Voyage aux pays des Brahmes/Texte entier

E. Dentu, éditeur (p. --357).


VOYAGE

AU

PAYS DES BRAHMES











LIBRAIRIE DE E. DENTU, ÉDITEUR





DU MÊME AUTEUR


Voyage au pays des Bayadères, 5e édition, 1 vol. gr.
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Voyage au pays des Perles, 4e édition, 1 vol.
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Sous presse :

Voyage aux Ruines de Golconde, nouvelle édition illustrée
4 fr.
Voyage
au pays
des Brahmes
par
Louis Jacolliot

Illustrations de El Geardi
Paris
E. Dentu, Éditeur
Libraire de la Société des gens de lettres
Palais-Royal, 15-17-19, Galerie D’Orléans

1878
Tous droits réservés.


PREMIÈRE PARTIE

DE TRIVANDERAM À GOA












VOYAGE
AU
PAYS DES BRAHMES

PREMIÈRE PARTIE

DE TRIVANDERAM À GOA ET BEDJAPOUR


Trivanderam. — Le capitaine Barcley. — Goa. — Un intérieur indo-portugais. — Départ pour Bedjapour. — Le village de Nandapour. — Le Prasada, poëme des poëmes. — Légendes de l’époque patriarcale. — La grande incarnation de Vischnou. — La belle Kandâlikâ.


— Allons, capitaine, fis-je à mon compagnon, il est temps de s’arracher aux délices de Trivanderam… Je vais donner l’ordre à Amoudou de tenir prêt Mahadéva et les bufflones pour demain au lever du jour.

— Encore vingt-quatre heures de grâce, me répondit mon ami d’un ton suppliant.

— Voulez-vous, oui ou non, suivre l’itinéraire que nous nous sommes tracé, c’est-à-dire visiter les grandes ruines de Goa, Bedjapour, Golconde, Eléphanta, Ellara, Karly…, étudier sur la pierre et le marbre, les vestiges des vieilles civilisations disparues et soulever un coin de ce voile mystérieux qui recouvre depuis des milliers d’années la vie intime des Indous ?

Un soupir, accompagné de quelques bouffées odorantes d’un tabac vert de Coringuy, qui faisait les délices de mon ami, furent les seuls signes d’attention que je pus obtenir de lui, et je pris sur moi de tout faire préparer pour le départ.

Le capitaine au long cours Durand était un Bordelais qui commandait dans les mers de l’Inde pour une maison de Nantes. À la suite du terrible cyclone qui dévasta la côte de Coromandel, en 1865, son navire avait été vendu à Pondichéry pour innavigabilité, et il se préparait à rentrer en France par la voie des steamers, lorsqu’une dépêche de ses armateurs vint l’aviser de rester dans l’Inde, pour y attendre l’arrivée d’un nouveau navire dont il devait prendre le commandement. Le brave marin pestait déjà contre les sept à huit mois de loisirs forcés auxquels il allait se trouver condamné, lorsque le hasard nous ayant réunis, je lui proposai d’être mon compagnon de voyage. Il avait accepté avec enthousiasme, et nous venions de parcourir ensemble les trois provinces de Karnatic, Travencor et Malayalum[1].

J’appartenais alors comme conseiller auditeur à la Cour d’appel de Pondichéry, et grâce à cette qualité, j’avais pu obtenir des gouverneurs des présidences de Madras et de Bombay un bill of requisition qui mettait à nos ordres tous les thasildars ou chefs de villages du pays anglais.

Nous voyagions avec des charrettes recouvertes chacune d’un vaste dôme de paille tressée, dans lesquelles nous pouvions installer, le plus commodément du monde, nos lits, nos provisions et nos armes.

Ces véhicules étaient traînés par des bufflones, métis de buffles et de vaches, rebelles à la fatigue et d’une sobriété à toute épreuve.

Un éléphant du nom de Mahadéva, que j’avais engagé pour la durée du voyage, nous servait de monture et de forteresse, lorsque nous traversions des contrées infestées par les fauves.

Notre personnel se composait :

D’un noir originaire de la basse Nubie, nommé Amoudou, qui était à mon service depuis de longues années ; il m’avait donné de telles preuves de dévouement et de fidélité, que je m’en rapportais exclusivement à lui des soins à prendre pour la sûreté de notre petite caravane.

Les lecteurs qui ont bien voulu me suivre dans mes précédents voyages, connaissent cette figure singulière, mélange de sauvagerie et de naïve bonté, d’appétits brutaux et d’abnégation. C’était un type achevé de la pure race nègre… capable de toutes les cruautés sur un ordre du maître, terrible dans l’exaltation ; au repos, plus doux qu’un enfant, aussi courageux qu’un dogue et plus ivrogne qu’un Irlandais.

Il me craignait autant qu’il m’aimait, et j’avais, dans la mesure du possible, tempéré ses mauvais instincts au profit de ses bonnes qualités. Comme tout bon nègre, il était grand conteur d’histoires, vantard et braillard à l’excès.

Mon Bohis Tehi-Naga remplissait les fonctions de vindicara ou bouvier : j’avais en lui également la confiance la plus aveugle, et il la méritait à tous égards. C’était un Indou de race malabare, appartenant à une caste estimée, et qui ne m’a jamais donné l’occasion, soit à la maison, soit en voyage, de lui faire la moindre observation ; il était toujours gai et empressé dans son service, et je ne lui ai connu qu’une faiblesse, c’était de croire à toutes les histoires à dormir debout que lui débitait Amoudou et de professer pour lui un véritable culte.

Rien n’était amusant comme d’assister, pendant les veillées, aux hécatombes de bêtes fauves, d’étrangleurs et de maraudeurs de la jungle, qu’Amoudou massacrait régulièrement pour le plus grand plaisir de son ami… Le Bohis émerveillé, respirait à peine, et mon Nubien, qui ne s’arrêtait pas facilement en aussi beau chemin, en arrivait à se rouler au milieu des tigres et des éléphants sauvages… Ce qui avait établi son prestige d’une manière inébranlable, c’est que l’exagération portait seulement sur les circonstances incroyables dont il entourait ses récits, le nombre d’animaux qu’il avait tués d’un seul coup, et le chiffre des étrangleurs ou Thugs qu’il avait défaits en batailles rangées ; Amoudou n’avait pas son pareil pour aller tuer dans un combat singulier un tigre dans la jungle, ou un requin dans l’Océan, et vingt fois Tehi-Naga l’avait vu jouer sa vie avec une crânerie sauvage, sans y être poussé autrement que par le désir de montrer son mépris pour le danger.

Mahadéva, l’éléphant, était conduit par un cornac du nom de Vaïtilinga.

Ce dernier avait été chanteur ambulant, équilibriste et montreur d’ours ; aussi l’animal qu’il dirigeait était-il un des mieux dressés que j’aie rencontrés dans mes voyages. Le quatrième Indou que nous avions à notre service, se nommait Ponou-Saney, il conduisait la charrette du capitaine.

Notre personnel vivait en fort bonne intelligence sous les ordres d’Amoudou, ou de Tehi-Naga, qui suppléait son ami en cas d’absence, et nous n’avons jamais eu de bien graves reproches à adresser à aucun d’eux. Mon Nubien avait, il est vrai, une passion des plus vives pour les boissons alcooliques, mais il ne s’adonnait jamais à son goût favori en cours de voyage, et il ne m’obligeait à le surveiller que dans les stations un peu prolongées que nous faisions, soit dans l’intérieur, soit dans les villes de la côte. J’avais coutume alors de le relever de ses fonctions au profit de Tehi-Naga, qui recevait la garde exclusive de nos animaux, ainsi que de nos munitions et approvisionnements.

Pendant tout le temps que durait notre séjour, Amoudou ne quittait pas le bazar, lieu où tout se vend et s’échange dans les villes indoues, et fort abondamment pourvu de boutiques de tchandos, en raison de la grande affluence de visiteurs.

Le tchando est le débitant de liqueurs de l’endroit. Mon Nubien se remisait chez celui de ces industriels qui avait su gagner ses bonnes grâces par l’abondance plutôt que par l’excellence de ses produits, et n’en bougeait jusqu’au départ. Lorsque je jugeais cependant qu’il en avait assez, je l’envoyais chercher par les deux bouviers, qui le rapportaient sur leurs épaules, et quand la raison lui était revenue, je n’avais qu’à lui dire : « Amoudou, nous partons demain, » pour qu’il reprît ses habitudes de sobriété.

Ce n’était plus le même homme.

Assez souvent j’étais obligé d’aller le réclamer au thana, sorte de prison municipale destinée aux tapageurs, mais c’était toujours pour le même méfait. Amoudou n’avait pas le respect de la police indigène ; dès qu’il avait avalé une certaine quantité de callou, jus fermenté du cocotier, ou d’arrak, sorte d’eau-de-vie de riz, il provoquait le premier baudrier rouge qu’il rencontrait, et se livrait avec lui à un pugilat plein d’expression, à la grande joie des flâneurs et des petits marchands du bazar.

L’affaire n’était jamais bien grave et je la terminais d’ordinaire avec quelques pièces de menue monnaie, destinées en apparence aux uniformes endommagés, et en réalité aux boutiques des tchandos.

Ces présentations indispensables terminées, je vais reprendre le cours de mon récit. Le soir même tout était prêt pour le départ du lendemain ; un forgeron avait visité en détail nos charrettes, les brèches faites aux caisses de conserves étaient réparées, et j’avais moi-même démonté et nettoyé toutes nos armes pièce à pièce.

Nous avions à peine eu l’occasion de toucher à nos balles explosibles, pendant nos courses à travers le Travencor et le Malayalum, et nous allions aborder avec nos munitions au grand complet les dangereuses contrées du pays malabare.

Les Gathes ou longues chaînes de montagnes qui bordent la côte indoue, de Surate au cap Comorin, regorgent d’animaux féroces, et surtout de ces terribles panthères noires, qui, perchées sur des monticules ou entre les branches de quelque banian séculaire, attaquent le voyageur avant même qu’il ait pu se douter de leur présence.

Cette longue traversée de Trivanderam à Bedjapour, plus de cent cinquante lieues de forêts, de montagnes et de jungles, ne laissait pas que de me causer quelques appréhensions, et sans Mahadéva, dont les robustes épaules pouvaient nous servir de refuge en cas de danger pressant, j’eusse peut-être hésité à la tenter.

Cet itinéraire était adopté depuis longtemps, et nul doute que nous ne l’eussions suivi scrupuleusement, si le hasard, qui se joue plus facilement encore des projets des voyageurs que de ceux des autres humains, n’était venu se mettre au travers de nos résolutions.

Le jour n’allait pas tarder à disparaître, et, assis sous la vérandah de feuillage de la petite case indigène qui nous avait abrités pendant notre séjour, nous regardions, le capitaine et moi, ce splendide spectacle du soleil de l’équateur, incendiant l’horizon et les flots de l’océan Indien avant d’aller répandre la chaleur, la lumière et la vie sous d’autres latitudes, lorsque mon compagnon étendit la main dans la direction du sud-est.

— Un navire, me dit-il.

— Où cela ? répondis-je.

— Voyez-vous là-bas, ce petit point noirâtre, on dirait un léger coup d’estompe sur la ligne du ciel.

— Parfaitement… c’est un nuage.

— Vous vous trompez, c’est la fumée d’un steamer ; avant cinq minutes vous allez la voir se développer, et dans dix nous apercevrons le navire.

Mon ami avait raison, et moins d’une heure après le Hornet (Frelon), capitaine Barcley, petit vapeur qui tous les mois faisait la côte, de Colombo à Bombay, mouillait dans la rade de Trivanderam.

Le capitaine Barcley avait fait les années précédentes les escales de la côte de Coromandel et j’avais eu occasion de le voir fort souvent à Cocanadah ; à peine sa baleinière abordait-elle au rivage que nous nous reconnûmes et échangeâmes un vigoureux shake-hand.

C’était un Anglais cosmopolite qui courait le monde depuis vingt ans, et avait usé par le frottement cette morgue britannique de mauvais goût qui, du coutelier de Birmingham au membre de la Chambre des lords, n’est qu’une pose perpétuelle. Après les compliments d’usage, il s’enquit du but de notre excursion, et apprenant que nous allions remonter la côte jusqu’à Goa, il nous offrit une place à bord de l’Hornet pour nous et toute notre suite.

— Je dois vous prévenir, ajouta-t-il en terminant, que je n’accepterai pas l’injure d’un refus, et que si votre réponse n’est pas affirmative, je vous fais enlever par une escouade de débarquement.

Il n’y avait pas moyen de résister à une aussi cordiale invitation… Le capitaine Durand, en voyageur et chasseur néophyte, regretta bien les quelques douzaines de peaux de tigre et de panthère dont il se croyait déjà l’heureux possesseur, mais quand je lui eus affirmé qu’il trouverait « amplement à se dédommager dans la seconde partie de notre route, entre Goa, Bedjapour, Elephanta et Ellora, il accéda de bonne grâce aux propositions du commandant de l’Hornet. Je crois même qu’au fond, malgré les mystérieuses attractions qu’exerçaient sur son imagination les jungles et les fauves du pays malabare, il n’était pas mécontent de se retrouver pendant quelques jours sur son élément.

Le lendemain, dès l’aube, nos quatre bufflones furent conduits sur un radeau de bois de cocotier, par bâbord avant du steamer, soulevés peu à peu à l’aide du palan de la vergue de misaine, et installés à bord le plus commodément du monde, les charrettes prirent la même direction et à six heures du matin nous levions l’ancre, le cap sur Cochin, que nous devions atteindre le soir même.

Le brave Barcley avait voulu embarquer aussi Mahadéva, mais Vaïtilinga nous avait suppliés de lui permettre de faire la route à pied, et sur sa promesse d’arriver à Goa presque aussi vite que nous, je l’avais laissé libre d’agir à sa guise.

Je ne dirai rien des différentes escales faites par l’Hornet, à Cochin, Beïpour, Calicut, Mahé, Mangalore, Koudapour ; à moins qu’il n’arrivât de nuit, le petit steamer stoppait juste le temps de débarquer ses marchandises et d’en prendre d’autres, et il repartait à toute vapeur ; nous ne descendîmes qu’à Mahé, petit établissement français qui s’endort dans la verdure et l’oubli du passé, seul point sur cette côte qui vienne rappeler au voyageur les assauts gigantesques du héros, j’ai nommé Dupleix, qui nous eût donné l’Inde si la France n’eût été alors gouvernée par le triste amant de la Poisson.

Dix jours après avoir quitté Trivanderam nous étions à Goa ; là seulement allait commencer notre véritable voyage. Quel ne fut pas notre étonnement en débarquant sur le quai de Villanova, d’être reçus par Mohadéva et son cornac, arrivés depuis la veille !

Cent cinquante lieues en neuf jours, par les montagnes, les marécages et les bois. Les deux compagnons n’avaient pas dû s’amuser en route.

Le capitaine Barcley ne resta que vingt-quatre heures sur rade, un déjeuner d’adieu nous réunît une dernière fois sur l’Hornet, et en lui serrant



la main avant de le quitter, nous lui promîmes, si nous revenions par la côte malabare, d’aller le voir à Colombo, son port d’attache.

Notre traversée en steamer venait de nous faire rattraper à peu près le temps que nous avions perdu à Trivanderam, car nous eussions mis, avec nos charrettes à bœufs, près d’un mois pour accomplir ce trajet ; nous résolûmes d’en profiter, et de ne faire qu’un séjour très-court à Goa.

Nos approvisionnements et nos munitions étaient intacts, et nous nous fussions mis en marche immédiatement, si une excursion aux ruines de l’ancienne ville indo-portugaise des Albuquerques n’était venue tenter notre curiosité.

Je connaissais les sombres et cruels souvenirs laissés par l’inquisition portugaise dans l’Inde, qui nulle part ne fut plus acharnée et plus rigoureuse et dont le pouvoir ne prit fin qu’en 1815, grâce aux Anglais, qui ne rendirent Goa qu’à cette condition. J’en parlai à mon compagnon et nous nous décidâmes à aller visiter dans la vieille ville, distante de quelques milles de Villanova de Goa ou Pandjim, comme la nomment les Indous, le palais des grands inquisiteurs et les prisons du saint office ; nous désirions voir par nous-mêmes, à quarante-cinq ans de distance seulement de sa suppression, s’il ne me serait point possible de trouver encore quelques restes, quelques vestiges parlant aux yeux, de cette épouvantable domination religieuse. Nous partîmes en voiture avec un guide, après avoir recommandé à nos hommes de ne point s’écarter du quai. Dès notre retour en effet, nous devions aller camper en dehors de Goa pour être prêts à nous remettre en route le lendemain de bonne heure.

L’Indou est le peuple le plus attaché que je connaisse à ses croyances, à ses superstitions ; il est persuadé de la suprématie de son culte sur tous les autres, et cela avec autant de raison que les musulmans, les bouddhistes et les adorateurs océaniens du grand dieu Thi, qui passe pour avaler la lune tous les matins et la rendre tous les soirs.

À toutes les tentatives des missionnaires anglicans ou romains, il répond invariablement :

— Vous avez bien tort de venir d’aussi loin pour perdre votre temps. Vous adorez le sublime Esprit primordial, âme de tous les êtres, avec des paroles que je ne comprends pas, et moi avec d’autres que vous ne comprenez pas non plus ; mais en résumé, c’est toujours au même Être que cela s’adresse… Pourquoi voulez-vous que j’abandonne ma manière de parler au Grand Invisible, qui est celle de mes ancêtres, pour prendre la vôtre, qui est celle d’étrangers qui ne sont pas de ma race ? Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi d’abandonner ma nourriture, qui est légère et appropriée à notre climat, pour la vôtre qui est lourde et indigeste, et de quitter mes habits, si commodes contre la chaleur, pour porter les vôtres qui sont faits pour le froid ?… etc…

Aussi, en dehors des parias à qui les jésuites servent de petites pensions pour se faire catholiques, et qui ne vont à l’église, bien entendu, qu’autant que les appointements sont régulièrement payés, n’y a-t-il dans l’Inde d’autres chrétiens que ceux faits par l’inquisition portugaise, au moyen du fer et du feu.

Le Portugal ne comptait presque au siècle dernier, dans ses possessions heureusement fort restreintes, que des catholiques. Quiconque était amené dans les prisons du saint office n’en sortait que converti ou mort !…

Combien de ces malheureux, après avoir résisté avec courage aux premiers supplices, finissaient par céder aux horribles tortures qu’on arrivait par degrés à leur imposer, et sortaient de là incapables de tout travail et affreusement mutilés !

Quand les pauvres diables étaient entrés dans la salle de torsion, ils s’appelaient Rama ou Moutoussamy, et possédaient l’usage de leurs membres… quand ils en sortaient, ils s’appelaient Joseph ou Pacôme, et étaient estropiés !…

Et cinquante années à peine nous séparaient de ces folies sacerdotales… L’homme des hécatombes, l’homme des bûchers, l’homme du passé sanglant est toujours là, luttant avec acharnement, disputant pied à pied chaque lambeau de son pouvoir qui s’envole, n’ayant qu’un souci, qu’une idée, qu’un but, tenir sous sa main le monde assoupli et dompté !… supprimer dans toutes les langues les mots de raison, de progrès et de liberté.

Et, chose étonnante, si tous les Torquemada et autres tourmenteurs jurés ne sont plus là pour dire au peuple : Crois ! obéis ! ou meurs ! si leurs successeurs n’osent plus se faire précéder de tortures et de supplices, ce n’est pas qu’ils aient renoncé à ces antiques moyens de domination… c’est qu’ils ne peuvent plus les employer…

Nous ne trouvâmes que peu de choses à observer dans les prisons du saint office ; cellules, cachots, oubliettes, puits et caveaux étaient envahis par les arbustes, les lianes et les plantes de toutes espèces, au point qu’il eût été imprudent d’y pénétrer à cause des reptiles. La main du temps semblait s’être hâtée de voiler ces lieux sinistres, et de répandre à profusion la verdure et les fleurs là où avaient coulé tant de larmes, où avaient éclaté tant de sanglots.

Seule, la chambre de torture, déblayée sans doute à l’intention des visiteurs, avec ses anneaux scellés dans le mur, ses foyers noircis, ses chevalets de fer, permettait de reconstituer par la pensée quelques épisodes affaiblis des scènes sauvages qui avaient dû s’y passer…

Au moment où nous sortions de ces ruines, nous vîmes venir à nous cinq ou six malheureux qui nous firent détourner la tête avec dégoût. Tous étaient affreusement estropiés et mutilés, et à quelques années près paraissaient du même âge, de soixante-cinq à soixante-dix ans environ.

L’un rampait plutôt qu’il ne marchait, le corps supporté par quatre moignons informes, tenant entre ses dents une moitié de coco en guise de sébile… un autre n’avait plus de langue ni d’yeux… un troisième avait les mains coupées ; un autre encore avait eu les pieds broyés dans les brodequins de torture… Ils étaient là, nous demandant l’aumône, avec des sons et des cris inarticulés… et nous laissâmes tomber notre offrande, les larmes aux yeux et la rage dans le cœur.

Au moment où nous quittions ces lieux sinistres, un vieux brahme, que nous croisâmes sur le sentier, nous lança ces mots en sanscrit :

« Kirata kahaas out soûras ! » stupides hommes noirs !

— Que dit-il ? me demanda immédiatement mon compagnon.

— Il nous fait comprendre, lui répondis-je, que nous avons devant nous les dernières victimes des inquisiteurs portugais à Goa !

Dès que nous eûmes rejoint notre petite caravane, nous traversâmes lentement les rues de la capitale des possessions portugaises dans l’Inde, pour gagner les marais de la Mandova, de l’autre côté desquels nous voulions établir notre campement et passer la nuit.

À part les quelques fonctionnaires qui, de temps à autre, arrivent de la métropole, les habitants de Goa se composent de métis qui, chose curieuse, sont beaucoup plus foncés en couleur que les Indous, et de moines de tous ordres.

Les rues sont encombrées de ces pieux fainéants qui là, peut-être mieux qu’ailleurs encore, sont passés maîtres dans l’art de vivre du travail des autres.

Quant aux métis, leur orgueil et leurs prétentions à la pureté de la race n’ont d’égales que leur indolence et leur malpropreté. On marche sur les Cabral, les Tristans d’Achuna, les Gomez da Silva, et Dieu me pardonne, le guide que nous avions pris pour nous conduire en dehors des lagunes, car Goa est située dans une île, répondait au nom d’Albuquerque.

Ces gens-là croiraient se déshonorer, comme descendants des anciens conquérants du pays, s’ils se livraient au moindre travail, et tout le commerce est aux mains des juifs et des parsis.

Il est juste de dire que tous ces Indo-Portugais s’affublent de noms historiques avec un sans-gêne dont personne ne se préoccupe, puisque tout le monde ou à peu près se trouve dans le même cas. Ceux qui ont quelques minces revenus, ce qui est rare, vivent dans l’intérieur de leur demeure à la manière indoue, c’est-à-dire avec un peu de riz, du carry et du poisson fumé quand ils en ont, et emploient toutes leurs ressources à s’acheter des costumes européens pour parader dans la rue et à l’église… et quels costumes ! Le jour de notre départ était précisément un dimanche, et nous avons pu voir toute la colonie dans ses vêtements de gala. C’était à se croire en plein carnaval. Ce que nous avons vu là de formes de chapeau, depuis le tromblon porté par le respectable aïeul jusqu’à la casquette à côtes, d’étoffes et de couleurs différentes, modelées sur un cantaloup, qui ornaient la tête des jeunes Alvare, Alonzo ou Francisco, ne se pourrait narrer. Les couvre-chefs des senoras et senoritas étaient non moins fantastiques… Mais ne disons pas de mal de ces dames, leur hospitalité a laissé dans le cœur du capitaine Durand de tels souvenirs, que mon vieil ami ne me le pardonnerait pas.

Pour dépeindre cette société singulière mieux que ne pourraient le faire quelques traits généraux d’observations, je vais conduire le lecteur dans une famille du pays, chez laquelle nous eûmes la bonne fortune de passer la soirée, le jour même que nous quittions Goa.

Le Mendova, fleuve qui a l’honneur de posséder à son embouchure l’île ouest bâtie la ville portugaise, coulait à pleins bords, la lagune n’était point guéable et nous dûmes la traverser en radeau. Des indigènes ayant de l’eau jusqu’au cou nous poussèrent tranquillement, bêtes et hommes, sur l’autre rive, où nous attendait le propriétaire de cette installation primitive, pour nous réclamer son salaire.

Inutile de dire que Mahadéva avait dédaigné un pareil mode de transport.

Le brave homme, qui exerçait ainsi la profession de passeur par mandataire, car pour rien au monde il n’eût voulu accomplir lui-même pareille besogne, se nommait don Francesco Soarès.

Dès les premiers mots que nous échangeâmes il daigna nous apprendre qu’il descendait en ligne directe du grand Lope de Soarès, ancien vice-roi de Goa, et nous pria d’excuser la nécessité qui le forçait d’accepter notre argent.

Nous lui répondîmes que tous les nobles seigneurs du moyen âge s’étaient emparés des carrefours, des bacs et des gués pour mieux rançonner les passants, qu’ainsi exerçant un métier de gentilhomme, il ne devait avoir nulle crainte de faire rougir les mânes de ses aïeux.

Cette explication parut le satisfaire beaucoup, et apprenant que nous allions passer la nuit dans son voisinage, il nous offrit de partager le souper de sa famille. Nous acceptâmes avec d’autant plus de plaisir, que notre promenade dans les rues de Goa nous avait inspiré un désir assez vif de pénétrer dans l’intérieur d’une de ces demeures indo-portugaises.

Laissant à Amoudou le soin de veiller à notre installation, nous suivîmes notre hôte improvisé dans l’intérieur de son habitation. À mesure que nous nous avancions sous une vérandah qui régnait sur les quatre côtés d’une cour quadrangulaire, une foule d’enfants des deux sexes, de trois à dix ans, complètement nus, et bronzés comme des Malabares, s’enfuyaient de tous côtés, ainsi que ces troupes d’oisillons qui s’envolent de buissons en buissons, à l’approche d’un voyageur.

— Ce sont mes petits-enfants, nous dit le vieux Soarès. Quelques instants après, il nous présentait à la senora, sa femme, aïeule de tous ces bambins. La vieille dame, sèche comme un parchemin, avec des tons de chair cuir de Cordoue, était entourée de huit à dix brus et d’autant de gendres, au teint chocolat, qui n’avaient plus d’européen que les vêtements… Elle nous tendit une main décharnée sur laquelle le capitaine eut l’audace de déposer un baiser… Ces façons vieux régime posèrent immédiatement mon ami Durand en homme galant et bien né ; pour ne point passer pour un grossier personnage, je fus obligé de m’exécuter, mais en me penchant sur la main de la noble dame, je devinai, au parfum d’oignon et d’échalote, qui s’en dégageait, que notre arrivée était venue la surprendre au milieu de ses travaux culinaires.

Après cela commença le défilé de tous les Diaz, Alvaro, Diego, Vincente y Braga, y Cabral, y tout ce que vous voudrez, composant la troupe de fils, gendres, neveux et cousins, qui vivaient sous la paternelle autorité de notre hôte. Figurez-vous une trentaine de gaillards de seize à quarante-cinq ans, plus noirs (phénomène que je ne me charge pas d’expliquer) que les vrais Indous, pieds nus, les mains couvertes de bagues en strass, portant des chemises brodées, des redingotes et des chapeaux de 1830, et qui nous saluaient en nous demandant gravement des nouvelles de leur cousin don Luis, le roi de Portugal ; c’était à ne pas tenir son sérieux… Nous leur répondions que don Luis devait se porter à merveille, ils en paraissaient charmés et nous aussi. Tous les Portugais sont plus ou moins alliés à la maison de Bragance. Vint ensuite le tour des senoras et senoritas. Parmi ces dernières, nous en remarquâmes une plus blanche ou plutôt moins noire que les autres, (un caprice européen qui avait fait des siennes) qui se tenait debout derrière le fauteuil de son aïeule, dans une pose pleine de mélancolique rêverie ; de temps à autre, elle promenait sur nous ses grands yeux noirs, avec d’étranges mouvements de sourcils, dont la signification nous échappait complètement… Voyait-elle de mauvais œil ces étrangers, introduits si brusquement au milieu de sa famille… avait-elle conscience de l’impression ridicule que nous produisaient les siens ?… nous l’ignorions, et nous n’eûmes que dans la soirée l’explication de cette attitude singulière. C’était un tempérament exalté à qui l’occasion ne s’était pas offerte de trouver le calme en se fixant… Le capitaine Durand, toujours prêt à offrir des consolations aux belles affligées, devint en quelques heures son confident, elle lui lut des vers dans une espèce de charabia indigène, mélange atroce de kanara et de portugais, qui a la prétention de passer pour la langue de Camoëns, et lui chanta, en s’accompagnant de la harpe, des morceaux également de sa composition dans lesquels elle célébrait l’immensité de l’Océan et le vide de son cœur… Elle était belle, en somme, et le galant capitaine fut récompensé de son attention comme tous ses devanciers, du reste, par quelques heures d’un tête-à-tête charmant qu’elle voulut bien lui accorder… en n’y mettant d’autres conditions que celle d’escalader sa fenêtre qui ne s’élevait pas à plus de trois pieds du sol. La pauvre Juana, c’était son nom, avait la tête farcie de romanceros espagnols, où les chevaliers ont l’habitude d’envahir le balcon de leurs dames, et elle ne donnait que des rendez-vous avec escalade, sans effraction… la place étant forcée depuis longtemps. Sur le tard, alors que Juana s’était retirée en lui lançant un long regard, comme le capitaine me faisait part de son bonheur, il me demanda s’il ne ferait pas bien d’aller chercher ses pistolets, pour le cas où le vieux Soarès ou quelque Vincente y Braga voudrait venger sur lui l’honneur de la famille. En voyant mon ami prendre au sérieux toute cette mise en scène, je ne pus m’empêcher de rire, et j’allais lui en donner mes motifs, lorsqu’un des jeunes frères de Juana vint lui dire du ton le plus naturel du monde :

— Caballero, la senorita vous attend !… Mon pauvre ami hésita un instant comme étourdi sous le coup… je le regardais en riant sans nulle pitié ; il comprit qu’il y aurait peut-être encore plus de ridicule à rester qu’à partir, et il suivit le jeune garçon, qui, arrivé à l’extrémité de la vérandah, souleva complaisamment un tattis ou rideau de vétyver, qui recouvrait extérieurement la croisée de la belle, et forçait l’air à se parfumer en entrant dans la chambre.

— Boxis, murmura l’introducteur en tendant la main.

Le malheureux capitaine, qu’une désillusion nouvelle venait assaillir à chaque pas, jeta au gamin quelques pièces de menue monnaie, et disparut… parce qu’il ne pouvait taire autrement.

Boxis, bakchis ou batchis, sont trois mots de la même racine, qui à eux seuls composent toute une langue en Orient et dans l’extrême Orient.

Ces mots se prononcent avec des inflexions diverses, mais toutes ont pour but d’extraire de notre poche une aumône déguisée, un don, un cadeau, un droit quelconque de bienvenue.

Bakchis, le présent que reçoivent le bey ou le pacha de leur gracieux souverain.

Bakchis, les petits profits que les cadis musulmans ou le pundit-saëb indou extorquent aux plaideurs.

Bakchis, les petits oublis des employés des finances qui perçoivent deux fois l’impôt, une fois pour eux, une fois pour le maître.

Bakchis, ce que reçoit l’homme influent qui vous a fait avoir une fourniture, ou des travaux pour le compte du gouvernement…

Bakchis, le sou que vous jetez au santon, au fakir, ou au mendiant.

Bakchis enfin, tout ce qu’on vous arrache, tout ce qu’on vous extorque, tout ce qu’on vous vole, tout ce que vous donnez, tout ce qu’on obtient, de gré ou de force, par habileté — ou persuasion…

Bakchis en Turquie, batchis en Égypte et en Arabie, boxis dans l’Inde, sans ces trois mots magiques, l’Orient ne serait plus l’Orient…

Quelques esprits chagrins prétendront qu’il n’est pas besoin d’aller aussi loin pour observer cette merveille, et que la mendicité, le pourboire et le pot-de-vin fonctionnent assez bien dans la plupart des contrées de l’Occident.

C’est possible, mais remarquez qu’il nous a fallu trois expressions, différentes pour caractériser des situations que l’Orient traduit d’un seul mot : Bakchis ! Nous ne sommes pas encore de cette force-là…

Et puis là-bas on vous dit ouvertement : — Détrousse-Bey a reçu tant pour telle chose. Tandis que chez nous on n’en est encore qu’à se dire à l’oreille. — Vous savez Detroussemann… dans les spéculations financières !…

— Bah !

— C’est comme je vous le dis. Je connais son homme de paille.

L’Orient a brûlé l’homme de paille, tripote ouvertement, et ne daigne même pas avoir l’hypocrisie du vice…

Mon ami avait à peine disparu chez la belle Juana, que le vieux Soarès, voyant que je me promenais solitaire sous la vérandah, en fumant mon cigare, s’approcha de moi, et me dit à voix basse :

— Est-ce qu’aucune des senoras de la maison n’a eu le don de plaire à Votre Excellence ?

Voilà où en sont aujourd’hui la plupart des descendants des Vasco de Gama, des Almeida, des Cabral, sur cette côte encore toute farcie de moines, de fraters mendiants, de couvents et de souvenirs de l’inquisition. Cette race de métis, appelés aussi dans l’Inde topas, ou gens portant chapeau, quelle que soit la nationalité de leur ascendance, est plus méprisée que la caste la plus infime des Indous. Ces topas, issus d’Européens et de mères indigènes, ont pris tous les vices des deux races, sans avoir retenu une seule de leurs bonnes qualités. Dans la plupart des familles topasines de l’Inde, les femmes mariées ou non sont à la disposition des voyageurs, mais dans le but unique d’en tirer profit, tandis que dans celles des castes indoues où pareilles coutumes existent, les femmes ne s’y soumettent que pour exercer la vieille hospitalité de l’Orient caractérisée par ces trois mots sanscrits :

Nikaya — Nikara — Nikniga.

Le vivre, le couvert et l’amour.

Et elles repousseraient avec horreur tout présent qu’on tenterait de leur offrir… Elles donnent et ne reçoivent rien.

Le lendemain matin, je trouvai mon ami enthousiasmé de Juana ; la belle topasine n’avait pas eu grand’peine à charmer ce tempérament méridional, qui, avec son amour des grands horizons, du soleil, des parfums et des femmes, semblait avoir été créé exprès pour voyager sous les tropiques.

Pour un peu il m’aurait demandé de retarder notre départ de quelques jours, mais je fus inexorable, et fis semblant de ne pas comprendre les petits soupirs de regrets qu’il lançait de temps à autre pour m’attendrir. Je donnai l’ordre à Amoudou d’atteler les bufflones.

J’allais oublier une des plus réjouissantes surprises de notre séjour à la casa Soarès. La veille, quand nous fûmes introduits dans la pièce qui servait de salle à manger, nous fûmes un moment comme éblouis par le contraste qui existait entre le service dépareillé, ébréché, qui garnissait la table, et les mets somptueux dont cette dernière était chargée… Dindes appétissantes laissant apercevoir de larges rondelles de truffes sous la peau, pigeons en compote, étendus mollement sur des tranches de pain, entourées d’un glacis de petits oignons, rognons en brochettes, riz de veau garnis d’un hachis de champignons, tout cela s’étalait pêle-mêle, sans aucune science des entrées et des rôts, accompagné d’un dessert entièrement européen… Après plusieurs mois de voyages et de courses dans les jungles de l’intérieur, je dois avouer que ce réconfort imprévu, bien qu’il manquât de classique dans l’arrangement, nous fit échanger, le capitaine et moi, un petit sourire de satisfaction.

Notre joie fut de courte durée ; à peine avions-nous pris place à table, que nous nous apercevions, hélas ! de L’étrangeté de la mystification.

Tous ces mets appétissants étaient en bois, vernis avec un art tel, qu’une méprise était fort excusable à quelques pas.

Nous fûmes réduits à satisfaire notre appétit à l’aide d’un gigantesque plat de riz au carry, entouré de poisson fumé, qu’un cuisinier indigène apporta dans un récipient de terre noir.

Voilà tout ce qui reste du luxe de table des descendants des anciens conquérants qui régnèrent à Goa… des simulacres en bois !… J’avais déjà observé moi-même sur la côte de Coromandel des coutumes semblables, mais j’y avais été pris, cette fois encore, comme un voyageur novice, en raison de la rare perfection des objets simulés.

Au moment où nous pénétrions dans cet étrange atrium, un énorme capucin, qui faisait son entrée par une autre porte, nous était présenté comme le confesseur et le commensal habituel de la famille… Le brave homme était luisant, sale et gros ; il mangea comme quatre, et se retira avant tout le monde, pour aller faire sa sieste sur une natte, sous la vérandah.

Le lendemain, comme nous prenions congé du vieux Soarès, qui nous accompagnait à nos véhicules avec toute sa maisonnée, le capucin s’approcha de nous, et d’une voix onctueuse et papelarde nous engagea, pour nous assurer à tout hasard une bonne mort, étant données les dangereuses contrées que nous allions parcourir, à lui acheter un stock de trois ou quatre mois d’indulgences qu’il avait reçues directement de Rome… J’allais renvoyer le frater à ses orémus, lorsque le capitaine, toujours galant, se rendit, moyennant cinquante sous, acquéreur du solde du franciscain, et en fit cadeau à Juana… La belle enfant qui, paraît-il, avait refusé ses présents, accepta les indulgences. J’ai su plus tard que mon ami l’avait en outre récompensée de son désintéressement par l’offre d’une magnifique bague valant plusieurs centaines de roupies, qu’elle avait daigné accepter à titre de souvenir seulement.

À la pointe du jour, nous quittions les rives marécageuses de la Mendova, pour nous diriger en droite ligne vers les hautes montagnes de Bedanore, dont les sommets, chargés de lumière par l’astre qui se levait, nous apparaissaient à vingt milles de là comme embrasés.

Quarante lieues à peine nous séparaient des ruines de Bedjapour, la plus antique cité du Décan, et nous avions hâte de nous trouver au milieu des splendeurs de cette vieille architecture indoue, si féconde, si variée dans ses formes qu’elle a pu inspirer la Chaldée et l’Égypte, la Grèce et Rome. Cette partie de l’Inde est aussi celle qui abonde le plus en merveilleuses légendes, en hauts faits historiques.

