Voyage d’un naturaliste autour du monde/Chapitre 06

Traduction par Ed. Barbier.
C. Reinwald (p. 113-130).


CHAPITRE VI


Départ pour Buenos Ayres. — Le rio Sauce. — La sierra Ventana. — Troisième posta. — Chevaux. — Bolas. — Perdrix et renards. — Caractères du pays. — Pluvier à longues pattes. — Teru tero. — Orage de grêle. — Enclos naturels dans la sierra Tapalguen. — Chair du puma. — Nourriture exclusive de viande. — Guardia del Monte. — Effets du bétail sur la végétation. — Cardon. — Buenos Ayres. — Corral où l’on abat les bestiaux.


De Bahia Blanca à Buenos Ayres.


8 septembre 1833. — Je m’arrange avec un Gaucho pour qu’il m’accompagne pendant mon voyage jusqu’à Buenos Ayres ; ce n’est pas sans difficulté que j’arrive à en trouver un. Tantôt c’est le père qui ne veut pas laisser partir son fils ; tantôt on vient me prévenir qu’un autre, qui semblait disposé à m’accompagner, est si poltron que, s’il aperçoit une seule autruche dans le lointain, il la prendra pour un Indien et s’enfuira immédiatement. Il y a environ 400 milles (640 kilomètres) de Bahia Blanca à Buenos Ayres, et presque tout le temps on traverse un pays inhabité. Nous partons un matin de fort bonne heure. Après une ascension de quelques centaines de pieds pour sortir du bassin de vert gazon, où se trouve situé Bahia Blanca, nous entrons dans une large plaine désolée. Elle est recouverte de débris de roches calcaires et argileuses, mais le climat est si sec qu’à peine voit-on quelques touffes d’herbe fanée, sans un seul arbre, sans un seul taillis, qui en rompe la monotonie. Le temps est beau, mais l’atmosphère fort brumeuse. J’étais persuadé que cet état de l’atmosphère nous annonçait un orage ; le Gaucho me dit que cet état est dû à l’incendie de la plaine à une grande distance dans l’intérieur. Après avoir longtemps galopé, après avoir changé deux fois de chevaux, nous atteignons le rio Sauce. C’est un petit fleuve profond, rapide, n’ayant guère que 25 pieds de largeur. La seconde posta sur la route de Buenos Ayres, se trouve sur ses bords. Un peu au-dessus de la posta, il y a un gué où l’eau n’atteint pas le ventre des chevaux ; mais de cet endroit jusqu’à la mer il est impossible de le traverser à gué ; ce fleuve forme donc une barrière fort utile contre les Indiens.

Le jésuite Falconer, dont les renseignements sont cependant ordinairement si corrects, représente ce ruisseau insignifiant comme un fleuve considérable qui prend sa source au pied de la Cordillère. Je crois que c’est là, en effet, qu’il prend sa source, car le Gaucho m’affirme que ce fleuve déborde chaque année au milieu de l’été, à la même époque que le Colorado ; or, ces débordements ne peuvent provenir que de la fonte des neiges dans les Andes. Mais il est fort improbable qu’un fleuve, aussi insignifiant que le Sauce au moment où je l’ai vu, traverse toute la largeur du continent ; en outre, s’il n’était dans cette saison que le résidu d’un grand fleuve, ses eaux, ainsi qu’on l’a remarqué dans tant de cas et dans de si nombreux pays, seraient chargées de sel. Nous devons donc attribuer aux sources qui se trouvent autour de la sierra Ventana les eaux claires et limpides qui coulent dans son lit pendant l’hiver. Je pense que les plaines de la Patagonie, tout comme celles de l’Australie, sont traversées par bien des cours d’eau qui ne remplissent leur fonction de fleuve qu’à certaines époques. C’est là probablement ce qui arrive pour le fleuve qui se jette dans le port Desire, et aussi pour le rio Chupat, sur les bords duquel les officiers chargés d’en relever les rives ont trouvé des masses de scories cellulaires.

Comme il était encore de bonne heure au moment de notre arrivée, nous prenons des chevaux frais, un soldat pour nous guider, et nous partons pour la sierra de la Ventana. On aperçoit cette montagne du port de Bahia Blanca, et le capitaine Fitz-Roy estime sa hauteur à 3 340 pieds (1 000 mètres), altitude fort remarquable dans la partie orientale du continent. Je crois être le premier Européen qui ait gravi cette montagne ; un fort petit nombre même des soldats de la garnison de Bahia Blanca avaient eu la curiosité de la visiter. Aussi répétait-on toutes sortes d’histoires sur les couches de charbon, sur les mines d’or et d’argent, sur les cavernes et sur les forêts qu’elle contenait, histoires qui enflammaient ma curiosité ; mais un cruel désappointement m’attendait. De la posta à la montagne il y a environ 6 lieues à travers une plaine aussi plate, aussi désolée, que celle que nous avions traversée dans la matinée ; mais la course n’en était pas moins intéressante, car chaque pas nous rapprochait de la montagne, dont les véritables formes nous apparaissaient plus distinctement. Arrivés au pied de la montagne, nous avons grande difficulté à trouver de l’eau et nous pensons un instant que nous serons obligés de passer la nuit sans pouvoir nous en procurer. Nous finissons enfin par en découvrir en cherchant sur la pente, car, même à la distance de quelques centaines de mètres, les petits ruisseaux se trouvent absorbés par les pierres calcaires friables et les amas de détritus qui les entourent. Je ne crois pas que la nature ait jamais produit roc plus désolé et plus solitaire ; il mérite bien son nom de hurtado ou isolé. La montagne est escarpée, extrêmement raboteuse, crevassée et si absolument dépouillée d’arbres et même de taillis, que nous n’avons pu trouver, malgré toutes nos recherches, de quoi faire une broche pour cuire notre viande au-dessus d’un feu de tiges de chardons[1]. L’aspect étrange de cette montagne se trouve rehaussé par la plaine environnante, qui ressemble à la mer ; plaine qui non-seulement vient mourir au pied de ses flancs abrupts, mais qui aussi sépare les chaînons parallèles. L’uniformité de la couleur rend le paysage fort monotone ; aucune teinte plus brillante ne vient trancher, en effet, sur le gris blanchâtre du rocher quartzeux et sur le brun clair de l’herbe fanée de la plaine. On s’attend ordinairement, dans le voisinage d’une haute montagne, à voir un pays accidenté et parsemé d’immenses fragments de rochers. La nature donne ici la preuve que le dernier mouvement qui se produit, pour changer le lit de la mer en terre sèche, peut quelquefois s’accomplir fort tranquillement. Dans ces circonstances, j’étais curieux de savoir à quelle distance des cailloux provenant du rocher primitif avaient pu être transportés. Or on trouve, sur les côtes de Bahia Blanca et près de la ville de ce nom, des morceaux de quartz qui certainement proviennent de cette montagne, située à 45 milles (72 kilomètres) de distance.

