je m’avancerai sous les latitudes élevées de notre vieille Europe ; arrivée là, j’aurai, à défaut d’autre, le mérite de l’originalité, étant la seule femme qui ait jamais entrepris un semblable voyage.

Voici notre itinéraire.

En allant :

La Hollande, Hambourg, le Danemark, la Suède occidentale, la Norvége, Christiania, Drontheim, le cap Nord et enfin le Spitzberg, s’il plaît à Dieu.

Au retour :

La Laponie, Tornéa, la Finlande, la Suède orientale, Stockholm, la Prusse, la Saxe et le Rhin.

Je ne vous dis rien des adieux, du départ, de la Normandie, dont j’ai entrevu les beautés à travers un voile de pluie qui les attriste trop souvent, rien non plus du Havre, devenu un faubourg de Paris ; le vrai voyage n’a commencé pour moi qu’au moment où j’ai mis le pied sur le pont du bateau à vapeur de Rotterdam. Il faisait un temps affreux. En sortant du port, le bateau a été lancé par les vagues sur un groupe de petits chasse-marée auxquels il a causé des avaries considérables, nos roues déchiraient les voiles, brisaient les mâts, enfonçaient les coques ; tout criait et craquait sous cet immense moulin ; les pêcheurs ainsi maltraités étaient désolés et furieux à la fois ; ils nous apostrophaient d’une manière énergique et peu courtoise. Je quittai ainsi le Havre au milieu d’un grand tumulte et d’un concert de malédictions. Ni les côtes de la patrie ni les compatriotes ne me firent de touchants adieux.

À partir de ce moment jusqu’au lendemain, je fus la proie exclusive de cette torture appelée le mal de mer, et je ne vis rien, hors des tasses de thé et des citrons dans lesquels, par rage, je mordais comme dans des pommes.

Lorsque le bateau entra dans la Meuse, je me sentis mieux et montai sur le pont. Je fus bien surprise de me trouver déjà en présence d’un pays si différent de la France ; nous passions alors devant une petite ville nommée, je crois, Helvoëtsluys, située au milieu d’un paysage frais, peigné, gracieux, coquet, un vrai paysage d’éventail : il n’y manquait rien, pas même les moutons blancs, ni la silhouette élancée de trois grandes filles en jupes courtes, qui étendaient du linge sur un pré d’un vert éclatant.

Les rives de la Meuse sont très-plates ; le fleuve est endigué au moyen de petits remparts bas, qui, aperçus de loin, comme je les voyais, ont l’air de murailles faites par des vanniers : l’œil n’aperçoit que de menues branches ou des joncs (je ne saurais dire lesquels) artistement entrelacés, et on s’étonne de voir une si grande force cachée dans un si élégant travail.

Nous avons laissé le Briel à droite, passé près de Dortrecht, dont j’ai seulement entrevu les hauts clochers couverts d’ardoises, et le soir même nous sommes arrivés à Rotterdam.

J’ai traversé Rotterdam à pied, et un peu à la hâte, pour aller trouver la diligence de la Haye ; j’ai cependant eu le temps d’être séduite par son exquise propreté, par ses canaux limpides bordés de beaux arbres, par ses jolis ponts de pierre légèrement jetés d’un bord à l’autre, par son air calme, riant, paisible et doux comme le bonheur. Presque toutes ses maisons sont précédées d’un perron de pierre, de bois ou de brique ; chaque propriétaire arrange le sien suivant son goût, ce qui introduit de charmants caprices dans l’architecture générale, à la grande confusion de la symétrie froide et de la régularité ennuyeuse. Par moments une porte entr’ouverte me laissait apercevoir l’intérieur de quelque cuisine propre, lavée, rangée, brillante, comme on n’en voit, à Paris, qu’au Louvre, dans les tableaux hollandais.