Ma récolte, comme on va le voir, n’allait pas tarder à commencer.

Sur les onze heures, la route nous fut tout à coup barrée par un petit affluent de la Mendova ; comme la chaleur commençait à devenir accablante, nous remontâmes le cours d’eau pour chercher quelque endroit bien disposé qui pût nous abriter pendant le déjeuner et les heures de sieste obligées sous ces brûlantes latitudes.

Nous arrivâmes bientôt à un petit village du nom de Nandapour, dont les habitants, réunis en ce moment sous de vastes baobabs, écoutaient pieusement un pandaron, sorte de mendiant religieux, dont la profession est de parcourir les aldées pour réciter des vers, chanter des morceaux des Védas ou redire des légendes des premiers âges.

Chaque village qui peut le payer a son conteur attitré, dont la mission est de distraire les habitants pendant les heures de loisir.

Ce jour fut un de ceux qui doivent compter le plus dans mon existence de voyageur, car il éclaira la découverte d’un manuscrit que je cherchais depuis plusieurs années, le Prasada ou poëme des poëmes, dont je n’avais pu encore me procurer que des fragments, tant les brahmes étaient jaloux de la possession de ce curieux ouvrage. Le Prasada renferme une foule de morceaux qui remontent à l’époque védique, et qu’il serait impossible de rencontrer ailleurs.

Dans ces impressions de voyage, que je publie pour initier le lecteur aux mœurs si pittoresques de l’Inde et de l’extrême Orient, je ne puis, pour ne pas ralentir l’intérêt, donner de trop nombreuses traductions des chefs-d’œuvre littéraires des brahmes ; cependant, chaque fois que je me suis trouvé en face de morceaux essentiellement caractéristiques de cette civilisation singulière, je n’ai jamais hésité à les faire connaître.

Le pandaron de Nandapour avait tiré sa copie du Prasada, de la pagode de Darwar, et je fus assez heureux pour le décider à me la vendre ; j’ai pu depuis la collationner à Vilnour, sur un des plus anciens manuscrits qui existent, et me convaincre de sa fidélité.

Parmi les divers fragments de cet antique ouvrage, que j’ai traduits et publiés, en voici trois, que les amoureux des choses du passé ne liront pas sans un curieux intérêt.

Le premier, au milieu des renseignements précieux qu’il nous donne sur la vie patriarcale, renferme un des souvenirs les plus précis qu’ait gardé l’humanité, des nombreux diluviums qu’elle a supportés dans son enfance.

Il est intitulé :


SOUDAMA - DHARAKA.
(Soudama le semeur.)


— Au pays de Miltila, non loin du Godavéry, vivait un homme appelé Soudama ; du fleuve à la montagne, aussi loin qu’un éléphant pouvait aller dans un jour, la plaine lui appartenait ; il eût compté pendant trois jours, sans s’arrêter aux heures des repas et du sommeil, qu’il n’eût point su le nombre de ses troupeaux, et quand venait la récolte, le riz et le menu grain ne pouvaient point tenir dans les dwastras (réserves).

— Et cet homme avait une nombreuse famille, et son fils aîné, celui qu’il avait eu d’une vierge, et qui devait, après sa mort, laver son corps, l’oindre de parfums et accomplir sur sa tombe les cérémonies funéraires, était déjà en âge de se choisir une femme.

— Il avait encore de nombreux serviteurs pour la maison et pour les champs, qu’il conduisait doucement, selon la loi de Brahma.

— Et cet homme était aimé de sa famille et de ses serviteurs, car il était pieux et bon.

— Il était aimé aussi des voyageurs, qu’il recevait dans sa maison en leur disant : Vous ne trouverez rien ici qui ne m’ait été donné par le Seigneur des créatures, et tout ce que Brahma m’a donné est à vous.

— Et il était aimé encore des lépreux, des infirmes et des indigents, car il leur donnait toujours un asile pour la nuit et du grain pour plusieurs semaines, et il ne leur demandait jamais le nom de leur père, ce qui aurait pu les peiner.

— Il était si bon que, quand ses serviteurs et ses fils avaient retourné la terre et que le moment était venu de confier au sillon le riz et les menus grains de la récolte prochaine, il se rendait aux champs, et pendant que les ouvriers vaquaient à leurs occupations, il jetait au vent, à la manière de ceux qui sèment, du grain que les petits oiseaux venaient ensuite ramasser autour de lui en gazouillant, et pour ce qu’il faisait là, il avait été surnommé Dhâraka le semeur.

— Et jamais il n’eût approché de sa bouche la nourriture, ni permis que ses fils et ses serviteurs ne prissent leurs repas, sans avoir auparavant adressé à Brahma la prière du Bralouyahouta, qui est la consécration des aliments.

« Ô Brahma, purifiez ces graines et ces fruits, car vous avez dit à votre créature : Toute plante que je n’ai pas plantée périra, toute pensée qui ne viendra pas de moi est maudite, et tout ce qui n’est pas consacré et que la bouche reçoit agit comme un poison et donne la lèpre. »

« Il ne me verra jamais face à face, il ne sera point reçu dans le séjour céleste, celui qui ne m’offre point la nourriture qu’il va prendre ; il n’est pas digne de prononcer mon nom ni de l’enseigner à ses enfants, et les cérémonies funéraires accomplies par son fils n’auront pas le pouvoir de purifier ses fautes. »

« Ô Brahma ! purifiez ces graines et ces fruits, qu’ils soient doux à mon corps et le fortifient comme la prière et la vertu fortifient l’âme, et qu’à l’heure de mon dernier repos, mes oreilles puissent entendre votre voix me convier à la nourriture sacrée dans la céleste demeure. »

— Or, un soir que les troupeaux étaient rentrés, que les femmes avaient tracé sur le seuil de la demeure les signes consacrés qui procurent le repos des nuits et éloignent les mauvais présages, le riz du repas chantait dans les téselles de cuivre pendant qu’on l’arrosait de beurre clarifié. Un étranger se présenta sous le portal de la demeure de Soudama.

— Salam ! dit-il au padial qui, après avoir remisé les éléphants, gardait la porte de la maison, laisse-moi reposer ici quelques instants : puisses-tu voir ta vieillesse comblée de jours heureux, et que les cérémonies funéraires soient accomplies sur ta tombe par ton fils aîné entouré des fils de ses fils.

— Et ayant dit cela il s’assit sur une pierre, car il paraissait fatigué.

— Salam, répondit le padial ; tu confonds le serviteur avec le maître, mais tu peux te reposer, car la demeure de Soudama n’est jamais fermée à l’heure des repas, et il allait répondre aux souhaits d’usage qu’on lui avait adressés, bien qu’il ne fut pas le chef de la maison, car celui qui ne rend pas par orgueil le vœu du voyageur, de l’infirme ou du mendiant, est capable de méconnaître son père.

— Mais Soudama parut :

— Et le voyageur ayant reconnu que cette fois il ne se trompait pas, il dit à Soudama : Salam ! puisses-tu voir ta vieillesse comblée de joies, que les cérémonies funéraires soient accomplies sur ta tombe par ton fils aîné entouré des fils de ses fils.

— Et Dhâraka lui répondit : C’est ici la maison de Brahma, celui qui est fatigué peut s’y reposer, celui qui a faim et soif peut y manger et y boire, celui qui est loin de sa famille et de la terre où il est né, et qui sent sa fin approcher peut entrer y mourir en paix, les cérémonies de la purification dernière seront accomplies sur sa tombe.

— Ayant dit, il a guidé l’étranger dans l’intérieur de sa demeure, et s’étant fait apporter de l’eau dans une aiguière de cuivre, il lui lava les pieds et lui versa sur la tête et sur le corps un parfum délicieux.

— Et ayant bu et mangé, le voyageur demanda à continuer sa route malgré l’heure avancée de la nuit, et comme on insistait pour le retenir, il reprit sa gourde, son chapelet et son bâton.

— Et alors Soudama lui dit : Pourquoi refuses-tu de passer la nuit sous mon toit ? Ne saurais-tu reprendre ton chemin au lever du jour ? La contrée où tu vas est donc bien éloignée d’ici, que tu sois obligé de marcher à l’heure où tout se repose ?

— Je vais au pays de Gangea ; jusqu’à mon arrivée je ne dois point prolonger mon repos au delà du moment où le chant des éléphants sacrés indique le milieu de la nuit.

— Dis-moi ton nom, poursuivit Soudama, afin que je m’en souvienne ; le nom d’un hôte est toujours doux à prononcer.

— Et celui-ci prenant la parole de nouveau lui dit : Écoute, Soudama, toi qu’on a surnommé le Semeur, les temps ne sont pas éloignés où de grandes calamités vont fondre sur cette contrée, tu verras ta terre ravagée et tes récoltes perdues.

— Louange à Brahma et à son saint, lui répondit Soudama.

— Tes troupeaux périront, et au milieu de l’affreuse tempête qui viendra de la mer, les génisses ne reconnaîtront plus la voix plaintive de leurs petits, l’éléphant affolé se sauvera dans les réduits les plus obscurs des montagnes et des bois.

— Brahma est Brahma, et sa volonté est la loi.

— Tes enfants seront tous frappés jusqu’au dernier, tu ne reconnaîtras plus la place où fut ta maison, et il ne te restera pas même une aiguière pour puiser ton eau, une téselle de terre pour faire cuire ton riz, un bâton pour te soutenir dans ta marche, une pierre pour y poser ta tête.

— Que Brahma soit béni dans sa colère !

— Et comme l’étranger s’apprêtait à partir, Soudama lui dit : Qui es-tu, toi qui, après avoir mangé avec moi et t’être reposé sous mon toit, viens m’annoncer de pareils malheurs ?

— Je suis celui qui annonce à tous, depuis le pays de Madura jusqu’au pays de Gangea, la venue du grand vent de la mer, qui entraîne dans sa course rapide Ma (la lune) et les étoiles, qui fait pâlir Sourya (le soleil) et fait voler dans les airs comme un fétu de paille les arbres vieux de plus de dix générations.

— Depuis plus de quinze jours, l’eau du ciel tombe en cascade sur les plus hautes montagnes de Lanka (Ceylan) ; le Samanta-Kounta est couvert de nuages noirs, l’Océan gronde sourdement dans ses profondeurs, les antarapotama (hommes des eaux) m’ont dit : C’est le signe précurseur du vent terrible, va et rapporte cela à nos frères.

— Comme il achevait ces mots, un son rauque et aigu se fit entendre : Voilà, dit-il, les éléphants sacrés qui annoncent le milieu de la nuit, je dois me mettre en route, car il y a loin encore du pays de Milhila aux rives où les cents fleuves (l’embouchure du Gange) se jettent dans l’Océan, et il ne faut point que les gens du Nord disent que les Andhara du Sud ne les ont point prévenus.

— Il dit et disparut en un instant sur la route poudreuse et blanchie par la lune, et Soudama rentra pensif dans sa demeure, ne sachant comment expliquer les paroles qu’il avait entendues, et ce qu’il devait faire.

— Et il ne manqua pas, avant de s’étendre sur sa natte, d’adresser à Brahma la prière du repos, et de s’en remettre à lui du soin de le protéger.

— Et il arriva ainsi qu’il avait été prédit par l’étranger. Un jour Sourya ne parut pas à l’horizon, le ciel était noir et un vent violent, tel qu’on ne l’avait point encore vu dans ces parages, se leva à l’ouest, détruisant tout sur son passage, et faisant remonter l’eau du Godavéry vers sa source.

— Et de toutes parts les animaux fuyaient épouvantés, le tigre se rencontrait avec l’agneau, la panthère avec la biche, et les serpents malfaisants qui rampent sur l’herbe sortaient de leurs trous envahis par les eaux, et cherchaient à s’enrouler autour des jambes des taureaux et des buffles pour échapper à la mort.

— Et Soudama, qui s’était prosterné entouré de sa famille, et priait en attendant la mort, vit aussi passer devant lui ses troupeaux qui fuyaient, ne connaissant plus la voix de leurs maîtres.

— D’abord ce furent les chevaux, les taureaux, les génisses qui ruaient pour se débarrasser de leurs petits ; puis ce furent les éléphants, qui, réunis en masse, semblaient charger dans un combat, et faisaient trembler la terre sous leurs pas.

— Quand le troupeau d’éléphants passa près de Soudama, un d’entre les plus forts, qu’il avait l’habitude de monter, s’arrêta tout à coup devant lui, et son maître l’ayant appelé par son nom, qui était Nourmali, l’animal se précipita sur lui, l’enleva malgré sa résistance, et l’ayant placé sur son dos, il reprit sa course à travers les rizières et les plaines marécageuses, les fleuves débordés et les bois, jusqu’aux montagnes prochaines où, étant en sûreté, il s’arrêta.

— Et Soudama, qu’il avait sauvé, se mit à se lamenter en disant : Rends-moi mes fils qui étaient la joie et l’orgueil de ma vieillesse, et voilà maintenant que j’ai peur de mourir ; qui donc lavera mon corps, entourera mes membres de bandelettes sacrées, et accomplira les cérémonies funéraires ?… Malheur, malheur à moi !

— Ô Brahma ! seigneur de toutes les créatures, où sont les fils que tu m’avais donnés ? Qui perpétuera ma race dans l’avenir suivant ta loi ?

— Que me font ces montagnes, que me font ces vallées, que me fait la vie, que me fait la nature entière, puisque j’ai perdu ceux que j’aimais ?

— Seigneur des créatures, ô Brahma ! pourquoi m’avoir sauvé en me séparant de mes fils ? Vous avez coupé les branches et les racines de l’arbre, comment l’arbre pourrait-il vivre encore ?

— Voyez, mes cheveux sont devenus blancs sous le poids des ans, mes membres se sont affaiblis, je ne pourrai plus demander ma nourriture à la terre, et si je vais chercher un asile, qui me le donnera parmi les hommes de ce pays ?

— Et ainsi il se lamentait, et il priait Brahma de lui donner la mort par le feu du ciel, ainsi qu’il fait pour les saints ermites dont la fin approche, et qui, loin de leurs fils, ne verraient pas s’accomplir les cérémonies de la purification près de leur brahme.

— Mais le bruit s’étant répandu que le riche Soudama, du pays de Mithila, ayant échappé au vent de la mer, se trouvait en Madura, aussi nu et aussi pauvre qu’un ver de terre, de toutes parts, ceux qu’il avait obligés au temps de sa fortune accoururent autour de lui, et chacun lui donna une portion de son bien.

— Et ils vinrent en si grand nombre, et de Lanka, et de Jaffnat, et de Soumanta, et de Harspoor, et de l’est et de l’ouest, du côté des deux mers, qu’en peu de temps Dhâraka fut plus riche encore qu’auparavant.

— Et ayant remercié le seigneur des créatures, Brahma au triple visage, le semeur épousa une nouvelle femme, qu’il connut vierge et dans la saison favorable, et en ayant eu un fils, il le nomma Devagana (envoyé de Dieu).

— Il eut par la suite beaucoup d’autres fils, et des filles tellement belles que tous les jeunes hommes les désiraient pour épouses ; et ainsi il fut récompensé, car il avait toujours été bon pour tous, et n’avait point maudit le maître de l’univers.

L’antiquité de cet épisode patriarcal ne saurait être un instant discutée. On peut dire que la preuve peut s’en faire par le récit lui-même ; il n’y est, en effet, question, pas même par allusion, ni de prêtres, ni de rois, ni de temples, ni de palais, ni de société organisée, la tribu même ne paraît pas encore formée, les villes n’ont point jeté leurs fondations, nous sommes au règne de la famille, tout s’incline sous la puissance paternelle… Ces antiques poésies étaient chantées par les pasteurs du Gange et de l’Indus, des milliers d’années avant que les pasteurs de Thèbes et de Memphis aient commencé à balbutier les louanges d’Amonra, le dieu lumière.

La seconde de ces légendes forme, pour ainsi dire, la deuxième partie de celle d’Adgigarta, que j’ai donnée dans le Second voyage au pays des Éléphants… C’est un curieux épisode de la vie de ce patriarche indou, qu’héritière des traditions de l’Orient, la Bible (ce livre aujourd’hui si moderne), a chanté sous le nom d’Abraham.

Cette légende porte au Prasada le titre de


NATALIKY
(la vierge modeste).


— Adgigarta, voyant sa peau se rider et ses cheveux blanchir, sentant que le moment n’était pas éloigné où son fils devrait accomplir les cérémonies funéraires sur sa tombe, songea que le moment était venu de lui choisir une femme pour perpétuer sa descendance.

— Et l’ayant fait venir devant lui, il lui dit : J’arrive sur le soir de ma vie, ô Viashagana, ta mère s’est endormie dans le Seigneur des créatures, et il n’y a plus de femme à la maison pour surveiller le travail du nelly. Voilà qu’il te faut choisir une épouse pour donner une mère à tes sœurs, et procréer un fils qui soit l’honneur de notre race.

— Et Viashagana répondit : Qu’il soit fait, mon père, selon votre volonté.

— Adgigarta continua : Prends un couple de jeunes éléphants blancs, charge-les des riches tapis de Kanawer, des vases d’or et d’argent de Nepâl, des soieries de Dakka et des parfums qui viennent de l’Iran, et rends-toi en la contrée de Mithila, qui borne ce pays, chez Nimi, qui en est le chef, et est fils de Pavaca, qui fut le père de ta mère Parvady. Quatre filles, jeunes et belles, ornent sa maison, qui sont : Anoumaty, Tamary, Anniama et Parvady, ainsi nommée parce que ce fut ta mère qui, à sa naissance, la plongea trois fois dans les eaux du Mahaar, pour la purifier (Mahaar, grande rivière, un des noms du Gange, du sanscrit Maha, grand, aar, rivière).

— Et après avoir mangé et bu dans la maison de Nimi, tu donneras les présents à celle que tu auras trouvée belle dans ton cœur, et l’ayant obtenue de son père, tu la ramèneras en cette maison afin que j’aie la joie de vous bénir tous les deux, et la postérité qui naîtra de vous.

— Et ayant entendu cela, Viashagana dit à son père : Et si je les trouve toutes quatre également belles, et si leur père me dit qu’elles sont toutes quatre également vertueuses, et craignant le Seigneur, pourrais-je donner ces présents à l’une sans que les autres n’en conçoivent du chagrin, et ne pleurent en secret, ce qui ferait dire à Nimi : Pourquoi cet homme est-il venu dans ma maison apporter la douleur à mes filles ?

— Alors Adgigarta : Prends quatre fois autant de riches tapis, de vases d’or, de soieries et de parfums, et les leur donne à chacune en cadeau, et elles ne seront point jalouses entre elles, parce qu’il n’y en aura pas eu d’oubliées.

— Mais Viashagana dit encore : Quand je leur aurai donné à chacune des présents, ne seront-elles point fâchées quand j’en choisirai une pour la conduire en la maison de mon père ?

— Remets-t’en au Seigneur du soin d’indiquer celle que sa sagesse te destine, et que la première que tu apercevras en t’approchant de la maison de son père soit saluée par toi comme l’épouse que tu aurais choisie, et tu lui passeras au cou le tali des fiançailles.

— Satisfait par ces dernières paroles, Viashagana prit un couple d’éléphants blancs qui n’avaient point encore porté la baoudah, il les chargea de quatre lots de riches tapis de Kanawer, d’autant de vases d’or et d’argent de Népal, de soieries de Dakka et de parfums de l’Iran, et ayant reçu la bénédiction de son père, il se mit en marche pour se rendre à Mithila, qui était le pays où le frère de sa mère Parvady était chef.

— Après avoir marché pendant plusieurs jours, il aperçut un enclos de vastes champs de nelly bien arrosés, et l’herbe verte de toutes parts s’étendait aussi loin que la vue.

— S’étant adressé à un vaidehâ (sanscrit, cultivateur) qui faisait mouvoir en chantant le balancier d’un étang, il lui demanda à qui étaient ces rizières si bien entretenues.

— Et le vaidehâ, sans se déranger de son travail, lui répondit : Ces champs appartiennent à Nimi, fils de Pavaca.

— Et ayant rencontré plus loin d’immenses troupeaux de génisses, avec de grands taureaux aux cornes recourbées du pays de Birmah, il s’adressa à un kélivala faucheur et lui demanda à qui étaient ces animaux qui paissaient en aussi grande quantité dans la prairie.

— Et le kélivala répondit, en continuant à faucher l’herbe le long des chemins : Ces taureaux aux longues cornes recourbées et ces génisses appartiennent à Nimi, fils de Pavaca.

— Et ayant aperçu encore un grand nombre d’éléphants qui venaient du nord, chargés de figues sèches, de pistaches, de noix et de grenades, ainsi que de fines étoffes tressées du poil des chèvres de Kaboul, il dit au padial qui les conduisait : À qui toutes ces richesses et les animaux qui les portent ?

— Et le padial lui répondit, en poursuivant son chemin : Ces éléphants, ces fruits secs et ces riches étoffes de Kaboul sont à Nimi, fils de Pavaca.

— Et Viashagana émerveillé se disait en lui-même : Que vais-je faire avec mes modestes présents chez un homme aussi riche ? mais peut-être se souviendra-t-il que je suis le fils de sa sœur. Et il s’aperçut bientôt que le bruit de son arrivée s’était répandu partout, car à mesure qu’il approchait du terme de son voyage, de tous côtés les bergers et les serviteurs de Nimi accouraient sur les bords de la route, l’appelaient par son nom et lui souhaitaient la bienvenue.

— Ayant eu à traverser un ruisseau, il rencontra sur la rive une dizaine de jeunes filles qui lavaient dans l’eau courante les chambous et les plats de cuivre du repas, et une d’elles, qui paraissait les diriger, se leva et dit : Salam à Viashagana, fils d’Adgigarta, qu’il soit le bienvenu dans la maison de Nimi. Je suis Nataliky, et Nimi est mon père.

— Salut à Nataliky, répondit Viashagana ; et la voyant jeune et belle il s’en réjouit, et pensant que le Seigneur l’avait ainsi placée sur sa route pour qu’il la choisît pour femme, il ajouta : Reçois, ô fille de Nimi, qui fut fils de Pavaca, ce tâli, signe du mariage que ma mère Parvady a porté.

— Je me nomme aussi Parvady, s’écria la jeune fille, qui fut dans le ravissement d’être choisie la première, quoique la plus jeune entre toutes ses sœurs. Et quittant ses compagnes, elle se dirigea avec Viashagana vers la maison de son père.

— Et Nimi les voyant venir tous deux les admira, tellement ils étaient jeunes et beaux, et comme ils s’approchaient, il dit à ses autres filles : Voilà le fils de ma sœur Parvady qui a choisi Nataliky pour sa femme, et elles en conçurent une grande jalousie.

— Alors Viashagana s’étant incliné et portant la main sur son front, dit : Salut, ô Nimi, je t’apporte les paroles d’amitié d’Adgigarta, accorde-moi d’emmener cette femme, qui est ta fille, dans la maison de mon père : c’est Brahma qui m’a inspiré de passer autour de son cou le tâli que mon père donna autrefois à Parvady en la maison de Pavaca.

— Que la volonté de Brahma soit faite, répondit Nimi ; je reçois les paroles de ton père Adgigarta, et tu peux conduire ta femme auprès de lui pour qu’il accomplisse les cérémonies d’usage. Entre dans cette maison, qui est la tienne, pour y manger avec nous et t’y reposer pendant quelques jours.

— Cette manière de se choisir une épouse fut observée depuis sous le nom de mode du Seigneur, car il fut reconnu que c’était Brahma lui-même qui l’avait instituée.

— Et Viashagana ayant distribué ses présents selon l’usage, reprit le chemin du pays de Gangea, où était la maison de son père, et Nataliky le suivit sur un des éléphants blancs qu’elle avait reçus en cadeau.

— Adgigarta les attendait avec tous ses parents et amis, car il avait su en songe le moment précis du retour de son fils, et de ses mains, que l’âge avait rendues tremblantes, il les bénit tous deux en prononçant l’invocation consacrée, car Nataliky ne pouvait entrer comme épouse dans la maison avant d’avoir été unie devant le Seigneur des créatures.

— Et les mains élevées vers le ciel, Adgigarta dit :

« Que Brahma unisse vos âmes d’un lien indissoluble, et que l’amour soit ce lien ! Que dans vos cœurs n’entrent jamais ni le dégoût, ni l’oubli ; un mari qui dédaigne sa femme est maudit de Brahma ! Une femme qui dédaigne son mari ne peut espérer d’entrer au séjour céleste !

« Respectez dans votre union les époques qui ne sont point favorables, car celui qui se livre en tout temps aux plaisirs de l’amour offense Brahma qui, pour ce fait, ne lui accorde point une nombreuse postérité.

« Vous consacrerez au Seigneur des créatures l’aîné de vos fils, car c’est lui qui accomplira sur votre tombe les cérémonies funéraires qui lavent les dernières souillures et qui vous permettront d’entrer dans le séjour des âmes purifiées. »

— Ayant ainsi parlé, Adgigarta offrit à Nataliky du riz grillé, un jeune chevreau à toison rouge et deux jeunes colombes.

— Et la jeune femme, les ayant reçus, mangea le riz grillé avec son mari, rendit la liberté aux deux colombes, puis, ayant pris le jeune chevreau dans ses bras, elle franchit le seuil de la maison en disant :


« Je suis vierge, n’ayant point encore connu d’homme, que mes yeux se ferment pour toujours à la lumière plutôt que de s’arrêter sur un autre visage que celui de mon époux. Que ma voix se sèche dans mon gosier plutôt que de prononcer des paroles d’amour qui n’iraient point à ses oreilles. Que je meure plutôt que de laisser délier mon pagne par une autre main que la sienne. »


— Et le jeune chevreau ayant été égorgé, chacun en mangea en mémoire de cela.

— Adgigarta fit alors cadeau à tous ceux qui avaient assisté à l’invocation et au repas, d’un anneau d’or sur lequel était incrusté le signe consacré de sa maison, et dit à tous ses parents et amis assemblés : Voici l’anneau du souvenir, que tous mes amis le conservent comme un témoignage, que mes parents le gardent précieusement en l’ajoutant à la chaîne de la famille, car c’est ainsi que nos arrière-petits-enfants pourront se dire entre eux : Nous sommes issus du même père.

— Et ainsi furent unis Viashagana, fils d’Adgigarta et de Parvady, et la belle Nataliky, fille de Nimi et d’Aonoumaty. Leur premier-né fut consacré à Brahma, en sortant de l’eau de purification, et reçut le nom de Pavaca, en l’honneur de son bisaïeul, car c’est à lui qu’il avait été promis que de sa race naîtrait celui qui devait illuminer le monde. »

Celui dont il est ici question dans cette singulière prophétie, n’est autre que Christna, le rédempteur indou, fils de la vierge Devanaguy, qui fut le prototype de toutes les incarnations bouddhiste, chaldéenne, égyptienne, phénicienne et judaïque. Cette dernière même ne se contenta pas d’imiter, elle copia servilement ; les chrétiens, non contents de prêter les mêmes aventures à leur Dieu, lui ont donné jusqu’au nom du fils de Vischnou et de Canya (la vierge), Christna dans l’Inde, Christ en Judée.

La rénovation chrétienne n’a été que la vulgarisation des vieux mystères de l’Orient, dont la connaissance avait été réservée à des castes privilégiées.

Ce fut l’accession du même peuple aux croyances religieuses des classes sacerdotales brahmes, gymnosophistes, philosophes et anachorètes. Le légendaire Christna fut continué dans le Christ… Les vieux christnéens des bords du Gange, de l’Indus, de l’Euphrate et du Nil ont passé la main aux jeunes chrétiens des bords du Jourdain.

La science des religions s’est constituée, comme toutes les autres sciences, par la tradition, l’apport des siècles et l’œuvre successive de tous les peuples.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lecteur pourra comprendre ma joie quand il saura que ce Prasada est pour ainsi dire l’histoire littéraire, philosophique et religieuse de l’Inde ancienne par la légende, et il lira avec d’autant plus d’intérêt ce troisième morceau que je lui emprunte, et qui est une parabole du rédempteur Christna.


CHRISTNASYA UKTI VIDSANÉ VANÊ.
(Paroles de Christna dans la forêt déserte.)


« — Christna étant revenu en Madura, lieu de sa naissance, avec ceux qui suivaient sa loi et Ardjanna, le plus fidèle entre les plus aimés, il se retira dans la forêt appelée Urvana, pour y jeûner et se purifier pendant neuf jours, ainsi qu’il en avait la coutume chaque année, par les ablutions, la prière et la contemplation.

« — Or, une grande foule de peuple s’était portée sur son passage, et Ardjanna lui dit : Maître, ne ferez-vous rien pour ces gens qui sont venus d’aussi loin pour entendre la parole sacrée ?

« — Et Christna répondit : Qu’il soit fait ainsi qu’ils le désirent, car le Véda a dit : Celui qui connaît la loi ne doit pas la cacher aux autres.

« — Et s’étant approché du chemin, il commença à parler.

« — Semblables au feu dans lequel on répand le beurre clarifié, et qui ne fait que s’enflammer davantage, les désirs de l’homme ne sont jamais satisfaits. Que voulez-vous de moi ?

« — Et de tous côtés s’élevèrent mille cris. Enseignez-nous, disait la foule, un memtram (prière, invocation, formule magique) qui nous fasse gagner le mokcha (immortalité).

« — Christna leur dit alors :

« — En ce pays, non loin de Gokoulam, vivait autrefois un saint ermite du nom de Vaidhéa. Après avoir passé, selon les préceptes de l’Écriture, les deux premières périodes de sa vie à accomplir ses devoirs de père de famille, il s’était retiré au désert, pour y finir ses jours dans la contemplation de Swayambhouva (l’être existant par lui-même). Et il se livrait aux austérités les plus méritoires pour faire que son âme fut purifiée de toute souillure, au jour où elle dépouillerait son enveloppe mortelle.

« — Souverain Maître des deux et des mondes, disait-il souvent, qui peut me répondre qu’à la dernière heure une faute involontaire, ou dont je n’aurai pas le souvenir, ne m’obligera pas à recommencer la série de transmigrations prescrites par le Véda ?

« — Daignez créer pour votre serviteur une invocation qui ait le pouvoir d’effacer toutes mes fautes, et de transporter mon âme au swarga.

« Or, un jour, comme il faisait la sandia du matin, en répétant les paroles suivantes :

« Éternel Brahma, vous êtes la vérité, vous êtes la justice, vous êtes le Véda, vous êtes le maître du monde ; par vous, tous nos péchés nous sont remis, je vous offre mes adorations.

« Dieu de la lumière. Dieu du jour, vous êtes le Dieu des planètes et de tout ce qui a vie, vous êtes le Dieu qui purifie les hommes et qui efface leurs péchés, je vous offre mes adorations.

« — Brahma lui apparut dans le feu du sacrifice et lui dit :

« Écoute, ô Vaidhéa, tes prières, tes offrandes pieuses et tes mortifications m’ont touché, et je vais te faire connaître la substance même du Véda qui a été exprimée de l’âme suprême.

« Rien de tout ce qui est ne peut périr, car tout ce qui est a toujours été et sera toujours, et tout ce qui est est contenu dans le mystérieux monosyllabe Aum.

« Sache, quand tu prononceras ce mot avec

ferveur, que tu feras la plus sublime des invocations à Brahma, à la création, à toutes les merveilles de la nature et à l’immortalité de l’œuvre divine.

« Sache, quand tu prononceras ce mot avec ferveur, que ton âme, étant une parcelle du Grand Tout, sera immédiatement en communication avec la Grande Âme dont elle est descendue, et que toutes tes souillures seront à l’instant purifiées.

« Car Aum représente le triangle mystique

A
U M


dans lequel est inscrite la triade sublime


BRAHMA
VISCHNOU — SIVA


avec le soleil, image de la chaleur, de la fécondité, de la vie, au centre.

« Consolé par ces paroles, Vaidhéa attendit la mort sans terreur.

« Aum représente toute la félicité des cieux et toute l’espérance de la terre.

« Or, sachez-le bien, je ne suis pas venu pour changer la céleste parole, il n’y a rien de nouveau en moi, suivez les préceptes du Véda, récitez le monosyllabe sacré et vous êtes assuré de l’immortalité.

« Mais, sachez-le aussi, cette parole ne sera rien sans les œuvres, et seule, elle ne vous sauvera pas du naraca, car c’est par les œuvres que vous serez jugés.

« Un homme riche du pays de Mithila avait engagé de nombreux corvas (travailleurs) pour faire sur ses terres la récolte du nelly et du menu grain.

« Au chant du tchocrovaca (oiseau rouge des marais qui passe pour saluer le jour de ses cris), à l’heure où le padial fait Sortir tous les troupeaux des étables, tous les corvas reçurent du gomasta une portion égale de champs à moissonner.

« Après avoir travaillé de leur mieux pendant la journée, chacun dans l’endroit qui leur avait été assigné, ils se réunirent de, nouveau pour venir, le soir, toucher leur salaire.

« Le gomasta avait fait les parts de chacun en proportion de leur travail, et tous, trouvant cela juste, avaient reçu sans se plaindre ce qui leur revenait.

« Or, le maître voyant ceci, dit à son serviteur : Pourquoi y a-t-il des corvas qui touchent un salaire moins élevé que les autres ? sont-ils venus plus tard aux champs, ou bien se sont-ils reposés plus longtemps pendant la journée ?

« Et celui-ci ayant répondu : Tous les corvas sont venus ensemble aux champs et ils ont travaillé pendant le même temps, avec la même ardeur, seulement les faibles n’ont pu moissonner autant de nelly que les forts ;

« Le maître lui dit : Vous allez donner à tous ces gens le même salaire, il ne serait pas juste de faire une différence entre eux, puisqu’ils ont mis à travailler aux champs le même temps et la même ardeur.

« En voyant comme cet homme était juste et bon, quelques rhodias (vagabonds) s’approchèrent et réclamèrent aussi une part.

— Avez-vous donc aussi travaillé à la moisson ? leur demanda-t-il.

« Et ils répondirent :

« — Maître, nous ne savons point manier la faucille, mais nous avons encouragé les corvas au travail en célébrant tes louanges, et en chantant les hymnes consacrés aux dieux.

« Et le maître dit au gomasta :

« — Donnez à ces gens cinquante manganis de riz pour leur repas du soir ; celui qui, comme l’oiseau, ne fait que chanter quand les moissons jaunissent dans les plaines, comme lui reçoit sa nourriture, mais il n’a droit à aucun salaire, ce ne sont pas les chants qui rentrent les grains dans les dwastras.

« Je vous le dis, habitants de Madura, Gokoulam, Brahmawarta et autres lieux, et répétez cela à vos proches, à vos amis, aux voyageurs que vous rencontrerez sur votre route, afin que la parole de celui qui m’a envoyé — l’immortel Vischnou — soit connue sur la terre entière.

« Vous recevrez votre salaire, non en raison du travail ; mais en raison de vos intentions, comme les corvas.

« C’est par les bonnes actions en elles-mêmes et non par la quantité que vous serez jugés.

« À chacun selon ses œuvres, mais aussi à chacun selon ses forces.

« On ne peut pas demander à la bufflone le même travail qu’à l’éléphant ;

« À la tortue la même agilité qu’à la biche ;

« À l’oiseau de nager, au poisson de s’élever dans les airs.

« On ne peut pas exiger de l’enfant la sagesse du père. « Mais toutes ces créatures vivent pour un but et celles qui accomplissent, dans leur sphère, ce qui a été prescrit, se transforment et s’élèvent en parcourant toutes les séries de migration des êtres.

« La goutte d’eau qui renferme un principe de vie que la chaleur féconde peut devenir un dieu (c’est-à-dire peut s’absorber dans le sein du Grand Tout, atteindre au mokcha).

« Mais, sachez-le tous, nul ne parviendra à s’absorber dans le sein de Brahma par la prière seulement, et le mystérieux monosyllabe n’effacera vos dernières souillures que quand vous arriverez sur le seuil de la vie future chargés de bonnes œuvres, et les plus méritoires parmi ces œuvres seront celles qui auront eu pour mobiles l’amour du prochain et la charité.

« Sanctifiez votre vie par le travail, aimez et secourez vos frères, purifiez vos corps par les ablutions, et votre âme par l’aveu de vos fautes, attendez, sans crainte, l’heure de la transformation suprême.

« Il avait dit.

« Un long murmure parcourut la foule, et chacun en se retirant désirait encore l’entendre parler. »

En possession de ce bienheureux livre, le soir même, pendant les longues heures de la veillée, car nous ne quittâmes Nandapour que le lendemain matin, je commençai à en traduire quelques morceaux, pour mon brave compagnon ; ce sont précisément ceux que je donne aujourd’hui. Les légendes patriarcales le plongèrent dans le plus profond étonnement ; comme tout esprit qui ne s’est pas dégagé complètement des idées fausses de l’enfance, renforcées encore par l’absurde éducation de la jeunesse, le capitaine Durand en était encore aux traditions bibliques qu’il se figurait être les plus anciennes de l’humanité. Quand je lui terminai la lecture rapide de la parabole christnéenne, il resta quelques instants comme absorbé dans ses pensées, puis, revenant à lui, il me dit d’un ton mélancolique et avec une ampleur de vues et une poésie dont je ne l’aurais pas cru capable :

— Allons, l’humanité se compose de petites fourmilières… chaque fourmilière se croit un monde, et écrit son histoire pour elle seulement… Dans le commun des habitants de la fourmilière européenne, se doute-t-on de ce que fut, dans le passé, la fourmilière asiatique ?… Le christianisme ressemble à tout ce que vous me lisez, comme les levers de soleil que nous voyons doivent ressembler aux levers de soleil disparus…

— Et pour compléter votre image, répondis-je, nous pouvons dire avec les Védas !…


Ô séculaires aurores,
Aurores qui disparaissez,

Dites, n’êtes-vous pas les mères
Des aurores qui renaissent ?

C’est ainsi que les croyances religieuses modernes sont sorties des croyances anciennes. Tout ce que crurent les Chaldéens, les Égyptiens, les Hébreux, tout ce que nous croyons est issu des Védas, le culte naturaliste s’est transformé en se symbolisant, mais au fond il est resté le même, et les livres de ce vieil Orient, inconnus hier, nous permettent de remonter jusqu’au berceau de cette œuvre humaine.