La rosée qui, pendant la première partie de la nuit, avait mouillé les couvertures qui nous recouvraient s’était transformée en glace le lendemain matin. Bien que la plaine paraisse horizontale, elle s’élève graduellement, et nous nous trouvions à 800 ou 900 pieds au-dessus du niveau de la mer. Le 9 septembre, dans la matinée, le guide me conseille de faire l’ascension de la chaîne la plus proche, qui peut-être me conduira aux quatre pics qui surplombent la montagne. Grimper sur des rocs aussi rugueux est chose extrêmement fatigante ; les flancs de la montagne sont si profondément découpés, qu’on perd souvent en une minute tout le chemin qu’on avait mis cinq minutes à faire. J’arrive enfin au sommet, mais pour éprouver un grand désappointement : j’étais au bord d’un précipice, au fond duquel se trouve une vallée de niveau avec la plaine, vallée qui coupe transversalement la chaîne en deux et qui me sépare des quatre pics. Cette vallée est fort étroite, mais fort plate, et elle forme un beau passage pour les Indiens, car elle fait communiquer entre elles les plaines qui se trouvent au nord et au sud de la chaîne. Descendu dans cette vallée pour la traverser, j’aperçois deux chevaux ; je me cache immédiatement dans les longues herbes et examine tous les environs avec soin ; mais, ne voyant aucun signe d’Indiens, je commence ma seconde ascension. La journée s’avançait déjà, et cette partie de la montagne est tout aussi escarpée, tout aussi rugueuse que l’autre. J’arrive enfin au sommet du second pic à deux heures, mais je n’y parviens qu’avec la plus grande difficulté ; tous les 20 mètres, en effet, je ressentais des crampes dans le haut des deux cuisses, à tel point que je ne savais si je pourrais redescendre. Il me fallait aussi revenir par une autre route, car je ne me sentais pas la force d’escalader de nouveau la montagne que j’avais traversée le matin. Je me vois donc obligé de renoncer à faire l’ascension des deux pics les plus élevés. La différence de hauteur n’est d’ailleurs pas bien considérable et, au point de vue géologique, je savais tout ce que je désirais savoir ; le résultat à obtenir ne valait donc pas une nouvelle fatigue. Je suppose que mes crampes provenaient du grand changement d’action musculaire ; grimper beaucoup après une longue course à cheval. C’est là une leçon dont il est bon de se souvenir, car, dans certain cas, on pourrait se trouver fort embarrassé.

J’ai déjà dit que la montagne se compose de rochers de quartz blanc auquel se trouve mêlé un peu de schiste argileux brillant. À la hauteur de quelques centaines de pieds au-dessus de la plaine, des amas de conglomérats adhèrent en plusieurs endroits au rocher. Par leur dureté, par la nature du ciment qui les unit, ils ressemblent aux masses que l’on peut voir se former journellement sur quelques côtes. Je ne doute pas que l’agglomération de ces cailloux n’ait eu lieu de la même manière, à l’époque où la grande formation calcaire se déposait au-dessous de la mer environnante. On peut facilement se figurer que le quartz si fouillé, si découpé, reproduit encore les effets des grandes vagues d’un immense océan.

Cette ascension, en somme, me désappointa beaucoup. La vue elle-même est insignifiante : une plaine aussi unie que la mer, mais sans la belle couleur de celle-ci et sans des lignes aussi définies. Quoi qu’il en soit, cette scène était toute nouvelle pour moi et j’avais, en outre, éprouvé une certaine émotion quand j’avais cru voir apparaître des Indiens. Il est certain toutefois que le danger n’était pas bien terrible, car mes deux compagnons allumèrent un grand feu, chose qui ne se fait jamais quand on redoute le voisinage des Indiens. Je reviens à notre bivouac à la nuit tombante, et, après avoir bu beaucoup de maté, après avoir fumé plusieurs cigarettes, j’eus bientôt fait mes dispositions pour la nuit. Un vent très-froid soufflait avec violence, ce qui ne m’empêcha pas de dormir mieux que je n’aie jamais dormi.