Dans ce pays, où on doit vivre si bien, on voyage fort mal ; les voitures publiques sont détestables, et, si les routes n’étaient pas unies comme des allées de jardin, on serait brisé au bout de deux lieues. De Dortrecht à Delft, on traverse un paysage de Paul Potter, des prairies à perte de vue, coupées de temps en temps par un canal étroit où se réfléchit le ciel. Lorsque nous passâmes, quelques cigognes cendrées, immobiles sur une patte, nous regardèrent sans s’envoler ; de belles vaches blanches, à taches rousses, se couchaient en ruminant dans les hautes herbes ; une brise à peine sensible nous apportait la saveur fraîche et salée de la mer, et le soleil s’abaissait lentement derrière un voile de vapeurs pourprées ; il régnait sur cette nature un calme puissant, contagieux pour l’âme, et, tandis que la voiture roulait sans bruit et que mes compagnons de voyage se laissaient aller à une agréable somnolence, je me rappelai ces charmants vers de Richard Howitt :


« The birds were hushed, the flowers were closed,
« The kine along the ground reposed.
« All active life to gentle rest
« Sank down, as on a mother’s breast ! »

L’oiseau faisait silence et les fleurs se fermaient ;
Les vaches doucement se couchaient sur la terre.
La nature et la vie ensemble s’endormaient
D’un paisible sommeil, comme au sein d’une mère !

Et je m’abandonnai à une rêverie profonde comme

cet horizon infini, douce comme ce beau paysage.

Nous avons traversé Delft très-rapidement à la nuit noire, et je n’ai pu distinguer autre chose que les étincelles de toutes les pipes fonctionnant devant toutes les portes. À la Haye, je me suis logée près d’un grand canal, sur un quai nommé le Spui. Le lendemain matin, un grand tapage de brosses et de balais allant et venant au-dessus de ma tête m’a obligée à me lever de bonne heure, malgré ma fatigue. Le bruit de l’eau que j’entendais fouetter contre mes vitres me fit croire qu’il pleuvait à torrents ; en regardant, je fus rassurée : ce n’était pas de la pluie, mais tout simplement les ménagères du voisinage et les servantes du logis qui, à l’aide de pompes portatives, inondaient l’extérieur des maisons afin de le nettoyer, et produisaient un déluge factice.

On m’avait beaucoup parlé de la propreté des Hollandaises ; néanmoins, elle m’a paru fabuleuse ; il n’est pas jusqu’aux crémaillères, jusqu’aux plaques des cheminées, aux clous des portes et aux grattoirs pour les pieds, qui ne soient brillants comme des bijoux d’acier ; ces gens-là n’ont pas le goût de la propreté, ils en ont le culte. Les femmes sont sans cesse à laver, gratter, brosser, ranger, fourbir, balayer ou écurer ; elles ne font pas autre chose. À les juger sur la mine, peut-être s’acquitteraient-elles moins bien de ce qui serait moins mécanique. Les femmes dispensées par leur position de fortune de prendre une part active à la lessive générale et perpétuelle de leur habitation ne manifestent pas grand goût pour les jouissances intellectuelles ; leur vie se passe à s’habiller, à se promener au parc, ou bien à se tenir assises, près de leur fenêtre, avec une broderie, en s’interrompant fréquemment pour jeter un regard sur un petit miroir attaché à une branche de fer mouvante, placée à l’extérieur de la maison. D’après la façon dont il est incliné, ce curieux petit meuble, ou ce petit meuble curieux, réfléchit toutes les personnes qui passent dans la rue. On nomme cela un espion, et le mot est très-juste ; car ce morceau de glace, que l’œil du piéton sans méfiance aperçoit à peine, est d’une perfidie, ou plutôt d’une fidélité affreuse, pour rapporter ses moindres gestes.