Je viens de vous montrer, mon cher capitaine, Chistna prêchant sous une forme que la Bible a imitée même dans ses expressions ; permettez-moi de vous présenter le fils de Vischnou, le Christna né d’une vierge, sous une autre figure, de vous le montrer thaumaturge :

Comme tous les pasteurs d’hommes, Christna tenu à prouver son origine céleste par de nombreux miracles on emplirait des volumes avec la simple nomenclature des hauts faits que la tradition et les poëmes indous lui prêtent ; il en est de tellement extraordinaires, que nous comprenons que les apôtres, qui, cependant, ont suivi assez textuellement l’histoire de la vie de Christna, n’aient pas osé les attribuer au Christ. Ainsi, le roi Angachouna, partisan de Christna, ayant déclaré la guerre au tyran Kansa, l’Hérode indou, qui avait fait massacrer tous les enfants nés la même nuit que Christna, pour atteindre ce dernier, et l’ayant tué de sa main à la tête de ses troupes, dans une grande bataille qu’il lui livra… Christna, encore enfant, ressuscita d’un geste tous les soldats au nombre de trente mille qui avaient succombé dans le combat. Seul, le corps de Kansa resta sur le terrain où il fut dévoré par des animaux immondes… La célèbre multiplication des pains, à l’aide desquels le Nazaréen nourrit cinq mille personnes, n’est rien à côté de la multiplication des trois manganis de riz (trois poignées) dont Christna nourrit l’Inde entière pendant une famine, et Lazare sortant du tombeau est bien moins étonnant que les quarante mille bergers, tués d’un coup de foudre dans les plaines de Somapoor et que Christna rappela à la vie d’une parole.

Les apôtres furent obligés de soumettre la légende aux nécessités de leur temps, et à part ce massacre des innocents, impossible à l’époque où on le place, et qui à lui seul suffirait pour démontrer la copie des légendes orientales, ils n’en prirent généralement que les côtés les moins merveilleux.

Voici, d’après le Prasada, le miracle de la résurrection de Kalavatty, fille du roi Angachouna, miracle que les évangélistes ont rajeuni dans le récit de la résurrection de la fille de Zaïre, chef de la synagogue. Il en est fait mention également au Hari-Pourana : le morceau est en vers et par strophe.

« Le roi Angachouna faisait célébrer avec grande pompe à sa cour les fiançailles de sa fille, la belle Kalavatty, avec le jeune fils de Vamadéva, le puissant roi de l’Antarvedi, nommé Govinda.


« Or, comme Kalavatty se réjouissait dans les bosquets avec ses compagnes, elle fut piquée par un serpent et mourut. Tous les assistants furent plongés dans la désolation ; Angachouna déchira ses vêtements, se couvrit de cendres et maudit le jour où il était né.


« Tout à coup une grande rumeur éclate dans le palais, et on entend les cris suivants mille fois répétés : Pacya pitaram ! Pacya gourou ! Voici le père ! voici le maître ! et chacun se rangeait pour lui faire place.


« Et Christna s’approche en souriant, appuyé au bras d’Ardjouna : J’ai appris, dit-il, que vous vous réjouissiez ici et je suis venu, car la joie des cœurs purs fait le bonheur des cieux.


« Mais pourquoi les cris de douleur ont-ils succédé aux chants des plaisirs ?… — Maître ! s’écrie Angachouna en se jetant à ses pieds et les inondant de larmes, voilà ma fille ! Et il lui montre le corps de Kalavatty étendu sur une natte, couvert encore de ses joyaux de fête.


« Pourquoi pleurez-vous ? répondit Christna d’une voix douce, ne voyez-vous pas qu’elle dort ? Écoutez le bruit de sa respiration semblable au souffle de la nuit qui agite les feuilles du margousier.


« Voyez ses joues qui se colorent, ses yeux dont les cils tremblent, comme s’ils allaient s’ouvrir ; ses lèvres s’agitent comme pour parler : elle dort, vous dis-je, et tenez, la voilà qui s’agite. — Kalavatty, lève-toi et marche !


« À mesure que Christna parlait, le souffle, la chaleur, le mouvement, la vie, revenaient peu à peu dans le cadavre, et la jeune fille, obéissant à l’injonction de l’homme-dieu, se leva de dessus sa couche et rejoignit ses compagnes.


« Et la foule émerveillée s’écriait : Celui-ci est un dieu, puisque la mort n’est pas plus pour lui que le sommeil. »


— Il me semble que je suis le jouet d’un rêve, me dit le capitaine, quand j’eus fini de lui traduire ce passage… L’Inde m’ouvre des horizons intellectuels que je n’avais, jusqu’à ce jour, jamais eu l’idée de fouiller…

— Voulez-vous encore la transfiguration de Christna… les parfums de Madeleine, etc. ?

— Soit, la veillée est longue, et puisque nous ne partons que demain, autant l’employer à fouiller dans la cendre des âges disparus.

— Écoutez donc, la moisson est inépuisable.

— Voulez-vous me permettre une observation ? fit mon ami.

— Volontiers.

Le brave capitaine Durand aimait ses aises… il appela mon domestique Amoudou, fit apporter du thé froid, du rhum, du sucre et des citrons, des œufs, du lait, confectionna un punch indou à satisfaire dix personnes, alluma un cigare de Coringuy et prit la parole.

Il me semble voir le lecteur s’arrêter un instant sur cette mixture, et se demander ce que peut bien être cette boisson singulière.

Je me rends à ce secret désir, et malgré la gravité de notre conversation, j’interromps mon ami pour donner la recette de ce breuvage, estimé.


Le récit de voyage a cela d’intéressant, à mon sens, qu’il est la représentation exacte des sensations du voyageur qui glane, buissonne, vagabonde à droite et à gauche, s’interrompt pour revenir sur ses pas, ouvre des parenthèses, laisse un entretien philosophique, pour admirer un horizon qui étincelle au soleil couchant, croquer un indigène qui passe, drapé dans ses haillons, une belle fille qui fait ses ablutions à l’étang de la pagode, sans autre voile que ses longs cheveux, ou s’arrête au premier carrefour pour écouter un rapsode, et tout cela sans souci d’un moule littéraire spécial… La pensée du voyageur ressemble à ces horizons des pays accidentés qui changent à chaque détour de chemin… tantôt les gorges étroites, tantôt les grands pics et les forêts sans fin…

Puisque nous buvons du punch indigène, prouvons au lecteur, en le mettant à même de faire comme nous, que cette invention des colons indous n’est point sans mérite. Pour cela, nous n’avons qu’à suivre l’opération du capitaine.

Il introduisit d’abord, dans un récipient en argent qui nous servait de soupière, toute la moelle d’une gousse de vanille, deux livres de sucre réduit en poudre, six jaunes d’œuf, les blancs étant mis à part, et le jus de quatre gros citrons… Il mit bien un gros quart d’heure à amalgamer le tout, qui se présenta bientôt sous la forme d’une pâte du plus bel aspect. Un demi-litre de thé noir très-chargé servit à délayer la composition, dans laquelle fut ensuite versé un litre de vrai tafia de canne à sucre et deux litres de lait. Ce divin breuvage fut enfin parachevé par l’adjonction des blancs d’œuf battus en neige… Ceci fait, mon ami, à l’aide d’un petit balai de paille rapidement roulé entre ses mains, fit mousser le liquide à plein bord ; après en avoir rempli deux larges calebasses qui nous servaient de coupes, le capitaine en avala une d’un trait, alluma son cigare et me dit entre deux bouffées :

— Si vous le permettez, voici mon observation ; vous venez de faire de nombreuses allusions à la vie du rédempteur indou, à ses miracles, à son mode d’enseignement, à sa mère, la vierge…

— Devanaguy !…

— Eh bien, ne pourriez-vous, en quelques mots, me donner rapidement les principaux traits de cette légende. Prise dans son ensemble, elle en vaut certes la peine, puisqu’elle a servi de base aux fictions religieuses modernes.

— Volontiers, répondis-je… La nuit vient, l’ombre des grands baobabs s’incline à l’est, une brise plus fraîche s’échappe des sommets des Gaths, et vient calmer les ardeurs de l’atmosphère ; il n’y a pas d’heure plus propice pour parler des vieux mystères de l’Orient…

Et pendant toute cette soirée, dans un village ignoré du pays malabar, nous causâmes, mon ami et moi, de toutes ces antiques spéculations brahmaniques, que de siècle en siècle la fiction religieuse a copiées et rajeunies comme un merveilleux instrument de despotisme sacerdotal…

Redire au lecteur ces entretiens qui durèrent une partie de la nuit, serait peut-être abuser de sa patience, mais en voici la quintessence extraite de mes études religieuses sur ces matières, qui donnent la clef de tant de superstitions.

Cette légende du Christna indou est inattaquable comme authenticité.

« Environ l’an 3500 avant l’ère moderne, dans le palais du rajah de Madura, petite province de l’Inde orientale, une fille vint au monde dont la naissance fut entourée d’étranges événements et de merveilleux présages.

« La sœur du rajah, mère de l’enfant, quelques jours avant sa délivrance, eut un songe dans lequel Vischnou lui apparaissant dans tout l’éclat de sa splendeur, vint lui révéler les destinées futures de celle qui allait naître.


« Vous appellerez l’enfant Devanaguy (en sanscrit, formée par Dieu), dit-il à la mère, car c’est par elle que les desseins de Dieu doivent s’accomplir. Qu’aucune nourriture animale n’approche jamais de ses lèvres : le riz, le miel et le lait doivent seuls concourir à sa subsistance.

« Surtout gardez-vous qu’un homme s’unisse à elle par le mariage, il mourrait et tous ceux qui l’auraient aidé dans cet acte, avant de l’avoir accompli.

« La petite fille reçut en naissant le nom de Devanaguy, ainsi qu’il avait été ordonné, et sa mère, craignant de ne pouvoir exécuter les prescriptions de Vischnou dans le palais de son frère qui était un méchant homme, l’emporta dans la maison d’un de ses parents du nom de Nanda, seigneur d’un petit village sur les bords du Gange, et célèbre par ses vertus. Son frère, à qui elle annonça qu’elle partait en pèlerinage sur les bords du fleuve sacré, n’osa pas s’opposer à ce dessein, par crainte des murmures du peuple.

« Cependant, pour marquer son mauvais vouloir, il ne lui accorda qu’une escorte des plus médiocres, composée de deux éléphants seulement, ce qui eût à peine suffi pour une femme d’extraction ordinaire.

« Sur le soir, Lakmy venait à peine de se mettre en marche avec son enfant qu’une suite, composée de plus décent éléphants caparaçonnés d’or, conduits par des hommes somptueusement vêtus, vint se joindre à elle, et comme la nuit était venue, une colonne de feu parut dans les airs pour les diriger, au son d’une musique mystérieuse qui semblait venir du ciel.

« Et tous ceux qui assistèrent à ce départ merveilleux comprirent que tout cela n’était point ordinaire, et que la mère et l’enfant étaient protégées par le Seigneur.

« Le rajah de Madura en conçut une jalousie extraordinaire, et poussé par le prince des Rakchasas (démons), qui voulait traverser les desseins de Vischnou, il envoya par un chemin détourné des hommes armés pour disperser le cortège et ramener sa sœur dans son palais.

« Il lui aurait dit alors : — Voyez, les chemins ne sont point sûrs, et vous ne pouvez espérer de faire sans danger un aussi long voyage ; envoyez un saint ermite à votre place, et il accomplira votre vœu.

« Mais à peine les soldats qu’il avait envoyés furent-ils en vue du cortège de Lakmy, qu’éclairés par l’esprit de Vischnou, ils se joignirent à la troupe pour protéger pendant la route la mère et l’enfant.

« Et le rajah entra dans une furieuse colère en apprenant que sa mauvaise action n’avait pu aboutir. La même nuit, il sut en songe que Devanaguy devait plus tard mettre au monde un fils qui le détrônerait et le châtierait de tous ses crimes.

« Il pensa alors à cacher dans son cœur ses noirs projets, et il se dit qu’il parviendrait facilement, plus tard, à attirer sa nièce à sa cour en cas que sa sœur ne voulût pas revenir auprès de lui, et qu’il lui serait possible de la faire mourir et d’éviter le sort dont il était menacé.

« Pour mieux déguiser son dessein, il fit partir des exprès chargés de nombreux présents qui devaient être remis à Lakmy pour être offerts à leur parent Nanda.

« Le voyage de Lakmy jusqu’aux rives du Gange ne fut qu’une marche triomphale ; de tous côtés les populations accouraient en foule sur son passage, se disant entre elles :

« — Quelle est cette ranie (reine) qui possède un si beau cortège ? Ce doit être la femme du prince le plus puissant de la terre. Et de toute part on lui apportait des fleurs dont on jonchait la route, ainsi que des fruits et de riches présents.

« Mais ce qui causait le plus d’étonnement à la foule, était la beauté de la jeune Devanaguy, qui, quoique âgée de quelques semaines à peine, avait déjà la figure sérieuse d’une femme, et semblait comprendre ce qui se passait autour d’elle et l’admiration dont elle était l’objet.

« Pendant soixante jours que dura le voyage, la colonne de feu, qui cessait d’être visible avec le soleil, reparaissait la nuit, et ne cessa jamais de diriger le cortège jusqu’à l’arrivée. Et chose bien extraordinaire, les tigres, les panthères et les éléphants sauvages, loin de s’enfuir épouvantés comme ils ont coutume de faire aux approches de l’homme, venaient doucement considérer la suite de Lakmy, et leurs rugissements devenaient aussi tendres que le chant du boulboul, afin de ne pas effrayer l’enfant.

« Nanda ayant appris l’arrivée de sa parente par un messager de Vischnou, vint l’attendre à deux jours de marche de son habitation, suivi de tous ses serviteurs, et dès qu’il aperçut Devanaguy il la salua du nom de Mère, disant à tous ceux qui s’étonnaient de cette parole : — Celle-là sera notre mère à tous, puisque d’elle naîtra l’Esprit qui doit nous régénérer…

« Les premières années de Devanaguy s’écoulèrent en paix dans la maison de Nanda, et sans que le tyran de Madura ait fait la moindre tentative pour l’attirer auprès de lui ; il saisissait en outre toutes les occasions de lui envoyer des présents et de remercier Nanda de l’hospitalité qu’il avait accordée à Lakmy et à sa fille, ce qui faisait croire à tous que la lumière du Seigneur l’avait touché et qu’il était devenu bon.

« Cependant la jeune vierge s’élevait au milieu de ses compagnes, les dépassant toutes en sagesse et en beauté ; nulle mieux qu’elle, quoique âgée de six ans à peine, ne savait veiller aux soins du ménage, filer la laine et le lin, et répandre dans toute la maison la joie et la prospérité.

« Elle aimait à se retirer dans la solitude, s’abîmant dans la contemplation de Brahma, qui répandait sur elle toutes ses bénédictions et lui envoyait souvent des pressentiments de ce qui devait lui arriver.

« Un jour qu’elle se trouvait sur les bords du Gange à faire ses ablutions au milieu d’une foule d’autres femmes venues dans le même but, un oiseau gigantesque vint planer au-dessus d’elle, et descendant doucement, il déposa sur sa tête une couronne de lotus bleu.

« Et tous les assistants furent émerveillés, et ils songèrent que cette enfant était destinée à de grandes choses.

« Sur ces entrefaites, Lakmy vint à mourir après une courte maladie et Devanaguy apprit en songe que sa mère avait vu s’ouvrir devant elle les portes du séjour de Brahma, parce qu’elle avait toujours eu une vie chaste et pure, et qu’il n’était point nécessaire, d’accomplir sur sa tombe les cérémonies funéraires d’usage. Devanaguy, dont le corps était sur la terre, mais dont toutes les pensées étaient au ciel, ne pleura point sa mère et ne porta pas son deuil, suivant la coutume, car elle regardait la mort, ainsi qu’il est dit dans les livres saints, comme une naissance en l’autre vie.

« Ayant appris le malheur qui venait de frapper sa nièce, le tyran de Madura jugea le moment venu de mettre ses perfides projets à exécution ; il envoya des ambassadeurs à Nanda avec de nombreux présents, en le priant de lui remettre la jeune Devanaguy dont il était le plus proche parent.

« Nanda conçut une grande douleur de cette démarche, car il aimait cette enfant à l’égal des siens, et ne pouvait se défendre de pressentiments qui lui faisaient considérer sous le plus sombre aspect l’avenir de Devanaguy à la cour de son oncle.

« Cependant, comme la demande était juste, il laissa la jeune fille libre de l’accueillir ou de la repousser.

« Devanaguy, qui savait que sa destinée l’appelait à Madura, suivit les ambassadeurs envoyés par son oncle, après avoir appelé toutes les bénédictions du Seigneur sur la maison qu’elle quittait.

« — Souviens-toi, lui dit Nanda, que nous serons heureux de te revoir si le malheur te ramène auprès de nous.

« Les pressentiments de son protecteur ne l’avaient point trompé : à peine Devanaguy fut-elle au pouvoir de son oncle, que celui-ci, jetant le masque, la fit enfermer dans une tour dont il fit murer la porte pour lui enlever toute possibilité d’en sortir.

« Mais la vierge n’en fut point chagrine, il y avait longtemps qu’elle avait reçu du ciel la science de ce qui devait lui arriver, et pleine de confiance, elle attendait le moment marqué par Vischnou pour l’accomplissement de ses célestes desseins.

« Cependant le tyran de Madura n’était point tranquille, une famine affreuse désolait ses États, la mort lui avait ravi un à un tous ses enfants, et il vivait dans les craintes continuelles de catastrophes plus sombres encore.

« Poursuivi par l’idée qu’autrefois il avait eue en songe, qu’il devait être détrôné par le fils qui naîtrait de Devanaguy, au lieu de se repentir des crimes nombreux qu’il avait commis et qui l’avaient déjà fait châtier si rudement par le Seigneur, il résolut, pour s’enlever toute crainte sur ce sujet, de faire périr sa nièce. Dans ce but, il fit mêler du poison, extrait des plantes les plus dangereuses, à l’eau et aux aliments que chaque jour on faisait passer à Devanaguy dans sa prison ; mais, chose extraordinaire et qui le remplit d’effroi, la jeune fille non-seulement n’en mourut pas, mais encore sembla ne point s’en apercevoir.

« Il la laissa alors sans nourriture, pensant que la faim serait peut-être plus puissante que le poison. Il n’en fut rien, et Devanaguy continua à jouir de la plus parfaite santé, et malgré la surveillance la plus active, il lui fut impossible de savoir si elle recevait des aliments d’une main mystérieuse, ou si l’esprit divin qui l’embrasait tout entière suffisait à la soutenir.

« Ce que voyant, le tyran de Madura abandonna son intention de la faire mourir, et se borna à placer une forte garde autour de sa prison, menaçant ses soldats des supplices les plus affreux si Devanaguy parvenait à tromper leur surveillance et à leur échapper.

« Mais ce fut en vain, toutes ces précautions ne devaient pas empêcher la prophétie de Poulastya[2] de s’accomplir :

« Et l’esprit divin de Vischnou traversera les murailles pour se joindre à sa bien-aimée. »

« Un soir que la vierge priait, une musique céleste vint tout à coup charmer ses oreilles, sa prison s’illumina et Vischnou lui apparut dans tout l’éclat de sa divine majesté. Devanaguy tomba dans une profonde extase, et ayant été obombrée, dit l’expression sanscrite, par l’esprit de Vischnou, qui voulait s’incarner, elle conçut.

« Tout le temps de sa grossesse s’écoula pour elle dans un perpétuel enchantement ; l’enfant divin procurait à sa mère des jouissances infinies qui lui faisaient oublier la terre, sa captivité et jusqu’à son existence.

« La nuit de l’accouchement de Devanaguy, et comme le nouveau-né jetait son premier vagissement, un vent violent fit une trouée dans les murs de la prison et la vierge fut conduite, ainsi que son fils, par un envoyé de Vischnou dans une bergerie appartenant à Nanda, qui était située sur les confins du territoire de Madura.

« Le nouveau-né fut appelé Christna (en sanscrit sacré).

« Les bergers, mis au courant du dépôt qui leur était confié, se prosternèrent devant l’enfant et l’adorèrent.

« La même nuit, Nanda connut par un songe inspiré par Vischnou ce qui venait d’arriver, et il se mit en marche avec ses serviteurs, et plusieurs autres saints personnages, pour aller chercher Davanaguy et son fils, et les soustraire aux embûches du tyran de Madura.

« Ce dernier, en apprenant l’accouchement et la fuite merveilleuse de sa nièce, entra dans une rage indescriptible ; au lieu de comprendre qu’il était inutile de lutter avec le ciel, et de demander grâce, il résolut de poursuivre par tous les moyens possibles le fils de Davanaguy, et de le faire mettre à mort, croyant éviter par cela le sort dont il était menacé.

« Ayant eu un nouveau rêve, qui l’avertissait d’une manière plus précise encore du châtiment qui l’attendait, « il ordonna le massacre, dans tous ses États, des enfants du sexe masculin, nés pendant la nuit où Christna était venu au monde, » pensant ainsi atteindre sûrement celui qui, dans sa pensée, devait plus tard le renverser du trône.

« Guidée sans doute par l’inspiration perfide d’un rakchasa, qui voulait tenter de traverser les desseins de Vischnou, une troupe de soldats arriva à la bergerie de Nanda, et bien que ce dernier ne fût pas encore arrivé, les serviteurs allaient s’armer pour défendre Devanaguy et son fils, quand tout à coup, ô prodige ! l’enfant, que sa mère allaitait, se mit à grandir subitement ; en quelques secondes il eut atteint la taille d’un enfant de dix ans, et courut s’amuser au milieu d’un troupeau de brebis.

« Les soldats passèrent auprès de lui sans se douter de rien, et ne trouvant dans la ferme aucun enfant de l’âge de celui qu’ils cherchaient, ils s’en retournèrent à la ville, et leur insuccès leur faisait craindre la fureur de celui qui les avait envoyés.

« Peu de temps après, Nanda arriva avec toute sa troupe, et son premier soin fut de se prosterner, avec les saints personnages qui l’accompagnaient, devant la vierge et son divin enfant ; comme il ne les trouvait pas en sûreté dans ce lieu, il les emmena avec lui sur les bords du Gange, et c’est ainsi que Devanaguy put revoir les lieux où s’était écoulée son enfance.

« À peine âgé de seize ans, Christna quitta sa mère et son parent Nanda, et se mit à parcourir l’Inde en prêchant la doctrine nouvelle.

« Dans cette seconde partie de sa vie, la poésie religieuse des Indous le représente comme luttant sans cesse contre l’Esprit du mal et les mauvais instincts des princes et des peuples ; il surmonte des dangers extraordinaires, lutte à lui seul contre des armées entières envoyées pour le tuer, sème les miracles sous ses pas, ressuscitant les morts, guérissant les lépreux, rendant l’ouïe aux sourds et la vue aux aveugles, partout soutenant le faible contre le fort, l’opprimé contre le puissant, et déclarant hautement à tous qu’il est la seconde personne de la Trinité, c’est-à-dire Vischnou venu sur la terre pour racheter l’homme de la faute originelle, chasser l’Esprit mauvais et ramener le règne du bien.

« Et les populations accouraient en foule sur son passage, avides de ses leçons et de ses sublimes enseignements, et elles l’adoraient comme un Dieu, en disant : Celui-ci est bien le Rédempteur promis à nos pères.

« Après quelques années de prédication, le novateur sentit le besoin de s’entourer de quelques disciples fervents et courageux, à qui il pût léguer le soin de continuer son œuvre, après les avoir initiés à ses doctrines.

« Parmi ceux qui, depuis quelque temps, le suivaient le plus assidûment dans ses pérégrinations, il distingua Ardjouna, jeune homme appartenant à une des plus grandes familles de Madura, et qui avait tout quitté pour s’attacher à lui : il lui confia ses projets et Ardjouna jura de consacrer sa vie à le servir et à propager ses idées.

« Peu à peu ils s’adjoignirent une petite troupe de fidèles, qui partagea leurs fatigues, leurs travaux et leur foi. La vie qu’ils menèrent fut rude et on le conçoit : les enseignements égalitaires de Christna, la pureté de sa vie et de ses exemples avaient réveillé les peuples de leur assoupissement ; un souffle de force et de jeunesse commençait à circuler dans l’Inde entière, et les sectateurs du passé, ainsi que les rajahs, poussés par le tyran de Madura, ne cessaient de leur tendre des embûches et de les persécuter, car ils sentaient leur puissance et leur trône trembler sous le flot populaire qui commençait à monter.

« Mais rien ne pouvait leur réussir ; il semblait qu’une force plus puissante qu’eux tous se chargeait de faire échouer leurs desseins et de protéger les proscrits.

« Tantôt des villages entiers se soulevaient et chassaient les soldats envoyés pour arrêter Christna et ses disciples ; tantôt, ces soldats eux-mêmes, comme entraînés par la parole du divin prophète, jetaient leurs armes et le suppliaient de leur pardonner.

« Un jour même, un des chefs de ces troupes dirigées contre le novateur et qui avait juré de ne céder ni à la crainte, ni à la séduction, ayant surpris Christna dans un lieu isolé, fut si frappé de la majesté de son regard, qu’il se dépouilla de ses insignes de commandement, et supplia ce dernier de vouloir bien l’admettre au nombre de ses fidèles.

« Sa prière fut accueillie, et à partir de ce moment, la foi nouvelle n’eut pas d’adepte et de défenseur plus ardent que lui. Il se nommait Sarawosta.

« Souvent Christna disparaissait au milieu de ses disciples, les laissant seuls pour les éprouver dans les moments les plus difficiles, et inopinément il revenait au milieu d’eux pour relever leur courage abattu et les soustraire au danger.

« Pendant ces absences, c’était Ardjouna qui commandait à la petite communauté et remplaçait le maître dans les sacrifices et la prière, et tous se soumettaient à ses ordres sans murmurer.

« Un jour que le tyran de Madura avait envoyé une nombreuse armée contre Christna et ses disciples, ces derniers, saisis de frayeur, voulaient se soustraire par la fuite au danger qui les menaçait.

« La foi d’Ardjouna lui-même paraissait ébranlée ; Christna, qui priait à quelques pas de là, ayant entendu leurs plaintes, s’avança au milieu d’eux et leur dit :

« Pourquoi une peur insensée s’empare-t-elle de vos esprits ? Ignorez-vous donc quel est celui qui est avec vous ?

« Et alors, abandonnant la forme mortelle, il parut à leurs yeux dans tout l’éclat de sa majesté divine, et le front couronné d’une telle lumière, qu’Ardjouna et ses compagnons n’en pouvant supporter la vue, se jetèrent le visage dans la poussière et prièrent le divin fils de Vischnou de leur pardonner leur indigne faiblesse.

« Et Christna ayant repris sa forme première, leur dit encore :

« N’avez-vous donc point foi en moi ? sachez que, présent ou éloigné, je suis toujours au milieu de vous.

« Une autre fois, Christna se promenait aux environs de Madura avec ses disciples, suivi d’une grande foule de peuple avide de le contempler, et on disait de tous côtés : « Voilà celui qui nous a délivrés du tyran qui nous opprimait, » faisant ainsi allusion à Kansa, qui avait fini par porter la peine de ses crimes, et que Christna avait chassé de Madura.

« — Et on disait encore : « Voilà celui qui ressuscite les morts, guérit les sourds, les aveugles et les boiteux. »

« Tout à coup, deux femmes de la plus basse extraction, s’approchant de Christna et lui ayant versé sur la tête des parfums qu’elles avaient apportés dans un petit vase de cuivre, elles l’adorèrent.

« Et comme le peuple murmurait de leur hardiesse, Christna leur dit avec bonté :

« — Femmes, j’accepte votre sacrifice ; le peu qui est donné par le cœur vaut plus que toutes les richesses données par ostentation ; que voulez-vous de moi ?

« — Seigneur, lui répondirent-elles, les fronts de nos époux sont soucieux, le bonheur a fui de nos maisons, car le ciel nous a refusé la joie d’être mères.

« Et Christna les ayant relevées, car elles s’étaient mises à genoux et elles embrassaient ses pieds,

« Il leur dit :

« — Votre demande sera exaucée, car vous avez cru en moi, et la joie rentrera dans vos maisons.

« À quelque temps de là, ces deux femmes, nommées Nichdali et Saraswati, accouchèrent chacune d’un fils, et ces deux enfants devinrent plus tard de saints personnages que les Indous vénèrent encore aujourd’hui sous les noms de Soudouna et de Soudâra.

Je passe rapidement sur les actions légendaires de la vie de Christna, pour ne pas allonger outre mesure cet épisode religieux, et cependant je ne puis pas le clore sans caractériser sa morale et ses leçons.

Nous avons déjà vu, par la parabole du semeur, que ce mode d’enseignement joua un grand rôle dans l’œuvre de Christna ; il affectionnait cette forme imagée qui s’adresse au peuple, moins apte à comprendre les spéculations métaphysiques.

Voici une autre parabole, fort célèbre dans l’Inde.

« Christna revenait d’une expédition lointaine, et rentrait à Madura avec ses disciples. Les habitants s’étaient portés en foule à sa rencontre, et avaient jonché la terre de branches de cocotiers.

« A quelques lieues de la ville, le peuple s’arrêta, demandant à entendre la parole sainte. Christna monta sur une petite éminence qui dominait la foule, et commença ainsi :

PARABOLE DU PÊCHEUR.

« Sur les bords du Gange, au-dessus des lieux où des centaines de bras viennent diviser son cours sacré, vivait un pauvre pêcheur du nom de Dourga.

« Dès l’aube, il s’approchait du fleuve pour y faire ses ablutions, selon la manière prescrite par les livres saints, et tenant à la main une tige fraîchement coupée de l’herbe du cousa, il récitait pieusement la prière de la Savitri, précédée des trois mots mystiques :

Bhour ! Bouvah ! Souar !

puis, le cœur et l’âme ainsi purifiés, il se mettait courageusement à l’ouvrage pour subvenir aux besoins de sa nombreuse famille.

« Le Seigneur lui avait donné par la femme qu’il avait épousée à l’âge de douze ans, vierge et dans toute la fleur de sa beauté, six fils et quatre filles qui faisaient sa joie, car ils étaient pieux et bons comme lui.

« Le plus âgé de ses fils pouvait déjà l’aider à conduire sa barque et à lancer ses filets, et ses filles, enfermées dans l’intérieur de la maison, tressaient le poil soyeux et long des chèvres pour en faire des vêtements, et pilaient pour le repas le gingembre, la coriandre et le safran, dont elles faisaient une pâte qui, mélangée avec le jus du piment rouge, devait servir à préparer le poisson.

« Malgré un continuel labeur, la famille était pauvre, car, jaloux de son honnêteté et de ses vertus, les autres pêcheurs s’étaient réunis contre Dourga et le poursuivaient chaque jour de leurs mauvais traitements.

« Tantôt ils dérangeaient ses filets pendant la nuit, transportaient sa barque dans le sable, afin qu’il perdît la journée entière du lendemain pour la remettre à flots.

« D’autres fois, quand il allait à la ville pour vendre le produit de sa pêche, ils lui arrachaient ses poissons de force, ou les jetaient dans la poussière pour que personne n’en voulût en les voyant souillés.

« Assez souvent Dourga revenait fort triste au logis, songeant qu’il ne pourrait bientôt plus subvenir aux besoins de sa famille. Malgré cela il ne manquait jamais de porter les plus beaux poissons qu’il prenait, aux saints ermites, et recevait tous les malheureux qui venaient frapper à sa porte, les abritant sous son toit et partageant avec eux le peu qu’il possédait, ce qui était un continuel sujet de dérisions et de moqueries pour ses ennemis, qui lui adressaient tous les mendiants qu’ils rencontraient en leur disant : Allez trouver Dourga, c’est un nabab déguisé, qui pêche seulement pour se distraire.

« Et ainsi, ils plaisantaient sur sa misère, qui était leur ouvrage.

« Mais les temps devinrent très-durs pour tout le monde, une effroyable famine désola le pays tout entier, le riz et les menus grains ayant complètement manqué à la dernière récolte. Les pêcheurs ennemis de Dourga furent bientôt aussi misérables que lui, et ne songèrent plus à le tourmenter, en face du malheur commun.

« Un soir que le pauvre homme revenait du Gange, sans avoir pris le moindre poisson, et comme il songeait amèrement qu’il ne restait plus rien au logis, il rencontra au pied d’un tamarinier un petit enfant qui pleurait en appelant sa mère.

« Dourga lui demanda d’où il venait, et qui l’avait ainsi abandonné.

« L’enfant répondit que sa mère l’avait laissé là en lui disant qu’elle allait lui chercher à manger.

« Ému de pitié, Dourga prit dans ses bras le pauvre petit et l’emporta dans sa maison ; sa femme, qui était bonne, lui dit qu’il avait bien fait de ne pas le laisser mourir de faim.

« Mais il n’y avait plus ni riz ni poisson fumé, la pierre à carry n’avait pas retenti ce soir-là sous la main des jeunes filles qui la frappent en cadence.

« Ma (la lune) montait silencieusement dans l’orbe céleste ; la famille entière se réunit pour l’invocation du soir.

« Tout à coup le petit enfant se mit à chanter :

« Le fruit du cataca purifie l’eau, ainsi les bienfaits purifient l’âme. Prends tes filets, Dourga ; ta barque flotte sur le Gange, et les poissons attendent.

« Voici la treizième nuit de la lune, l’ombre de l’éléphant touche à l’est ; les mânes des ancêtres demandent du miel, du beurre clarifié et du riz bouilli. Il faut leur en offrir. Prends tes filets, Dourga ; ta barque flotte sur le Gange, et les poissons attendent.

« Tu donneras des repas aux pauvres où l’onurita coulera aussi abondante que les eaux du fleuve sacré ; tu offriras aux Boudras et aux Adytias (ancêtres décédés) la chair d’un chevreau à toison rouge, car les temps d’épreuves sont finis. Prends tes filets, Dourga ; treize fois tu les jetteras ; ta barque flotte sur le Gange, et les poissons attendent. »

« Dourga, émerveillé, pensa que c’était un conseil qui lui arrivait d’en haut ; il prit ses filets et descendit avec le plus fort de ses fils sur les bords du fleuve.

« L’enfant les suivit, monta dans la barque avec eux, et, ayant pris une rame, se mit à la diriger.

« Treize fois les filets furent lancés dans l’eau, et à chaque coup la barque, ployant sous le nombre et le poids des poissons, fut obligée d’aller les déposer à terre pour s’alléger. Et la dernière fois l’enfant disparut.

« Ivre de joie, Dourga se hâta de porter à ses enfants de quoi apaiser leur faim, puis songeant immédiatement qu’il y avait d’autres souffrances à calmer, il courut chez ses voisins les pêcheurs, oubliant le mal qu’il avait reçu d’eux, pour leur faire part de ses richesses.

« Ceux-ci accoururent en foule, n’osant croire à tant de générosité, et Dourga leur distribua sur-le-champ le résultat de sa pêche miraculeuse.

« Pendant tout le temps que dura la famine, Dourga continua non-seulement à nourrir ses anciens ennemis, mais encore à recevoir tous les malheureux qui accouraient auprès de lui. Il n’avait qu’à jeter ses filets dans le Gange pour en obtenir immédiatement tout le poisson qu’il pouvait souhaiter.

« La disette passée, la main de Vischnou continua à le protéger, et il devint si riche par la suite, qu’il put, à lui seul, élever un temple à Brahma, tellement somptueux et magnifique, que les pèlerins de tous les coins du globe venaient en foule pour le visiter et pour y faire leurs dévotions.

« Et c’est ainsi, habitants de Madura, que vous devez protéger la faiblesse, vous aider entre vous, et ne jamais vous souvenir de ses torts auprès d’un ennemi malheureux. »

Tout l’enseignement de Christna respire la même morale ; nous ne nous y arrêterons pas plus longtemps.

« Lorsque le fils de Vischnou et de la vierge de Madura comprit que l’heure était venue pour lui de quitter la terre et de retourner dans le sein de celui qui l’avait envoyé,

« Défendant à ses disciples de le suivre, il partit un jour sur les bords du Gange pour y faire ses ablutions, et y laver les souillures que son enveloppe mortelle avait pu contracter dans les luttes de toute nature qu’il avait été obligé de soutenir contre les partisans du passé.

« Arrivé près du fleuve sacré, il s’y plongea par trois fois, puis s’étant agenouillé en regardant le ciel, il pria en attendant l’événement qui devait le débarrasser de sa dépouille terrestre.

« En cet état, il fut percé de flèches par un envoyé de ces prêtres corrompus dont il avait dévoilé les crimes, et qui, apprenant son voyage au Gange, l’avait suivi avec une troupe nombreuse dans l’intention de l’assassiner.

« Cet homme se nommait Angada. Suivant la croyance populaire, condamné à une vie éternelle sur la terre à cause de son crime, il erre sur les bords du Gange, n’ayant d’autre nourriture que les cadavres des morts qu’il ronge constamment en compagnie des chacals et autres animaux immondes.

« Le corps de l’homme-dieu fut suspendu aux branches d’un arbre par les meurtriers pour qu’il devînt la proie des vautours.

« La nouvelle de cette mort s’étant répandue le peuple vint en foule conduit par Ardjouna, le plus cher des disciples de l’homme-dieu, pour recueillir ses restes sacrés, mais l’enveloppe mortelle du rédempteur avait disparu ; sans doute elle avait gagné les célestes demeures, et l’arbre auquel elle avait été attachée s’était subitement recouvert de grandes fleurs rouges, et répandait autour de lui les plus suaves parfums.

« Ainsi finit Christna, victime de la méchanceté de ceux dont il avait dévoilé les vices… »

Cette légende d’un dieu s’incarnant sur la terre dans le sein d’une vierge ne pouvait naître qu’en Orient, dans ces contrées de la haute Asie, ou l’imagination de l’homme est constamment poussée au rêve et au merveilleux, par les grandes végétations et les ardeurs d’un soleil qui vient doubler encore les beautés de la nature par l’éclat et la transparence de sa lumière.

Je ne veux pas quitter ce sujet sans donner au lecteur une série de maximes que le Prasada, ou poëme des poëmes, attribue à Christna, elles achèveront d’établir d’une manière indiscutable l’influence morale et religieuse sur le monde ancien et le monde moderne. En effet, mahométans, juifs et chrétiens ont tour à tour réclamé pour leur culte la paternité de ces stances nées sur les bords du Gange…

« Quand nous mourons, nos richesses restent à la maison, nos parents et nos amis ne nous accompagnent que jusqu’au bûcher, mais nos vertus et nos vices, nos bonnes œuvres et nos fautes nous suivent dans l’autre vie.