10 septembre. — Nous arrivons vers le milieu du jour à la posta de la Sauce, après avoir bravement couru devant la tempête. En chemin, nous avons vu un grand nombre de cerfs, et, plus près de la montagne, un guanaco. De singuliers ravins traversent la plaine qui vient mourir au pied de la sierra ; l’un de ces ravins, ayant environ 20 pieds de largeur sur 30 au moins de profondeur, nous oblige à faire un circuit considérable avant de pouvoir le traverser. Nous passons la nuit à la posta ; la conversation roule, comme toujours, sur les Indiens. Anciennement la sierra Ventana était un de leurs postes favoris, et on s’est beaucoup battu en cet endroit, il y a trois ou quatre ans. Mon guide assistait à un de ces combats, où beaucoup d’Indiens perdirent la vie. Les femmes parvinrent à atteindre le sommet de la montagne et s’y défendirent bravement en faisant rouler de grosses pierres sur les soldats. Beaucoup d’entre elles finirent par se sauver.

11 septembre. — Nous nous rendons à la troisième posta en compagnie du lieutenant qui la commande. On dit qu’il y a 15 lieues entre les deux postes, mais on ne fait que supposer et ordinairement on exagère un peu. La route offre peu d’intérêt, on traverse continuellement une plaine sèche couverte de gazon ; à notre gauche, à une distance variable, une rangée de petites collines que nous traversons au moment d’arriver à la posta. Nous rencontrons aussi un immense troupeau de bœufs et de chevaux gardé par quinze soldats qui nous disent en avoir déjà perdu beaucoup. Il est fort difficile, en effet, de faire traverser les plaines à ces animaux, car si, pendant la nuit, un puma ou même un renard s’approche du troupeau, rien ne peut empêcher les chevaux affolés de se disperser dans toutes les directions ; un orage a sur eux le même effet. Il y a peu de temps un officier quitta Buenos Ayres avec cinq cents chevaux, il n’en avait plus vingt quand il rejoignit l’armée.

Peu de temps après un nuage de poussière nous apprend qu’une troupe de cavaliers se dirige vers nous ; mes compagnons les reconnaissent pour des Indiens alors qu’ils sont encore à une distance considérable, à leurs cheveux épars sur le dos. Ordinairement les Indiens portent un bandeau autour de la tête, mais aucun vêtement, et leurs longs cheveux noirs soulevés par le vent leur donnent un aspect plus sauvage encore. C’est une partie de la tribu amie de Bernantio qui se rend à une saline pour faire une provision de sel. Les Indiens mangent beaucoup de sel ; leurs enfants croquent des morceaux de sel comme les nôtres croquent des morceaux de sucre. Les Gauchos ont un goût tout différent, car ils en mangent à peine, bien qu’ils aient le même genre de vie ; selon Mungo Park[2], les peuples qui ne se nourrissent que de légumes ont une véritable passion pour le sel. Les Indiens, lancés au galop, nous saluèrent amicalement en passant ; ils chassaient devant eux un troupeau de chevaux et étaient suivis à leur tour par une bande de chiens maigres.

12 et 13 septembre. — Je reste deux jours à cette posta ; j’attends une troupe de soldats qui doit passer ici se rendant à Buenos Ayres. Le général Rosas a eu la bonté de me faire prévenir du passage de cette troupe et il m’engage à l’attendre pour profiter d’une aussi bonne escorte. Dans la matinée je vais visiter quelques collines du voisinage pour voir le pays et pour les examiner au point de vue géologique. Après le dîner les soldats se divisent en deux camps pour essayer leur adresse avec les bolas. On plante deux lances dans le sol à 35 mètres de distance l’une de l’autre, mais les bolas ne les atteignent qu’une fois sur quatre ou cinq fois. On peut lancer les bolas à 50 ou 60 mètres, mais sans pouvoir viser. Toutefois cette distance ne s’applique pas aux hommes à cheval ; quand la vitesse du cheval vient s’ajouter à la force du bras, on peut les lancer, dit-on, avec presque certitude d’atteindre le but, à une distance de 80 mètres. Comme preuve de la force de cette arme, je puis citer le fait suivant : quand les Espagnols, aux îles Falkland, assassinèrent une partie de leurs compatriotes et tous les Anglais qui s’y trouvaient, un jeune Espagnol se sauvait de toute la vitesse de ses jambes. Un individu, nommé Luciano, grand et bel homme, le poursuivait au galop, en lui criant de s’arrêter, car il voulait lui dire deux mots. Au moment où l’Espagnol allait atteindre le bateau, Luciano lança ses bolas, elles vinrent s’enrouler autour des jambes du fugitif avec une telle force, qu’il tomba évanoui. Quand Luciano eut achevé ce qu’il avait à lui dire, on permit au jeune homme de s’embarquer. Il nous dit que ses jambes portaient de grandes meurtrissures là où la corde s’était enroulée, comme s’il avait subi le supplice du fouet. Dans le courant de la journée arrivèrent de la posta suivante deux hommes chargés d’un paquet pour le général Rosas. Ainsi, outre ces deux hommes, notre troupe se composait de mon guide et de moi, du lieutenant et de ses quatre soldats. Ces derniers étaient fort étranges ; le premier, un beau nègre tout jeune ; le second, un métis à moitié indien, à moitié nègre ; quant aux autres, impossible de rien déterminer : un vieux mineur chilien, couleur d’acajou, et un autre mi-parti mulâtre. Mais jamais je n’avais vu métis ayant une expression aussi détestable. Le soir, je me retire un peu à l’écart pendant qu’ils jouent aux cartes, assis autour du feu, pour contempler à mon aise cette scène digne du pinceau de Salvator Rosa. Ils étaient assis au pied d’un petit monticule qui surplombait un peu, de telle sorte que je dominais cette scène ; autour d’eux, des chiens endormis, des armes, des restes de cerfs et d’autruches et leurs longues lances plantées dans le sol. Au second plan, plongé dans une obscurité relative, leurs chevaux attachés à des piquets et tout prêts en cas d’alerte. Si la tranquillité qui régnait dans la plaine venait à être troublée par l’aboiement de leurs chiens, un des soldats quittait le feu, plaçait son oreille contre terre et écoutait attentivement. Si même le bruyant turu-tero venait à pousser son cri perçant, la conversation s’arrêtait aussitôt et toutes les têtes s’inclinaient pour prêter l’oreille pendant un instant.