Les rues de la Haye sont solitaires, presque désertes : le seul lieu vraiment animé de la ville, c’est le grand canal à l’heure du marché. On voit arriver de longs bateaux chargés de fruits, de légumes, d’œufs, de volailles et de beaux poissons qui brillent, s’agitent et sautent encore dans les filets où ils ont été pris ; les mariniers assis à l’avant fument gravement, et de toutes les maisons sortent les actives ménagères qui vont à bord des bateaux faire la provision. Ces femmes aux membres robustes, aux joues fraîches, au costume pittoresque, qui vont, viennent, babillent, achètent, s’appellent en passant d’un bateau à l’autre, donnent à cet ensemble une vie et un éclat que je ne saurais décrire. Sans doute, notre marché de la halle à Paris est plus considérable ; la foule y est plus grande, les denrées, plus abondantes ; mais l’effet produit aux yeux est complétement différent. À Paris, le marché se tient sur un emplacement entouré de maisons hautes et noires ; c’est un lieu bruyant, sale, impraticable, nauséabond ; le pied y trébuche dans la boue ; l’odorat y est offensé par les âcres émanations des détritus de toutes sortes. Quel contraste avec ce marché hollandais, propre, riant, joyeux, à l’aise sur son grand canal, ombragé de beaux arbres et bordé de quais spacieux ! Ceci suffit pour expliquer pourquoi les maîtresses de maisons s’abstiennent à Paris de surveiller leur cuisinière au marché, tandis qu’à la Haye elle les accompagnent presque toujours.

Pendant tout un jour, je suis restée enfermée dans les musées. Que dire ? C’est un encombrement de trésors et de chefs-d’œuvre. Les trésors sont dans le musée chinois, les chefs-d’œuvre dans le musée hollandais ; on sort de là avec des éblouissements.

J’ai passé deux heures en Chine et une heure au Japon. Que personne ne s’avise de me soutenir qu’il connaît mieux que moi ces deux pays : j’y ai été. Je dirai comment se croisent les rues de Pékin ; comment sont bâties les maisons ; quels dessins courent sur les murs de porcelaine ; combien d’étages ont les pagodes ; quels costumes portent les femmes ; quels cordonniers-joailliers fabriquent leurs souliers extravagants de petitesse ; de quelles épingles longues comme des quenouilles elles chargent leur tête ; la couleur des colibris dont elles se coiffent les jours de fête ; comment sont faites les fleurs là-bas, et à quels fruits elles ressemblent ; combien sont gros les légumes, et de quelles bêtes ils ont l’air : je sais tout enfin. J’irais, non, je veux dire je retournerais en Chine demain, j’y serais comme chez moi.

Pour parler sérieusement, on s’épargne huit mois de traversée et les tempêtes du cap de Bonne-Espérance, en passant une journée dans les musées de la Haye. Le musée chinois est une collection complète des armes, des vêtements, des meubles, des tableaux, des outils et des ustensiles du céleste empire ; on y a ajouté des imitations parfaites de tous les animaux, des fruits, des fleurs, des plantes et des légumes du pays ; s’il fallait citer tout ce qui est étonnant de perfection, il faudrait dresser une nomenclature ; il y a là des fruits à rendre voleur un gourmand ; en les regardant, il semble qu’il s’en exhale un parfum exquis et pénétrant. Comme complément à ces magnifiques collections, on a placé dans la même salle les plans, en relief, de Pékin et de Canton, exécutés sur d’assez grandes proportions et avec une fidélité chinoise. Les trésors positifs ne le cèdent en rien aux chefs-d’œuvre de patience ; les armes et les costumes réunis dans le musée représentent une énorme valeur ; ce sont encore plus des bijoux que des armes ; les kriss malais sont en or massif avec une petite flamme d’acier au bout seulement, mais bien aiguë et bien empoisonnée, comme il convient ; les manches de poignards japonais sont encroûtés de pierreries : cet arsenal-là est un écrin. Les costumes sont également inestimables ; j’ai vu parmi eux tant d’étoffes éblouissantes, inconnues chez nous, que la seule comparaison me venant à l’esprit était celle de la robe couleur du soleil, dont on nous parle dans le conte de Peau-d’Âne. La plupart des jupes des femmes sont de ces beaux crêpes auxquels la Chine a donné son nom, avec des broderies d’or du goût le plus charmant ; certes ces ouvriers qui composent de pareils dessins sont plus artistes que beaucoup d’artistes que je sais. En dernier lieu, ma curiosité a été occupée et amusée par une grande armoire recouverte d’écaille et incrustée d’argent, d’un travail remarquablement précieux ; cette armoire ouverte se trouva contenir une maison japonaise, mais une véritable et complète habitation, avec tous ses meubles et tous ses ustensiles, soignés comme s’ils étaient de grandeur naturelle. Un seul détail donne idée du reste : il y a dans la maison une bibliothèque, et les livres qui la composent ont été imprimés exprès. Ce miracle des joujoux avait été commandé par Pierre le Grand pour le musée de Pétersbourg ; j’ignore quelles circonstances l’ont fait rester à la Haye.