« Si à une liqueur composée de sucre, de miel et de beurre liquide mêlés ensemble on ajoutait un grain de margous, le tout deviendrait si amer, que quand il tomberait dessus une pluie de lait durant mille ans, le mélange ne perdrait rien de son amertume. Tel est le symbole des méchants, qui, quelque bien qu’on leur fasse, ne perdent rien de leur naturel enclin au mal.

« Notre père est celui qui nous nourrit, notre frère celui qui nous rend service, notre ami celui qui met sa confiance en nous, nos parents ceux dont les sentiments sont d’accord avec les nôtres.

« On ne doit pas s’attacher à un pays qui n’est pas le nôtre, ni servir l’étranger. On doit renoncer à des parents qui ne pratiquent pas la vertu. Ne point retenir ce qui ne nous appartient pas et quitter un professeur incapable de nous diriger.

« Si l’on a entrepris quelque chose au-dessus de ses forces, il faut y renoncer ; si un particulier déshonore toute une tribu, il faut l’en exclure ; si un habitant peut causer la ruine de tout un village, il faut l’en chasser ; si un village peut causer celle de tout un district, il faut le détruire ; mais si un district occasionnait la perte de l’âme, il faudrait le quitter.

« De même qu’une plante qui croît dans les forêts devient l’amie du corps, lorsque par sa vertu elle le guérit d’une maladie qui l’afflige, quelque distance qu’il y ait d’ailleurs de l’un à l’autre, de même aussi celui qui nous rend service doit être considéré comme notre ami, quelque abjecte que soit sa condition et quelque distance qu’il y ait de lui à nous.


« Quelque service que l’on rende aux esprits pervers, le bien qu’on leur fait ressemble à des caractères écrits sur l’eau, qui s’effacent à mesure qu’on les trace, mais le bien doit être accompli pour le bien, car ce n’est pas sur la terre qu’il faut attendre sa récompense.

« Dans les afflictions, la misère et l’adversité on reconnaît ses véritables amis.

« L’homme d’esprit est celui qui sait parler et se taire à propos, dont l’amitié est naturelle et sincère, et qui ne promet rien qu’il ne lui soit possible d’accomplir.

« Le sage montre un visage égal dans l’adversité et la prospérité, il ne se laisse abattre par l’une ni enorgueillir par l’autre.

« Le meilleur remède à tous les maux, à toutes les souffrances, à tous les chagrins, c’est la vertu.

« Le paria est le plus vil des hommes, mais celui qui méprise ses semblables est au-dessous du paria.

« Le soleil est la lumière du jour, la lune est la lumière de la nuit, les enfants vertueux sont la lumière des familles.

« Les rois recherchent la guerre, comme les mouches recherchent les ulcères. Les méchants ne se plaisent que dans les querelles ; l’honnête homme fuit les rois, les mouches et les méchants, trois fléaux redoutables.

« On peut comparer l’homme vertueux à un gros arbre touffu qui, tandis qu’il est lui-même exposé aux ardeurs du soleil, procure de la fraîcheur aux autres en les couvrant de son ombrage.

« Les jouissances temporelles passent comme un songe, la beauté se flétrit comme une fleur, la vie la plus longue disparaît comme un éclair ; notre existence est comparable à une de ces bulles qui se forment à la surface de l’eau.

« On ne doit accorder aucune confiance à un ami dissimulé, on ne peut éprouver que du chagrin d’une femme qui n’a pas une conduite pure. Il n’y a que des maux à attendre dans un pays où règne l’injustice.

« On ne doit pas se fier au courant d’une rivière, aux griffes ni aux cornes d’un animal, ni aux promesses des rois.

« On connaît l’homme courageux dans le danger, on connaît sa femme dans la misère.

« L’hypocrite a beau se déguiser pour pouvoir se faire passer pour un homme de bien, il ressemble au vinaigre qui, quoiqu’on le mélange de miel, de musc et de sandal, ne perd jamais son acidité.

« Montrer de l’amitié à quelqu’un en sa présence, et le maudire en son absence, c’est souffler le chaud et le froid, c’est mêler le poison à l’ambroisie.

« Notre mère doit être la vérité, notre père la justice, notre femme la commisération, nos enfants la clémence, nos amis la déférence envers les autres ; cette parenté nous soutiendra dans la vie et nous indiquera toujours le droit chemin.

« Celui qui travaille avec diligence n’endurera pas la faim, celui qui se livre à la contemplation ne commettra pas de grands péchés, celui qui est vigilant ne sera jamais pris au dépourvu, celui qui aime son prochain possède toutes les vertus.

« Les biens temporels sont comme les vagues qui se forment sur l’eau, la jeunesse passe comme une ombre, les richesses disparaissent comme les nuages que le vent emporte, la vertu seule mérite notre attachement.

« Pensons bien que semblable à un tigre, la mort nous guette pour nous saisir à l’improviste ; les maladies nous poursuivent comme des ennemis acharnés ; les jouissances de ce monde ressemblent à un vase percé d’où s’écoule sans cesse l’eau qu’on y a mise jusqu’à ce qu’il soit vide.

« Il serait plus aisé d’arracher une perle de la gueule d’un crocodile que de faire que la sagesse et la prudence soient la règle de la conduite des rois.

« L’orgueil, l’arrogance, l’avarice, la cruauté, la colère, l’ennui, les passions honteuses sont les vices qui rendent l’homme méprisable ; la constance, la résignation, l’humanité, la douceur, la compassion, l’action de rendre le bien pour le mal, l’amour du prochain, la tempérance, la probité, la pureté, la répression des sens, la fidélité conjugale, la véracité, la bonté, l’étude des saintes Écritures font l’homme honnête et estimable.

« Se montrer l’ami de quelqu’un lorsqu’il est dans la prospérité, et lui tourner le dos quand il est dans la détresse, c’est imiter la conduite des courtisanes, qui témoignent de l’attachement à ceux qui les entretiennent aussi longtemps qu’ils sont dans l’opulence, et qui les abandonnent dès qu’ils sont ruinés.

« Un orgueil démesuré, de trop grandes richesses accumulées et les services des rois sont trois choses qui ne manquent jamais d’avoir des conséquences fâcheuses.

« On doit oublier ses bonnes œuvres et les services que l’on rend aussitôt qu’ils sont accomplis.

« La science est la santé du corps ; la vertu, celle de l’âme.

« De même que le lait nourrit le corps et que l’intempérance cause les maladies, de même aussi la méditation nourrit l’esprit, tandis que la dissipation l’enivre.

« Les oiseaux ne se reposent pas sur les arbres où il n’y a plus de fruits, les bêtes sauvages quittent les forêts quand elles n’y trouvent plus d’ombre, les insectes laissent les plantes où il n’y a plus de fleurs, les sangsues sortent des sources lorsqu’elles se tarissent… les femmes légères abandonnent un homme devenu vieux ou misérable, un ministre quitte le service d’un roi détrôné qui ne peut plus le combler de faveurs, les domestiques abandonnent le maître réduit à la misère : c’est ainsi que l’intérêt est le mobile de tout ce qui existe.

« La mer seule connaît la profondeur de la mer, l’espace seul connaît l’étendue de l’espace. Dieu seul peut connaître Dieu.

« Les songes, l’esprit des femmes et le naturel des rois sont trois choses que personne ne peut se vanter de connaître.

« Il vaut mieux être assis que debout, couché qu’assis, mort que couché.

« On connaît la qualité de l’or par la pierre de touche, la force d’un bœuf par la charge qu’il porte, le naturel d’un homme par ses actes et ses discours, mais où est la règle pour connaître la pensée d’une femme ?

« Une bonne et honnête femme est un inappréciable trésor, c’est l’âme humaine sous la forme la plus belle, la plus gracieuse, la plus accomplie.

« Une mauvaise et vicieuse femme est le pire de tous les fléaux qui puissent assaillir une maison.

« Évitez de parler à la femme de votre ami pendant qu’il est absent, car la réputation d’une femme est aussi délicate que le lait que le plus léger vent couvre de poussière.

« La fierté est la plus belle qualité de l’éléphant, la vivacité la plus belle du cheval ; le soleil, le plus bel ornement du jour, et la lune, de la nuit ; la propreté est le plus bel ornement d’une maison ; les enfants vertueux, le plus bel ornement des familles ; la douceur, la chasteté et la modestie d’une femme, tout ce qu’il y a de plus beau sur la terre.

« On ne doit pas fixer son domicile dans un lieu où ne se trouve pas une rivière pour arroser son champ, une école pour former l’esprit de ses enfants, un temple pour prier.

« Nous aurions beau descendre dans le Naraca (enfer), établir notre demeure dans le séjour de Brahma ou dans le paradis d’Indra, nous précipiter dans les abîmes de la mer, monter sur le sommet des plus hautes montagnes, aller habiter les plus affreux déserts, nous ensevelir dans les entrailles de la mer, affronter les dangers des combats, séjourner au milieu des insectes les plus venimeux afin de tourner notre destinée, il ne nous arriverait que ce qu’il n’est pas en notre pouvoir d’éviter.

« Les hommes qui n’ont pas d’empire sur leurs sens ne sont pas capables de remplir leurs devoirs.

« Il faut renoncer aux richesses et aux plaisirs qui ne sont pas approuvés par la conscience.

« Les maux dont nous aurons affligé le prochain nous poursuivrons comme notre ombre suit notre corps.

« La science de l’homme n’est que vanité, toutes ses bonnes actions sont illusoires quand il ne sait pas les rapporter au souverain maître de cet univers.

« Les œuvres qui ont pour principe l’amour de son semblable doivent être ambitionnées par le juste, car ce sont celles qui pèseront le plus dans la balance céleste.

« Celui qui est humble de cœur et d’esprit est aimé de Vischnou, il n’a besoin de rien autre chose.

« De même que le corps est fortifié par les muscles, l’âme est fortifiée par la vertu.

« Il n’y a pas de plus grand pécheur que celui qui convoite la femme de son prochain.

« De même que la terre supporte ceux qui la foulent aux pieds et lui déchirent le sein en la labourant, de même nous devons rendre le bien pour le mal

« Si tu fréquentes les bons, tes exemples seront inutiles ; ne crains pas de vivre parmi les méchants pour les ramener au bien.

« La science est inutile à l’homme sans jugement, ainsi qu’un miroir à un aveugle.

« L’homme qui n’apprécie les moyens d’action que d’après son envie de parvenir, perd bientôt la notion du juste et des saines doctrines. »

Voici maintenant, pour terminer, les conseils que Christna donne au prêtre de son temps.

— Qu’il se livre chaque jour aux pratiques de dévotion pieuse, et soumette son corps aux austérités les plus méritoires.

— Qu’il craigne tout honneur mondain plus que le poison et n’ait que mépris pour les richesses de ce monde.

— Qu’il sache bien que ce qui est au-dessus de tout c’est le respect de soi-même et l’amour du prochain.

— Qu’il s’abstienne de la colère, et de tous mauvais traitements même envers les animaux, qu’on doit respecter dans l’imperfection que leur a assignée le Créateur.

— Qu’il chasse les désirs sensuels, l’ennui et la cupidité.

— Qu’il fuie la danse, le chant, la musique, les boissons fermentées et le jeu.

— Qu’il ne se rende jamais coupable de médisances, d’impostures et de calomnies.

— Qu’il ne regarde jamais les femmes avec amour et s’abstienne de les embrasser.

— Qu’il n’ait point de querelles.

— Que sa maison, sa nourriture, ses habits soient toujours des plus chétifs.

— Qu’il ait constamment la main droite ouverte pour les malheureux, et ne se vante jamais de ses bienfaits.

— Quand un pauvre vient frapper à sa porte qu’il le reçoive, lui lave les pieds pour le délasser, le serve lui-même et mange ses restes, car les pauvres sont les bien-aimés de Vischnou.

— Mais surtout qu’il évite pendant tout le cours de sa vie de nuire en quoi que ce soit à autrui ; aimer son semblable, le protéger et l’assister, c’est de là que découlent les vertus les plus agréables au souverain maître de toutes choses.

— Si l’on veut extraire d’une masse composée d’une foule de métaux différents, l’or qui s’y trouve incorporé, on n’en viendra pas à bout en la soumettant une seule fois à la fusion ; ce n’est qu’en faisant passer à plusieurs reprises cet alliage par la coupelle qu’on divisera, en définitive, les parties hétérogènes qui la composent et que l’or en sera extrait dans toute sa pureté.

— C’est ainsi que le brahme-prêtre, en soumettant son corps aux austérités les plus méritoires, et son âme à la méditation, arrivera à chasser toutes les imperfections de sa nature, et à en extraire le juste, le vrai et le bien, Trimourty (Trinité) divine, qui rappellera sur la terre celle qui règne au ciel sous les noms de

Brahma, Vischnou, Siva.

(Extraits du Prasada, poëme des poëmes, et du Bagaveda… d’après nos études sur les Mystères de l’Inde.)

Nous n’avons pas besoin de nous demander si le prêtre a suivi les enseignements de Christna… le lecteur ne nous pardonnerait pas cet excès de naïveté… L’histoire n’a fait qu’enregistrer les cris de ses victimes et l’on ne sait si tout le sang qu’il a versé parviendrait à éteindre tous les bûchers qu’il a allumés.

Ceci me rappelle une page émue, écrite au milieu des ruines de Madura, la ville sainte de Devanaguy, la mère de Christna, qu’on me permettra de citer ici :

« Un soir que j’avais été visiter les ruines du palais de Kansa et de la tour où ce tyran fit enfermer la vierge mère, je m’étais arrêté, pour rêver à mon aise, au milieu des tronçons de colonnes, de chapiteaux abattus et des statues colossales des dieux, mutilées et à demi enfouies…

« Le soleil baissait rapidement à l’horizon, le chant du padial, ramenant ses troupeaux, se faisait entendre de toutes parts dans la plaine, les éléphants sacrés rentraient à la pagode avec une abondante moisson d’herbes fraîches et de cannes à sucre. Et je regardais le crépuscule envahir la terre estompant au loin les montagnes, les bois et les rizières d’ombres qui, de tous côtés, grandissaient avec une rapidité fantastique. En face de moi, le temple dédié à Christna, dont la masse imposante est une des merveilles du sud de l’Inde, disparut bientôt dans la nuit.

« Tout à coup, le Timiram, ou chant des morts, éclata dans les ténèbres. Les brahmes procédaient à l’office du soir, et dans le silence que la nuit avait apporté avec elle, les paroles de cet hymne lugubre montèrent distinctement jusqu’à moi.

« Ils sont partis, laissant à la terre leurs corps qui sont devenus la proie des chacals immondes et des vautours aux pieds jaunes, et leurs âmes errent maintenant au fond des abîmes, à la merci du Varouna qui châtie les méchants.

« C’est en vain, quand les iakchas les rongent, leur déchirent les entrailles, qu’ils essayent d’invoquer Yama ; la justice du dieu des enfers, après mille ans de souffrances, les fera renaître encore pendant mille générations dans le corps d’un paria.

« La voix grave et sonore des brahmes commençait le premier vers de la strophe, que la foule des fidèles achevait en poussant des cris aigus et de lamentables gémissements sur le sort des morts chassés du séjour céleste…

« Ils continuèrent ainsi longtemps. : l’être qu’ils invoquaient était le dieu du châtiment, et parmi ces trois mille hommes agenouillés, qui se frappaient la poitrine pour conjurer sa colère… pas un incrédule à la voix du prêtre, pas un qui osât se lever et dire au brahme qui officiait : Tu mens ! Il est impossible qu’il existe un Être suprême tel que tu nous le représentes, il ne nous aurait pas créés pour déchirer nos entrailles, pour se faire le bourreau de nos corps et de nos âmes, et mettre sa félicité dans notre souffrance.

« Non, tout le monde croyait et priait. Et ce n’était pas la puissance infinie que les Védas ont si bien chantée, qui domine et règle les mondes, arbitre souverain de tout ce qui existe, matière ou intelligence, que cette foule invoquait… C’étaient les gnomes, les jakebas, les vampires, les dêvas et les rakchasas de toutes espèces, inventés par les prêtres pour faire oublier la raison, rendre la science impossible et terroriser les peuples à leur profit…

« Et je me mis à réfléchir à ces superstitions innombrables, à ces fables mystérieuses et à toutes ces ridicules croyances dont les pasteurs d’hommes ont abreuvé l’humanité pendant des milliers d’années, en se transmettant leurs formules dans le silence des pagodes ou des temples, torturant, brûlant, massacrant leurs adversaires au nom d’un Dieu qui n’est plus dans leur main qu’un épouvantail.

« Et il me semblait entendre dans la nuit du passé les cris de toutes les victimes que les chants des bourreaux ne parvenaient pas à étouffer.

« Quel effroyable concert !

« — Nous sommes les Bouddhistes et les mages, massacrés par les brahmes ; nous sommes les Birmans, massacrés par les Bouddhistes ; nous sommes les Amalécites, les Amorrhéens, les Saducéens, égorgés par l’ordre de Moïse ; nous sommes les Hébreux, décimés par les Lévites… nous sommes les victimes de l’Inquisition, les martyrs des bûchers d’Espagne… Nous sommes les Vaudois, les Albigeois, les protestants de la Saint-Barthélémy, les camisards. Nous sommes Savonarole et Jean Huss…

« Et je voyais à travers les âges, chaque fois que les peuples semblaient se calmer, chaque fois qu’un vent de miséricorde et de fraternité commençait à souffler au milieu d’eux, un homme se lever, se disant l’envoyé de Dieu. Et il poussait de nouveau les peuples les uns contre les autres, et au milieu des ruisseaux de sang et des milliers de cadavres qui couvraient la terre, les brahmes, les bonzes, les lévites et les prêtres venaient s’agenouiller devant cet homme, et ils disaient aux victimes : « Adorez la main qui vous châtie, celui-là est l’oint du Seigneur. »

« Et les peuples, anéantis par la superstition et la peur, se courbaient plus bas encore, jusqu’à ce que leur front fût souillé par la boue sanglante, et ils priaient pour leur bourreau et ils bénissaient celui qui les frappait, en murmurant : C’est la justice de Dieu qui nous châtie de nos crimes…

« Éternelle jonglerie de ces hommes qui se prétendent les élus du ciel… ils passent toujours, armes et bagages, avec tout leur arsenal de prières, de dévots et de génies malfaisants, du côté des massacreurs de peuples. »

Il est impossible de mettre les pieds dans l’Indoustan, au milieu des ruines qu’y a laissées le passé le plus théocratique peut-être qui ait existé, sans que de semblables pensées viennent agiter votre esprit.

Au milieu de populations atteintes de décrépitude sénile, sans force de réaction contre des milliers d’années de servitude sacerdotale, on se prend à craindre, en les voyant mourir, que les peuples d’Europe qui descendent d’elles n’arrivent pas à rejeter à temps le joug de la superstition, et finissent, comme leurs aïeux de l’extrême Orient, par n’être plus que des nations historiques.

Ce qui domine l’Inde entière, c’est, d’un côté, cette grande figure de Christna, que la légende, la poésie, les arts ont divinisée, en lui donnant toutes les grandeurs, toutes les générosités, toutes les vertus, et de l’autre cette superstition abjecte qui navre tous les cœurs, avilit tous les caractères et ravale au niveau de la brute les trois quarts des Indous des castes infimes, pris sans cesse entre la crainte de Dieu et la peur du diable.

C’est à ce double point de vue que le lecteur devra toujours se placer pour juger sainement les mœurs, usages et coutumes étranges qui vont, au cours de ce voyage, défiler devant lui.

En aucune autre contrée, les habitants n’offrent un pareil mélange de grandeur dans les sentiments et de décadence dans les actions, et alors que l’on chante encore, sur les bords du Godavéry, de l’Indus et du Gange, les stances immortelles des Védas et les poétiques slocas des paraboles du fils de Vischnou, on n’y rencontre plus ni dignité ni élévation morales. La femme n’y est comptée que comme un instrument de plaisir dont on trafique, et au milieu des écroulements du passé, l’amour, cette passion exclusive de tous les Orientaux, n’est resté poétique et raffiné dans le langage que pour mieux en voiler les excès sous des fleurs. L’homme, abruti par le servage religieux et la débauche, n’a ni le temps ni le courage de résister au servage politique des marchands anglais.

L’enfant est abandonné à lui-même, et s’élève libre d’allures et de mœurs, corrompu dès l’âge le plus tendre par les exemples de son père et de sa mère.

Si ce n’est pas encore une nation morte, certes, elle est en train de mourir.

Et cependant que de grandeur dans ces ruines, que de majesté dans le passé, que de séductions dans cette race énervée, amollie par les jouissances physiques, mais fière encore, à ce point qu’elle est restée la plus belle du globe ! Après avoir jeté un coup d’œil rapide sur quelques légendes des premiers âges, esquissé à grands traits l’intéressante figure de Vischnou, incarné dans Christna, qui domine aujourd’hui toute la religion brahmanique, et fait connaître au lecteur, dans leur ensemble, des faits et une situation religieuse qui, à chaque pas, eussent exigé de nouvelles explications, je vais pouvoir, mon excursion dans le passé terminée, reprendre le récit de notre voyage aux grandes ruines de Bedjapour. Cette excursion dans la légende religieuse était d’autant plus nécessaire que toute la contrée que nous allons traverser n’est habitée, en dehors des aldées musulmanes, que par des sectateurs de la grande incarnation de Vischnou.

Tout le pays Kanara est christnéen.

L’étude de ces questions, que je n’ai fait qu’effleurer ici, occupa nos conversations pendant la plus grande partie de la nuit que nous passâmes à Nandapour. Quand le soleil s’est retiré, que les grandes brises de mer viennent balayer la côte et rendre un peu de souplesse aux membres fatigués par les ardeurs du jour, c’est le moment des longues causeries dans l’Inde. Pas une aldée, pas un village où les habitants ne se réunissent en groupe, pour écouter les récits merveilleux que viennent leur faire les rapsodes de la pagode.

La sieste de jour et une heure ou deux de sommeil la nuit suffisent amplement, sous ces latitudes, à réparer les forces du corps.

Pendant que nous voyagions, mon brave compagnon et moi, sur les routes mystérieuses des âges légendaires, nous entendions dans le lointain la voix du pandaron qui continuait à chanter sur un rythme monotone les hauts faits des héros et des dieux, et de la foule de Malabares qui l’écoutait, accroupie, s’élevait de temps en temps comme un murmure de respectueuse admiration, qui venait dominer le chant du conteur. Sous l’influence de la fraîcheur, des milliers d’oiseaux qui, aux heures caniculaires, dorment dans le plus épais des fourrés, peu à peu s’étaient éveillés, et du sommet des hauts tamariniers et des flamboyants, s’unissaient pour former le plus gracieux des concerts. Cédant à la fatigue, nous nous réfugiâmes dans nos charrettes, et nous ne tardâmes pas à fermer les yeux, bercés par ces harmonies singulières.

Nous fûmes réveillés au point du jour par de grands cris, au milieu desquels je distinguais les voix d’Amoudou, mon Nubien, et de Pounousamy, le bohis du capitaine.

Je ne mis pas en doute un seul instant que mes gaillards, qui tous deux professaient le même amour pour le callou (liqueur fermentée du cocotier) et les belles, n’eussent joué à Kandapour quelque tour de leur façon.

Aussi ne fus-je nullement étonné de voir le thasildar, ou chef du village, se diriger vers notre campement, suivi de nos deux serviteurs et d’un grand nombre d’Indous des deux sexes. Je jugeai l’affaire plus grave que je ne l’avais pensé tout d’abord, en voyant un brahme, qui traînait deux femmes par leurs pagnes, se dégager de la foule qui l’avait jusque-là dérobé à nos yeux.

— Saëbs (seigneurs), nous dit le thasildar en s’approchant, voici le brahme Arouna qui vient vous porter plainte contre un de vos serviteurs.

— Lequel ?

— Le mouloucoucoma (cet homme à tête de mouton), fit le chef en désignant Amoudou. Mais avant de laisser le brahme exposer sa plainte, continua-t-il, je dois vous prévenir qu’il a mis en sang quatre de mes pions de police, et m’a menacé du même traitement quand j’ai voulu l’arrêter…

— De quoi s’est-il rendu coupable ?

Ce fut au tour du brahme à raconter ses déboires.

D’après lui, Amoudou et son compagnon étaient venus rôder la veille au soir à l’entour de sa case ; sans se méfier d’eux, il était allé se coucher après avoir fait ses ablutions et accompli le sandia (prières et sacrifices des brahmes), lorsqu’au milieu de la nuit, il avait été distrait de son sommeil par certains bruits qui paraissaient venir de la partie de son habitation réservée aux femmes… S’y étant rendu silencieusement et sans lumière, il avait surpris Amoudou en conversation criminelle avec sa sœur, la belle Kandâlika ; ému et sans voix à cet aspect, il avait regagné la vérandah pour aller prévenir le bechcar (chef de police), et était tombé sur un second couple qui ne craignait pas de souiller sa maison à deux pas du réduit où il serrait ses pritris (sortes de dieux lares). C’étaient le bohis Pounousamy et la suivante de la belle Kandâlika. L’émotion lui coupant de plus en plus la parole, il était sorti, et avait rencontré le thasildar, qui, en apprenant l’odieuse profanation que subissait la demeure de ses ancêtres, avait fait cerner toutes les issues de la case par quatre pions de police qu’Amoudou seul avait à moitié assommés en sortant… Le brahme Arouna avait débité cela tout d’une haleine, et la foule qui, depuis quelques instants, faisait de violents efforts pour se contenir, dès qu’il eut fini, malgré notre présence, se laissa aller à un accès de gaieté tellement franc, que nous eûmes toutes les peines du monde à ne pas l’imiter.

Amoudou, de son côté, trouva la situation tellement comique, qu’il fut obligé de s’appuyer contre un arbre pour ne pas tomber… Si vous n’avez jamais vu rire un nègre pur sang, vous ne pouvez vous faire une idée de la gaieté d’Amoudou ; ses lèvres énormes s’entr’ouvraient jusqu’aux deux oreilles, son nez, peu proéminent du reste, disparaissait entre ses joues contractées, ses yeux se fermaient à demi, la tête entière enfin n’avait plus rien d’humain ; il avait des spasmes de rire qui ressemblaient à des cris de bêtes fauves, et cela durait un quart d’heure avant qu’il lui fût possible de retrouver son calme habituel.

La population de Nandapour, mise en belle humeur, criait et gesticulait en montrant le brahme et le thasildar qu’elle accablait de ses sarcasmes.

Une affaire que je croyais tragique au début allait finir d’une façon plaisante.

Quand Amoudou eut repris son sang-froid, je crus nécessaire de lui demander s’il reconnaissait l’exactitude de la plainte.

— Maître, répondit le Nubien, nous nous promenions hier soir avec Pounousamy dans les rues de Kandapour, lorsque nous fîmes la rencontre de deux femmes dans une boutique de tchandos (marchand de liqueurs), elles nous offrirent le betel-arrek dans leur demeure, nous les suivîmes, et ce matin nous avons trouvé la porte gardée par des pions de police ; ce brahme et le thasildar exigeaient de nous vingt roupies pour nous laisser sortir.

— Quelles sont ces femmes ? demandai-je à un Indou qui se trouvait près de moi.

— Saëb, me répondit-il, tes serviteurs sont bien allés chez Kandâlika, sœur d’Arouna, mais ils ne sont point les premiers, et à moins que Kandâlika ne meure avant ce soir, ils ne seront pas non plus les derniers.

La foule salua ces paroles par un immense éclat de rire… et je compris tout.

J’appris, en poursuivant mes renseignements, que Kandâlika était veuve, et qu’au lieu de conserver la situation vénérée de femme au pagne blanc[3] ou de cacher avec soin ses liaisons amoureuses, elle avait préféré exercer ouvertement le métier de courtisane, sous la protection de son frère et du thasildar, qui se servaient de la police pour exploiter les pauvres diables qui se laissaient tenter par ses charmes.

À plus de vingt lieues à la ronde, la manœuvre était parfaitement connue, aussi les associés ne pouvaient-ils plus compter que sur les voyageurs pour alimenter leur petite industrie.

Si nous n’avions pas été là, Amoudou et Pounousamy eussent été obligés de payer les vingt roupies, c’est-à-dire plus de trois mois de leurs gages, et au lieu de rire du brahme et du thasildar, c’est à leurs dépens que la foule se fût égayée.

Le capitaine Durand n’en revenait pas de voir un chef de village descendre à de pareils actes.

— Ce qui m’étonne, lui répondis-je, c’est qu’il les accomplisse ouvertement, à part cela je ne connais pas dans l’Inde entière un thasildar qui ne soit disposé à se faire le pourvoyeur des Européens de distinction qui voyagent. Vous avez déjà dû vous apercevoir, mon cher capitaine, sans compter les occasions d’augmenter vos observations, qui ne vont point vous manquer, que dans la plupart des contrées de l’Inde, la femme fait partie, au même titre que le repas, de l’hospitalité qu’on accorde.

— C’est vrai, mais ce que nous avons vu dans le Travencor possédait un charme si poétique, revêtait de telles couleurs, que bien peu de caractères eussent pu y résister, tandis qu’ici nous sommes simplement en présence d’une exploitation obscène.

— C’est la femme que vous avez toujours trouvée pleine de charmes et de séductions, mon cher ami, répliquais-je en souriant, et vous n’aviez pas encore vu l’entremetteur s’étaler aussi effrontément devant vous ; mais pas plus ici que là, il n’existe de temple à la véritable pudeur.

En ce moment la belle Kandâlika, ainsi qu’on l’appelait, sans avoir l’air de se douter qu’elle était la cause originelle de tout le tapage qui s’était produit, s’approcha de nous, porta les deux mains au front, nous fit le salam d’adieu et reprit lentement le chemin de sa demeure… Le thasildar et le brahme s’étaient déjà esquivés pour échapper aux quolibets de la population.

— C’est réellement une superbe femme, dit le capitaine qui avait regardé la jeune veuve en fin connaisseur.

— Et digne d’un autre sort, n’est-ce pas ? Que voulez-vous, c’est une victime, non pas du vice, elle ne tient pas au métier qu’elle exerce, soyez-en sûr, mais de la superstition religieuse.

— Que voulez-vous dire ?

— Quel que soit leur âge, il est défendu aux veuves de se remarier dans l’Inde, et dans un pays où les passions trouvent si facilement l’occasion de se satisfaire, une foule de veuves dans la vigueur de la santé et des sens, à qui toute union légitime est désormais interdite, ne sont que trop faciles à céder à toutes les séductions auxquelles elles sont en butte. La pudeur, cette dignité de la femme, n’est jamais un frein pour elles, et la seule chose qu’elles redoutent, c’est la divulgation de leur inconduite. Parmi toutes les preuves, la grossesse étant la moins discutable, elles s’en affranchissent en recourant sans le moindre scrupule à l’avortement. Toutes connaissent des drogues propres à se le procurer. Cette action odieuse, qui révolte tous les sentiments humains, est aux yeux de la plupart des Indous une chose sans conséquence. Selon eux, la destruction d’un être qui n’a pas encore vu le jour, est un moindre mal que le déshonneur d’une femme.

Lorsque les manœuvres pratiquées pour l’avortement n’ont point produit l’effet qu’on en attendait, les veuves indoues tentent un dernier moyen pour essayer de cacher les suites de leurs faiblesses : elles annoncent en public qu’elles se proposent d’aller faire un pèlerinage à la ville sacrée de Kasy (Bénarès), pour y accomplir des neuvaines en faveur de leur époux décédé, et elles n’excitent ainsi aucun soupçon, ce genre de dévotion étant fort pratiqué chez les Indous.

Après s’être choisi une compagne discrète, qu’elles ont mise dans leur confidence, elles se mettent en route ; mais le prétendu pèlerinage se termine à quelque lieu voisin, chez une parente ou une amie, qui leur facilite les moyens de vivre cachées jusqu’à ce qu’elles soient débarrassées de leur fardeau.

L’enfant est remis secrètement à une personne qui consent à s’en charger, et elles rentrent dans leurs familles, où elles sont reçues avec tous les honneurs que l’on rend ordinairement à toute personne qui a fait le pèlerinage au Gange et à la ville sainte.

Ce n’est pas que la plupart du temps on n’ait eu vent de l’affaire, car la malignité populaire, qui ne perd jamais ses droits, a fait de ce dicton :

« Elle est allée en pèlerinage à Kasy »


le synonyme de cet autre :

« Elle est allée se débarrasser d’un cadeau gênant que lui a fait Kama, le dieu des amours. »

Mais cela est sans importance ; du moment où la faute n’a pas été mise au jour, l’honneur est sauf.

Si, malgré tous leurs efforts, elles ne peuvent arriver à dissimuler leur état, si elles sont, par exemple, surprises dans la retraite qu’elles se sont choisie, les veuves alors se voient arracher solennellement devant les chefs de castes le pagne et le voile blancs, signe de leur état, elles sont rejetées et de la caste et de la famille, et entrent dans la classe des prostituées.

Une vie toute nouvelle commence pour ces femmes : elles peuvent se parer de bijoux, d’effets somptueux, et exercer au grand jour un métier qui n’a plus rien de déshonorant pour elles, puisqu’elles font partie dorénavant de cette caste spéciale qui est en possession du privilège obligatoire de vendre l’amour facile et les rêves insensés par l’opium et le hatchis…

Pour se faire expertes dans leur art, elles vont prendre pendant quelque temps les leçons de quelque bayadère que l’âge ou la perte de sa beauté a forcée de quitter la pagode ; cette dernière leur enseigne l’art de composer des philtres qui ont la vertu d’inspirer l’amour lascif, des dragées ou bonbons au hatchis, des pastilles à la cantharide et des boissons excitantes. Façonnées ainsi à la débauche, elles deviennent, pour les riches Indous, dont les sens ont besoin d’être stimulés, de merveilleux instruments de plaisirs. La fréquentation des courtisanes n’a rien de déshonorant dans l’Inde, on la considère comme une nécessité de l’existence de l’homme dans la maturité.

Les jeunes gens, qui dans chaque bosquet trouvent de jeunes et jolies filles toujours prêtes à chanter avec eux cet éternel duo d’amour, que la nature a composé pour sa propre conservation, font peu de cas de ces femmes plus savantes encore qu’elles ne sont faciles : un sourire, une fleur dans les cheveux, le murmure de deux lèvres roses suffisent à faire parler leurs jeunes ardeurs. Mais parmi les Indous de trente-cinq à cinquante ans, il en est peu qui, au moins une fois par mois, ne s’en aillent, en compagnie de deux ou trois amis, passer vingt-quatre heures chez une de ces prêtresses du culte de Cythère.

Ils sortent de là abrutis par les excès de toute nature, épuisés par les boissons et le houkah, sorte de narghillèh dans lequel on fume un tabac opiacé à l’essence de rose et au parfum du sandal. En sortant de là, ils se font porter chez eux en palanquin, prennent un bain et s’endorment, et deux ou trois jours après vaquent de nouveau à leurs affaires.

Je ne connais pas de cerveau assez solide pour résister plus de vingt-quatre heures à toutes ces excitations des sens.

Il n’est point rare de voir des Indous, que la vieillesse n’arrête pas sur cette pente, être un beau jour ramenés chez eux dans un état complet de ramollissement et d’imbécillité.

Quoi qu’il en soit, et je l’ai souvent entendu exprimer devant moi, les Indous prétendent que ces fugues mensuelles leur font trouver meilleur le retour au foyer conjugal.

De là ce dicton bien connu :

« Viachy daroussanam pouniam papa nachanam. »

C’est-à-dire :

« L’amour d’une courtisane fait aimer la vertu. »

C’est dans cette catégorie de femmes qu’était tombée la belle Kandâlika ; veuve à dix-huit ans, elle n’avait pu celer un péché mignon et avait été réduite à quitter le pagne blanc des désolées pour le riche pagne des filles de joie… Mais la facilité avec laquelle elle avait accueilli Amoudou indiquait que son industrie n’allait guère dans ce petit village de Nandapour qui, hommes, femmes et enfants compris, comptait à peine une centaine d’habitants.

Le capitaine, qui avait voué un souvenir impérissable aux bayadères de la pagode de Chélambrum[4], morceaux rares réservés aux brahmes et aux voyageurs de distinction, n’eût pas été fâché d’établir une comparaison entre les manières poétiques des filles du temple et celles de ces femmes que l’on appelle communément dans l’Inde les vierges des bosquets, parce que leurs maisons sont toujours entourées d’épaisses touffes de jeunes palmiers, de cocotiers et de lianes…

— Les voyageurs ne doivent-ils point tout voir, tout étudier ? me dit-il en regardant du coin de l’œil la sœur du brahme Arouna, qui, après avoir fait quelques pas dans la direction du village, s’était subitement arrêtée, dardant sur nous ses longs yeux noirs… comme si elle eût senti qu’elle avait un allié parmi nous…

— Vous tenez donc bien, mon cher capitaine, lui répondis-je, à vous donner les étourdissements de l’opium et les excitations du hachich ?…

— Écoutez, me répondit le malin compère, vous habitez l’Inde depuis de longues années, et il me semble que je puis vous poser cette question : N’avez-vous jamais cédé au désir de voir par vous-même ce que sont ces rêves et ces excitations du hachich, au milieu de danseuses se tordant dans la fumée de l’encens et du sandal ? Répondez-moi non ! franchement… et je passe condamnation sur ce caprice que je désirais satisfaire…

Je me contentai de sourire !

— Compris, fit mon impitoyable interrogateur… Alors ?…

— Alors, interrompis-je, nous allons nous hâter de continuer notre route. Quand bien même l’aventure de cette nuit ne vous obligerait pas à renoncer à faire cette étude avec la conquête d’Amoudou, je vous dirais encore : Ce n’est point ici un lieu convenable pour voir de près ces mœurs étranges et intéressantes à plus d’un titre. Nous ne sommes guère à plus de quatre jours de marche de Kolanpour et à dix de Bedjapour ; nous devons faire un séjour de trois semaines, un mois peut-être dans cette dernière ville, et pendant que je visiterai les ruines antiques éparses dans cette contrée, que je relèverai les inscriptions qui couvrent les monuments à demi enfouis sous l’herbe, vous aurez vingt fois, et sans la chercher, l’occasion de sacrifier une nuit aux étranges excitations du hachich et de l’opium, dosées par des mains plus savantes que celles de Kandâlika.