Quelle misérable existence que celle de ces hommes ! Ils se trouvaient à 10 lieues au moins du poste de Sauce et, depuis le meurtre commis par les Indiens, à 20 lieues de tout autre poste. On suppose que les Indiens avaient attaqué au milieu de la nuit le poste détruit, car le lendemain du meurtre, le matin de fort bonne heure, on les vit heureusement s’approcher du poste où je me trouve. La petite troupe put s’échapper et emmener les chevaux, chacun des soldats se sauvant de son côté et emmenant avec lui autant de chevaux qu’il pouvait en conduire.

Ces soldats habitent une petite hutte, faite de tiges de chardons, qui ne les abrite ni contre le vent, ni contre la pluie ; dans ce dernier cas même, la seule fonction du toit consiste à la réunir en gouttes plus larges. On ne leur fournit pas de vivres, ils n’ont pour se nourrir que ce qu’ils peuvent attraper : autruches, cerfs, tatous, etc.; pour tout combustible, ils n’ont que les tiges d’une petite plante qui ressemble quelque peu à un aloès. Le seul luxe que puissent se permettre ces hommes est de fumer des cigarettes et de mâcher du maté. Je ne pouvais m’empècher de penser que les vautours, compagnons ordinaires de l’homme dans ces plaines désertes, perchés sur les hauteurs voisines, semblaient, par leur patience exemplaire, dire à chaque instant : « Ah ! quel festin quand viendront les Indiens. »

Dans la matinée, nous sortons tous pour aller chasser ; nous n’avons pas grand succès, et cependant la chasse est animée. Peu après notre départ, nous nous séparons ; les hommes font leur plan de façon qu’à un certain instant de la journée (ils sont fort habiles pour calculer les heures) ils se rencontrent tous, venant de différents côtés à un endroit désigné, pour rabattre ainsi à cet endroit les animaux qu’ils pourraient rencontrer. Un jour, j’assistai à une chasse à Bahia Blanca ; là, les hommes se contentèrent de former un demi-cercle, séparés les uns des autres d’un quart de mille environ. Les cavaliers les plus avancés surprirent une autruche mâle qui essaya de s’échapper d’un côté. Les Gauchos poursuivirent l’autruche de toute la vitesse de leurs chevaux, chacun d’eux faisant tournoyer les terribles bolas autour de sa tête. Celui enfin qui était le plus proche de l’oiseau les lança avec une vigueur extraordinaire ; elles allèrent s’enrouler autour des pattes de l’autruche, qui tomba impuissante sur le sol.

Trois espèces de perdrix[3], dont deux aussi grosses que des poules faisanes, abondent dans les plaines qui nous entourent. On rencontre aussi en quantité considérable, un joli petit renard, leur ennemi mortel ; dans le courant de la journée, nous en avons vu au moins quarante ou cinquante ; ils se tiennent ordinairement à l’entrée de leur terrier, ce qui n’empêche pas les chiens d’en tuer un. À notre retour à la posta, nous retrouvons deux de nos hommes qui avaient chassé de leur côté. Ils ont tué un puma et découvert un nid d’autruche contenant vingt-sept œufs. Chacun de ces œufs pèse, dit-on, autant que onze œufs de poule, ce qui fait que ce seul nid nous fournit autant d’aliments que l’auraient fait deux cent quatre-vingt-dix-sept œufs de poule.

11 septembre. — Les soldats appartenant à la posta suivante veulent retourner chez eux ; or comme, en nous joignant à eux, nous serons cinq hommes tous armés, je me décide à ne pas attendre les troupes annoncées. Mon hôte, le lieutenant, fait tous ses efforts pour me retenir. Il a été extrêmement obligeant pour moi ; non-seulement il m’a nourri, mais il m’a prêté ses chevaux particuliers, aussi je désire le rémunérer de quelque façon que ce soit. Je demande à mon guide si l’usage me permet de le faire, et il me répond que non ; il ajoute que, outre un refus, je m’attirerais probablement une parole comme celle-ci : « Dans notre pays, nous donnons de la viande à nos chiens, ce n’est certes pas pour la vendre aux chrétiens. » Il ne faut pas supposer que le rang de lieutenant dans une telle armée soit la cause de ce refus de payement ; non, ce refus provient de ce que, dans toute l’étendue de ces provinces, chacun, tous les voyageurs peuvent l’affirmer, considère la pratique de l’hospitalité comme un devoir. Après avoir fourni un galop de quelques lieues, nous entrons dans une région basse et marécageuse qui s’étend vers le nord, pendant près de 80 milles (123 kilomètres), jusqu’à la sierra Tapalguen. Dans quelques parties, cette région consiste en belles plaines humides recouvertes de gazon ; dans d’autres, en un sol mou, noir et tourbeux. On y rencontre aussi de nombreux lacs fort grands, mais peu profonds, et d’immenses champs de roseaux. En somme, ce pays ressemble aux plus belles parties des marécages du Cambridgeshire. Nous avons quelque difficulté, le soir, à trouver, au milieu des marais, un endroit sec pour y établir notre bivouac.