Après les richesses de la Chine, j’ai vu celles de la Hollande, les tableaux. Dans de tels musées, pour regarder, pour juger, pour comprendre, il faudrait non un jour, mais une année. J’ai passé avec une rapidité déplorable devant les Gérard Dow, les Metzu, les Terburg les plus ravissants et les plus incontestables. À peine ai-je donné quelques minutes au plus beau Paul Potter qui existe. Il représente un grand taureau pensif, debout près d’une belle vache couchée. C’est une fenêtre ouverte sur une prairie. Cela vaut, dit-on, deux cent mille francs.

Sachant combien j’avais peu de temps, je courais à travers les galeries, cherchant un tableau dont la gravure m’avait vivement frappée : la Leçon d’anatomie, de Rembrandt. Quand je me suis trouvée devant ce chef-d’œuvre du plus puissant des maîtres de la couleur, mon admiration s’est élevée jusqu’à l’émotion. Le sujet est sévère et rendu avec une rare simplicité : le maître, debout, en face du cadavre étendu sur une table, fait une démonstration ; ses élèves l’écoutent avec un intérêt qui se lit sur leurs physionomies intelligentes et calmes. La tête du médecin est vivante et inspirée, on regarde, on s’arrête, on attend sa parole, comme ces graves étudiants vêtus de noir qui l’entourent ; la scène est éclairée par cette lumière mystérieuse et chaude à la fois, dont ce maître immortel a seul eu le secret.

En quittant le musée, j’ai traversé ce beau parc qu’on appelle le bois de la Haye ; des merveilles de l’homme je suis passée aux merveilles du bon Dieu ; en tous temps ce bois paraît une magnifique promenade, mais au mois de mai c’est un immense bouquet ; le bord des chemins est couvert de violettes, de perce-neige, de primevères ; tous les buissons sont roses ou blancs ; les boules de neige, l’aubépine, éclatent de toutes parts : rien de plus frais, de plus gai, de plus embaumé ! De temps en temps, les premiers plans étaient gâtés par les toilettes de quelques ultra-élégantes de la ville ; ces dames, ayant voulu être trop Parisiennes, avaient réussi à être assez bizarres. Elles étaient vêtues à la mode de la saison prochaine, chose fatale, menaçant toute étrangère esclave de certains journaux, qui ont plutôt pour habitude de prédire les modes que de les indiquer.