Mon ami céda à regret ; les beaux yeux de la jeune veuve avaient fait sur son cœur une impression profonde, et sans le mauvais goût dont elle avait fait preuve en accordant quelques heures d’aimable entretien à mon fidèle Nubien, je crois que j’eusse été obligé de prolonger la station de vingt-quatre heures…

Sur un signe de moi, Amoudou avait tout préparé pour le départ, les bohis attendaient patiemment en tête de leurs bufflones, Mahadèva, son cornac sur l’épaule, prit la tête de la colonne dans la direction de la haute chaîne des Gaths, dont nous apercevions les pics bleuâtres dans le lointain.

Au lieu de suivre à pied et de chasser un peu le matin avant que le soleil fût trop haut à l’horizon, comme cela nous arrivait souvent, notre nuit de repos avait été si courte, que nous nous étendîmes chacun dans notre charrette, laissant à Amoudou la direction de la marche.

Lorsque je m’éveillai quelques heures plus tard, j’appelai mon Nubien.

— Tu as dû, lui dis-je, laisser jusqu’à ta dernière roupie à Kandapour.

— Non, Saëb, me répondit-il, ni Pounousamy, ni moi, n’avons rien donné aux belles filles…


— Alors, Arouna et le thasildar avaient raison ?

— Elles ne nous avaient offert que du bétel, Saëb.

— Que me dis-tu là ?

— Amoudou parle la vérité, les belles filles ne nous avaient fait entrer dans leur demeure que pour savoir si les saëbs belatti (les seigneurs blancs) allaient rester longtemps dans le village ; elles avaient l’intention de vous offrir, ce soir, le carry et le jus fermenté du palmier ; j’ai été chercher une jatte de callou que nous avons bu ensemble, et tout en causant nous nous sommes endormis sous la vérandah ; mais ni Pounousamy, ni moi, n’avons posé nos têtes à côté de celles des belles filles…

Je le congédiai d’un geste… et me gardai bien d’éveiller le capitaine, il aurait fallu retourner à Kandapour ou accepter une affaire avec lui !…



DEUXIÈME PARTIE

LES RUINES DE BEDJAPOUR













DEUXIÈME PARTIE

LES RUINES DE BEDJAPOUR


Les Européens dans l’extrême Orient. — Quelques pages d’histoire. — Passage des Gaths. — La vallée des Panthères. — Un exploit de Mahadèva, l’éléphant. — Le lac des Hérons roses. — Le collecteur John Drift. — Une chasse au guépard. — Bedjapour. — Les Ruines.


Pendant que nous nous acheminons tranquillement vers les Gaths, à travers de véritables forêts de citronniers, de manguiers sauvages et de teks, le moment me paraît favorable pour satisfaire un désir que quelques lecteurs, qui me suivent depuis mes premiers voyages, ont bien voulu m’exprimer.

« Nous ne connaissons pas, m’ont écrit plusieurs d’entre eux, d’ouvrage qui résume en quelques pages l’histoire des tentatives, des efforts couronnés de succès ou non, faits par les Européens pour s’établir dans les différentes contrées de l’extrême Orient. À chaque pas, vous faites allusion aux dominations portugaise, hollandaise, anglaise ou française ; vous rencontrez des ruines, des champs de bataille qui rappellent leurs luttes, leurs conquêtes, leurs souffrances. Ne pourriez-vous pas nous donner un tableau rapide du rôle joué par ces différents peuples dans les contrées que vous parcourez ?… L’extrême Orient n’est point très-connu dans son ensemble. Bien peu ont les loisirs de pouvoir déchiffrer en quatre ou cinq langues les nombreux ouvrages que chaque peuple d’Europe a consacrés à son action, sur les rives du Gange, de l’Indus, du Brahmapoutre, les côtes du Malabare, de Coromandel, de Birmanie, de Malacca, de Java, Bornéo, Madagascar, Ceylan, etc. En remplissant cette lacune, vous mettriez une foule de vos lecteurs à même de vous suivre avec plus de fruits… »

Telles sont les observations qui, sous des formes diverses, me parviennent depuis quelque temps.

J’ai déjà eu l’occasion de le faire remarquer, je ne voyage ni en géographe, ni en historien, et laisse en général aux ouvrages spéciaux le soin de faire la lumière sur ces points de la science.

Ce qui m’attire, ce que je désire faire connaître, ce sont les mœurs si curieuses, si pittoresques, les habitudes particulières, les coutumes intimes, les croyances mystérieuses, les superstitions, les sciences occultes et les pratiques religieuses des contrées et des peuples que je n’ai pas seulement visités en voyageur, mais que j’ai pu étudier en vivant au milieu d’eux pendant de longues années. C’est à cela que se sont appliqués surtout les premiers voyages que j’ai déjà publiés.

Je sais bien que je ne suis pas souvent d’accord avec les touristes de paquebot qui écrivent sur l’Inde, la Chine, l’Océanie, pour y avoir fait escale pendant six heures ou huit jours, ce qui est tout un, dans les divers ports de la côte… Que voulez-vous, j’y suis resté de longues années, mes fonctions de magistrat m’ont permis de pénétrer le sens symbolique des croyances religieuses, des superstitions, de comprendre les coutumes, les usages des populations au milieu desquelles je vivais, et dont je parlais la langue… Il paraît que ce sont de mauvaises conditions pour bien voir, car messieurs les excursionnistes, qui croient connaître l’Inde pour en avoir contourné les côtes sur le pont d’un navire, ne se gênent pas parfois pour me dauber de leur belle encre.

Et cependant, combien de théories, présentées dans les sociétés de géographie, n’ont souvent d’autre origine que les récits singuliers de ces navigateurs superficiels. Chaque fois que je me trouve en présence d’une de ces explications fantastiques imaginées par un touriste pour donner le sens d’une coutume, d’une cérémonie religieuse qu’il n’a point comprises, cela me remet en mémoire un trait dont je ne me souviens jamais sans gaieté.

J’ai lu à Bénarès, dans une relation de voyage que le rajah Jung-Bahadour fit en France et en Angleterre, en 1851, publiée par un de ses aides de camp, le fait suivant que je traduis du bengali :

« Il existe dans certaines contrées de la France une coutume étrange : lorsqu’un enfant, appartenant à une classe élevée, sort du temple où on l’a conduit à sa naissance, porté par ses parents, tous les enfants des castes les plus infimes se précipitent sur le cortège avec des cris sauvages, et les parents sont obligés de les éloigner en leur lançant des poignées de petites pierres blanches qu’ils portent dans des sacs. »

Lors d’un relais de chevaux de poste, l’aide de camp du rajah aura vu dans quelque village de la Bourgogne passer un baptême : parrain, marraine et assistants jetaient, selon la coutume, des dragées aux enfants, qui s’abattaient sur ces friandises comme une volée d’oiseaux sur des épis mûrs, et cela a suffi pour que l’Indou imaginât là-dessus une histoire indoue.

Toute la relation est de cette force.

Ne rions point, les trois quarts des observations européennes sur l’Inde, la haute Asie, le centre Afrique et l’Océanie ont la même valeur.

Ne parlant point la langue des peuplades qu’il visite, jugeant tout du haut de la supériorité qu’il s’arroge, l’Européen, presque toujours, pour expliquer des faits dont il n’a pas la clef, imagine des histoires européennes.

Pour étudier une civilisation étrangère, si rudimentaire, si primitive qu’elle soit, il faut d’abord se défaire des préjugés de la sienne ; ce n’est qu’après de longues années d’habitation, quand on parle la langue des populations où l’on vit, qu’on commence à les aimer, que notre esprit s’est recouvert d’un large vernis de tolérance cosmopolite, qu’il est possible de bien comprendre leurs coutumes, leurs vieilles traditions civiles et religieuses, et de les décrire d’une plume scientifique qui ne se laisse aller ni à l’enthousiasme, ni au dénigrement de l’ignorance.

Veut-on un exemple, entre cent, des minces matériaux avec lesquels se construit parfois une opinion géographique et ethnographique ?

Un jour… ceci se passait dans un Institut quelconque d’Europe… un membre de la docte société exhibe une poignée d’hameçons en os de poisson et en nacre, ainsi que quelques haches en forts coquillages, qu’un marin de ses amis avait rapportés des îles Sous-le-Vent, groupe d’Huaïné et de Borabara, en Océanie.

S’appuyant sur ces instruments primitifs, notre homme occupa trois séances par la lecture d’un mémoire dont la conclusion fut :

1o Que la colonisation de ces îles devait être des plus récentes, puisque les habitants, n’ayant encore découvert ni le bronze ni le fer, ni aucun autre métal, en étaient réduits à se servir de ces engins primitifs, qui sont la négation de toute existence ancienne ;

2o Que d’après les rapports de similitude existant entre les instruments de pêche des Océaniens de ce groupe et ceux des sauvages de l’Amérique du Sud, on devait conclure à des liens de parenté peu éloignés entre les deux peuples, classés tous deux du reste dans la race jaune ;

3o Que l’Amérique du Sud devait être regardée comme le berceau de la race polynésienne.

Le savant, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’avait certes pas vu tout cela dans la poignée d’os qu’on lui avait rapportée ; mais il avait profité de l’occasion pour rééditer à son compte une des plus manifestes et des plus grossières erreurs de l’ethnographie officielle, celle qui se fabrique dans le silence du cabinet.

Je puis vous affirmer, après plusieurs années d’expérience, que ces engins de pêche des indigènes, trop primitifs de forme et de matière pour certains ethnographes, sont ceux qui donnent les meilleurs résultats, et que nos hameçons civilisés font triste figure en présence de l’hameçon kanaque. Dans ces mers profondes et claires, l’appareil de pêche nacré est celui qui éveille le moins l’attention du poisson, dont les yeux sont habitués à cette nuance par les écailles de ses congénères et les coquilles des mollusques. Loin d’être le signe d’une infériorité, il le serait plutôt d’un progrès.

L’homme invente suivant les difficultés qu’il rencontre pour subvenir à ses besoins, et les dangers qu’il lui faut repousser. De toutes les différentes branches des races humaines, le rameau polynésien est, sans contredit, celui qui a le moins senti la nécessité d’inventer. L’artocarpe, ou arbre à pain, lui donne sans culture un pain naturel qui, cuit sous la cendre, est des plus savoureux. Les marais regorgent d’ignames et de taro, énormes racines pesant jusqu’à 10 à 12 kilogrammes, et qui renferment un aliment aussi succulent que la pomme de terre.

D’innombrables cocotiers lui fournissent à profusion leur eau parfumée et leurs fruits ; les forêts sont remplies de ces petits porcs océaniens, dont la chair délicate et ferme ferait les délices des meilleures tables d’Europe.

La mer est tellement poissonneuse entre les récifs qui entourent les îles, qu’un seul coup de filet amène de la nourriture pour plusieurs jours et pour toute une famille.

Donc le Polynésien peut se servir d’instruments réputés primitifs pour les bien rares travaux auxquels il se livre, sans qu’il reçoive de cela une place inférieure dans la famille humaine, ou qu’on puisse en induire une colonisation récente des îles qu’il habite.

Vivant sous le plus tempéré et le plus égal des climats du globe, n’éprouvant ni le besoin de se vêtir, ni celui d’habiter d’autre maison qu’une case de feuillage, se procurant sa nourriture sans efforts, n’ayant à lutter avec aucun animal venimeux ou féroce, il n’a rien inventé, je le répète, parce qu’il n’avait besoin de rien.

Il y a environ une soixantaine d’années que les Européens ont commencé à s’établir par là ; eh bien, malgré ce laps de temps déjà considérable, je n’ai pas trouvé, à part ceux engagés sur des navires, deux indigènes faisant usage de couteaux, et ce n’est pas faute cependant qu’on leur en ait donné.

Ceux qui construisent les pirogues sont les seuls qui aient voulu quelque chose de notre civilisation. Ils nous ont pris la hache et la scie pour lesquelles ils ont marqué de suite une profonde admiration. Mais je dois me hâter d’ajouter que les pirogues creusées à la hache dans les troncs d’arbres ont cinq fois moins de valeur et de durée que celles qui sont creusées par le feu.

À côté de cette enfance industrielle et artistique, on rencontre chez ces populations, — fait que n’ont pu observer les touristes ou navigateurs qui ignorent leur langue, — un extraordinaire développement intellectuel.

Vives, spirituelles, aimant la plaisanterie, promptes à la riposte, d’une grande imagination poétique, douées d’un sentiment musical exquis qui les porte à s’assembler et à chanter en chœur des airs pleins de mélodie qu’elles composent elles-mêmes, je les place fort au-dessus des populations les plus avancées de France ou d’Angleterre, je ne parle pas de la brute germanique.

J’ai habité pendant plusieurs années cette partie de la Polynésie qui comprend le groupe des îles de la Société dont Taïti est la capitale, le groupe des îles Sous-le-Vent, Borabara, les deux Huaïné, Raïatéa et les groupes des Pomoutou et des Gambiers, et je dois déclarer que je n’ai pas rencontré un seul individu qui ne sût lire, écrire et compter convenablement.

Je puis affirmer aussi qu’il y a peu de peuples sur lesquels les préjugés sociaux et la superstition religieuse aient si peu de prise.

Si d’aventure à ce sujet vous consentez à descendre avec eux sur le terrain de la plaisanterie, vous êtes étonné du rare bon sens qui se cache sous les lazzis dont ils criblent certaines de nos coutumes européennes.

Pendant deux ans, j’ai fait une fois par mois le voyage de Taïti à l’île de Mooréa. Je partais en pirogue avec cinq rameurs indigènes, dont l’un tenait la barre et veillait au balancier, nous n’arrivions que le lendemain matin. Je m’asseyais d’ordinaire à côté du barreur, et je le faisais causer. Chaque fois ces conversations me plongeaient dans des rêveries sans fin… et j’arrivais à me demander si nos civilisations, toutes plaquées de lois et de coutumes singulières, d’égoïsme satisfait et d’appétits à satisfaire, de faux respects et de vertus hypocrites, étaient un progrès ou une décadence…

Depuis, je me suis toujours défié des sociologues qui régentent l’humanité comme on professe la gymnastique, et qui donnent à l’homme l’habitude, la conscience du bien et du devoir comme on lui apprend à faire du trapèze ou du tremplin…

Ainsi l’opinion de la science officielle sur les Polynésiens est fausse de tout point pour quiconque a vécu dans ces contrées.

Non-seulement l’Océanie polynésienne n’est pas de colonisation récente, mais encore on peut assigner aux peuplés qui l’habitent l’antiquité la plus reculée. Ils n’ont découvert ni le bronze, ni le fer, d’abord parce que leurs besoins ne les y ont point conduits, ensuite parce que ces métaux, qu’on rencontrera peut-être plus tard à de certaines profondeurs, n’affleurent pas le sol de ces îles…

Nous voilà loin de la question historique soulevée plus haut, mais j’ai tenu à spécifier une fois de plus que le but de mes voyages a toujours été l’étude intime de la civilisation, sous toutes ses faces, des peuples que je visitais… Cela dit, le lecteur comprendra les raisons qui, jusqu’ici, m’ont porté à ne toucher que fort incidemment aux questions de géographie et d’histoire.

Je vais déférer maintenant au désir qui m’a été exprimé, et donner le plus rapidement possible un résumé géographique et historique des contrées de l’extrême Orient, que j’ai parcourues pendant de longues années ; aussi bien l’idée qu’on m’a suggérée ne sera-t-elle pas sans jeter une certaine lumière et un certain intérêt sur les différents volumes de voyages qui vont avoir ces contrées pour objet… Et du reste, dans ce vieil Orient, l’histoire est toujours d’un intérêt si supérieur que je n’aurai certainement pas à regretter d’en avoir esquissé les principaux traits.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’est guère qu’après le démembrement de l’empire de Delhi, fondé par les Mogols, démembrement arrivé vers la fin du XVIIIe siècle, que l’Inde entière a été bien connue.

Des guerres nombreuses soutenues par les Européens, soit entre eux, soit avec les indigènes, des études savantes, des relations commerciales sont venues compléter les connaissances assez confuses qu’on avait eues jusqu’alors sur cette antique contrée.

Du cap Comorin, situé par le septième degré cinquante-six minutes sud, l’Indoustan se prolonge au nord jusqu’aux montagnes du Thibet, par le trente-cinquième degré de latitude septentrionale.

En longitude, son étendue prise dans sa plus grande largeur commence au soixante-septième degré du méridien de Paris et finit au quatre-vingt-dixième degré à l’est du même méridien, ce qui donne en longueur environ sept cents lieues, et la largeur près de cinq cent cinquante.

L’Indeo-ko, suite prolongée du Taurus, forme aujourd’hui la frontière de l’Indoustan au nord et le sépare du petit Thibet.

À l’est, ses limites naturelles sont le Gange et le Brahmapoutre.

À l’ouest, l’Indus et le Candahar, et d’immenses forêts.

Au sud, au sud-est et au sud-ouest, les bornes de l’Indoustan sont l’océan Indien qui l’environne pour ainsi dire tout entier.

Cet immense pays, qui ne tient que par un côté à l’Asie, est souvent considéré comme une presqu’île.

C’est au cap Comorin que la chaîne des Gaths prend naissance ; leur direction géographique est du sud au nord, et leur hauteur moyenne est de deux mille cinq cents à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

Ces montagnes, célèbres par leur étendue et leur élévation, sont couvertes d’une végétation luxuriante, d’où émergent des arbres gigantesques ; elles forment une barrière immense et impénétrable qui arrête les vents et les tempêtes, sépare les saisons et produit le phénomène des moussons et des pluies périodiques.

Vers le onzième degré de latitude, les Gaths se divisent en deux branches, l’une au couchant, l’autre au levant, mais toutes deux inégales en longueur, en élévation et en profondeur.

Les intervalles de leurs chaînes secondaires forment des vallées couvertes de bois précieux, de riches moissons, et produisent du riz, du millet et du sorgho de différentes espèces. On y fait jusqu’à cinq récoltes en deux ans.

La branche occidentale recèle d’énormes quantités d’éléphants, de tigres, d’ours, d’élans, de buffles sauvages, d’antilopes, de cerfs, de chacals, de panthères, de jaguars et de renards d’une taille extraordinaire. Le gibier de toutes espèces y pullule littéralement.

C’est cette branche dangereuse des Gaths que nous allions bientôt traverser pour nous rendre à Bedjapour.

La côte qui protège cette immense chaîne de montagnes se nomme côte malabare. C’est sur cette côte, un peu au-dessus du pays Kanara, que se trouve la fameuse vallée de Palicatchery.

Vers cette passe, les Gaths présentent une interruption d’environ cinq lieues dans toute leur chaîne.

C’est par cette large coupure, occupée en grande partie par des forêts impénétrables, que les nuages qui produisent les pluies périodiques pénètrent alternativement sur l’une des deux côtes de Malabar et de Coromandel.

La côte malabare s’étend du cap Comorin jusqu’à Surate sur une longueur de trois cent cinquante lieues.

Rien ne saurait dépeindre la magnificence et le pittoresque des points de vue qu’offre ce rivage garni de forêts de cocotiers dans toutes ses sinuosités.

Dans toutes les vallées de la chaîne des Gaths qui règnent sur cette côte, on cultive les épiceries les plus estimées, telles que le poivre, la cannelle, le gingembre, le cardamome, au milieu des orangers, des citronniers et des bois de sandal.

Une infinité de ruisseaux arrosent cette terre si fertile, et de distance en distance de grandes rivières qui descendent des Gaths entretiennent une fraîcheur nécessaire à la végétation, sous un climat aussi ardent.

La côte est de l’Inde prend le nom de côte de Coromandel jusqu’au-dessus de Madras, et de ce point au golfe du Bengale, le nom de côte d’Orixa.

Parmi les fleuves nombreux qui arrosent l’Inde, trois sont remarquables entre tous : l’Indus, le Gange et le Brahmapoutre.

L’Indus se compose de plusieurs sources qui sortent des montagnes de la Tartarie, de la Perse et de l’Indoustan ; il reçoit dans son cours plus de quatre cents rivières, et parcourt jusqu’à son embouchure une distance de plus de six cents lieues.

Comme le Gange et le Nil, il forme un immense delta avant de se jeter dans la mer ; ses inondations périodiques remplacent les pluies, qui sont extrêmement rares dans cette partie de l’Inde.

C’est un des sept fleuves sacrés de la mythologie indoue, et tout indigène qui le traverse est considéré comme ayant quitté la terre des ancêtres ; il n’a plus ni famille, ni caste, ni patrie.

Le Gange, que les Indous regardent comme une divinité tutélaire, prend sa source dans les montagnes du Thibet et fait son entrée dans les riches contrées de l’Inde, en s’élançant d’une énorme caverne du mont Immaüs, qui figure, dit-on, la tête d’une vache.

Il s’avance alors majestueusement au milieu des vastes plaines du Bengale et se jette dans l’Océan par une foule de bras formant un delta de plus de soixante lieues de largeur.

C’est sur un de ces bras, qui reçoit le nom d’Hougly, que les Anglais ont bâti Calcutta et les Français Chandernagor. L’immense plaine du Bengale, qui s’étend sur un développement de plus de cinq cents lieues, est la plus admirable qui soit au monde par sa richesse et ses paysages variés.

Le Brahmapoutre, dont le nom signifie en sanscrit — Enfant de Brahma — limite l’Inde vers l’est ; il prend sa source dans les mêmes montagnes que le Gange, mais sur le versant opposé, dans le pays de Serinagar.

Émule du Gange par la largeur et la profondeur de son lit, il se confond avec lui à douze lieues de la mer et perd son nom. La jonction de ces deux fleuves produit le plus vaste et le plus imposant courant d’eau qui soit dans le monde. Il ressemble à une mer et a l’apparence d’un golfe parsemé d’îles.

La province de Karnatic occupe la côte de Coromandel presque dans toute sa longueur. Madras et Pondichéry en sont les principales villes ; elles furent longtemps les deux entrepôts du commerce de l’Angleterre et de la France, au-dessous se trouvent Négapatam et Tranquebar, anciens comptoirs hollandais, et Domois, qui appartiennent aujourd’hui à l’Angleterre.

Sur la côte occidentale, qui prend le nom de côte malabare, sont situées les deux îles de Goa et de Bombay, sur lesquelles les Portugais ont bâti la capitale de leurs établissements, bien minces aujourd’hui, et les Anglais le chef-lieu de la présidence du gouvernement de Bombay.

On y rencontre en outre plusieurs villes qui ont joui d’une certaine célébrité, telles que Cochin, Mahé, seule possession française de cette côte, Tellichéry, Calicut, Mangalore.

Les vastes plaines qui forment le territoire de l’Indoustan affectent trois états différents. Le premier comprend des plaines d’une admirable fertilité, produisant toutes espèces de cultures, mariant les légumes et les fruits délicieux de l’Asie aux légumes et aux fruits de l’Europe ; elles sont entrecoupées de distance en distance par des chaînes de montagnes secondaires, couvertes des essences les plus rares, telles que celles du teck, du sandal, du bois de rose, de palissandre, de rith et du campêche.

Le second comprend les plaines couvertes d’immenses marécages où tous les animaux aquatiques semblent s’être donné rendez-vous, et le troisième, celles qui, couvertes d’arbustes, de plantes grimpantes et de lianes enchevêtrées, offrent aux fauves un asile impénétrable, et sont connues sous le nom de jungles. Les provinces et royaumes principaux de l’Inde sont : le Cachmir, — le Pundjab, — le Kanawer, — le Gourval, — l’Agra, — l’Aoude, — le Népaul, — le Boutan, — l’Assam, — le Tipperah, — le Bengale, — le Ghoudwana, — l’Orixa, — le pays des Circars, — le Karnatic, — le Behar, — le Beder, — le Nizam, — le Tandjaour, — le Bedjapour, — le Malabar, — le Kanara, — l’Arungabad, — le Komdeich, — le Boudeleand, — le Malva, — le Goudjerate, — le Guicoovar, — le Meiwar, — le Mhairwara, — le Marvar et le Scinde.

La température dans l’Inde varie selon la différence de latitude et selon le plus ou moins d’élévation du sol. Les saisons y sont surtout caractérisées par les grandes pluies ou les chaleurs excessives.

Dans le Bengale, la saison de la sécheresse commence en mars et dure jusqu’à la fin de mai ; la saison des pluies commence en juin et finit en septembre. L’été commence en juin sur la côte de Coromandel et en octobre sur la côte malabare, en sorte qu’à des distances très-rapprochées et à des latitudes presque égales, la nature offre le phénomène de deux saisons diverses. Tandis que les pluies tombent périodiquement sur la côte de Malabar, le temps sec règne sur celle de Coromandel.

En outre de ses produits agricoles, cette admirable contrée offre de véritables merveilles à l’industrie humaine. Je ne fais qu’indiquer les châles cachemires, les toiles, tissus or et argent, les mousselines de Dacca, si fines qu’une pièce peut passer dans l’ouverture d’une bague.

C’est dans l’Inde également que se trouvent les plus beaux diamants ; aux mines de Bedjapour et de Golconde, que nous allons bientôt visiter.

Telle est, en quelques mots, la géographie de cette immense et fertile contrée, à laquelle, à toutes les époques, l’Europe fut obligée de demander ses marchandises les plus rares et les plus précieuses, et qui gémit aujourd’hui sous l’odieuse tyrannie des marchands anglais.

Le commerce de l’Inde a enrichi toutes les nations qui s’y sont livrées d’une manière exclusive.

Les Arabes, si voisins du golfe Persique, furent les premiers qui transportèrent leurs marchandises indoues. Ils les livraient aux Grecs qui en ignoraient la provenance, et ces derniers les répandaient dans le monde entier.

Plus tard, Alexandre bâtit Alexandrie pour en faire l’entrepôt des marchandises de l’Orient. Sous le règne de celui de ses lieutenants qui eut l’Égypte en partage, Ptolémée, le commerce de l’Inde par Alexandrie prit un accroissement extraordinaire. On établit sur la mer Rouge le port de Bérénice, qui fut agrandi sous ses successeurs ; d’énormes magasins y furent construits, on creusa un canal qui, partant d’un des bras du Nil, allait se décharger dans le golfe Arabique, et pour ajouter à la voie de mer une autre voie que pussent suivre les caravanes, on construisit à travers toute l’Arabie jusqu’au golfe Persique, des caravansérails et des citernes où les marchands pouvaient se reposer et renouveler leur provision d’eau.

Toutes les nations commerçantes et maritimes se rendaient dans les ports de l’Égypte pour acheter les produits de l’Inde.

Les guerres des Sarrasins firent ensuite passer la plus grande partie de ce commerce à Constantinople, qui devint le marché général des produits de l’extrême Orient, que les Grecs et les Italiens exploitèrent tour à tour.

Pendant la période de splendeur de la puissance ottomane, les Vénitiens employèrent tous leurs efforts à ouvrir de nouveau la route de l’Égypte ; Pise, Gênes, Florence se joignirent à eux pour partager leurs profits.

Ce fut l’époque où Venise atteignit à l’apogée de sa grandeur ; sa marine, la plus puissante de l’Europe, pouvait lutter avec celle des Turcs, et protégeait admirablement son commerce ; elle avait des manufactures de soie, d’or et d’argent, elle construisait des vaisseaux pour le monde entier ; son orfèvrerie était unique, et tous ces avantages, qui lui donnèrent un moment le premier rang en Europe, elle les dut aux profits considérables qu’elle retirait des marchandises de l’Inde.

Comprenant les causes de cette prospérité inouïe, les autres nations ne tardèrent pas à descendre dans l’arène, et pendant plusieurs siècles, Portugais, Hollandais, Français et Anglais vont se disputer le monopole de ce commerce de l’extrême Orient qui, tour à tour, donnera à ceux qui s’en empareront le premier rang financier et commercial en Europe.

Les Indous eux-mêmes venaient faire directement le commerce avec l’Europe par trois routes qui sont intéressantes à tracer.

Du Bengale et du Mazulipatam ils allaient à Delhi ; de là, se dirigeant vers l’ouest à Caboul et Candahar, ils gagnaient, par le Korassan et le nord de la Perse, le sud de la mer Caspienne, puis l’Arménie, d’où ils se rendaient à la mer Noire, et se distribuaient dans quelques-unes des échelles du Levant, et même jusqu’à Constantinople, où les Vénitiens, les Pisans, les Génois, prenaient leurs marchandises.

Les caravanes de la côte malabare, parties de Goa, traversaient les Gaths avec d’immenses convois de bœufs, gagnaient Candahar par Arconbad et Totta, et là se réunissaient à celles du Bengale. Le voyage, aller et retour, qui, par cette voie, se faisait tout entier par terre, durait trois ans.

Par la seconde route, les gens du Bengale et des côtes de Coromandel et de Malabar se rendaient par mer à Surate ; de ce port, le grand entrepôt de l’Inde, ils se dirigeaient sur Bassora au face du golfe Persique, chargeaient alors leurs marchandises sur le Tigre et arrivaient à Bagdad ; de là ils se rendaient à dos de chameau jusqu’à Alep, où ils rencontraient les marchands italiens, qui recevaient leurs marchandises pour les répandre en Europe.

Par ce chemin, l’aller et le retour, moitié par terre, moitié par eau, duraient deux ans.

La troisième voie partait également de Surate ; les marchands indous, réunis dans cette dernière ville, faisaient voile pour la mer Rouge, et abordaient à l’isthme de Suez. Là, ils avaient le choix entre deux routes pour gagner les stations de commerce avec l’Europe ; la plus longue, par le grand désert jusqu’à Alep, exigeait quarante jours de marche, et la plus courte, de Suez au Caire, par le désert de Suez, s’accomplissait en dix jours de marche. Cette dernière était des plus dangereuses, à cause des pillards arabes et africains, qui s’emparaient de toutes les caravanes qui n’avaient pas par avance payé un énorme tribut.

Par cette troisième route, le trajet, aller et retour, ne durait qu’un an, mais la crainte des Arabes était telle qu’elle était de beaucoup la moins fréquentée.

Pendant longtemps, l’Europe reçut ces marchandises précieuses sans s’inquiéter de leur centre de production ; les croisades commencèrent à entr’ouvrir les portes de l’Orient, puis, peu à peu, l’émulation à chercher un passage direct pour les Indes et par mer, fit découvrir les côtes de l’Afrique, le cap de Bonne-Espérance, les côtes de l’Inde, et enfin le nouveau monde.

Nous voilà, par une transition naturelle, arrivés à l’histoire du rôle des Européens dans l’Inde ; je vais tâcher, toute proportion gardée, d’être aussi bref dans cette notice que dans celle que je viens de consacrer à la géographie.

Ce fut le Portugal qui, le premier, entra en ligne.

Les Maures étaient chassés du royaume ; Henry, fils de Jean Ier, qui avait assisté aux dernières expéditions de son père, qui avait poursuivi ses ennemis jusqu’en Afrique, en rapporta un goût si vif pour les voyages et les découvertes, qu’il consacra le reste de sa vie à cette ambition.

Pendant son séjour en Afrique il avait consulté plusieurs Maures de Fez et du Maroc sur les Arabes qui bordent le désert et sur les peuples qui habitent les côtes. Il cultivait les sciences et était assez savant mathématicien pour introduire de nombreux perfectionnements dans l’art de la navigation, encore si peu avancé à cette époque.

Son génie tout spécial avait perfectionné l’astrolabe, et il fut le premier qui comprit l’utilité qu’on pouvait retirer de la boussole pour les voyages au long cours.

Ce prince intelligent avait fixé sa résidence à la pointe de Sagrès, au sud du cap Saint-Vincent, et de là ses pensées et ses regards se tournaient continuellement vers la mer. Ce fut lui qui fonda en Portugal la première école de navigation qui ait fonctionné en Europe.

Deux vaisseaux équipés par ce prince découvrirent d’abord le cap Bojador, mais n’osèrent pas le franchir. À la suite de ce premier voyage, Gonzalès Zarco découvrit Madère.

L’île Santa-Maria, le cap Blanc, les îles Arguins, de las Garzas, de Nar de Tider, le Sénégal, le cap Vert, les Canaries, les Açores, la côte de Sierra de Léone, Fernando-Po, les îles Saint-Thomas, du Prince, d’Anobon, toute la côte de Guinée, du Congo, d’Angola et de Benguela, et enfin le cap des Tempêtes, auquel Jean II donna le nom de cap de Bonne-Espérance, furent successivement découverts.

Ce fut sous Emmanuel, successeur de Jean II, que fut doublé pour la première fois ce fameux cap des Tempêtes. Ce prince, parmi tous les officiers de sa marine, jeta les yeux sur Vasco de Gama pour diriger une nouvelle expédition à la recherche si ambitionnée de cette route des Indes.

C’était un homme d’une habileté éprouvée, d’une force d’âme et d’une persévérance inébranlables ; profondément patriote, il ne considéra dans cette entreprise périlleuse que les avantages et la gloire qui devaient en revenir à la nation. Les rapports effrayants qui avaient précédé Gama dans ces parages avaient frappé tous les esprits ; malgré cela, il jura de ne pas revenir sans avoir doublé ce cap terrible et mystérieux, et son courage fut regardé par les uns comme de la folie, et par les autres comme une audace surhumaine.

Toute l’Europe avait les yeux tournés vers le petit coin du globe d’où allait partir une aussi aventureuse expédition. Enfin, l’escadre, composée de trois vaisseaux et d’une grande barque, c’est ainsi qu’à cette époque on nommait les goélettes, portant en tout cent soixante hommes, mit à la voile et quitta le port de Belem, le 8 juillet 1497, au milieu d’une affluence considérable de gens de toutes les nations.

Trois mois après, Vasco de Gama tenait sa parole et doublait le cap des Tempêtes, et remontait le long de la côte est de l’Afrique ; peu après, il atteignait Mozambique, port fréquenté par une foule de marchands de l’Afrique, de la mer Rouge, de l’Arabie et de l’Inde, qui venaient y faire le commerce des épices, des pierres précieuses, des perles, des soieries et autres produits d’une grande valeur. D’abord bien reçu, l’amiral se vit bientôt susciter une foule de difficultés à l’instigation des Maures, qui, en possession d’une partie du commerce de la contrée, devinèrent des concurrents dans les nouveaux venus. Vasco de Gama continua son voyage et arriva à Malinda après s’être, par vengeance, emparé d’un vaisseau maure chargé d’or et d’argent. Il fut très-bien reçu du sultan qui régnait dans cette ville, et fit avec lui un traité d’alliance. Le prince lui donna un pilote indou très-habile qui, en vingt-cinq jours, le conduisit à Calicut.

La première flotte européenne venait de toucher à la côte de l’Inde.

Le royaume de Calicut était alors le plus important de la côte malabare ; les États de Cananor, de Granganor, Cochin-Perka, Koulan et Travencor, en étaient tributaires. La ville de Calicut était l’entrepôt et le marché le plus renommé de la contrée.

Comme à Mozambique, les Portugais reçurent tout d’abord l’accueil le plus empressé, mais ils eurent affaire encore aux mêmes ennemis, les Maures, qui craignaient de se voir enlever le monopole du commerce avec cette partie de l’Inde dont ils jouissaient sans conteste.

Ces derniers s’empressèrent donc de peindre, aux yeux du nabab de Calicut, les Portugais comme des pirates déguisés, dont le chef, sous le nom d’ambassadeur, ne cherchait que des occasions de pillage, et ils citaient en exemple le navire enlevé par eux sur la côte de Malinda.

Ce fait, qui était parvenu à la connaissance des Malabares, leur fit redouter un traitement pareil, et ils prêtèrent l’oreille aux suggestions des Maures. Mais ce qui plus que tout cela diminua dans une grande proportion le crédit de Gama à la cour de Calicut, fut la pauvreté des présents qu’il offrit au nabab.

Habitués à commercer avec les noirs de la côte ouest de l’Afrique, les Portugais n’avaient emporté avec eux, comme marchandises d’échange, que quelques couvertures et des verroteries sans valeur. Aussi ce que Gama offrit au prince excita-t-il la risée universelle.

L’amiral portugais fut même, à la suite de cette aventure, retenu prisonnier pendant quelque temps dans la maison où il était logé à terre.

Rendu à la liberté, il parvint à échanger ses marchandises sur la côte, et à se charger d’épices et de marchandises précieuses. Il reprit alors le chemin de l’Europe, et toucha à Malinda pour y prendre un ambassadeur que le roi avait promis d’envoyer en Portugal. Après avoir surmonté une foule de dangers causés par les calmes, les tempêtes, les maladies, il doubla de nouveau le cap de Bonne-Espérance et mouillait à Belem, le 20 mars 1499, après plus de deux ans d’absence.

Son arrivée à Lisbonne fut un triomphe. Le roi se flattait d’étendre sa domination sur les contrées les plus riches et les plus commerçantes du globe, les marchands voyaient s’ouvrir pour eux une source inépuisable de profits. Il n’est pas jusqu’aux moines qui n’entrevissent avec bonheur de nouvelles contrées plus belles encore que les autres à exploiter, sous prétexte de propager leurs croyances. Vasco de Gama fut donc traité en héros par tout le monde.

Une nouvelle expédition fut immédiatement résolue, mais pour donner à Gama le temps de se reposer, le commandement en fut donné à Pedro Alvarès Cabral. La flotte comptait douze cents hommes, et une vingtaine de religieux de Saint-François et de prêtres.

C’est dans ce voyage que les Portugais inaugurèrent cette stupide politique coloniale qui ne leur permit de rien fonder de durable, et qui fait que l’histoire impartiale ne peut, malgré leurs efforts et leurs découvertes, les considérer que comme des pirates doublés de sectaires.

En effet, les ordres de l’amiral portaient de commencer par la prédication de l’Évangile, et s’il trouvait les cœurs mal disposés, de les contraindre par la force.

La question commerciale, la seule dont aurait dû s’occuper l’expédition, était rejetée au second plan.

Jetée au large par une tempête, la flotte toucha sur une terre inconnue où elle séjourna quelques jours. Alvarès Cabral ne se doutait pas qu’il venait de découvrir la terre, qui, plus tard, recevrait le nom de Brésil.

Quand il arriva en face de Calicut, sa flotte était diminuée de quatre navires qu’il avait perdus par le mauvais temps. En passant il avait renouvelé l’alliance du Portugal avec le souverain de Malinda.