15 septembre. — Nous partons de bonne heure. Bientôt nous passons auprès des ruines de la posta, dont les cinq soldats ont été massacrés par les Indiens. Le commandant avait reçu dix-huit coups de chuzo. Au milieu de la journée, après avoir galopé pendant fort longtemps, nous atteignons la cinquième posta. La difficulté de nous procurer des chevaux nous y fait passer la nuit. Ce point est le plus exposé de toute la ligne, aussi y a-t-il vingt et un soldats. Au coucher du soleil, ils reviennent de la chasse, apportant sept cerfs, trois autruches, plusieurs tatous et un grand nombre de perdrix. Il est d’usage, quand on parcourt la plaine, de mettre le feu aux herbes : c’est ce que les soldats ont fait aujourd’hui, aussi assistons-nous pendant la nuit à de magnifiques conflagrations, et l’horizon s’illumine de tous côtés. On incendie la plaine, un peu pour rôtir les Indiens qui pourraient se trouver environnés par les flammes, mais principalement pour améliorer le pâturage. Dans les plaines couvertes de gazon, mais que ne fréquentent pas les grands ruminants, il semble nécessaire de détruire par le feu le superflu de la végétation, de façon à ce qu’une nouvelle récolte puisse pousser.

En cet endroit, le rancho n’a pas même de toit, il consiste tout simplement en une rangée de tiges de chardons disposées de façon à défendre un peu les hommes contre le vent. Ce rancho est situé sur les bords d’un lac fort étendu, mais fort peu profond, littéralement couvert d’oiseaux sauvages, parmi lesquels se fait remarquer le cygne à cou noir.

L’espèce de pluvier qui semble monté sur des échasses (Himantopus nigricollis) se trouve ici en bandes considérables. On a, à tort, accusé cet oiseau d’avoir peu d’élégance ; quand il circule dans l’eau peu profonde, sa résidence favorite, sa démarche est loin d’être disgracieuse. Réunis en bandes, ces oiseaux font entendre un cri qui ressemble singulièrement aux aboiements d’une meute de petits chiens en pleine chasse ; éveillé tout à coup au milieu de la nuit, il me semble pendant quelques instants entendre des aboiements. Le teru-tero (Vanellus Cayanus) est un autre oiseau qui, souvent aussi, trouble le silence de la nuit. Par son aspect et par ses habitudes il ressemble, sous bien des rapports, à nos vanneaux ; toutefois ses ailes sont armées d’éperons aigus, comme ceux que le coq commun porte aux pattes. Quand on traverse les plaines couvertes de gazon, ces oiseaux vous poursuivent constamment ; ils semblent détester l’homme, qui le leur rend bien, car rien n’est plus désagréable que leur cri aigu, toujours le même, et qui ne cesse pas de se faire entendre un seul instant. Le chasseur les exècre parce qu’ils annoncent son approche à tous les oiseaux et à tous les animaux ; peut-être rendent-ils quelques services au voyageur ; car, comme dit Molina, ils lui annoncent l’approche du voleur de grand chemin. Pendant la saison des amours, ils feignent d’être blessés et de pouvoir à peine se sauver, afin d’entraîner loin de leur nid les chiens et tous leurs autres ennemis. Les œufs de ces oiseaux font, dit-on, un manger très-délicat.

16 septembre. — Nous gagnons la septième posta, située au pied de la sierra Tapalguen. Nous avons traversé un pays absolument plat ; le sol, mou et tourbeux, est recouvert d’herbes grossières. La hutte est fort propre et fort habitable ; les poteaux et les poutres consistent en une douzaine environ de tiges de chardons liées ensemble par des rubans de cuir ; ces poteaux, qui ressemblent à des colonnes ioniques, supportent le toit et les côtés recouverts de roseaux en guise de chaume. On me raconte ici un fait que je n’aurais pas voulu croire si je n’en avais été en partie le témoin oculaire. Pendant la nuit précédente, de la grêle, aussi grosse que de petites pommes et extrêmement dure, était tombée avec tant de violence, qu’elle avait tué un grand nombre d’animaux sauvages. Un des soldats avait trouvé treize cadavres de cerfs (Cervus campestris), et on me montra leur peau encore toute fraîche ; quelques minutes après mon arrivée, un autre soldat en apporta sept autres. Or, je sais parfaitement qu’un homme sans chiens n’aurait pas pu tuer sept cerfs en une semaine. Les hommes affirmaient avoir vu au moins quinze autruches mortes (nous en avions une pour dîner) ; ils ajoutaient que beaucoup d’autres avaient été aveuglées. Un grand nombre de petits oiseaux, tels que canards, faucons et perdrix, avaient été tués. On me montra une perdrix dont le dos tout noir semblait avoir été frappé avec une grosse pierre. Une haie de tiges de chardons qui entourait la hutte, avait été presque détruite, et un des hommes, en mettant la tête dehors pour voir ce qu’il y avait, avait reçu une blessure grave ; il portait un bandage. L’orage n’avait, me dit-on, exercé ses ravages que sur une étendue de terrain peu considérable. De notre bivouac de la dernière nuit, nous avions vu, en effet, un nuage fort noir et des éclairs dans cette direction. Il est incroyable que des animaux aussi forts que les cerfs aient été tués de cette façon ; mais, d’après les preuves que je viens de rapporter, je suis persuadé qu’on m’a raconté le fait sans l’exagérer.

Je suis heureux, toutefois, que le jésuite Drobrizhoffer[4] ait par avance confirmé ce témoignage ; parlant d’un pays situé beaucoup plus au nord, il dit : « Il est tombé de la grêle si grosse, qu’elle a tué un grand nombre de bestiaux. Les Indiens, depuis cette époque, appellent l’endroit où elle est tombée Lalegraicavalca, c’est-à-dire « les petites choses blanches. » Le docteur Malcolmson m’apprend aussi qu’il a assisté dans l’Inde, en 1831, à un orage de grêle qui a tué un grand nombre de grands oiseaux et qui a blessé beaucoup de bestiaux. Les grêlons étaient plats, l’un d’eux avait une circonférence de 10 pouces et un autre pesait 2 onces ; ces grêlons défoncèrent une route empierrée, comme auraient pu le faire des balles ; ils passaient à travers les vitres en faisant un trou rond, mais sans les craqueler.