Le soir même de ce jour, je quittai la Haye dans une grande voiture jaune, si haut montée sur ses roues que son marchepied était presque un escalier. Je me suis assise sur de maigres coussins, rembourrés de foin, ayant à ma gauche un Hollandais fumant un cigare, et devant moi deux Hollandais fumant dans de grosses pipes. Enfermée comme je l’étais dans cette tabagie, je n’eus d’autre ressource, pour échapper à la migraine, que de rester obstinément la tête à la portière, et je ne m’en repentis pas. La route de la Haye à Amsterdam semble une promenade dans un jardin anglais ; le pays est parsemé de maisons de campagne qu’on prendrait facilement pour les kiosques ou les chalets d’un parc immense, tant elles sont coquettes, mignonnes, fleuries et bien enluminées. Du haut de mon observatoire, je voyais par-dessus les haies et plongeais dans les jardins, dont j’aurais pu effleurer les arbustes avec la main ; mille parfums exquis s’élevaient des parterres et combattaient victorieusement les exhalaisons désagréables de mes fumeurs. Dans cette course à vol d’abeille au-dessus des jardins, je pus constater le nombre considérable de grandes fortunes hollandaises. Ce n’était ni dans l’élégance des habitations ni dans la magnificence des plates-bandes que se révélait pour moi l’opulence du propriétaire ; non, c’était par la quantité de monticules m’apparaissant dans chaque enclos. Sur ce tapis de billard qui forme le sol des Provinces-Unies (et, si vous me permettez un mauvais jeu de mots, je dirai que jamais provinces ne furent plus justement appelées unies), sur cette terre classique des prairies, un mouvement de terrain n’existe qu’autant qu’on le crée, de là l’ambition de tout propriétaire de doter son parc d’une colline, d’une ondulation, d’une ampoule de terrain quelconque. Cette rareté se fabrique à force d’argent : chaque banquier retiré se pavane autour d’une butte de terre ; il y en a d’assez millionnaires pour y ajouter le rocher formant grotte : ceci alors atteint le nec plus ultra du luxe.

Un horticulteur se fût sans doute pâmé devant ces nobles tulipes et ces illustres jacinthes vantées, enviées, cotées par les jardiniers du monde entier ; moi j’en ai joui, ni plus ni moins que si elles n’avaient pas représenté des sommes folles, et avec la placide ignorance d’un esprit qui n’admet, parmi les fleurs comme parmi les femmes, d’autre aristocratie que celle de la beauté. Du reste, pendant que j’avoue mes hérésies, j’y ajoute celle-ci : j’aime médiocrement ces soins excessifs donnés aux fleurs ; en leur ôtant leur abandon, ils les privent aussi d’une partie de leur grâce : sous ce rapport, je vais loin ; car je préfère une fleur des champs à une fleur de serre, et un jardin négligé à un jardin soigné.

Au bout de cette promenade j’ai trouvé Amsterdam, la capitale de la Hollande. Amsterdam est la Venise du Nord : comme l’autre Venise, elle a la mer, les palais, les canaux, les souvenirs ; comme l’autre elle fut républicaine, florissante et glorieuse. Aujourd’hui, Venise est asservie et Amsterdam soumise. La grande république aristocratique n’est plus qu’une ville dépendante de l’empire d’Autriche ; la grande république bourgeoise n’est plus qu’une monarchie de troisième ordre. Qui eut prévu cela il y a trois siècles, quand Venise, forte de ses soixante mille hommes d’armes, de ses cent quarante galères, de ses inépuisables arsenaux, luttait contre la Turquie ; quand la Hollande colonisait les Indes tout en tenant tête à l’Espagne ?

Amsterdam conserve des traces visibles de son passé : les maisons du quai des Seigneurs, baignant leurs perrons de marbre dans l’eau du grand canal, ouvrant leurs larges fenêtres garnies de vitres roses sur de vastes salons tendus de damas des Indes, ont conservé un air opulent et une tournure hautaine qui rappellent les meilleurs temps de sa prospérité. Amsterdam représente encore une ville gaie, animée et pittoresque ; tout y est intéressant pour le voyageur ; mille objets y attirent et y récréent la vue. Chose rare maintenant, elle a une couleur à elle, un aspect particulier ; elle n’a pas pris la triste teinte de contrefaçon française de ses voisins de Belgique ; elle a encore des costumes, de vrais et sincères costumes nationaux. Les femmes des environs d’Amsterdam charment l’œil de l’artiste par leurs brillants ajustements et leur fraîcheur éclatante ; les Frisonnes, fidèles à leurs anciens usages, portent sur leur front des plaques d’or ou d’argent doré, richement travaillées, d’un effet piquant et bizarre, et l’on rencontre dans les rues les orphelins élevés par la charité publique vêtus de robes mi-partie grises et rouges, comme de vivants souvenirs du moyen âge.