Une tactique identique à celle employée avec Vasco de Gama fut suivie avec Alvarès : réception empressée d’abord, mauvais traitements ensuite. Moins prudent que son prédécesseur, Cabral vit massacrer une partie des siens, et le facteur portugais Corria, qu’il avait mis à la tête du comptoir qu’il avait fondé à Calicut.

Il en tira une éclatante vengeance en anéantissant toute la flotte du nabab, composée de quatre-vingts barques armées en guerre, et après ce fait d’armes, qui donna une haute idée de la force des Européens et de la supériorité de leurs engins de guerre, il reprit la route de Lisbonne.

Au lieu d’employer la conciliation et l’habileté pour détrôner les Maures sur la côte de Malabar, le roi de Portugal fut persuadé par les rapports de Cabral qu’il était nécessaire d’employer la force des armes, si l’on voulait entretenir des relations solides et avantageuses avec les Indes. Mettant d’ailleurs sa gloire à soutenir une entreprise dans laquelle l’intérêt de sa nation et de sa religion se trouvait également compromis, il donna l’ordre d’équiper une flotte capable de porter sur les rivages de l’Inde la terreur du nom portugais. Vingt vaisseaux divisés en trois escadres furent mis sous les ordres de Vasco de Gama, qui reçut le titre d’amiral des mers d’Orient.

Sur toute leur route, les Portugais se conduisirent en véritables pirates, l’intérêt de leur commerce n’était point suffisant au point de vue de la morale absolue pour les autoriser à ruiner par la force celui des autres. Les villes de Mozambique et de Quiloa n’échappèrent au pillage qu’en se rachetant à prix d’or, et sur sa route Gama s’empara de tous les vaisseaux qu’il put rencontrer, passant au fil de l’épée ou livrant aux flammes leurs équipages.

Arrivée à Calicut, la flotte portugaise brûla la ville pour venger la mort du facteur Corria, et tous les Malabares qui se laissèrent prendre furent immédiatement pendus.

À partir de ce moment, toute l’histoire des Portugais dans l’Inde peut se résumer en deux mots : pillage et assassinat.

À Vasco de Gama, retourné en Portugal, succèdent les deux Albuquerque. À leur arrivée ils assiégent et brûlent la ville de Repeline, où plus de six mille personnes, hommes, femmes et enfants, trouvent la mort. Le commandement de la station échoit ensuite à Edouard Pacheco et à Lope de Suarès, qui, à l’exemple de leurs prédécesseurs, ne marchent que le fer et le feu à la main.

Tous ces condottières, dont le Portugal a élevé si haut la réputation que de bons et naïfs historiens s’y sont laissé prendre jusqu’à leur donner du héros, s’inquiétaient bien moins de fonder des établissements durables et de s’enrichir par le commerce, que de demander à la violence des gains plus rapides et plus importants.

Les Albuquerque et les d’Alméida ne sont arrivés à plus de renommée que les autres chevaliers d’aventures, que parce que leurs expéditions, leurs vols et leurs massacres furent plus importants que ceux des autres.

Quoi ! me dira-t-on, traiter ainsi les héros lusitaniens ?

Dans ces quelques pages, destinées surtout à caractériser le rôle joué dans l’Inde par les différentes nations de l’Europe, je dois m’arrêter dans le détail de leurs faits et gestes, dès que la question se trouve suffisamment élucidée ; cependant, pour bien montrer que je n’exagère en rien la conduite de ces audacieux chefs de bandes, que le prisme historique à travers lequel nous les voyons a beaucoup trop grandis jusqu’à ce jour, je vais donner, d’après les écrivains portugais eux-mêmes, le récit des exploits de celui qu’on a appelé le grand Albuquerque devant Ormuz, puis je laisserai à chacun le soin d’accepter ou de blâmer mes appréciations.

Albuquerque, avec une flotte de sept vaisseaux, montés par six cent soixante hommes, alla croiser sur la côte d’Arabie, commença par ravager les côtes et piller les villes dépendantes d’Ormuz ; son intention, en commettant tous ces brigandages, était d’inspirer de la terreur à une puissance qu’il ne se croyait pas en état de réduire par la force.

Alors qu’il eut atteint le but qu’il se proposait, il forma le projet de s’emparer de la capitale de ce royaume, défendue par trente mille hommes et quatre cents barques de guerre.

Ormuz était depuis longtemps une dépendance de la couronne de Perse dont ses rois étaient tributaires. Située à l’entrée du golfe Persique, elle était le centre, l’entrepôt d’une grande partie du commerce de l’Inde avec l’Arabie et l’Europe.

Aux époques de l’année où les trafiquants étrangers se rendaient à Ormuz, cette ville offrait le tableau le plus varié de la richesse et de la magnificence ; le pavé des rues était couvert de nattes et en quelques endroits de tapis ; des toiles, tendues d’une maison à l’autre, interceptaient les brûlantes ardeurs du soleil des tropiques. Toutes les demeures étaient ornées de vases de porcelaine de la Chine et du Japon, et d’énormes vaisseaux en bronze doré des Indes contenant des arbustes en fleur et des plantes aromatiques. Des chameaux chargés d’eau fraîche stationnaient à tous les coins de rue et sur les places publiques. Là se trouvaient en abondance les vins de Perse, les parfums et les mets les plus exquis, enfin toutes les jouissances que peuvent procurer la richesse et un luxe ingénieux alimentés par un immense commerce.

Albuquerque, qui connaissait parfaitement de quelle importance serait pour les Portugais la possession de cette place qui les rendrait maîtres de la navigation du golfe Persique, se présenta devant le port et alla jeter l’ancre au milieu des plus gros vaisseaux d’Ormuz, en faisant une décharge de toute son artillerie ; il envoya ensuite un parlementaire au commandant de la place. Ce dernier, effrayé d’abord, consentit à entrer en pourparlers avec Albuquerque qui lui déclara qu’il avait ordre du roi, son maître, de prendre le souverain d’Ormuz sous sa protection et de lui permettre de faire le commerce dans ces mers, à condition qu’il payerait au roi de Portugal un tribut égal à celui qui lui était imposé par la Perse, que si, d’aventure, il refusait d’accéder à ces propositions, il devait s’attendre à ce que tous ses navires marchands fussent saisis en mer par les Portugais, et en outre à toutes les extrémités d’une guerre sans merci.

Une déclaration aussi audacieuse fut repoussée, et une flotte, composée de vaisseaux ormuziens, arabes et persans, vint attaquer les Portugais. On combattit avec la dernière fureur, la mer était teinte de sang et le rivage éclairé par la lueur de trente navires embrasés. L’épouvante et la consternation étaient au comble dans la ville. Malgré leur infériorité numérique, les Européens furent victorieux grâce à leur artillerie et à leurs armes perfectionnées.

Les Ormuziens se soumirent à payer un tribut annuel considérable et concédèrent à leurs ennemis un terrain qui dominait la ville et le port, pour y bâtir une citadelle.

En partant de là, Albuquerque s’en fut ruiner Mascate par les mêmes moyens.

Supposez que la Chine soit assez forte, assez puissante, pour envoyer des pirates brûler Marseille, Bordeaux, Londres, Amsterdam et piller toutes les marchandises renfermées dans ces immenses entrepôts, et vous aurez une idée exacte de la nature des exploits des héros lusitaniens.

Après s’être ainsi fait connaître sur toute la côte par la terreur, les Portugais songèrent à s’établir d’une façon définitive sur un point quelconque où ils pussent posséder un port, des arsenaux, tous les moyens enfin de centraliser leurs efforts et de protéger efficacement leurs brigandages. Albuquerque s’empara de Goa, par des moyens aussi honnêtes que ceux que nous lui avons déjà vu employer plus haut, et déclara cette ville capitale des établissements portugais dans l’Inde.

Calicut, ainsi que je l’ai dit, était la ville la plus importante de la côte malabare ; par le plus odieux de tous les raffinements, les Portugais, après l’avoir pillée, la laissaient, tranquille pendant quatre ou cinq ans, se remettre de ses désastres, puis, lorsque son port était garni de navires, que les marchandises affluaient revenues en quantités considérables, une flotte se présentait de nouveau devant la malheureuse ville et quelques heures après elle était la proie des bandits réguliers qui venaient la piller périodiquement. En moins de trente ans, elle fut prise et saccagée dix fois par les Portugais.

Albuquerque nommait Calicut « son grenier d’abondance. »

Après avoir, par la prise de Goa, assis sa domination d’une façon sérieuse, Albuquerque tourna ses regards du côté de l’île de Ceylan, contrée splendide dont son prédécesseur, Alméida, avait déjà pris possession au nom du Portugal.

La position de Ceylan était admirable et devait tenter tout peuple à qui viendrait l’ambition de dominer exclusivement dans ces mers. Placée au centre de l’Orient, des escadres nombreuses, parties des ports de cette île, pouvaient faire respecter le nom de leurs maîtres dans toute l’Asie, et rien n’était plus facile, à des vaisseaux croisant dans ces parages, que d’en interdire la navigation aux autres peuples.

Séduits seulement par l’appât du gain que donnait l’exploitation de sa cannelle, de ses épices de toutes espèces, de ses pierres précieuses, de ses perles, les Portugais ne comprirent pas l’importance de cette station au point de vue maritime et ils se bornèrent à y installer des factoreries.

Toujours insatiables, ils songèrent à s’emparer de Malaca. Cette ville était devenue, par sa situation, le marché le plus important de l’Inde avec l’extrême Orient. Son port était toujours rempli d’une multitude de vaisseaux et de marchands de la Chine, du Japon, des Moluques, des côtes orientales du Bengale, de Coromandel, de Perse et d’Arabie.

Tous ces navigateurs traitaient et vivaient avec les habitants dans la plus grande sécurité.

Les Portugais se présentèrent d’abord à Malaca comme de simples négociants, mais leur ruse fut promptement dévoilée ; leurs usurpations dans l’Inde les avaient fait exécrer sur toutes les côtes de l’extrême Orient, et tous les marchands se liguèrent pour n’entretenir aucunes relations commerciales avec eux.

Albuquerque se couvrit de ce prétexte pour dissimuler l’injustice de son agression et ne différa plus l’exécution de son projet, mais il trouva, en arrivant devant la place, les dispositions prises pour le recevoir. Mohammed, prince de race maure, qui y régnait, avait reçu de puissants secours de Pahang, et il opposa aux envahisseurs une résistance tellement opiniâtre, que jamais conquête ne coûta plus cher aux Portugais. Jamais aussi ils ne versèrent plus de sang ; ils méritèrent, ce jour-là, d’être mis au ban de l’humanité.

Le massacre dura neuf jours, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus un seul Maure dans la ville. Les vainqueurs durent la repeupler avec des étrangers et des Malais.

Ils y trouvèrent des trésors immenses, de grands magasins et on y construisit une citadelle pour garantir la stabilité de la conquête.

Les Portugais se bornèrent à la possession de la ville, ceux des habitants qui ne voulurent pas subir leur joug s’enfoncèrent dans les terres ou se répandirent sur la côte.

Après la prise de Malaca, la puissance portugaise atteint son apogée dans l’extrême Orient ; les rois de Siam, de Pégu, de Narsingue, de Bedjapour envoyèrent des ambassadeurs à Albuquerque pour le féliciter et lui demander son alliance et sa protection.

L’éternelle lutte avec Calicut s’était terminée par la soumission du nabab, qui dut laisser bâtir à ses ennemis un fort qui commandait Calicut, et, pour comble d’humiliation, il fut forcé de livrer l’artillerie de sa propre capitale pour l’armement de ce fort.

Pendant ce temps-là, une flotte détachée allait fonder un comptoir aux Moluques.

Au faîte de la gloire et de la puissance, Albuquerque, à qui on ne saurait refuser sans injustice une extraordinaire intelligence, comprit qu’il était impossible de rien fonder de durable avec le pillage et les massacres en masse, et changea de ligne de conduite ; il s’appliqua avec une main de fer à réprimer les vols, les vices de tous genres de ses compatriotes, rétablit l’ordre dans une administration tellement corrompue qu’il avait été obligé d’en renvoyer les principaux chefs en Europe, il raffermit également la discipline militaire et se montra jusqu’à la fin de son administration si prévoyant, si sage, si humain pour les Indous que ces derniers, dans la vénération qu’ils conservèrent pour sa mémoire et ses vertus, longtemps après sa mort, allaient à son tombeau pour lui demander justice des vexations de ses successeurs indignes, dont aucun ne comprit l’excellence de la politique nouvelle d’Albuquerque.

Le vice-roi était malade, lorsqu’il apprit qu’on envoyait pour le relever Soarès, son plus mortel ennemi, accompagné de Vasconcello et de Diego Pereira qu’il avait renvoyés en Portugal comme criminels, ne voulant point les faire juger dans l’Inde malgré leurs méfaits, pour ne pas affaiblir le prestige des Européens en face des Indous… Il en mourut de douleur et fut enterré en grande pompe à Goa.

Les Portugais, qui sous les dernières années de ce chef illustre avaient, grâce à son influence, cherché à faire oublier leurs cruelles victoires, retombèrent après sa mort dans leurs premiers errements, l’abus des richesses amena la corruption la plus immonde. Les cruautés atroces et l’insolent brigandage des commandants et des soldats rendirent le nom portugais exécrable sur toutes ces côtes. Les révoltes furent fréquentes, et plus d’une fois, les Indous trouvèrent l’occasion de se venger de leurs vainqueurs.

Et cependant quelle situation brillante ne possédaient-ils pas à cette époque, et quel immense empire oriental ils eussent pu fonder si les idées d’Albuquerque fussent demeurées la règle de conduite absolue des gouverneurs qui lui succédèrent.

En 1515, les Portugais dominaient par le commerce et par les armes sur quatre mille lieues de côtes, depuis le cap de Bonne-Espérance, au sud de l’Afrique, jusqu’au cap Lingpô à l’extrémité orientale de l’Asie, et en outre la mer Rouge et le golfe Persique où ils possédaient Mekran et Ormuz.

Leurs principaux établissements étaient sur la côte d’Afrique, Mina, Sofala, Mozambique ; dans le golfe de Cambeze, Bazaïm et Diu. En suivant la côte indoue du Malabar, ils possédaient Calicut, Goa, Cachin, Cananor, Comorin, et en remontant le long de la côte de Coromandel, leur pavillon flottait sur Négapotani, Méliapour et Mazulipatam.

En descendant de l’autre côté du golfe du Bengale, le long de la côte de la Malaisie, ils possédaient Malaca, la clef du détroit de la Sonde ; au delà encore, ils s’étaient établis à Timor et à Macao, qui leur livrait l’entrée de la Chine.

Ils tiraient la cannelle de Ceylan où ils avaient bâti un fort à Colombo, dont le roi leur payait un riche tribut.

Ils disputaient les Moluques aux Espagnols, qui étaient venus par le sud-ouest. Ils tiraient le girofle de Ternate et de Tidor.

Les étrangers à qui ils permettaient de faire le commerce dans ces mers, ne pouvaient l’étendre à la cannelle, au gingembre, au poivre, au bois de charpente, au fer, à l’acier, au plomb, à létain, aux armes enfin, dont les conquérants s’étaient réservé le trafic exclusif.

Une foule d’objets précieux sur lesquels tant de nations ont depuis élevé leur fortune étaient dans leurs mains, le monopole les rendait les "arbitres absolus du prix des productions des manufactures de l’Europe et de l’Asie.

Mais cette puissance fut détruite presque aussi rapidement qu’elle avait été formée, par l’ineptie de quelques commandants, l’abus des richesses, celui de la puissance et l’éloignement de la métropole.

Sous l’impulsion des moines, le fanatisme religieux arriva à de telles atrocités, que tous les indigènes qui leur tombaient sous la main étaient contraints au baptême par les plus horribles supplices, et un historien du temps a pu dire que dans les rues de Goa on ne voyait que des malheureux estropiés dans les prisons du saint-office.

Trois cents Maures furent en une seule fois livrés aux flammes, parce qu’ils n’avaient point consenti à renier Mahomet.

Les Portugais, en pleine décrépitude, en étaient arrivés à n’avoir entre eux ni plus de bonne foi ni plus d’humanité qu’avec les indigènes.

Les revenus de l’État étaient, du bas en haut, gaspillés par les fonctionnaires de tous ordres qui ne songeaient qu’à s’enrichir rapidement, et cela par tous les moyens.

Après la mort du roi Sébastien, le Portugal ayant passé sous la domination de Philippe II, roi d’Espagne, la désagrégation marcha à pas de géant dans cet empire de l’Inde, si rapidement constitué par les Alméida et les Albuquerque.

Les Portugais de l’Inde croyant n’avoir plus de patrie, les uns se déclarèrent indépendants, les autres reprirent leur premier métier de pirates, et ne respectèrent plus aucun pavillon ; plusieurs se mirent au service des princes du pays, et ceux-là devinrent presque tous ministres ou généraux, tant leur nation possédait encore de prestige aux yeux des indigènes.

Chaque Portugais ne travaillait plus que dans son propre intérêt, il agissait donc sans zèle et sans concert pour l’intérêt commun.

Leurs conquêtes dans l’Inde étaient partagées en trois gouvernements qui ne se prêtaient aucun secours, et dont les projets et les intérêts devinrent différents.

Les soldats et les officiers ne connaissaient plus aucune discipline, aucune subordination ; l’amour même des aventures, qui avait si bien servi leurs ancêtres, les trouvait insensibles ; les vaisseaux de guerre ne sortaient plus des ports ou n’en sortaient que mal armés ; les mœurs se dépravaient plus que jamais, aucun chef n’avait la force de réprimer les abus, la plupart même de ces chefs en vivaient, et étaient les plus corrompus de leur gouvernement. Aussi, à la première apparition des autres nations européennes dans l’Inde, les Portugais perdirent-ils peu à peu toutes leurs conquêtes avec leur dernier prestige.

Échafaudé par la violence et le pillage, en moins d’un siècle cet immense empire s’écroula sous la corruption.

Je ne crois pas que licence plus effrontée se soit jamais étalée en plein soleil sur aucun autre point du globe. Il semblerait, du reste, que les Arabes, avec lesquels, lors de la conquête ibérique, ils s’allièrent plus qu’aucun autre peuple de la péninsule espagnole, leur ont laissé dans les veines une forte dose de ce sang nomade et pillard qui semble être l’apanage des races sémitiques, car nulle part ils ne surent rien fonder de durable, et encore aujourd’hui, sur les rares coins de terre où s’étalent quelques lambeaux de puissance de ces anciens aventuriers des mers, la vénalité, la corruption et un orgueil aussi vaste que leur ancien empire, sont les seules qualités qui distinguent les descendants lusitaniens…

Au moment de cette irrémédiable décadence, la Hollande, victime du fanatisme de Philippe II, avait fini par conquérir son indépendance ; cherchant partout des armes et des appuis, elle ouvrit ses ports aux corsaires de toutes les nations, dans le dessein de s’en servir contre les Espagnols. Ce fut là le fondement de sa puissance maritime.

Des lois sages, une constitution qui conservait l’égalité parmi les hommes, une excellente police, la tolérance, firent bientôt de cette république un État puissant.

Peu d’années après sa déclaration d’indépendance, elle avait déjà humilié à plusieurs fois la flotte espagnole. Son commerce prenait une extrême importance, et ses vaisseaux s’étaient fait les charretiers des mers ; ne produisant rien chez eux, ils se chargeaient des marchandises d’une nation pour les porter chez les autres.

Leurs flottes militaires protégeaient leurs flottes marchandes. Leurs négociants, dont l’ambition s’était éveillée, aspiraient à étendre de plus en plus leur commerce, ils s’étaient peu à peu emparés de celui de Lisbonne tout entier, où ils achetaient les marchandises des Indes pour les revendre sur tous les marchés de l’Europe.

Philippe II, devenu maître du Portugal, crut ruiner son ancienne vassale, en défendant à ses nouveaux sujets de commercer avec elle. Cette interdiction, qui devait affaiblir les Hollandais, ne fit que les rendre bientôt plus redoutables.

Ces aventureux navigateurs, exclus d’un port d’où dépendait tout le succès de leurs opérations, résolurent d’aller chercher à leurs sources les marchandises de l’extrême Orient ; mais pour réussir dans cette entreprise il fallait des pilotes expérimentés, et des facteurs qui connussent le commerce de l’Asie ; les Hollandais cherchèrent d’abord un chemin plus court par le Nord, tentative qui, on le sait, renouvelée par toutes les nations, n’a pas encore abouti aujourd’hui. Ils étaient hésitants sur la voie qu’ils devaient suivre, lorsque Corneille Houtmann, qui avait vécu à Lisbonne et avait étudié là dans tous ses détails la navigation et le commerce des Indes, offrit à ses compatriotes de les diriger vers ces riches contrées.

Sa proposition fut immédiatement acceptée, et quatre navires furent expédiés dans l’extrême Orient, avec Houtmann comme facteur des comptoirs qu’on allait fonder.

La flotte se dirigea en droite ligne sur Java, où elle se chargea de poivre et d’épices à très-bon compte. Houtmann fit un traité d’alliance avec le souverain qui y régnait, puis ramenant les navires par le détroit de la Sonde, Malaca, il visita toute la côte indoue du golfe du Bengale au golfe Persique, et il reprit le chemin de la Hollande avec un pilote engagé dans le Gougerate, qui connaissait toutes les côtes de l’Inde et de l’Indo-Chine.

C’est à la suite de ce voyage que les Hollandais fondèrent leur premier établissement à Java, où aucune puissance européenne ne s’était encore établie d’une manière durable ; ils se trouvaient là également à proximité de l’Inde, de la Chine et du Japon, et au centre d’îles fertiles en productions de toutes sortes.

Le branle était donné, l’émulation excitée ; une foule de petites sociétés se formèrent pour exploiter ces riches contrées, mais les états généraux, sages et prévoyants qu’ils étaient, comprenant que la multiplicité des associations allait exciter de nombreuses rivalités, réunirent toutes les sociétés en une seule, sous le nom de Compagnie des grandes Indes.

Elle reçut le droit de faire la paix et la guerre avec les princes de l’Orient, de bâtir des forteresses, de choisir ses gouverneurs, d’entretenir des garnisons et de nommer des officiers de policé et de justice. En somme, toute la Hollande commerçante s’incarna dans cette immense Compagnie.

La création de cette seconde puissance souveraine dans l’État, mais qui ne pouvait exercer sa souveraineté que dans l’extrême Orient, c’est-à-dire au delà du cap de Bonne-Espérance, fut la plus grande œuvre politique de l’époque. Tout en permettant à une nation entière de faire passer dans l’œuvre à accomplir toute sa puissance, l’État en lui-même semblait demeurer étranger à la chose, et partant, n’assumait envers les autres nations européennes aucune responsabilité directe. Et également sans avoir à engager son pavillon et froisser l’amour-propre national, l’État, en cas de plainte de la part d’une nation étrangère contre la Compagnie, pouvait obliger cette dernière à céder, sans rien perdre de son prestige souverain.

Nous verrons bientôt quel parti l’Angleterre a su tirer de ce dualisme qui lui a permis de flétrir, par des jugements, ses gouverneurs généraux de l’Inde, et malgré cela de profiter de leurs rapines, de leurs exactions.

Lorsque l’Espagne et le Portugal, unis alors sous la même couronne, virent les Hollandais marcher peu à peu à la conquête de tout le commerce de l’extrême Orient, ils cherchèrent à les arrêter par la force des armes, mais battus dans la plupart des rencontres, ils furent obligés de céder devant la supériorité d’un adversaire plus jeune, plus résolu, et qui, sur le terrain commercial, par son honnêteté, sa fidélité à tenir les engagements pris avec les indigènes, sa bonne foi en toute matière, ne tarda pas à les battre encore plus victorieusement que sur mer.

Les noms des amiraux Warvich et Van der Hagen sont célèbres dans toutes ces mers.

C’est à ce moment où la puissance hollandaise commençait à dominer dans tout l’Orient, que sous Élisabeth les Anglais fondèrent une compagnie sur le modèle de la compagnie hollandaise, exemple qui ne tarda pas à être imité par les Danois sous Christian IV.

En vain les Anglais cherchent à créer des difficultés à leurs rivaux, à Java les Hollandais poursuivent le cours de leurs expéditions ; ils fondent Batavia, découvrent la Nouvelle-Hollande, établissent solidement leur commerce au Japon, s’emparent de Ceylan sur les Portugais, bâtissent des forts sur les côtes du Bengale et à l’embouchure du Gange, sur la branche Hougly, et chassent peu à peu les Portugais de toute la côte malabare et s’emparent enfin de tout le commerce des Moluques.

Pour s’assurer les produits exclusifs de ces îles, les Hollandais ont employé tous les moyens que pouvait leur fournir une avarice éclairée. Ils étaient déjà les maîtres exclusifs de la cannelle à Ceylan, du poivre à Java, ils voulurent le devenir du girofle, de la muscade, du cardamome aux Moluques, de façon que le monde entier fût à peu près leur tributaire pour les épices.

Maîtres des points les plus importants de cet archipel par les différents forts qu’ils y avaient bâtis, ils se trouvèrent assez puissants pour faire entrer les rois de Ternate et de Tidor dans leurs plans.

Ces princes furent réduits à consentir qu’on arrachât des îles laissées sous leur domination le muscadier et le giroflier, et ces deux arbres n’eurent plus la permission de croître qu’à Banda et à Amboine.

La première de ces îles fournissait la muscade et la Compagnie avait concentré la culture du giroflier dans la seconde.

La nature semblait avoir favorisé les Hollandais dans les spéculations de leur monopole.

De fréquents tremblements de terre rendent la navigation très-dangereuse dans ces parages ; ils font disparaître tous les ans des bancs de sable dans ces mers, et tous les ans il s’en forme de nouveaux autre part.

Durant une grande partie de l’année, les vaisseaux, repoussés par les vents et les courants contraires, ne peuvent aborder aux Moluques ; il faut donc attendre la mousson favorable qui suit ces temps orageux.

Mais alors des gardes-côtes expérimentés et vigilants s’emparaient de cet Océan devenu paisible, pour écarter ou pour saisir tous les bâtiments que l’appât du gain y aurait pu conduire.

Ce sont ces périodes de temps calmes que les gouverneurs d’Amboine et de Banda employaient chaque année à parcourir les îles, où la Compagnie, dès les premiers temps de sa puissance, avait fait arracher les arbres à épices. Mais la nature libérale, reproduisant avec profusion les essences qu’on avait extirpées, obligeait les Hollandais à les détruire périodiquement.

Je suis entré dans quelques détails sur ces derniers faits, car ils caractérisent admirablement la domination des Hollandais, et le rôle qu’ils ont joué dans l’extrême Orient.

Ce rôle fut absolument commercial, jamais une conquête inutile, jamais une expédition aventureuse, nulle lutte d’ambition pure ; les amiraux envoyés dans ces mers, prévoyants, flegmatiques, semblaient avoir été retirés d’un comptoir d’épicier pour être mis à la tête d’une flotte ; les gouverneurs étaient des négociants qui avaient fait leurs preuves. Bref, toutes les possessions hollandaises n’étaient que d’immenses dépôts où venaient se centraliser pour l’Europe ou pour l’Orient, à titre d’échange, toutes les productions et marchandises du monde entier.

Tout ce qui pouvait conserver à la Hollande son monopole mercantile, elle se le permit, seulement je dois dire à sa louange qu’elle se montra presque toujours bonne et humaine pour ses sujets indigènes.

Les Portugais avaient été dans l’Inde et l’Indo-Chine des chevaliers d’aventure, des condottieres d’un jour, que le sang et le pillage enivraient.

Les Hollandais y furent d’honnêtes négociants en denrées coloniales, habiles à tout attirer à eux, et sachant extraire d’une contrée, comme pas un, tout ce qu’elle est capable de produire. Gens de raisonnement et de réflexion, ils surent prévoir et les bouleversements européens qui pouvaient leur porter atteinte, et l’insatiable ambition de l’Angleterre, et naviguant au milieu de ces divers écueils, ils ont su conserver jusqu’à nos jours la plus grande partie de leur puissance coloniale.

Un nouvel ennemi point contre eux à l’horizon. La brute germanique couve les belles colonies de Java… Espérons que la Hollande ne sera pas seule à les défendre.

Je viens de dire que les Anglais avaient fait leur apparition sur la scène orientale, au milieu de la décadence portugaise, et en pleine période de la puissance hollandaise ; mais Portugais et Hollandais possédaient dans l’Inde des places fortes, des ports, des provinces entières. Ces avantages, en les mettant à l’abri des tentatives des naturels, leur donnaient le moyen de faire un commerce d’autant plus avantageux qu’ils pouvaient éloigner les concurrents d’Europe, profiter des années d’abondance pour remplir leurs magasins, et maintenir les marchandises à un taux assez élevé, tandis que les Anglais, sans forts et sans asile, ne tiraient leurs ressources que de la mère patrie ; ils sentirent ce qui leur manquait, et résolurent de faire tous leurs efforts pour former des établissements stables.

En 1612, la Compagnie envoya à Surate quatre vaisseaux commandés par Thomas Best, pour y fonder un comptoir. Il fut favorisé par les autorités qui y commandaient au nom du Grand Mogol. Mais les Portugais ayant appris à Goa ce qui se passait, le vice-roi équipa promptement une flotte nombreuse dans le dessein de détruire les bâtiments anglais ; mais le courage et l’habileté de Best suppléèrent au nombre des vaisseaux, il battit les forces portugaises en vue des côtes et en présence d’une foule d’Indous accourus sur le bord de la mer pour voir un combat si extraordinaire et si inégal.

La réputation du commandant anglais étant parvenue jusqu’à la cour de Delhi, le Grand Mogol, plein d’admiration pour ce fait d’armes, lui fit dire qu’il favoriserait de tout son pouvoir l’établissement des comptoirs de sa nation.

La Compagnie anglaise pensa qu’une ambassade solennelle à la cour de l’empereur de Delhi contribuerait beaucoup à avancer ses affaires, et serait de nature à flatter l’orgueil et le faste des Orientaux.

Le chevalier Thomas Roë fut nommé ambassadeur et se transporta immédiatement à Delhi. Il suivit la cour pendant plusieurs mois, gagna la confiance de l’empereur, reçut de riches présents et obtint des priviléges considérables pour la Compagnie anglaise. Dès 1616, elle avait des établissements et des comptoirs à Surate, à Amedabad, à Agra, Azimir, Borampour, Calicut, Mazulipatam et plusieurs autres points maritimes des Indes.

Mais les Hollandais ne pouvaient voir sans inquiétude les succès des Anglais, ils les poursuivirent dans tous les marchés, et se montrèrent sans cesse acharnés à leur nuire.

Ces disputes entraînèrent de longs démêlés et des guerres maritimes dans lesquelles la compagnie anglaise finit par succomber.

Les dissensions religieuses qui, à cette époque, inondèrent de sang l’Angleterre et de graves intérêts politiques qui occupèrent toutes les forces de la métropole, firent oublier aux Anglais les avantages du commerce de l’Inde, de sorte que la Compagnie négligée n’était plus qu’une ombre à la mort de Charles Ier.

Cromwell ayant fait une guerre heureuse aux Hollandais, parvint, par un traité favorable, à rendre un peu de vie au commerce de la Compagnie et aux spéculations privées interrompues par les guerres civiles, et l’on voit reparaître le pavillon anglais sur les marchés de l’Arabie, de la Perse, de l’Inde et de la Chine. Charles II accorda de nouveaux priviléges à la Compagnie, elle cumula l’autorité civile et militaire, et le droit de traiter de la paix et de la guerre avec les princes de l’Inde ; bref on imita la charte octroyée à la Compagnie hollandaise, dont on avait compris toute l’habileté.

Le mariage du roi avec l’infante de Portugal valut à l’Angleterre, à titre de dot, l’île de Bombay, dont le sol est stérile et l’air insalubre, mais qui possède le meilleur port de la côte.

Sa situation sur la côte malabare la rend importante pour les bâtiments qui commercent dans ces mers, auxquels elle fournit un abri nécessaire dans l’hivernage. C’était un immense avantage pour les Anglais qui n’avaient sur ces côtes aucun port où ils pussent radouber leurs vaisseaux.

On envoya une escadre sous les ordres de lord Marleburgh pour prendre possession de cette île et la recevoir des mains du vice-roi qui avait reçu de Lisbonne les instructions nécessaires ; ce dernier était sur le point d’exécuter ses ordres lorsque, sous prétexte de religion, le clergé refusa de céder l’île à des hérétiques. L’opposition était si forte qu’on se préparait à en venir aux mains, mais la crainte de la vengeance de l’Angleterre engagea les Portugais à consentir à un traité. Il fut convenu que les habitants de Bombay conserveraient le libre exercice de leur religion et la paisible possession de leurs biens sous l’autorité de la couronne d’Angleterre.

Un envoyé du nom de Cook signa le traité, prit possession de l’île au nom de Charles II en qualité de gouverneur, et fit immédiatement construire un fort.

Mais le peu d’avantage que la couronne tira de cette colonie, les dépenses qu’elle exigeait, et des préoccupations politiques de diverses natures firent céder Bombay à la Compagnie des Indes, à titre de fief. Cette première station, qui lui permettait enfin d’avoir des magasins, des arsenaux, devint en peu de temps le centre de tout le commerce anglais au Malabar et dans les golfes Persique et d’Arabie.

Les affaires de la Compagnie prospéraient, lorsqu’un événement vint lui porter un rude coup. Ayant été chassée de Bantam à Java par les Hollandais, elle se détermina à tenter de ressaisir à tout prix un poste qui était des plus avantageux pour son commerce. Elle équipa une flotte de vingt-trois navires, dont plusieurs de soixante canons, montée par huit mille hommes de troupes régulières.

Avec de pareilles forces, elle eût pu facilement rétablir ses affaires à Bantam et humilier l’orgueil des Hollandais. Mais la cour vénale et corrompue de Charles II ne vit dans ces armements qu’un moyen d’extorquer de grandes sommes à la Compagnie, et dans ce but un embargo fut mis sur cette expédition. Enfin l’ambassadeur hollandais arrêta complétement le départ de la flotte, par un présent de cent mille francs fait à une des favorites du roi.

La Compagnie, épuisée par ses dépenses, effrayée de se voir au-dessous de ses affaires, abandonna alors, pour ne plus les reprendre, les principes de modération qu’elle avait suivis jusqu’à ce jour et les remplaça par la ruse, l’injustice, les plus immorales déprédations, et l’abus de la force chaque fois qu’elle fut en état de se le permettre.

Josias Child, alors directeur de la Compagnie, expédia aux Indes l’ordre de frustrer sous tous les prétextes les porteurs de leurs créances pour se procurer des ressources extraordinaires, et de demander à la piraterie et au brigandage le moyen de remplir leur caisse vide. Ce fut à John Child, son frère, gouverneur de Bombay, que le directeur confia l’exécution de ce plan odieux.

John Child se mit alors à écumer la côte malabare, se saisissant de tous les navires, quelle que fût leur nationalité, qui n’avaient pas la force de lui résister ; il poussa l’audace jusqu’à s’emparer d’une flotte chargée de vivres qui appartenait aux sujets du Grand Mogol, et cela sans aucune déclaration de guerre.

Aureng-Zeb, prince énergique qui régnait alors à Delhi, résolut de venger immédiatement cet outrage. Il envoya Yacoub, un de ses généraux, avec vingt mille hommes, demander raison de cette piraterie. À l’approche de l’armée mogole, les Anglais effrayés abandonnent le fort avancé de Mazagan avec une telle précipitation qu’ils y oublient de l’argent, quantité de vivres, des armes, des approvisionnements de toutes espèces, et même des canons de gros calibre.

Yacoub les poursuit dans la plaine, enfonce leurs bataillons, les met en déroute, les contraint à se réfugier dans la principale forteresse qui défendait Bombay, et les investit.

Child, plus brave contre les barques marchandes que contre des soldats, voyant qu’il ne pourrait résister longtemps, envoya une députation à Aureng-Zeb pour lui demander grâce.

Reçus d’abord avec colère, les Anglais, à force de présents, furent enfin admis à une audience d’Aureng-Zeb, mais ils durent se présenter devant l’empereur, à genoux, et les mains liées comme des esclaves.

Aureng-Zeb, qui tenait à conserver des relations utiles à ses États, finit par leur accorder la paix.

Cette aventure interrompit pendant plusieurs années le commerce de la Compagnie, et ruina le crédit et l’honneur des Anglais dans l’Inde.

Cependant, grâce à leur persévérance, les marchands de Londres parvinrent à rétablir peu à peu leurs affaires ; ils achetèrent d’un prince mahratte, Boumraja, le territoire de Tegapatam où ils fondèrent le comptoir de Gandlaur, et celui de Chinapatam, où leur agent William Laugboure bâtit le fort Saint-Georges et Madras.

Bien que cette ville, comme toutes celles de la côte de Coromandel, ne possédât, au lieu de port, qu’une rade dangereuse, l’établissement prospéra, et la Compagnie parvint à en faire une des plus importantes places des Indes, et après Batavia, le plus riche port européen de l’Asie. Pour comble de bonheur, elle obtint de l’empereur mogol Schah-Djehan, en 1716, un firman qui lui permit d’importer et d’exporter ses marchandises sans payer aucuns droits. Tant que dura l’empire de Delhi, la Compagnie anglaise considéra ce firman comme la charte de son commerce dans l’Inde, et s’appliqua à le défendre contre toutes les autres nations.

Sa prospérité ne faisait que croître, lorsqu’une nouvelle nation, entrant en scène, la France, les intérêts anglais furent menacés d’une ruine totale qu’ils n’évitèrent que grâce à la corruption et à l’infamie de la cour de Louis XV.

Ce fut François Ier qui, à la nouvelle des découvertes des Portugais, s’efforça le premier d’inspirer aux Français le goût de la navigation et du commerce de l’Orient, en promettant des récompenses importantes à ceux qui se distingueraient par la hardiesse de leurs entreprises. Henri III renouvela ces promesses, et Henri IV fonda la première Compagnie des Indes, avec des priviléges spéciaux pour commercer au delà du cap de Bonne-Espérance.

Louis XIII confirma tous les priviléges de cette Compagnie et lui en accorda d’autres, mais les querelles religieuses et les troubles de la Fronde empêchèrent cette Compagnie de pouvoir se soutenir, et elle ne tarda pas à se dissoudre.

Richelieu avait fait de vains efforts pour la soutenir. Colbert consacra son génie à la relever.

La ville de Pondichéry fondée, attira, par l’habileté et la sagesse de son premier gouverneur ; François Martin, une population considérable.