Après dîner, nous traversons la sierra Tapalguen, chaîne de collines de quelques centaines de pieds d’élévation, qui commence au cap Corrientes. Dans la partie du pays où je me trouve, le roc est du quartz pur ; plus à l’est, on me dit que c’est du granite. Les collines affectent une forme remarquable ; elles consistent en plateaux entourés de falaises perpendiculaires peu élevées, comme les lambeaux détachés d’un dépôt sédimentaire. La colline sur laquelle je montai est fort peu importante, elle n’a guère que 200 mètres de diamètre ; mais j’en vois d’autres plus grandes. L’une d’elles, à laquelle on a donné le nom de Corral, a, dit-on, 2 ou 3 milles de diamètre et est enfermée par des falaises perpendiculaires ayant de 30 à 40 pieds de haut, sauf en un endroit où se trouve l’entrée. Falconer[5] raconte que les Indiens poussent dans cet enclos naturel des troupes de chevaux sauvages, et qu’il leur suffit de garder l’entrée pour les empêcher de sortir. Je n’ai jamais entendu citer d’autre exemple de plateaux dans une formation de quartz qui, dans la colline que j’ai examinée, ne portait aucune trace de clivage ou de stratification. On m’a dit que le roc du corral est blanc et produit des étincelles quand on le frappe.

Nous n’arrivons qu’après la nuit tombée à la posta, située sur les bords du rio Tapalguen. À souper, d’après quelques mots que j’entends prononcer, je suis soudain frappé d’horreur à la pensée que je mange un des plats favoris du pays, c’est-à-dire un veau à demi formé. C’était du puma ; la viande de cet animal est très-blanche et a le goût du veau. On s’est beaucoup moqué du docteur Shaw, pour avoir dit que « la chair du lion est fort estimée et que par la couleur, le goût et la saveur elle ressemble beaucoup à la chair du veau. » Il en est certainement ainsi pour le puma. Les Gauchos diffèrent d’opinion, quant à la chair du jaguar ; mais ils disent tous que le chat fait un manger excellent.

17 septembre. — Nous suivons le rio Tapalguen, à travers un pays fertile, jusqu’à la neuvième posta. Tapalguen lui-même, ou la ville de Tapalguen, si on peut lui donner ce nom, consiste en une plaine parfaitement plate, parsemée, aussi loin que la vue peut s’étendre, des toldos ou huttes en forme de four, des Indiens. Les familles des Indiens alliés qui combattent dans les rangs de l’armée de Rosas résident ici. Nous rencontrons un grand nombre de jeunes indiennes montées, deux ou trois ensemble, sur le même cheval ; elles sont pour la plupart fort jolies, et on pourrait prendre leur teint si frais pour l’emblème de la santé. Outre les toldos, il y a trois ranchos : l’un est habité par le commandant, et les deux autres par des Espagnols qui tiennent de petites boutiques.

Je puis enfin acheter un peu de biscuit. Depuis plusieurs jours je ne mange absolument que de la viande ; ce nouveau régime ne me déplaît pas, mais il me semble que je ne pourrais le supporter qu’à condition de faire un violent exercice. J’ai entendu dire que des malades, en Angleterre, à qui on ordonne une nourriture exclusivement animale, peuvent à peine, même avec l’espoir de la vie, se résoudre à s’y soumettre. Cependant les Gauchos des Pampas ne mangent que du bœuf pendant des mois entiers. Mais j’ai observé qu’ils absorbent une grande proportion de gras, qui est de nature moins animale, et ils détestent tout particulièrement la viande sèche, telle que celle de l’agouti. Le docteur Richardson[6] a remarqué aussi que, « quand on s’est nourri exclusivement pendant longtemps de viande maigre, on éprouve un désir si irrésistible de manger du gras, qu’on peut en consommer une quantité considérable, même de gras huileux, sans éprouver de nausées » ; cela me paraît constituer un fait physiologique fort curieux. C’est peut-être comme conséquence de leur diète exclusivement animale que les Gauchos, comme tous les autres animaux carnivores, peuvent s’abstenir de nourriture pendant longtemps. On m’a affirmé qu’à Tandeel des soldats ont volontairement poursuivi une troupe d’Indiens, pendant trois jours, sans boire ni manger.

J’ai vu dans les boutiques bien des articles, tels que couvertures de cheval, ceintures et jarretières tissées par les femmes indiennes. Les dessins sont fort jolis et les couleurs brillantes. Le travail des jarretières est si parfait, qu’un négociant anglais à Buenos Ayres me soutenait qu’elles avaient dû être fabriquées en Angleterre ; il fallut, pour le convaincre, lui montrer que les glands étaient attachés avec des morceaux de nerfs fendus.

18 septembre. — Nous avons fait une longue étape aujourd’hui. À la douzième posta, à 7 lieues au sud du rio Salado, nous trouvons la première estancia avec des bestiaux et des femmes blanches. Nous avons ensuite à traverser plusieurs milles de pays inondé ; l’eau monte jusqu’au-dessus des genoux de nos chevaux. En croisant les étriers et en montant à la manière des Arabes, c’est-à-dire les jambes repliées et les genoux très-élevés, nous parvenons à ne pas trop nous mouiller. Il fait presque nuit quand nous arrivons au Salado. Ce fleuve est profond et a environ 40 mètres de largeur ; en été il se dessèche presque complètement, et le peu d’eau qui y reste encore devient aussi salée que celle de la mer. Nous couchons dans une des grandes estancias du général Rosas. Elle est fortifiée et elle a une importance telle, qu’en arrivant la nuit je la prends pour une ville et sa forteresse. Le lendemain, nous voyons d’immenses troupeaux de bestiaux ; le général possède ici 74 lieues carrées de terrains. Anciennement, il employait près de trois cents hommes dans cette propriété, et ils étaient disciplinés de façon à défier toutes les attaques des Indiens.