Il faudrait passer deux mois dans une pareille ville : je n’ai pu, à mon grand regret, lui donner que deux jours. J’ai cependant vu le musée, en courant, comme toujours.

Ce musée, c’est stupéfiant ! On n’imagine pas une semblable réunion de perles ! Je vous fais grâce de mes descriptions de tableaux : d’autres plus dignes que moi ont savamment parlé de toutes ces œuvres merveilleuses, et je vous renvoie à eux. Pourtant, puisque vous me demandez toutes mes impressions, je vais vous citer ce qui m’a accrochée, comme on dit en style d’atelier.

Un Gérard Dow d’abord ; une espèce de tour de force réussi de ce maître, pour qui la patience fut le génie ; une petite scène d’intérieur éclairée simultanément par la lune, par une lanterne et par un feu de cheminée ; ces diverses lumières sont rendues d’une façon à la fois distincte et harmonieuse, qui est le comble de l’habileté. En vérité, ce petit tableau est une gageure contre l’impossible, et une gageure gagnée.

Ensuite je suis restée clouée plus d’un quart d’heure devant la Ronde de nuit de Rembrandt. Cela représente tout simplement une patrouille de bourgeois à Gand : des visages communs, des costumes sombres, une action vulgaire, – un ensemble sublime, — c’est la nature plus l’art. Il y a une haleine dans chaque poitrine et le souffle puissant d’un grand génie dans l’œuvre. Cela s’élève au niveau de la Leçon d’anatomie, et ces deux tableaux valent à eux seuls qu’on fasse le voyage pour les voir. Dans ce même musée, on garde la page capitale de l’école hollandaise : un immense tableau de Wander-Hest, un peintre que nous connaissons trop peu, nous autres Français. Cette fois, Wander-Hest a peint un Repas d’échevins. Douze ou quinze hommes sont réunis autour d’une grande table chargée de mets, dans les attitudes les plus naturelles ; les figures, largement dessinées, vivent de la vie réelle ; elles sortent de la toile, comme on dit. Quant aux détails, ils sont exécutés avec un fini précieux et inouï ; on pourrait compter les fils de la nappe et les points de la tapisserie. Certes, c’est un beau tableau ; pourtant il ne m’a point touchée. Pourquoi ? Peut-être avais-je les yeux trop pleins de la poétique lumière de Rembrandt !

Il ne faut pas quitter la Hollande sans avoir vu Saardam et Brouk. Saardam est une page et Brouk est une vignette de l’histoire des Pays-Bas. Cette fois, j’eus pour mon excursion le plus charmant des compagnons de voyage, le soleil. La route d’Amsterdam à Saardam est jolie et variée ; de temps en temps elle côtoie le Zuiderzée, au fond duquel on aperçoit, m’a-t-on assuré, en temps calme, les clochers et les tours d’une ville autrefois engloutie par la mer pour former cet immense golfe. Le récit appartient, je crois, plus à la légende qu’à l’histoire ; quoi qu’il en soit, en passant près de la mer, je regardai attentivement ; mais j’aperçus seulement quelque chose d’analogue à ce que vit la sœur Anne du conte, le soleil tamisant sa poudre d’or sur le dos bleu des vagues, et l’herbe de la route devenant d’une verdure plus intense sous son heureuse influence.

Si on n’allait pas à Saardam pour accomplir une sorte de pèlerinage à la maison du royal charpentier Pierre 1er de Russie, il faudrait encore y aller pour Saardam, pour voir ses maisons éparpillées dans un jardin, et ses femmes si richement et si coquettement vêtues, qui ont l’air de femmes du monde jouant à la paysanne. Le jour où j’arrivai était un dimanche, et je vis déployées de toutes parts des jupes de vieux damas et de pékin broché, dont une petite-maîtresse parisienne se fût fort bien accommodée pour couvrir les fauteuils de son boudoir.