Le conseil souverain de la Compagnie, qui, par les soins de Colbert, avait été installé à Surate, se transporta sur la côte de Coromandel, et la ville de Pondichéry devint le siège du gouvernement général, dont l’autorité, par des accroissements successifs, allait s’étendre sur les comptoirs de Balassor, Cassimbazar, Jougna, Mazulipatam, Daka, Ougli et Chandernagor au Bengale et sur les côtes d’Orixa et de Coromandel.

Devenue chef-lieu de nos colonies indoues, cette ville fut en peu de temps une des places les plus importantes que les Européens eussent en Asie, et de cinq cents habitants qu’elle comptait à ses débuts, en peu d’années elle arrivait à dépasser quatre-vingt-dix mille.

Privée de port comme toutes les autres villes élevées sur cette côte, elle a cependant sur elles l’avantage d’une rade plus sûre et plus commode. Une côte assez élevée la préserve des grandes chaleurs, et offre aux navigateurs un point de repère précieux sur ces rivages généralement assez bas. Des eaux abondantes fournies par plusieurs rivières et de vastes étangs arrosent les campagnes voisines de la ville, et elle est admirablement située pour recevoir les marchandises du Carnatic, du Mysore et du Tandjaour, ayant devant elle le golfe du Bengale ; ses magasins étaient fournis non-seulement des productions de la côte, mais de toutes celles des autres contrées de l’Inde. Elle servait aussi d’entrepôt aux marchandises d’Europe. Son principal commerce consistait en toiles, dont les plus belles se fabriquaient à la côte d’Orixa, et étaient peintes à Pondichéry même. On y recevait aussi d’énormes quantités de soies, tant écrues que travaillées, des étoffes brochées d’or et d’argent, des parfums, des épiceries et des diamants, de sorte que l’activité de ses habitants suffisait pour la maintenir dans la prospérité.

Dumas, son second gouverneur, par une administration ferme et habile, sut lui donner un nouveau lustre et de nouveaux accroissements. Il obtint du Grand-Mogol le droit de frapper monnaie ; l’acquisition de Karikal lui donnait le moyen de centraliser les marchandises du Tandjaour, celle de Mahé lui permettait d’avoir accès sur la côte malabare.

Sur ces entrefaites, un événement qui vint faire priser très-haut la générosité et l’esprit chevaleresque de la France, augmenta encore le prestige de la Compagnie.

Aly-Khan, nabab d’Arcot, ayant été battu par les rajahs du sud du Deccan, alliés aux Mahrattes, qui ne voulaient pas reconnaître son autorité, sa veuve, car il fut tué dans le combat, ses parents, ses généraux et les personnages les plus puissants de la cour vinrent à Pondichéry demander asile et protection contre la fureur du vainqueur.

Le gouverneur Dumas, de l’avis de son conseil, reçut les alliés malheureux avec les plus grands égards, et il leur promit de les défendre contre l’armée mahratte.

Baggie-Bonsola, le rajah victorieux, s’approcha des murs de Pondichéry et demanda impérieusement qu’on lui livrât les réfugiés.

Il réclama en même temps une somme de douze cents livres en forme de tribut, prétendant que c’était une ancienne redevance à laquelle les Français avaient toujours été assujettis, et accompagnant de menaces toutes ces demandes, dans la vue d’intimider le gouverneur. Mais l’énergique Dumas, trop pénétré de ses devoirs pour être accessible à la crainte, trop généreux pour livrer lâchement des amis dans le malheur, fit une réponse pleine de grandeur d’âme et de fermeté.

Voici la lettre que remporta pour son maître l’envoyé mahratte qui avait apporté les propositions du vainqueur. On ne saurait la lire sans ressentir un orgueil légitime d’appartenir à la seule nation qui ait su donner de pareils exemples dans l’extrême Orient.

au soubadar des makhattes le soubadar français
salut.

« Je viens répondre aux propositions qui m’ont été faites en ton nom.

« Tant que les Mogols ont régné dans ces contrées, ils ont toujours été les alliés des Français, et les ont traités avec la considération due à l’une des plus illustres nations du monde. À son tour la France se fait gloire de protéger ses alliés et ses bienfaiteurs.

« Il n’est pas dans le caractère d’un peuple magnanime d’abandonner une troupe de femmes, d’enfants et de malheureux fugitifs. Ils sont maintenant dans l’enceinte de cette ville comme dans un asile sacré, et sous la protection de mon roi, qui s’honore de la qualité de protecteur des infortunés.

« Tout ce qu’il y a de Français dans Pondichéry perdrait plutôt la vie pour les défendre, partageant à cet égard les sentiments magnanimes de leur souverain.

« Quant à moi, il m’en coûterait la tête, si j’écoutais seulement la proposition d’un tribut humiliant ou d’une redevance quelconque.

« Ainsi, dites bien à tous vos alliés que je suis disposé à défendre la place jusqu’à la dernière extrémité, et que si la fortune m’était contraire, vous ne pourriez même pas vous emparer des malheureux à qui j’ai donné asile, car je les embarquerais avec moi sur mes vaisseaux avec la garnison et toutes nos richesses ; c’est donc à toi de voir s’il te convient d’exposer ton armée à une destruction certaine, pour t’emparer seulement d’un monceau de ruines, car c’est tout ce que je te laisserai de la ville, si le sort des armes m’oblige à la quitter. »

Cette fière missive fit réfléchir le général, et après quelques pourparlers, il se retira avec son armée.

Le fils du nabab défunt, remis sur son trône par les troupes du Grand Mogol, vint en personne à Pondichéry pour remercier le gouverneur général et emmener sa mère.

Dumas qui, par le génie et l’habileté, fut le véritable précurseur de Dupleix, reçut le nabab avec les plus grands honneurs et, suivant la coutume des cours de l’Inde, le combla de riches présents.

Le nabab répondit par le don de son plus bel éléphant, avec tout son harnachement et les bijoux qu’il portait, il fit en outre la donation de terres considérables, donation qui fut ratifiée par le Grand Mogol.

Dumas reçut en outre la dignité de nabab qui, en le faisant prince indou, mettait les possessions de la Compagnie à l’abri de toute attaque de la part des princes indigènes. En habile politique, le gouverneur demanda que toutes ces donations et dignités fussent transportées à perpétuité à ses successeurs dans le gouvernement de Pondichéry, et il l’obtint.

C’est vers cette époque que la Compagnie formait deux établissements maritimes aux îles de France et de Bourbon, dont elle avait pris possession ; les débuts furent pénibles, et après avoir hésité sur le point de savoir si elle n’abandonnerait pas ces comptoirs, elle se résolut à une dernière tentative et en confia le gouvernement à Mahé de La Bourdonnaie.

À son arrivée à l’Île de France, en 1736, ce gouverneur trouva cette colonie dans le plus mauvais état, les habitants, en petit nombre, manquaient des choses les plus nécessaires, mais sous son administration habile tout changea bientôt de face. La culture encouragée devint florissante, des routes de communication furent ouvertes, des magasins, des dépôts, des quais, une caserne, un hôpital furent construits, et un aqueduc conduisit au port l’eau douce prise dans les montagnes, dont il avait été privé jusque-là, ce qui avait jusqu’alors fait obstacle à son développement.

Cet homme infatigable, voyant qu’il ne pouvait tirer que peu de chose de la métropole, se mit en tête de doter les deux colonies maritimes qu’il gouvernait d’une marine défensive ; en moins de deux ans, il mit à l’eau huit bâtiments dont l’un de six cents tonnes ; il fut enfin le véritable créateur de ces deux comptoirs, dont les communications allaient devenir si importantes avec les établissements français de la côte de Coromandel.

Déjà les vaisseaux de la Compagnie qui allaient aux Indes trouvaient les rafraîchissements et les secours nécessaires, après une longue navigation, dans des magasins et des arsenaux bien fournis, et des forts placés dans des lieux convenables suffisaient pour protéger la colonie contre une attaque extérieure, et mettre en sûreté une escadre poursuivie par l’ennemi. Tandis que cet homme actif et habile faisait fleurir les établissements français sur deux îles intéressantes de la mer des Indes, un autre homme plus extraordinaire encore, un homme de génie, j’ai nommé Dupleix, qui eût donné à son pays l’empire de l’extrême Orient, si ce dernier eût voulu seulement faire l’effort d’étendre la main pour le prendre, allait paraître dans la lice et porter les affaires de la Compagnie si haut, en s’illustrant lui-même par les plus étonnantes conceptions, que son nom et ses exploits sont déjà passés à l’état de légende populaire au Bengale et sur la côte de Coromandel.

Je passerai rapidement sur cette grande figure que j’ai suffisamment caractérisée dans mon précédent volume[5] ; elle fut dans l’Inde l’incarnation chevaleresque et brillante de notre nation.

C’est à Chandernagor que débuta ce grand homme.

Cette ville avait été concédée avec son territoire à la Compagnie dès 1688. Elle possédait un grand nombre de manufactures, son port sur le Gange était excellent et l’air beaucoup plus sain qu’à Calcutta.

Quoique située dans la région de l’Inde la plus propre au commerce, elle languissait parce que la Compagnie ne pouvait y faire les dépenses nécessaires.

Doué d’un puissant génie d’organisation, animé par l’ambition patriotique la plus vaste et la plus ardente, Dupleix, dont le but était déjà de donner l’Inde entière à la France, débuta dans ce petit comptoir auquel, grâce à son immense fortune personnelle, il vint rendre le mouvement et la vie.

En moins de rien, il s’ouvrit de nouvelles sources commerciales jusque dans la Mongolie et le Thibet. En arrivant, il n’avait pas trouvé même une chaloupe dans le port et il arma en six mois jusqu’à trente bâtiments à la fois ; ses vaisseaux négociaient sur toutes les côtes de l’Inde et il en expédiait jusque dans la mer Rouge, pour le golfe Persique, pour Surate, pour Goa, pour les Maldives, pour Manille, pour toutes les mers enfin où il était possible de faire un commerce avantageux. Chandernagor, en moins de douze ans, était devenu le marché le plus important du Bengale et le nom français était craint et respecté sur toutes les côtes, car Dupleix avait armé tous ses navires de commerce en guerre, et donnait à tous ses capitaines les ordres les plus formels de ne supporter aucune atteinte à leur pavillon.

Dupleix fut alors appelé à Pondichéry avec le titre de gouverneur général de toutes les possessions françaises dans l’Inde et la mer des Indes ; il hérita également du titre de nabab concédé au gouverneur Dumas avec hérédité dans ses successeurs.

Dupleix était un génie trop élevé pour jouer à la pompe et à l’ostentation orientales, mais il connaissait trop bien le pays pour ne pas savoir qu’il fallait parler aux yeux des populations de l’Inde si l’on voulait en être respecté.

Après avoir porté au plus haut point la prospérité de Pondichéry et des nouveaux territoires qu’il gouvernait, cet homme audacieux commença l’exécution de son plan qui se résumait ainsi :

1o Plus d’Anglais dans la péninsule de l’Indoustan.

2o Conquête de tout le Deccan.

3o Renversement du Grand Mogol qui possédait encore la suzeraineté nominale de toute l’Inde et son remplacement par la suzeraineté effective de la France.

Je ne puis faire assister le lecteur à l’incroyable épopée à laquelle ces vastes projets donnèrent naissance et dont Dupleix et le marquis de Bussy, qui commandait les armées, furent les deux héros. Plusieurs volumes suffiraient à peine à retracer les efforts gigantesques de ces deux hommes qui, en quelques années, édifièrent un empire qui comprenait tout le Deccan, le Carnatic, le Maïssour, le Travencor, le Malagalum, l’Orixa et une partie du Bengale avec plus de cent millions de sujets…

Oui, ce rêve a été fait de faire flotter le pavillon français sur l’Inde entière, fait par un homme réduit à ses seules ressources, abandonné de la cour corrompue de Louis XV et de la triste compagnie d’épiciers et de trafiquants et qui, malgré cela, lutta avec une poignée d’hommes contre toute la puissance anglaise.

Après des exploits à faire pâlir ceux des Cortez, des Pizzare et des Albuquerque, Dupleix vit les deux premières parties de son programme accomplies. Après la prise de Madras avec les secours de Mahé de la Bourdonnaie… il n’y avait plus d’Anglais dans l’Inde et tout le Deccan obéissait à ses lois.

La cour de France, qui avait vu avec admiration les premiers succès de Dupleix, fut bientôt effrayée des vastes projets de ce gouverneur général, et elle lui donna l’ordre de s’arrêter. S’arrêter, c’était perdre le fruit de tout ce qui avait été accompli, la grandeur de l’entreprise obligeait de l’accomplir en entier. Dupleix ne tint compte de l’injonction et continua ses conquêtes.

Mais les craintes de l’Angleterre croissaient, elle se vit perdue dans tout l’extrême Orient. Les directeurs de la compagnie anglaise, réduits à un lambeau de territoire que la France avait contraint Dupleix à leur restituer, écrivaient aux directeurs de Londres : « Jetez quelques millions dans les jupes de la Pompadour et faites rappeler Dupleix ou nôtre rôle est fini dans tout l’Indoustan. »

Et le gouvernement anglais ne pouvant résister au génie d’un seul homme, jeta les millions demandés dans les jupes de la prostituée royale, et Dupleix fut rappelé au faîte de la puissance.

au moment où son autorité incontestée s’étendait, je l’ai dit plus haut, sur cent millions d’Indous.

Et, honte éternelle des hommes qui dirigeaient alors les destinées de la France, intervint un traité par lequel notre pays, renonçant à toutes ses conquêtes dans l’Inde, se restreignait à ses minces comptoirs d’autrefois, et les Anglais recouvraient tout ce qu’ils avaient perdu… Et, amère dérision, les Compagnies française et anglaise se juraient une amitié éternelle…

Il n’existe pas dans l’histoire un fait de lâcheté et de corruption semblable à celui-ci.

Un pays victorieux sur toute la ligne, abandonnant sans motif apparent tout ce qu’il a…, se ruinant au profit d’un autre.

Et pour comble d’infamie, Dupleix, le grand Dupleix dont un gouverneur anglais me disait à Madras :

« Si Dupleix nous eût fait l’honneur de naître Anglais, il aurait sa statue sur toutes les places de Londres. » Dupleix qui avait porté si haut le nom français, que tout le prestige qui nous reste encore sur la côte de Coromandel et au Bengale, date de là…

Dupleix fut mis à la Bastille, et mourut dans la misère…

Les nations ne trouvent pas tous les jours des hommes de cette taille et de cette trempe, le rappel de Dupleix fut la fin des établissements français dans l’Inde.

Les Anglais, qui avaient compris les plans du grand homme, les reprirent en sous œuvre… ils les ont conduits à la domination universelle de l’Inde…

Quelques mots pour caractériser le rôle de ces deux peuples, et je reprendrai le cours de ce voyage que je n’ai interrompu que pour satisfaire aux désirs exposés plus haut.

La France, pendant les quelques années qu’elle domina l’Inde, s’y fit aimer de tous les peuples qui avaient accepté sa direction, par la douceur de son gouvernement et l’esprit de chevaleresque générosité qui présida à tous ses actes.

Sa domination est absolument regrettée dans l’Inde, et lors de la révolte des musulmans contre les Anglais en 1857, tous les rajahs indous du Deccan y firent offrir à Pondichéry de se révolter au nom de la France. Hélas !… nous n’avions pas un homme de génie en ce moment dans l’Inde, car jamais la puissance anglaise ne courut pareil danger. Les Indous de race autochtone ne se soulevèrent pas, le triomphe des musulmans ne les faisait que changer d’esclavage.

Si les deux cents millions d’Indous s’étaient levés en masse, et ils l’eussent fait à la voix de la France, c’en était fait de l’Angleterre. Mais l’heure est passée et le jour où notre pays reprendra sa politique coloniale, il devra jeter les yeux sur une autre scène.

Quant à la conduite des Anglais dans l’Inde, elle sera, ainsi que je l’ai déjà dit autre part, « …conforme à la politique générale de ce peuple de marchands qui bombarde Copenhague en pleine paix, et impose à coups de canon aux Chinois son opium qui les abêtit… Ne considérer dans les traités que ce qui peut leur être utile et nuire à leurs alliés ; ne les accepter que tant qu’ils sont d’accord avec leurs intérêts, les briser en toute occasion favorable, se faire souple, rampant, lâche même, dans la défaite ; abandonner sans pitié ses alliés de la veille, les combattre au besoin ; susciter les haines et les passions des princes indigènes, les anéantir les uns par les autres, les réduire en esclavage en leur prêtant des troupes contre des ennemis qu’on leur a habilement suscités, troupes qui ne sont plus rappelées ; leur emprunter de l’argent sans jamais le rendre, défendre aux fils de rajahs de se marier afin qu’ils ne laissent pas d’héritiers, flatter leurs vices et les plonger dans l’ivrognerie, leur envoyer des vétérinaires de régiments, sous prétexte de médecins attachés à leurs personnes quand ils tardent trop à mourir, les attirer à Calcutta, les retenir prisonniers et confisquer leurs royaumes… » Telle est la politique que vont suivre les gouverneurs anglais, et à l’aide de laquelle ils donneront l’Inde à leur pays. De temps en temps, comme Clive et Waren-Hastings devant l’immense mouvement d’opinion publique soulevé en Europe, l’Angleterre les traduira devant le Parlement pour vols, tortures, pillages, concussions, mais après les avoir déclarés coupables, elle les dispensera de rendre compte pour services rendus, et gardera pour elle l’argent extorqué et les provinces volées… Hurrah ! hep ! hep ! hurrah ! c’est le combat de la vie, dit la formule anglaise, tant pis pour les faibles. Mein Gott ! la force prime le droit, hurlent les brutes germaniques… Ah ça ! est-ce que nous allons longtemps encore nous battre pour les autres, et laisser brûler nos maisons ?…

Le lecteur a eu raison de me demander cet aperçu général du rôle joué par les Européens dans l’Inde ; peut-être cette esquisse historique contribuera-t-elle à lui démontrer qu’il est temps que notre pays abandonne la politique du rêve et de la spéculation, pour la politique des intérêts, si nous ne voulons avant peu n’être plus qu’une tradition historique.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis trois jours nous avions fait de magnifiques étapes, et le soir du troisième, nous arrivions au pied des Gaths, où nous attendait un des plus magnifiques spectacles de ma vie de voyageur. Sur une hauteur de deux mille à deux mille cinq cents mètres, s’échelonnaient une foule de pics couverts de la base au sommet de cette incomparable végétation équatoriale, qui ne laisse pas un seul coin de terre sans le couvrir d’herbes, de fleurs, de lianes ou d’arbres gigantesques, et au milieu de ce fouillis de verdure qui s’étendait à perte de vue devant nous, les derniers rayons du soleil couchant faisaient saillir d’admirables oppositions d’ombres et de clartés. Le feuillage des grands bois se confondait, sous la chute du jour, dans une demi-teinte uniforme incendiée çà et là par des flots de lumière multicolore ; on eût dit des projections de feux affectant toutes les nuances solaires, sur un immense et sombre fond de velours vert. Autour de nous, pas un champ cultivé, pas une rizière, pas une terre à bétel, partout la jungle et la nature vierge, mais la jungle animée par les cris des chacals, les hurlements des fauves, les chants des oiseaux, qui saluaient de leurs cris joyeux l’approche de la fraîcheur, et le bruit des ruisseaux qui tombaient en cascade des ravins de la montagne ; plus de routes frayées non plus, mais des sentiers serpentant sous bois, beaucoup plus fréquentés des tigres et des panthères que des voyageurs.

Ces solitudes, malgré l’animation que leur donnent leurs hôtes habituels, aras de toutes nuances, rats palmistes, écureuils violets, singes qui vous regardent passer, suspendus sur la branche, ont quelque chose d’imposant et de mystérieux qui excite en vous les plus étranges sensations. Aux dernières lueurs du crépuscule principalement, tout prend un aspect singulier ; les arbres géants, qui atteignent parfois cent mètres de haut, semblent s’allonger indéfiniment dans l’ombre, les gouffres paraissent sans fond, et il n’est pas jusqu’à la voix du tigre qui remonte les vallées, en quête de nourriture, qui ne vous arrive plus sonore et plus grave.

Il avait fait une chaleur étouffante ce jour-là ; au pied des montagnes, l’air était lourd et tellement chargé d’émanations balsamiques, empruntées aux champs de vétyver, et aux forêts d’orangers, de cannelliers, de tamarins et de girofliers, que nous ne respirions qu’avec peine, et nous tînmes conseil pour savoir si nous ne ferions pas bien de nous élever un peu, et d’aller camper sur quelque plateau où nous pourrions jouir d’une salutaire fraîcheur.

Ni Amoudou, ni les deux bohis Tchi-Naga et Ponousamy, ne connaissaient la contrée, il nous restait à interroger Vaïtilinga le cornac, car nous ne pouvions nous engager de nuit, dans ces passes dangereuses, sans un guide. Nous étions bien dans la direction que suivent tous les voyageurs pour aller de Goa à Kolanpour, mais par quel point aborder la montagne, c’est ce que nous ne pouvions décider par nous-mêmes, sans risquer de nous égarer, ou d’envoyer toute notre petite caravane au fond d’un ravin.

Nous venions de terminer notre repas du soir, et la température était si accablante, que nous ne pouvions quitter d’une minute la feuille de palmier qui nous servait d’éventail.

Vaïtilinga était en train de donner quelques cannes à sucre sauvages à son éléphant, lorsque, prévenu par Amoudou, il se dirigea près de nous.

— Les saëbs (seigneurs) m’ont fait demander ? nous dit-il.

— Nous voulons savoir, lui répondis-je, si tu n’as pas déjà fait le voyage de Bedjapour par les Gaths.

— J’ai couru l’Inde entière dans ma jeunesse avec les fakirs et les jongleurs, et j’ai souvent passé les Gaths pour aller de Goa à Bedjapour.

— Alors tu pourras nous guider à travers la montagne ?

— Les saëbs peuvent se fier à moi.

— C’est bien, prends la tête avec Mahadèva, nous te suivons.

— Impossible, saëbs.

— Pourquoi cela ?

— Parce que seul un indigène de cette province pourrait vous faire traverser les Gaths la nuit.

— Nous ne voulons qu’atteindre les plateaux les plus rapprochés pour échapper à la chaleur qui règne dans ces vallées…

— Le danger est le même, saëb ; le moindre oubli, sur ces pentes escarpées, et demain il ne resterait de nous que ce que les chacals et les panthères auraient bien voulu laisser.

— C’est bien, nous allons rester ici jusqu’au lever du soleil.

— La perspective n’est guère agréable, interrompit le capitaine, j’étouffe littéralement.

— Si les saëbs, reprit le cornac, veulent absolument aller camper là-haut, je puis aller chercher un Tchaléa ; pour quelques caches[6] il vous conduira où vous voudrez. i.

La caste des Tchaléas est celle des écorceurs de cannelle. C’est surtout dans les profondes solitudes qu’on rencontre ces indigènes, car le précieux épice qui fait l’objet de leur industrie, n’est nulle part plus franc et plus parfumé, que dans les hautes vallées du Samanta Kounta à Ceylan, et des Gaths à la côte malabare.

Nous agréâmes la proposition du cornac ; c’eût été un véritable supplice pour nous que de passer la nuit au milieu d’une étuve, alors qu’au-dessus de nous les fraîches brises de nuit rafraîchissaient les sommets de la montagne.

Vaïtilinga, se fabriquant une entrave avec de la corde de kair, grimpa lestement au sommet d’un cocotier, dont il redescendit immédiatement pour s’enfoncer sous bois… Il avait découvert un feu à moins de deux milles de là, ce qui annonçait la présence de Tchaléas en train de préparer la nourriture du soir ; il était certain qu’il allait trouver là, le guide dont nous avions besoin.

Le mode d’ascension du cornac étonnera plus d’un lecteur, qui se demandera de quelle utilité peut être une entrave pour grimper à un arbre ; je dois satisfaire cette curiosité. Les Indous qui sont obligés de monter constamment au sommet des cocotiers, soit pour en cueillir les fruits, soit pour en retirer les vases pleins de callou, ou jus de palmier, ont trouvé un moyen ingénieux de le faire rapidement et presque sans danger. Ils nouent ensemble, par les deux bouts, une corde qui, ainsi doublée, possède une longueur d’environ quarante centimètres ; ils placent alors les deux jambes dans ce cercle de corde, prennent l’arbre à bras-le-corps, et saisissant le tronc avec les deux pieds comme avec les mains, ils n’ont qu’à écarter légèrement les jambes, pour que les deux pieds retenus au-dessus de la cheville par le lien fassent office de tenailles, en cet état ils montent avec une rare dextérité et sans fatigue.

Moins d’une demi-heure après son départ, Vaïtilinga était de retour avec un écorceur de cannelle, presque noir à force d’être bronzé et entièrement nu. La vie que mènent les Tchaléas dans les forêts, au milieu des fauves, leur fait considérer tout vêtement comme un luxe inutile. Ils s’habillent cependant les jours de fête, quand ils descendent dans les villages.

Le bruit des broussailles violemment repoussées devant eux nous avait annoncé leur arrivée, plus d’un quart d’heure avant qu’ils fussent parvenus près de nous ; la nuit était si calme, si silencieuse, que nous entendions les singes jouer dans les branches à plus d’un mille de notre campement ; les oiseaux chanteurs s’étaient tus peu à peu ou avaient gagné les sommets, chassés de la plaine par la chaleur.

Nous ne nous expliquions pas les causes qui poussaient le cornac et son compagnon à cette course rapide qui n’était pas sans danger la nuit. Avant que nous ayons eu le temps de les interroger, Vaïtilinga nous cria dès qu’il nous aperçut :

Ingué po… ingué po ! chicroum ! c’est-à-dire : Vite, vite, sortez d’ici !

Il ne faut jamais discuter dans l’Inde, lorsqu’un indigène, qui n’adresse jamais la parole à son maître sans y être convié, prend sur lui de vous parler ainsi, c’est que le danger n’est pas loin.

Les bufflones, dans l’incertitude du lieu où nous établirions notre campement, fort heureusement, n’avaient pas été dételés, nous nous hâtâmes de nous placer dans le haoudah de Mahadèva, et toute la colonne s’ébranla sous la direction du Tchaléa, qui nous fit brusquement tourner à droite en animant l’éléphant par ses cris : au bout d’un quart d’heure nous commençâmes à monter, et l’Indou mit nos animaux au pas. Jugeant que le moment était venu de l’interroger, je le fis appeler par Amoudou.

Le pauvre diable vint s’agenouiller aux pieds de notre monture, et après nous avoir fait deux fois le salam obligé, il attendit.

— Salam, Tchaléa, lui répondis-je avec la formule habituelle, je te souhaite une vie heureuse, et après ta mort la fin de tes transmigrations terrestres… Pourquoi nous as-tu fait quitter si brusquement le campement provisoire que nous avions choisi ?

— Le saëb ne connaît pas le lieu où il se trouvait ?

— C’est la première fois que je traverse les Gaths dans cette direction.

— Cet endroit se nomme la vallée des Panthères ! à cause du nombre de ces animaux qui le fréquentent, et vous étiez justement sur le chemin qu’elles suivent chaque nuit pour aller s’abreuver dans la petite rivière qui coulait à quelques pas de vous.

— Ne penses-tu pas que la présence de Mahadèva eût suffi pour les tenir en respect ?

— Les panthères eussent laissé Mahadèva et sauté sur les hommes, et les buffles effrayés se fussent sauvés sous bois.

— Ne t’exagères-tu pas un peu le danger ? Je connais la panthère noire de la côte malabare, et l’ai toujours vue fuir plutôt qu’attaquer.

— Le saëb ne les a jamais forcées dans leurs repaires, et quand elles sont en nombre, fit l’Indou en secouant la tête…

— Je l’avoue, ne les ayant jamais rencontrées qu’isolées ou par couple.

— Dans les plaines, quand la panthère s’égare à la poursuite de sa proie, le moindre bruit la fait fuir et regagner la montagne… ici elle est chez elle et ne céderait pas facilement le terrain.

— Je te crois, car tu dois posséder une rare expérience des lieux et des mœurs de ces dangereux animaux.

— S’il faisait jour, j’aurais pu montrer aux saëbs tous les ossements d’hommes, de cerfs et de buffles qui jonchent la vallée.

— Quoi ! même le buffle succombe sous leurs attaques ?

— Les panthères se mettent quinze ou vingt pour l’assaillir, et malgré la force de leur ennemi, finissent par en avoir raison.

— C’est bien, Tchaléa. Le cornac de Mahadèva t’a dit que nous désirions camper sur un des plateaux supérieurs ?

— Oui, saëb.

— Sommes-nous complétement à l’abri de toute attaque ?

— Pas ici, saëb, les tigres et les jaguars sillonnent la montagne toute la nuit.

— Si la lune était levée, nous ne les redouterions guère, avec Mahadèva et nos armes perfectionnées, fis-je au capitaine.

La nuit était si profonde en ce moment que nous entendions le bruit de nos attelages qui gravissaient péniblement les pentes derrière nous, mais qu’il nous était impossible de les distinguer. De temps à autre, la voix grave d’Amoudou troublait le silence pour recommander aux bouviers de se tenir sur leurs gardes.

Les yeux perçants du Nubien, sondant l’obscurité, apercevaient à des distances que les nôtres ne pouvaient franchir, des éclairs rapides qui paraissant et disparaissant en un instant dans les fourrés, indiquaient le voisinage de quelques-uns des fauves habitants de ces contrées. Tout à coup, trois hurlements prolongés qui se firent entendre coup sur coup, au-dessous de nous dans la vallée, vinrent donner raison aux appréhensions du Tchaléa. Je le rappelai immédiatement près de nous. Mahadèva donnait des signes évidents de colère, et il était urgent de savoir au plus tôt où nous allions passer la nuit.

— Où nous conduis-tu ? fis-je à l’écorceur de cannelle.

— À la plus prochaine tour des rajahs, saëb !

— Quelle distance avons-nous encore à parcourir ?

— Un demi-kalpa.

— C’est bien, reprends la tête de la caravane.

Nous en avions environ pour une heure de marche, et cette heure ne devait pas s’écouler sans alerte.

Les anciens rajahs de l’Inde ont fait construire dans tous les lieux solitaires où le voyageur peut être surpris par les fauves, des tours carrées en briques destinées à leur servir d’abri ; ces tours, tombées en ruine sous la domination mongole, n’ont pas été mieux traitées par les Anglais, et la plupart sont aujourd’hui envahies par les arbustes, les plantes grimpantes et les serpents. De grandes quantités d’oiseaux de nuit y ont également établi leur domicile. Cependant, dans l’état où elles se trouvent, elles peuvent encore rendre quelques services.

Sur les routes fréquentées périodiquement par les petites caravanes de fakirs, d’exorcistes, de charmeurs ou de ces marchands ambulants qui transportent, de provinces en provinces, les marchandises européennes, ces abris sont relativement dans une situation meilleure, non qu’il y soit jamais fait de grosses réparations, mais chaque troupe qui passe les débarrasse de la luxuriante végétation qui les encombre, ce qui, sans les purger complétement des serpents qui les envahissent, diminue cependant dans une notable proportion le nombre de ces dangereux hôtes.

Je ne sais rien d’émouvant comme cette ascension nocturne des montagnes de la côte malabare.

Le sentier que nous suivions était tellement étroit, que les basses branches des arbres venaient frapper violemment le haoudah dans lequel nous étions enfermés, sur le dos de Mahadèva, et qu’à tout moment nous craignions qu’un rameau plus fort que les autres ne vînt à briser notre frêle abri.

À mesure que la nuit était devenue plus épaisse, les hurlements des fauves qui montaient jusqu’à nous des vallées inférieures augmentaient d’intensité, et nous le constations avec un certain plaisir, car cela nous prouvait que le danger s’éloignait des lieux que nous traversions ; plus nous montions et plus nous avions de chance de ne pas faire de fâcheuses rencontres ; les sauvages habitants de ces contrées, quittent en effet la montagne au soleil couchant pour aller courir la jungle, où ils trouvent plus facilement à apaiser leur faim.

Près d’une heure s’était écoulée depuis notre dernier entretien avec le cornac, et nous devions approcher de la tour des rajahs, si les calculs de notre guide étaient justes. Le balancement régulier de l’éléphant nous avait plongés, le capitaine et moi, dans une de ces demi-somnolences qui jettent l’esprit dans le rêve, sans lui enlever cependant la faculté de diriger ses pensées… Tout à coup, un cri déchirant se fait entendre à deux pas de nous.

Ayo Sami ! (oh ! mon Dieu !)

Avant que nous ayons eu le temps de nous rendre compte de ce qui se passait, un rugissement rauque de l’éléphant lui avait répondu, et nous sentîmes notre monture faire un saut en avant et se roidir sur ses jambes de derrière, et nous comprîmes, en entendant renâcler Mahadèva, qu’il luttait contre un ennemi invisible pour nous… et pour augmenter l’horreur de cette terrible scène, de faibles gémissements qui partaient de la broussaille, presque sous nos pieds, nous prouvaient qu’un de nos guides avait été atteint.

En moins de rien, Amoudou, qui marchait à l’arrière avec les bufflones, était à nos côtés.

— Saëbs, nous cria-t-il de cette voix que le danger n’avait jamais troublée, ne quittez pas le haoudah, Mahadèva est attaqué par un tigre.

Avec ses yeux de lynx, le Nubien s’était rendu compte immédiatement de ce qui se passait. Les arbres formaient au-dessus de nos têtes une voûte si épaisse que nous ne distinguions absolument rien ; je dois dire du reste que l’émotion, en nous faisant affluer le sang au cerveau, avait paralysé pendant quelques instants chez nous toute faculté de perception.

Le combat, si on peut l’appeler ainsi, ne dura pas vingt secondes, car après le premier bond qui nous avait surpris, l’éléphant resta immobile, et en entendant râler son ennemi, nous comprîmes que notre vaillant défenseur l’avait saisi de sa trompe puissante, et était en train de l’étouffer en le pressant contre ses robustes défenses.

Avec la rapidité de l’éclair, Amoudou avait enlevé le Tchaléa, qui avait reçu le premier choc. Par le plus grand des hasards, et grâce surtout à la promptitude de Mahadèva, l’écorceur de cannelle avait eu plus de peur que de mal. Quant à Vaïtilinga, il s’était enfui à demi mon de frayeur, et l’on eut toutes les peines du monde à le faire sortir d’une des charrettes à bœufs dans laquelle il s’était réfugié.

Il nous fallut un moment pour nous rendre compte de la situation. Amoudou, qui songeait à tout, s’était hâté d’allumer un falot, nous descendîmes de notre poste malgré les efforts que le brave garçon faisait pour nous en empêcher, craignant un retour offensif du compagnon du terrible félin, au cas où il eût été accouplé, et nous pûmes, non sans un certain frisson, admirer un des plus beaux tigres royaux que j’aie jamais vus, que Mahadèva pressait encore sur ses défenses.

Le Tchaléa en était quitte pour une légère déchirure à l’épaule. Bien lui en avait pris de marcher sous la protection immédiate de la trompe de l’éléphant.

Nous laissâmes à l’intelligent animal le soin d’emporter le corps de son ennemi, et ayant éteint le flambeau qu’Amoudou avait pris dans nos ustensiles d’approvisionnement, nous nous hâtâmes de franchir la faible distance qui nous séparait encore de l’asile où nous désirions achever la nuit.

Le lecteur s’étonnera sans doute de voir qu’avec les moyens d’éclairer notre marche, nous préférassions nous replonger dans l’obscurité ! Bien simples en sont les motifs. Habitués à traverser en tout temps les bois et les montagnes, les bufflones (métis de la vache et du buffle) marchent d’un pas sûr dans les sentiers les plus difficiles et par les nuits les plus noires ; si vous éclairez votre route, il suffit d’une branche d’arbre, dont l’ombre s’allonge sur le chemin, d’un rien pour que l’attelage prenne peur et s’élance dans le ravin, ou, si vous êtes en plaine, brise leur charrette dans une course folle.

Ce fut avec un véritable sentiment de bien- être que nous vîmes tout à coup se dresser devant nous, sur un plateau moins chargé de végétation, la forme noire et massive du refuge qui terminait notre ascension. Ce n’était plus qu’une cour carrée, garnie de murailles élevées et à ciel ouvert, car il y avait longtemps que l’étage supérieur et le toit étaient tombés en ruine. Le sol était garni de dalles, ce qui avait suffi pour paralyser la reproduction des arbrisseaux et des lianes ; cependant un gros flamboyant, deux fois centenaire au moins, avait poussé au milieu même de la cour, et de ses branches épaisses qui dépassaient de beaucoup les murailles sur les quatre côtés, remplaçait par un toit de verdure celui que la main du temps avait enlevé.

Lorsque notre falot, allumé de nouveau, eut été accroché à un des rameaux inférieurs de l’arbre, nous jouîmes d’un spectacle imprévu et surtout des plus pittoresques, nous étions sous une véritable voûte de feuillage. En voyant cette clarté qui vint subitement illuminer son repaire, un makara, sorte de hibou énorme qui lutte avec avantage contre les plus gros serpents, fit entendre un hululement plaintif.

Certes, il avait bien choisi sa demeure. À peine avions-nous éclairé ces ruines, que nous vîmes une foule de trigonocéphales, de cobra-capels et de couleuvres s’enfuir à toute vitesse, et comme le gaillard se nourrit principalement de ces animaux, il avait là le vivre et le couvert. Notre présence devait le déranger singulièrement, car pendant tout le restant de la nuit il ne cessa de pointer à intervalles inégaux ses notes tristes et monotones. Après une légère collation, nous parquâmes les bufflones dans l’intérieur, et ayant confié à Mahadèva la garde de l’ouverture démantelée qui jadis avait servi de porte, nous nous étendîmes dans nos charrettes à bœufs. Nous ne tardâmes pas à nous endormir, bercés par les bruits étranges qui montaient jusqu’à nous des vallées et des bois, cris des fauves, chants des cascades, murmures de la brise qui nous jetait à flots les senteurs des cannelliers et des champs de vétyvers ; tous ces échos réunis formaient le plus pittoresque et le plus singulier de tous les concerts…

Au soleil levant nous étions sur pied, l’éléphant n’avait pas quitté son poste de gardeur, et près de lui Amoudou, sur pied avant l’aube, achevait de préparer la peau du tigre qu’il avait dépouillé avec sa dextérité habituelle.