19 septembre. — Nous traversons Guardia del Monte. C’est une jolie petite ville un peu clair-semée, avec de nombreux jardins plantés de pêchers et de cognassiers. La plaine ressemble absolument à celle qui entoure Buenos Ayres. Le gazon est court et d’un beau vert ; il est entrecoupé de champs de trèfle et de chardons ; on remarque aussi de nombreux terriers de viscache. Dès qu’on a traversé le Salado, le pays change entièrement d’aspect ; jusqu’alors nous n’étions entourés que d’herbages grossiers, nous voyageons actuellement sur un beau tapis vert. Je crois, d’abord, devoir attribuer ce changement à une modification dans la nature du sol ; mais les habitants m’affirment qu’ici, aussi bien que dans le Banda oriental, où l’on remarque une aussi grande différence entre le pays qui entoure Montevideo et les savanes si peu habitées de Colonia, il faut attribuer ce changement à la présence des bestiaux. On a observé exactement le même fait dans les prairies de l’Amérique du Nord[7], où des herbes communes et grossières, atteignant 5 ou 6 pieds de hauteur, se transforment en gazon dès qu’on y introduit des bestiaux en quantité suffisante. Je ne suis pas assez botaniste pour prétendre dire si la transformation provient de l’introduction de nouvelles espèces, de modifications dans la croissance des mêmes herbes ou d’une diminution de leur nombre proportionnel. Azara a été aussi fort étonné de ce changement d’aspect ; en outre, il se demande la raison de l’apparition immédiate, sur les bords de tous les sentiers qui conduisent à une hutte nouvellement construite, de plantes qui ne croissent pas dans le voisinage. Dans un autre endroit il dit[8] : « Ces chevaux (sauvages) ont la manie de préférer les chemins et le bord des routes pour déposer leurs excréments ; on en trouve des monceaux dans ces endroits. » Mais n’est-ce pas là une explication du fait ? Ne se produit-il pas ainsi des lignes de terre richement fumée qui servent de canaux de communication à travers d’immenses régions ?

Auprès de Guardia, nous trouvons la limite méridionale de deux plantes européennes devenues extraordinairement communes. Le fenouil abonde sur les revêtements des fossés dans le voisinage de Buenos Ayres, de Montevideo et d’autres villes. Mais le cardon[9] s’est répandu bien davantage ; on le trouve dans ces latitudes des deux côtés de la Cordillère, sur toute la largeur du continent. Je l’ai rencontré dans des endroits peu fréquentés du Chili, de l’Entre-Rios et du Banda oriental. Dans ce dernier pays seul, bien des milles carrés (probablement plusieurs centaines) sont recouverts par une masse de ces plantes armées de piquants, endroits où ni hommes ni bêtes ne peuvent pénétrer. Aucune autre plante ne peut actuellement exister sur les plaines ondulées où croissent ces cardons ; mais, avant leur introduction, la surface devait être couverte de grandes herbes, comme toutes les autres parties. Je doute qu’on puisse citer un exemple plus extraordinaire des envahissements d’une plante opérés sur une aussi grande échelle. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai vu le cardon nulle part au sud du Salado ; mais il est probable que, à mesure que le pays se peuplera, le cardon étendra ses limites. Le chardon géant des Pampas, à feuilles variées, se comporte tout différemment, car je l’ai rencontré dans la vallée du Sauce. Selon les principes si bien exposés par M. Lyell, peu de pays ont, depuis l’an 1535, alors que le premier colon vint débarquer avec soixante-douze chevaux sur les rives de la Plata, subi des modifications plus remarquables. Les innombrables troupeaux de chevaux, de bestiaux et de moutons ont non-seulement modifié le caractère de la végétation, mais ils ont aussi repoussé de toutes parts et fait presque disparaître le guanaco, le cerf et l’autruche. Nombre d’autres changements ont dû aussi se produire ; le cochon sauvage remplace très-probablement le pécari dans bien des endroits ; on peut entendre des bandes de chiens sauvages hurler dans les bois qui couvrent les bords des rivières les moins fréquentées ; et le rat commun, devenu un grand et féroce animal, habite les collines rocheuses. Comme M. d’Orbigny l’a fait remarquer, le nombre des vautours a dû immensément s’accroître depuis l’introduction des animaux domestiques, et j’ai indiqué brièvement les raisons qui me font croire qu’ils ont considérablement étendu leur habitat vers le sud. Sans aucun doute aussi, beaucoup d’autres plantes, outre le fenouil et le cardon, se sont acclimatées ; je n’en veux pour preuve que le nombre des pêchers et des orangers qui croissent sur les îles à l’embouchure du Parana et qui proviennent de graines qu’y ont transportées les eaux du fleuve.