Les femmes de Saardam portent avec cela de grands chapeaux de paille presque ronds, doublés et bordés d’une étoffe de couleur très-vive, qui leur vont à merveille. Cette robuste et active population parée pour une fête, ce ciel bleu sans un nuage, cet horizon infini de la grande mer, ce printemps qui étalait sa pompe de fleurs dans ses rues-jardins, tout cela formait un tableau ravissant au regard et doux à l’âme, dont j’ai joui avec bonheur pendant quelques heures.

Ensuite j’ai été voir la maison de Pierre 1er.

On entre avec un sentiment de vive curiosité et une sorte de respect dans cette humble demeure où, pendant trois années, un homme qui possédait presque une moitié de l’Europe s’est astreint aux études arides et aux pénibles labeurs d’un constructeur de navires. Pierre 1er sur le chantier de Saardam apparaît dans l’histoire comme une rare et noble figure ; il y a une vraie grandeur dans son exil volontaire loin de la patrie, loin du trône, dans cette humilité du puissant devant le travail, du despote à demi sauvage devant la civilisation, dans cet hommage rendu par la force à l’intelligence. On sent qu’en faisant cela cet homme apprenait à construire un navire, mais songeait à édifier un empire.

La maison où il méditait ses grands projets et se livrait à ses modestes études est petite, bâtie en bois, très-simple, une vraie chaumière, divisée en deux pièces : dans celle du fond, on montre la table où il écrivait et le lit de camp, bas et dur, où il se reposait. Tout dans l’habitation est de la plus austère simplicité : les murs sont nus, les meubles grossiers, faits en bois naturel ; quelques cartes et des outils de charpentier sont accrochés aux murailles ; c’est la retraite d’un solitaire en même temps que le logis d’un ouvrier. Jamais un plus humble toit n’abrita une plus vaste pensée !

Les voyageurs sont tenus d’écrire leurs noms sur un registre placé dans la première pièce ; j’ai mis le mien au bas d’une page où il se trouvait précédé de neuf noms anglais et de six noms allemands. J’espère que les noms français ne sont pas aussi rares dans le reste du volume.

Après Saardam, on va voir Brouk, éloigné seulement de quelques lieues. On m’avait cité Brouk comme la merveille de la Hollande ; à mon sens, ce n’est pas la merveille qu’il eût fallu dire, mais le résumé. En effet, dans ce petit coin de terre, les défauts et les qualités des Hollandais se manifestent dans leur plus complète expression.

Brouk n’est ni une ville ni un bourg, encore moins un village ; c’est une agglomération d’habitations de plaisance construites par des propriétaires assez riches pour satisfaire tous leurs goûts ; en suivant leur penchant, ils sont arrivés à des extravagances de soin, à des aberrations de propreté inimaginables : tant il est vrai qu’il faut redouter l’abus des meilleures choses !

D’abord les rues, mais je ne sais s’il faut appeler cela des rues, puisque les voitures n’y passent pas ; je ne puis pourtant pas non plus dire les allées, puisque le sol se compose d’un pavage de briques artistement disposées ; les rues donc sont balayées comme nos chambres à coucher ; pour qu’aucun accident ne vienne porter atteinte à cette rigoureuse propreté, les animaux ne dépassent pas les barrières de la ville. Quant aux maisons, figurez-vous absolument ces joujoux de Nuremberg qu’on nous donnait au jour de l’an dans de grandes boites : des maisons correctes, proprettes, peintes à l’huile, de couleurs brillantes ; vert clair, lilas, bleu de ciel, rehaussées de filets tranchant sur le fond ; à Brouk, quelques-unes ont des filets d’or autour des fenêtres. Au milieu de chaque maison on voit une jolie porte ornée et sculptée souvent avec des guirlandes et des médaillons dans le goût de Louis XV ; cette porte reste hermétiquement fermée ; la coutume du pays ne permet de l’ouvrir que dans trois circonstances solennelles : le baptême, le mariage ou la mort d’un des maîtres du logis. On a une autre porte basse, masquée, discrète, ouvrant sur une ruelle, dont on se sert pour les usages journaliers.