Pendant que nous changeons de chevaux à Guardia, plusieurs personnes viennent me faire une foule de questions à propos de l’armée. Je n’ai jamais vu popularité plus grande que celle de Rosas, ni plus grand enthousiasme pour la guerre « la plus juste des guerres, parce qu’elle est dirigée contre des sauvages. » Il faut avouer que l’on comprend un peu cet élan, si l’on songe qu’il y a peu de temps encore, hommes, femmes, enfants, chevaux, étaient exposés aux outrages des Indiens. Nous parcourons pendant toute la journée une belle plaine verte, couverte de troupeaux ; çà et là une estancia solitaire, toujours ombragée d’un seul arbre. Le soir, il se met à pleuvoir ; nous arrivons à un poste, mais le chef nous dit que si nous n’avons pas de passe-ports bien en règle, nous pouvons passer notre chemin, car il y a tant de voleurs qu’il ne veut se fier à personne. Je lui présente mon passe-port, et, dès qu’il en a lu les premiers mots : El naturalista don Carlos, il devient aussi respectueux et aussi poli qu’il était soupçonneux auparavant. Naturaliste ! je suis persuadé que ni lui, ni ses compatriotes ne comprennent bien ce que cela peut vouloir dire ; mais il est probable que mon titre mystérieux ne fait que lui inspirer une plus haute idée de ma personne.

20 septembre. — Vers le milieu de la journée nous arrivons à Buenos Ayres. Les haies d’agaves, les bosquets d’oliviers, de pêchers et de saules, dont les feuilles commencent à s’ouvrir, donnent aux faubourgs de la ville un aspect délicieux. Je me rends à l’habitation de M. Lumb, négociant anglais, qui, pendant mon séjour dans le pays, m’a comblé de bontés.

La ville de Buenos Ayres[10] est grande et une des plus régulières, je crois, qui soient au monde. Toutes les rues se coupent à angle droit, et toutes les rues parallèles se trouvant à égale distance les unes des autres, les maisons forment des carrés solides d’égales dimensions que l’on appelle quadras.

Les maisons, dont toutes les chambres s’ouvrent sur une jolie petite cour, n’ont ordinairement qu’un étage, surmonté d’une terrasse garnie de sièges. En été les habitants se tiennent ordinairement sur ces terrasses. Au centre de la ville se trouve la place, autour de laquelle on remarque les édifices publics, la forteresse, la cathédrale, etc. ; là aussi se trouvait, avant la révolution, le palais des vice-rois. L’ensemble de ces édifices offre un magnifique coup d’œil, bien qu’aucun d’eux n’ait de grandes prétentions à une belle architecture.

Un des spectacles les plus curieux que puisse offrir Buenos Ayres est le grand corral, où l’on garde avant de les abattre les bestiaux qui doivent servir à l’approvisionnement de la ville. La force du cheval comparée à celle du bœuf est réellement étonnante. Un homme à cheval, après avoir enlacé de son lazo les cornes d’un bœuf, peut traîner ce dernier où il le veut. L’animal laboure la terre de ses jambes tendues en avant pour résister à la force supérieure qui l’entraîne, mais tout est inutile ; ordinairement aussi le bœuf prend son élan et se jette de côté, mais le cheval se tourne immédiatement pour recevoir le choc qui se produit avec une telle violence que le bœuf est presque renversé ; il est fort surprenant qu’il n’ait pas le cou cassé. La lutte, il faut le dire, n’est pas tout à fait égale, car, tandis que le cheval tire du poitrail, le bœuf tire du sommet de la tête. Un homme, d’ailleurs, peut retenir de la même façon le cheval le plus sauvage, si le lazo a été le saisir juste derrière les oreilles. On traîne le bœuf à l’endroit où il doit être abattu ; puis le matador, s’approchant avec précaution, lui coupe le jarret. C’est alors que l’animal pousse son mugissement de mort, le cri d’agonie le plus terrible que je connaisse. Je l’ai souvent entendu à une grande distance, le distinguant au milieu d’une foule d’autres bruits, et j’ai toujours compris que la lutte était finie. Toute cette scène est horrible et révoltante ; on marche sur une couche d’ossements, et chevaux et cavaliers sont couverts de sang.




  1. J’emploie le mot chardon faute d’une expression plus correcte. Je crois que c’est une espèce d’Eryngium.
  2. Travels in Africa, p. 233.
  3. Deux espèces de Tinamus et l’Eudromia elegans, de A. d’Orbigny, que ses habitudes seules peuvent faire appeler une perdrix.
  4. History of the Abipones, vol. II. p. 6.
  5. Falconer, Patagonia, p. 70.
  6. Fauna Boreali-Americana, vol. I, p. 33.
  7. Voir la description des prairies par M. Atwater, dans Silliman N. A. Journal, vol. I. p. 117.
  8. Azara, Voyage, vol. I, p. 373.
  9. M. A. d’Orbigny (vol. I, p 474) dit que l’on trouve le cardon et l’artichaut à l’état sauvage. Le docteur Hooker (Botanical Magazine, vol. LV, p. 2862) a décrit, sous le nom d’inermis, une variété du Cynara provenant de cette partie de l’Amérique méridionale. Il affirme que la plupart des botanistes croient aujourd’hui que le cardon et l’artichaut sont des variétés de la même plante. Je puis ajouter qu’un fermier fort intelligent m’a affirmé avoir vu, dans un jardin abandonné, des plants d’artichauts se changer en cardon commun. Le docteur Hooker croit que la magnifique description que fait Head du chardon des Pampas s’applique au cardon, mais c’est là une erreur. Le capitaine Head fait allusion à la plante dont je vais m’occuper tout à l’heure sous le nom de chardon géant. Est-ce un vrai chardon ? Je n’en sais rien ; mais cette plante diffère absolument du cardon et ressemble beaucoup plus à un chardon.
  10. Buenos Ayres contient, dit-on (1833), 60 000 habitants. Montevideo, seconde ville importante sur les bords de la Plata, en contient 15 000. Buenos Ayres a aujourd’hui 100 000 habitants ; Montevideo, 40 000.