À Brouk, il est convenable de dissimuler son existence le mieux possible ; on n’avoue demeurer dans sa maison que si on y est absolument forcé par un événement de quelque importance, comme de venir en ce monde ou d’en sortir. Le reste du temps, on s’efface et on s’amoindrit à dessein. Je n’ai pu voir l’intérieur d’une maison, parce qu’on me proposa, sans rire, de me déchausser pour entrer.

Dans ce fantasque pays, on assiste à un curieux renversement de l’ordre on y voit l’homme soumis aux choses, l’être intelligent et animé esclave de la matière inerte ; il y a là des gens qui se gênent, se privent, s’immobilisent pour ne pas marcher sur leurs pierres, froisser leurs herbes ou fatiguer leurs portes. À force de recherches, de minuties et d’art mal entendu, ils sont parvenus à faire même de leurs jardins, comblés de fleurs rares, des lieux désagréables et ennuyeux. Autour de pelouses où aucun brin de gazon n’a la latitude de dépasser son voisin, serpentent des allées couvertes de sable tamisé ; sur ce sable, une main patiente a tracé des arabesques, et, comme les pas détruiraient inévitablement ces fragiles dessins, le petit nombre d’habitants qui vivent encore assez pour se promener font placer sur leurs allées des planches portatives, montées sur de petits pieds. Dans les massifs, le tronc des arbres est peint en gris ou en blanc, et les branches sont si régulièrement taillées que, chaque arbre a l’air d’un bouquet artificiel avec sa queue de papier blanc. Pour que rien ne manque à l’ensemble, des personnages de bois, vêtus de vêtements véritables, remplacent les promeneurs dans les bosquets avec moins de dommages pour le jardin, et sur les bassins voguent des cygnes parfaitement imités. Au total, une décoration de l’Ambigu est infiniment plus réelle que le paysage de Brouk, et je ne sache rien de plus froid, de plus triste, de plus mesquin que ce coin du monde où l’homme semble avoir pris à tâche d’appauvrir, de défigurer, de mutiler la nature, sous prétexte d’embellissements.

Au bout de deux heures, j’éprouvais une violente envie de quitter ce pays de maniaques ; j’avais hâte de retrouver un peu de vie, de mouvement, de désordre, le dirai-je ? même de poussière ; tout me semblait préférable à ce que j’avais sous les yeux. Les gens de Brouk n’ont pas le goût ou l’amour de la propreté : ils en ont le fanatisme, le fétichisme ! Je ne sais s’ils ont une autre religion que celle-là ; mais ils m’ont paru devoir redouter la boue plus que l’enfer, et la poussière plus que le péché ; ils dépensent un temps si considérable à balayer leurs chemins qu’il ne doit plus leur en rester pour épurer leurs consciences ; et certainement le moyen d’être accueilli chez eux, c’est d’éviter, non les vices, mais les taches.

J’ai quitté joyeusement cet absurde et colossal joujou, par un beau soleil couchant dont tout l’éclat ne pouvait rendre jolies les affreuses petites habitations de Brouk.

Près d’Amsterdam, nous avons trouvé un bon souper sous de grands arbres assez modérément émondés. Tandis que nous corrigions la lourdeur de ce repas à la bière par quelques bouteilles de vin de Bordeaux, une petite gitana espagnole, de quinze ou seize ans, basanée, fluette, avec les grands yeux hardis de sa race et de magnifiques cheveux noirs où se tordait bizarrement un lambeau de velours rouge, s’est approchée de nous, et, prenant sa guitare, a joué une séguédille sur ce rythme cadencé et nerveux qui donne tant de caractère à la musique espagnole. Cela est venu jeter comme un rayon de chaude couleur à travers le calme un peu froid du paysage, et un éclair de vive gaieté au milieu de la placidité un peu morne de nos hôtes.

Deux heures après, je m’embarquais à bord du Wilhem de Eerst, d’où je vous écris, et je serai à Hambourg demain.