La tour des rajahs était située à peu près au sommet des Gaths, et le Tchaléa, avant de nous quitter, put nous indiquer, au loin dans la plaine, la petite ville de Kolanpour comme enfouie dans un nid de verdure.

Le brave écorceur de cannelle nous quitta tout joyeux. Nous lui avions donné quarante roupies, environ cent francs, comme salaire, c’était plus qu’il ne gagnait en six mois.

En toute autre circonstance, trois ou quatre roupies eussent dépassé même ses exigences, mais nous voulions lui panser largement sa blessure assez profonde, quoique sans gravité.

Nous fûmes près de trois heures à descendre le second versant, et malgré des pentes assez escarpées, nous atteignîmes la plaine sans encombre ; avant d’arriver à Kolanpour, nous rencontrâmes un petit lac, tout entouré de multipliants, de tulipiers, de ficus et de touffes de bambous. Un alligator, qui glissait à la surface des eaux, plongea à notre approche et disparut dans les hautes herbes, pendant que des milliers de hérons roses, debout sur une patte le long de la rive, le cou enroulé autour du corps, nous regardaient passer immobiles comme des cariatides emplumées… Ce ne fut qu’une échappée !… Un coup d’œil, et tout disparut avec le sentier qui tournait sous bois dans le sens opposé ; mais ce petit paysage était si frais, si coquet, la lumière se jouait si amoureusement dans le feuillage des banians, le lac, avec sa couronne d’oiseaux qui semblaient dormir dans du duvet rose, était si gracieux, tout, jusqu’à cet alligator qui avait paru tout d’un coup pour donner une pointe de montant à la scène… concourait si bien à l’harmonie pittoresque de l’ensemble, que ce coin de nature équatoriale n’est jamais sorti de mon souvenir…

Que de fois, en face de ces sites charmants ou pleins de grandeurs qui m’émouvaient ou me frappaient d’admiration, n’ai-je pas désiré d’avoir à mon service la palette du peintre !… mais ces envies duraient peu ; on ne rapetisse pas sur quatre mètres de toile ces pays de la lumière et des végétations sans fin…

Nous ne fîmes que traverser Kolanpour ; un collecteur anglais y tenait actuellement ses assises et ramassait, pour la plus grande gloire de l’Angleterre, sous prétexte d’impôt, jusqu’au dernier sol des pauvres diables, qui ne comprennent pas très-bien tout l’honneur qu’il y a pour eux à engraisser le drapeau britannique. Master John Drift, je crois qu’il répondait à ce nom, occupait ses loisirs à dresser des coqs de combat, il nous en montra avec orgueil une pleine cage, tous plus ou moins déplumés ou écorchés ; son plus terrible champion avait eu un œil crevé la veille, et il le soignait avec amour, pour qu’il pût prendre sa revanche le plus tôt possible… Et dire que ce gaillard-là, comme tout bon Anglais, devait certainement être membre de trois ou quatre sociétés protectrices des animaux…

Après déjeuner, nous reprîmes notre marche sur Bedjapour avec l’intention de ne plus faire de station jusqu’à notre arrivée dans cette ville.

Sur le soir, nous rencontrâmes une troupe d’indigènes qui chassaient au guépard ; mon compagnon avait acheté un de ces animaux pendant notre traversée du Travencor, mais il n’avait pu le conserver que jusqu’à Trivanderam, où son bouvier l’avait laissé échapper. Il profita de cette occasion pour s’en procurer un autre qu’on lança devant nous, et il eut la satisfaction de voir qu’il avait fait une bonne emplette, car en moins d’une demi-heure l’animal étrangla sous nos yeux deux biches et un sanglier. On sait que le guépard est un félin de la taille d’une petite panthère, que l’homme parvient à apprivoiser comme un jeune chien.

Quand on veut chasser avec son aide on l’emmène sur une espèce de petit char à deux roues très-élevé, d’où il domine toute la campagne. Pendant que deux Indous poussent ce véhicule, une dizaine d’autres, faisant fonctions de rabatteurs, fouillent les fourrés avec de longues perches. Dès qu’un gibier quelconque s’en échappe, depuis le lièvre jusqu’au cerf, le guépard fait un bond, le rejoint en un instant, et l’étrangle. Il ne fait alors nulle difficulté de céder la proie qu’il vient d’abattre à son maître.

Cette chasse a cela d’amusant qu’elle abonde en péripéties.

Les choses se passent ainsi que je viens de le dire quand la poursuite a lieu en plaine, et dans des lieux où les arbustes ne sont point trop touffus, mais quand cette situation change, le guépard, qui n’a pas de flair, malgré sa vue perçante, perd souvent l’animal qu’il poursuit ; il faut voir alors l’intelligente bête, quand elle a été bien dressée, monter immédiatement au sommet d’un arbre et inspecter avec ardeur le lieu où elle vient de perdre la trace de sa victime. Quelquefois, lièvre ou sanglier se sont tapis dans un fourré ; malheur à eux, si le moindre mouvement des herbes vient à déceler leur présence ; avec la vitesse de la pensée, leur ennemi fond sur eux et les égorge.

Quelquefois c’est une panthère que le bruit fait sortir de sa tanière, alors commence un combat terrible qui ne se terminera que par la mort d’un des deux adversaires, et il n’est pas rare de voir le guépard remporter la victoire.

Le capitaine Durand se promit bien, pendant la station que nous allions faire dans l’ancienne capitale du Deccan, de perfectionner ses talents cynégétiques, qu’il n’avait plus osé exercer depuis le jour où, par son imprudence, il nous avait fait assaillir par une armée de pécaris[7] !…

Avec le guépard, mon ami était au moins sûr de tuer du gibier.

Cinq jours après notre traversée des Gaths, les hautes tours du palais à sept étages nous apparaissaient tout à coup dans le lointain… Bedjapour, la vieille cité en ruine des anciens rajahs mahrattes, était devant nous.


TROISIÈME PARTIE

LES RUINES DE BEDJAPOUR

LES FUNÉRAILLES BRAHMANIQUES












TROISIÈME PARTIE

LES RUINES DE BEDJAPOUR. — LES FUNÉRAILLES
BRAHMANIQUES.
DE BEDJAPOUR À ELEPHANTA.


Les ruines de Bedjapour. — Les funérailles des Sannyachis. — Une haine chez les Natchez. — Le délire du hatchis. — Golconde. — De Bedjapour à Elephanta.


La vue de Bedjapour nous frappa d’étonnement, et nous fûmes en même temps saisis de ce mystérieux respect qui s’empare toujours de vous en face des grandes ruines consacrées par le temps. À mesure que nous avancions dans les rues de cette antique cité, les monuments les plus admirables s’offraient à nos yeux, les uns presque entièrement en ruine, les autres suffisamment conservés pour offrir encore aux yeux les plus admirables détails de sculpture, et tous indiquant, par leurs masses imposantes, l’harmonie de leurs formes et la grâce de leur ornementation, qu’ils étaient le produit d’une des plus étonnantes civilisations qui se soient épanouies dans le monde.

En voyant ces constructions gigantesques, de conceptions si diverses, on se demande vraiment si elles se distinguent plus par la hardiesse et l’élégance de leur dessin, que par la beauté et le fini de leur exécution.

Quel luxe de piliers, de portiques, de portes cintrées, de dômes, de coupoles, de minarets, se déploie dans ces temples, ces tombeaux, ces palais aujourd’hui muets ; que de bas-reliefs, quelle profusion d’ornements en pierres taillées, sculptées, fouillées comme de la dentelle… et comme ces palais, ces colonnades, ces cours carrées environnées de galeries, et ces terrasses élevées, s’harmonisent admirablement avec le feuillage des grands tamariniers qui se mirent tristement dans les eaux des étangs sacrés, comme étonnés du silence qui s’est fait dans ces lieux qui virent tant de grandeurs et tant de fêtes !

La solitude est surtout imposante au milieu des chapiteaux brisés, des statues des dieux enfouies sous l’herbe, parce qu’on sent qu’il y a eu la vie, le mouvement sur ce sol désolé, que d’autres hommes ont aimé, combattu sous ces portiques vides… Je ne sais rien de grand comme un souvenir qui tombe en poussière… rien qui vous porte plus à la rêverie que les traditions de marbre et de granit qui parlent encore aux yeux, alors que depuis dix siècles ont disparu les générations qui les avaient édifiés.

Il était environ midi lorsque nous traversâmes cette ville étrange, habitée seulement par quelques Indous, Musulmans et Parsis, qui avaient adossé leurs cases de feuillage, de terre sèche ou de brique, contre ces monuments à demi écroulés. Cela faisait un singulier effet de voir leurs haillons suspendus aux corniches de marbre ou à des tronçons de colonnes en granit rose.

La chaleur était excessive, et sous les vérandahs de chaque demeure, hommes, femmes et enfants faisaient la sieste pêle-mêle. Nous avions hâte d’arriver de l’autre côté de la ville, pour installer notre tente et en faire autant.

Il nous eût été facile de trouver, à très-bas prix, un logement indigène, mais il nous eût fallu rester dans l’intérieur de Bedjapour, au milieu de la population bariolée, connue dans toutes les provinces voisines pour son goût pour les rapines, et nous préférions de beaucoup le campement en plein air. Nous n’avions du reste en cette saison rien à craindre des pluies.

Comme nous passions sur une petite place servant d’esplanade à un des plus beaux monuments de la ville, nous aperçûmes un immense canon de bronze, dont l’ouverture, ainsi que je m’en assurai immédiatement, mesurait quatre pieds, soit un mètre trente-trois centimètres de diamètre.

Ce colosse reposait sur un énorme affût en bois de teek, cerclé en fer forgé. Je m’approchai et déchiffrai l’inscription suivante :

Moulki Meidan (le souverain de la plaine).


C’était sans doute son nom.

Au-dessous on lisait :

Choulby-Roumy Khan Gemedar
Ahmoudnouggour
Houssein Nizam Shah.

Ce qui signifiait : Choulby-Roumy, général de l’artillerie à Ahmoudnouggour Houssein Nizam, roi.

— Tenez, fis-je à mon compagnon, voilà tout ce qui reste de cette puissance mogole qui, pendant dix siècles, tint l’Inde sous sa domination… un canon muet entouré de temples et de palais en ruine.

Un vieux moullah, sorte de personnage moitié prêtre, moitié mendiant, qui se chauffait au soleil à quelques pas de là, nous raconta que Moulki-Meidan avait été fondu avec un autre canon de même grosseur, qui fut nommé Kourk-o-Boudghy, c’est-à-dire éclair et tonnerre, mais que ce dernier avait été enlevé par Aureng-Zeb, et voici ce qu’il nous conta de cette légende.

L’ambition du Grand Mogol de Delhi était qu’il n’y eût pas dans l’Inde un seul souverain qui ne fût dépendant de son autorité. Or, les souverains de Bedjapour n’avaient jamais voulu reconnaître sa suzeraineté, Aureng-Zeb guettait depuis longtemps l’occasion de marcher sur Bedjapour, lorsque Ali-Adil-Shah II monta sur le trône. Il lui envoya l’ordre d’accomplir à son égard la formalité d’hommage qu’il prétendait lui être due. Le nouveau rajah du Deccan s’y étant refusé, l’empereur envoya contre lui son meilleur général, avec une forte armée, qui vint mettre le siége devant Bedjapour.

En vain la ville fut investie pendant plusieurs mois, et un grand nombre d’assauts donnés, il fut impossible de la prendre. Aureng-Zeb, furieux de l’insuccès de son lieutenant, vint lui-même diriger les opérations à la tête d’une armée plus nombreuse encore.

Or, d’après une croyance populaire, la ville devait rester imprenable, tant que ces deux canons ne seraient point séparés.

Le Grand Mogol gagna à prix d’argent quelques officiers de l’armée de Bedjapour, et une nuit, Kourk-o-Boudghy était jeté par-dessus les remparts, et recueilli par l’armée assiégeante, qui, au lever du soleil, tourna le canon contre la ville.

Inutile de dire que, démoralisés par cette perte, les défenseurs de Bedjapour forcèrent Adil-Shah de se rendre à discrétion.

— Il est singulier de remarquer, me dit mon compagnon, à quel point est important le rôle que jouent les traîtres dans l’histoire de tous les peuples.

— Ajoutez, lui répondis-je, que les officiers qui livrèrent Bedjapour à Aureng-Zeb furent comblés d’honneurs par ce dernier, et si vous interrogez les annales de l’humanité, vous verrez qu’il n’y a jamais eu de châtiés que les traîtres qui n’ont pas réussi,

— Et la morale de ceci ?

— C’est que la morale historique, celle qui n’amnistiera ni les traîtres, ni les massacreurs d’hommes, ni ceux qui livrent les villes, ni ceux qui passent le Rubicon, est encore à naître.

Comme nous prenions congé de notre interlocuteur, le vieux moullah, en nous adressant son salam d’adieu, nous demanda si nous comptions rester quelque temps à Bedjapour.

Nous lui répondîmes que nous étions venus pour visiter ses ruines et que notre séjour se prolongerait pendant le temps nécessaire pour cela.

— La vie d’un homme, fit-il en souriant tristement, ne suffirait pas pour étudier l’histoire de toutes ces pierres amoncelées et faire parler la poussière sous laquelle dorment mille et mille générations de héros !

Après un moment de silence, il ajouta :

— Vous semblez vous diriger vers la sortie de la ville.

— Notre intention, lui répondis-je, est d’aller camper en pleine campagne, dans quelques bosquets de palmiers.

— Pourquoi ne choisissez-vous pas plutôt, parmi les monuments situés hors du centre de Bedjapour, un lieu mieux abrité de la chaleur ?

— Nous ne connaissons rien du pays, nous arrivons à l’instant.

— Il est des parties d’édifices assez bien conservées pour que vous puissiez vous y installer commodément.

— Nous sommes à tes ordres.

— Suivez-moi, saëbs.

Il nous fit alors tourner brusquement du côté nord, et dirigea nos pas vers une petite ruelle qui longeait un monument surmonté d’un dôme gigantesque, aussi élevé que celui de Saint-Pierre de Rome, qu’il nous apprit être le tombeau de Mohamed-Shah ; à quelques pas de là, il nous introduisit dans une vaste cour qui contenait un étang sacré formant un carré d’environ cent cinquante mètres de côté ; il était entouré sur trois faces d’une colonnade surmontée d’un étage formant galerie avec terrasse, au centre se trouvait un portique dans la manière de nos arcs de triomphe, tout en marbre blanc, qui surpassait en magnificence tout ce que nous avions vu jusqu’à ce jour. L’aile gauche, parfaitement conservée, contenait, au rez-de-chaussée et à l’étage, deux vastes chambres surchargées de sculptures et d’arabesques de toutes espèces, et chose que nous remarquâmes tout d’abord, la plupart des statuettes, fouillées dans la pierre et le marbre, étaient privées de leurs têtes ou de leurs bras.

— On dirait que les Vandales ont passé par là, dit le capitaine.

Vous ne vous trompez que de nom, mon cher ami, lui répondis-je… et vous trouveriez la plupart de ces membres mutilés dans ces musées particuliers que les touristes anglais se forment à coups de marteau et à peu de frais en courant le monde.

Le Tombeau de Mohamed Shah. (Page 250.)
(Bedjapour.)
Nous prîmes sans façon possession de ces
Le Tombeau de Mohamed Shah. (Page 250.)
(Bedjapour.)
deux pièces ; dans celle du bas nous remisâmes

nos charrettes, nos approvisionnements et le guépard que mon compagnon avait acheté, et nous plaçâmes nos hommes au premier.

Le campement de Mahadèva et des deux bufflones fut installé par les soins des deux vindicaras Ponousamy et Tchi-Naga, sur les bords de l’étang. Je confiai également à ces derniers la garde de tous nos effets placés au rez-de-chaussée ; car, pendant tout le temps de notre station, nous ne pouvions guère compter sur Amoudou, qui allait amplement se dédommager des longues privations de la route, et ne plus quitter les boutiques des marchands d’arrak.

Notre modeste installation était, en effet, à peine terminée que, selon son habitude, mon Nubien vint rôder autour de moi d’un air embarrassé. Sa première fugue était toujours accompagnée d’une certaine honte, et il ne savait comment faire pour obtenir la permission de nous quitter. Il se croyait obligé de me donner des raisons, et celles qu’il inventait étaient d’ordinaire si curieuses, son cerveau en matière de ruse n’étant guère plus développé que celui d’un enfant, que je ne puis résister au désir de transcrire une de ces scènes.

Après avoir feint pendant quelques instants de ne pas m’apercevoir de sa présence, je finis cependant par mettre un terme à son supplice, car il n’aurait jamais osé m’adresser la parole le premier.

Je clignai de l’œil en regardant le capitaine, que ces situations comiques amusaient beaucoup.

— Eh bien ! Amoudou, fis-je au pauvre diable qui me regardait d’un air suppliant, tu as l’air un peu fatigué, ce soir. Je lui soufflais son motif pour abréger l’entretien, mais j’avais compté sans l’orgueil du nègre.

— Amoudou n’est jamais fatigué, massa (maître), répondit-il en se redressant.

— Ah ! je croyais. Je t’aurais autorisé à aller te reposer, mais puisqu’il n’en est rien, tu vas t’occuper des préparatifs de notre dîner.

— Tchi-Naga m’a demandé à faire la cuisine ce soir, Massa.

En disant cela, on voyait à sa mine allongée qu’il mentait effrontément.

— Tu as donc quelques projets pour ce soir ? lui répliquai-je pour ne pas augmenter son supplice.

— Amoudou est un mauvais garçon, fit-il avec un air de douleur affecté.

— Explique-toi.

— Massa sait bien qu’Amoudou est un enfant du Prophète.

— Eh bien ?

— Amoudou est un mauvais croyant.

— Voyons, quand tu auras passé une heure à te dire des injures, cela ne m’expliquera pas ce que tu désires.

— Depuis trois ans, Amoudou n’a pas mis les pieds dans une seule mosquée.

— Nous y voilà, fis-je au capitaine, qui avait toutes les peines du monde à ne pas rire.

— Amoudou, continua le Nubien, a vécu comme un chien, et ce n’est pas bien ; Amoudou a des remords, et si massa voulait, il y a beaucoup de pagodes ici, et j’irais…

— Allons, bon, je comprends, tu désires réparer tes erreurs, et accomplir en bloc les devoirs religieux que tu as si longtemps négligés…

— Oui, massa, il faut que j’aille apaiser la colère d’Allah !… Allah est bon…

— Oui, je sais, et Mahomet est son prophète… Eh bien, va apaiser, mon garçon, mais n’y mets pas trop de zèle, je te donne deux heures pour cela.

— Merci, massa.

— Je te recommande de ne pas trop t’éloigner d’ici…

— Dans deux heures je serai de retour, massa, et il s’esquiva tout heureux de la pensée qu’il avait pu colorer les motifs de son absence.

Cela se terminait toujours ainsi : je lui accordais, sous un prétexte ou sous un autre, quelques instants de liberté, et il ne rentrait que quand je l’envoyais chercher pour le départ, ou quand une escapade un peu trop forte, car je ne le perdais jamais de vue, me forçait à intervenir.

Le plus souvent, j’étais obligé de le faire enlever de force par les deux bouviers. Bedjapour était hanté par une foule de vagabonds et par des sectateurs de la déesse du sang, Kaly, vulgairement connus en Europe sous le nom de thugs, et ces gens-là, peu dangereux pour des Européens qu’ils n’osent jamais attaquer, les sachant bien armés et de difficile composition, ne se gênent pas pour attaquer et dévaliser les indigènes. Ils pratiquent ainsi le meurtre, mais contrairement à ce que certains voyageurs en ont dit, seulement à de certaines grandes fêtes, et pour offrir des victimes humaines à leur déesse.

Ils ne tuent pas pour voler.

Sachant que mon Nubien pouvait avoir maille à partir avec eux, j’envoyai le cornac Vaïtilinga avertir dans toutes les boutiques de tchandos que s’il arrivait la moindre des choses à mon noir, c’était à nous que les maraudeurs auraient affaire. J’étais certain que la menace produirait son effet.

Le vieux moullah ne nous avait pas quittés, et l’idée me vint qu’il pourrait m’être d’un précieux secours dans ma visite aux ruines ; je lui proposai, moyennant une haute paye de vingt-cinq roupies (soixante-deux francs cinquante) qui devait suffire à le mettre pour six mois à l’abri du besoin, dans une contrée où l’indigène se nourrit avec un sou de riz par jour, de rester à notre service pendant tout le temps de notre séjour à Bedjapour.

Il accepta avec enthousiasme et, sur la demande du capitaine Durand, promit de lui amener le lendemain une douzaine de rabatteurs pour les chasses au guépard qu’il se proposait d’entreprendre.

Le monument dont nous faisions notre résidence, portait le nom de Taj-Boulé, le palais de l’étang.

Comme nous étions, en attendant le dîner, montés sur la terrasse de l’aile que nous habitions, pour jouir du coup d’œil qu’offrait cette ville étrange, Chek-Moulik, c’était le nom de notre nouvel engagé, nous fit remarquer un admirable petit temple de granit rose, avec un portique de marbre blanc, veiné de rouge, qui n’était pas à deux cents mètres de Taj-Boulé.

— Ceci, nous dit-il, a été bâti par un pariah !

— Un pariah ? fis-je avec étonnement. Les gens de cette caste, tu le sais mieux que nous, ne peuvent ni posséder la terre, ni édifier de maisons, ni élever de monuments aux dieux.

— Vous avez raison, saëb, mais l’élévation singulière de cet homme est due à l’intervention des astres.

— Conte-nous la chose ?

— Volontiers. Ibrahim-Shah, un des plus grands souverains de Bedjapour, il y a bien des siècles de cela… souffrait depuis de longues années d’une maladie des yeux qui faisait son désespoir, car il voyait arriver le moment où il allait être frappé de cécité. Il avait consulté tous les médecins attachés à sa cour, avait fait venir près de lui les plus célèbres de l’Inde entière, aucun d’entre eux n’avait pu ni adoucir le mal, ni en arrêter les progrès. Il consulta le chef des astrologues, et lui dit que s’il pouvait recouvrer la vue par quelques puissances occultes, il rendrait celui qui le guérirait plus riche qu’aucun des grands personnages du royaume. L’astrologue répondit au Shah, après avoir consulté les astres, que ses désirs seraient exaucés s’il donnait toutes ces richesses, dont il venait de parler, à la première personne qui s’offrirait à sa vue le lendemain matin.

Ibrahim, impatient de recouvrer l’usage de ses yeux, se leva le jour suivant de si grand

matin que tout le monde reposait encore

dans son palais, il sortit par une petite porte dérobée, et le premier homme qu’il rencontra fut un pariah qui balayait la rue. Sans hésiter, il accomplit les prescriptions de l’oracle.

— Laisse là ton balai, dit-il au pauvre diable, et suis-moi.

Le pariah, plus mort que vif, pensant sans doute que sa dernière heure était venue, suivit le Shah qui le conduisit dans une crypte souterraine où se trouvaient accumulées toutes les richesses amassées par dix générations de rois, et lui dit : Je partage mon trésor avec toi, la moitié de ces biens sont ta propriété.

Le pariah n’en pouvait croire ses yeux, il fut cependant obligé de se rendre à l’évidence quand il vit le roi faire transporter dans sa pauvre demeure le présent qu’il venait de lui faire. Mais la fortune ne pouvait lui enlever complètement la tache de sa naissance ; malgré la protection d’Ibrahim, il ne put obtenir d’aucun Indou d’être considéré autrement que le plus vil des hommes. Voyant cela et que ses richesses ne pouvaient lui attirer ni respect ni considération, il les employa à faire construire un temple qui surpassait en magnificence tout ce qu’on avait vu jusqu’alors.

— Et le Shah, fis-je au moullah, recouvrit-il la vue par ce procédé

— L’histoire ne le dit pas, saëb.

— M’est avis, interrompit le capitaine, que le plus attrapé des trois fut certainement le bon astrologue, qui espérait bien, quand il rendait son oracle, être le premier à se présenter le lendemain à la vue du roi.

Le soleil baissait à l’horizon, et le spectacle qui vint peu à peu se dérouler sous nos yeux absorba toute notre attention. Rien ne saurait dépeindre l’effet produit par toutes ces ruines, d’un style si différent les unes des autres, qui couvraient l’immense plaine, et se détachaient de plus en plus sombres sur le ciel, aux dernières lueurs crépusculaires. En quelques minutes tout le panorama disparut à nos yeux, car on sait que dans ces contrées la nuit succède au jour, presque sans transition. On voit l’ombre envahir l’horizon, grandir dans les vallées et les plaines, et gagner le sommet des montagnes comme un rideau noir qui se déploie dans un changement de décors à vue.

Au même instant, mille petites lueurs firent leur apparition au milieu des portiques chancelants, des colonnes à demi écroulées, illuminant çà et là une faible portion de ces vestiges antiques. Les Indous étaient en train de suspendre devant leurs demeures ces petites lampes de terre noire qui leur servent à éclairer les vérandahs, en même temps que la rue. Nous dînâmes d’un délicieux carry de poule au riz, d’un rôti de deux jeunes dindonneaux sauvages, et par un surcroît d’attention, notre brave Tchi-Naga nous servit une plantureuse omelette sur une purée de tomates, après l’avoir préalablement arrosée d’un peu de jus de notre rôti. Les meilleurs fruits des tropiques se réunirent pour composer notre dessert.

Sur le soir, guidés par notre moullah, nous parcourûmes les rues de Bedjapour, beaucoup plus animées à cette heure que de jour. Tous les Indous avaient quitté leurs demeures pour aller respirer au dehors la fraîcheur relative apportée par la nuit. Je n’étais pas fâché de voir par moi-même ce que pouvait faire Amoudou, mais nous eûmes beau passer et repasser devant les boutiques de tchandos, son lieu de prédilection, il nous fut impossible de le rencontrer.

— Votre domestique n’est-il pas de la religion du Prophète ? dit Chek-Moulik.

— C’est sa prétention, répondis-je, bien que je ne l’aie jamais vu accomplir la moindre prescription.

— Alors, ce n’est pas là qu’il faut chercher Amoudou.

— Quoi, tu penserais que mon noir se serait véritablement rendu à la mosquée, ainsi qu’il nous l’a dit il n’y a qu’un instant ?

— Chek-Moulik ne comprend pas le langage des belatis (étrangers), il n’a donc pas entendu ce qu’Amoudou a dit, mais il sait qu’il y a à Bedjapour beaucoup de nautchny musulmanes, c’est là qu’on le trouvera.

Nous nous engageâmes à sa suite dans une petite ruelle, tellement sombre, que nous ne pouvions rien distinguer à quelques pas de nous, mais de laquelle, comme contraste, partaient des chants et des cris, entremêlés de sons de tam-tam et de vounei (sorte de guitare). En passant devant une de ces maisons joyeuses, nous entendîmes la voix d’Amoudou qui dominait toutes les autres, nous nous approchâmes discrètement et nous aperçûmes dans une cour intérieure qui contenait une société nombreuse et des plus mêlées, mon Nubien qui dansait à perdre haleine en chantant un refrain de son pays. Aux sons gutturaux qu’il poussait en roulant des yeux terribles, je compris qu’il avait déjà bu à perdre la raison. Les vagabonds, écumeurs de route et étrangleurs à l’occasion qui formaient la majorité de cette réunion, s’en donnaient à cœur joie, et l’arrak, versé par une vingtaine de filles de bas étage, coulait à profusion.

Évidemment Amoudou les amusait beaucoup, car la plupart se tordaient de rire, en lui envoyant une foule de lazzi et de propos obscènes.

L’obscurité de la rue empêchait qu’on ne pût nous distinguer.

Je n’avais pas le moindre doute sur la manière dont cette scène allait se terminer, étant donné le caractère de mon noir, aussi annonçai-je à voix basse au capitaine mon intention de rester quelques instants encore pour intervenir au besoin.

— Je suis à vos ordres, me répondit mon ami ; croyez-vous qu’Amoudou puisse courir quelque danger ?

— Il faut voir.

— Ne trouvez-vous pas que le gaillard a une singulière façon d’apaiser Allah ?

— Attendez la fin, je souhaite que cela ne tourne pas au tragique.

— Vous avez peut-être eu tort de lui permettre de s’absenter.

— J’ai tout fait pour le corriger, et je ne suis parvenu à rien, il nous eût échappé pendant la nuit.

J’achevais à peine ces mots que la scène changea.

Amoudou, lassé des plaisanteries dont il était l’objet, s’arrêta tout à coup, et s’adressant aux Rodhias, Tchandalas et autres vagabonds qui l’entouraient, se mit à les provoquer dans le langage imagé que le bon Homère n’a pas dédaigné de mettre dans la bouche de ses héros.

— Ingué va nai… Venez ici, chiens, que je vous casse les reins… Après cet exorde conciliant, la rhétorique du Nubien devint intraduisible… les plus faibles injures de l’extrême Orient, même en les voilant, ne se pourraient écrire. Puis, tout d’un coup, comme pour se faire la main, il saisit un des Indous placés près de lui et le lança sur la foule.

Le capitaine, craignant une mêlée, allait s’élancer, je le retins.

L’Indou tomba d’une façon si grotesque, que toute l’assemblée éclata de rire, et parmi ceux dont les contorsions étaient les plus bruyantes et les jambes les moins solides, je remarquai avec stupeur le cornac Vaïtilinga, à qui je n’avais jamais vu boire le moindre verre de callou ou d’arrak.

Bien m’en avait pris de l’expédier à la suite d’Amoudou, les deux compères avaient dû se rencontrer, et ils ne valaient pas mieux l’un que l’autre en ce moment. Devant la preuve de vigueur musculaire que le noir venait de donner, tous les Rhodias vinrent lui faire salam à tour de rôle, et le comparer au géant Bali, qui jonglait avec des hommes. Satisfait dans son orgueil, le Nubien daigna s’apaiser, il fit venir quatre ou cinq gamelles d’arrak en l’honneur de l’assemblée, et recommença ses exercices chorégraphiques. Lorsqu’il dansait, la nature du sauvage reprenait le dessus et il ne s’arrêtait que quand, épuisé, il tombait sur le sol.

Je compris qu’Amoudou ne risquait plus rien ; pas un des assistants, j’en étais convaincu, ne devait être tenté de se mesurer avec lui, et nous reprîmes tranquillement le chemin du palais de Taj-Boulé.

Nous avions fait quelques pas à peine dans cette direction, lorsque nous nous trouvâmes subitement en face d’une masse noire qui semblait nous barrer le passage ; je tendis la main et je rencontrai la trompe d’un éléphant qui me serra le bras doucement, comme font ces animaux quand ils veulent vous caresser.

— Mahadèva ! m’écriai-je.

Le sourd grognement qui me répondit me fit voir que je ne m’étais pas trompé, c’était bien notre éléphant.

— Que vient-il faire ici ? me dit le capitaine.

— Je parie qu’il est à la recherche de son cornac.

Nous suivîmes l’animal, qui, guidé par son instinct et les bruits qu’il entendait, se rendit tout droit en face de la maison que nous venions de quitter. Voyant qu’il ne pouvait pénétrer de face dans l’enclos qui servait de cour, il fit le tour de l’habitation et s’y introduisit par le jardin. Arrivé là, grâce à la lumière nous pûmes suivre ses mouvements ; il s’en fut sans hésitation droit à son cornac, et l’ayant saisi avec sa trompe, il le chargea sur ses épaules et reprit le chemin qu’il venait de parcourir. Les Indous, qui vivent constamment avec ces intelligents animaux, accueillirent la manœuvre par des rires et des quolibets à l’adresse de Vaïtilinga, mais ne s’en étonnèrent pas autrement.

Pour nous, quelque habitués que nous fussions à ces extraordinaires phénomènes de volonté et d’action raisonnée chez l’éléphant, nous ne pouvions jamais assister à une de ces manifestations claires et précises de leur force intellectuelle, sans être profondément émus… et c’est en rêvant à ces milliers de modifications progressives par lesquelles la nature fait passer l’embryon vital, de la goutte d’eau et de la plante jusqu’aux animaux et à l’homme, que nous regagnâmes les ruines qui abritaient notre campement.

La nuit était superbe, une de ces nuits des tropiques, calme, tiède et pleine de parfums. La lune, dans son premier quartier, parcourait le ciel comme un cercle d’argent, et des milliers d’étoiles formaient un cortège de lumières à la Croix du sud qui descendait lentement à l’horizon.

Malgré l’heure avancée, nous montâmes sur la terrasse du palais, pour aspirer à longs traits l’air rafraîchi par la brise des montagnes qui venait de se lever, et jouir du magnifique spectacle qui nous entourait.

Au-dessous de nous, dans une rue perpendiculaire à la ligne de l’aile gauche du palais, devant une case de chétive apparence, on procédait en ce moment aux funérailles d’un brahme du culte vulgaire. Tout se fait la nuit dans l’Inde, les funérailles, les mariages, les cérémonies de naissances, les repas, les réjouissances ; c’est ce qui donne aux villes indoues un aspect si original et si étrange la nuit. Ici on chante et on rit… ici on pleure. La musique profane coudoie la musique funéraire, les processions religieuses se heurtent aux promenades de mariages, et les convois funèbres se voient souvent barrer la route par des jongleurs qui amusent la foule, les sanyassis qui chantent les louanges des dieux au coin d’une rue, ou les fakirs qui invoquent les âmes des ancêtres sur un petit réchaud qui les enveloppe d’un nuage de fumée de myrrhe et d’encens, pendant qu’une troupe de belluaires nus dorment dans un carrefour, pêle-mêle avec leurs tigres, leurs ours, leurs rhinocéros, leurs cobra-capels et leurs caïmans enchaînés.

C’est la nuit qu’il faut voir l’Inde mystérieuse, magique, animée, procédant à ses fêtes, à ses orgies, à ses cérémonies religieuses, à ses saturnales… De jour l’Inde dort, la nuit l’Inde se réveille ; de jour l’Inde n’a rien à nous dire, la nuit elle nous parle de son passé. Ses rapsodes chantent les vieux poëmes védiques de porte en porte, les temples s’éclairent, les bayadères dansent devant les statues des dieux ; il passe près de vous comme un vent d’antiquité qui vous reporte aux mythes étranges qui encombrent le berceau de l’humanité. Et il vous semble qu’en face de vous sortent de leur tombeau des dieux, des rois, des héros, des peuples, des idées qui dorment depuis vingt mille ans.

L’Inde de nuit, c’est l’Inde du penseur…

Le brahme mort dont nous apercevions le cadavre sur une sorte de claie couverte de fleurs et posée au milieu même de la rue, appartenait à cette classe de prêtres chargés de vivre avec les plus basses castes, et d’entretenir dans l’âme du pauvre soudras attaché à la glèbe, le respect des classes supérieures.

Le culte qu’on abandonnait à ces déshérités n’a jamais rien eu d’élevé et de philosophique ; il s’agissait de les assouplir par les plus ridicules superstitions, et en abrutissant leur raison, de leur enlever toute force de réaction contre le joug qui leur était imposé.

Cette société de prêtres, de rois, de guerriers, de parasites, voulait garder sa machine à travail.

Aussi les brahmes qui avaient reçu la mission de vivre avec la plèbe, de l’entretenir dans son obéissance, dans sa servilité, menaient-ils pendant leur vie une existence qui le plus souvent les rabaissait au niveau de leurs ouailles. À force de se plonger dans leur momeries superstitieuses, ils finissaient par se fanatiser et y croire, et donnaient dans leur mort même, au lieu d’un enseignement, une occasion de plus de frapper l’esprit de la foule par des pratiques ridicules.

Il n’est pas sans intérêt d’en relater quelques-unes, et de montrer jusqu’où peut aller la folie sacerdotale, folie raisonnée, du reste, et qui depuis des milliers d’années justifie la fin par les moyens.

Dès que les symptômes de l’agonie se manifestent chez un brahme, on choisit au milieu de la rue qu’il habite, et en face de sa maison, une place que l’on enduit de fiente de vache, on y fait une litière d’une herbe sacrée appelée darba et par-dessus le tout on place une toile n’ayant jamais servi, sur laquelle on transporte le mourant.

Là le pourohita ou prêtre des sacrifices lui fait la cérémonie dernière du sarva-prayaschita, ou expiation totale, à laquelle préside le chef des funérailles, c’est-à-dire le membre le plus rapproché de la famille ou le personnage le plus marquant de la caste, qui seuls ont le droit de remplir ces fonctions. Cette cérémonie consiste à l’oindre d’huile sur les parties essentielles du corps : le front, les yeux, les tempes, la nuque, le creux de l’estomac et la plante des pieds. On apporte ensuite dans un plat d’argent de la poussière de sandal, des offrandes appelées akehattas, composées de fruits, de fleurs et de galettes de riz consacrés, et de la liqueur de pantcha-gavia.

Cette étrange liqueur est composée des cinq substances qui sortent de la vache, l’animal vénéré par excellence des Indous :

1o  le lait, 2o  le caillé, 3o  le beurre, 4o  la fiente, 5o  l’urine. À ceux qu’étonnerait cette dégoûtante préparation, et surtout l’usage qui en est fait dans les cérémonies funéraires, je dirai que la vénération des Indous, surtout dans les basses castes, est telle pour la vache, que j’ai vu très-fréquemment les pénitents suivre cet animal dans les champs, et après avoir recueilli son urine entre leurs mains, en boire une partie et se laver avec le restant la tête et le creux de l’estomac. Je reviens à la cérémonie funèbre.

Le pourohita verse un peu de pantcha-gavia dans la bouche du mourant, et par sa vertu son corps est complètement purifié.

On procède alors à la purification générale : à cet effet, le pourohita et le chef des funérailles invitent le malade à réciter d’intention, s’il ne peut le faire distinctement, certains memtrams par l’efficacité desquels il est délivré de tous ses péchés.

Cette cérémonie achevée, on amène une vache avec son veau : elle a les cornes garnies d’anneaux d’or ou de cuivre, sur le cou une guirlande de fleurs, une pièce de toile lui couvre le corps, et on y joint encore tous les ornements que la piété des fidèles offre à la famille.

On fait approcher la vache du malade qui la prend par la queue, et en même temps le pourohita récite une série d’invocations et de memtrams destinés à faire que la vache conduise le moribond par un bon chemin dans l’autre monde.

Le mourant fait ensuite présent de cette vache au prêtre qui sacrifie, un peu d’eau lui est versée dans les mains, en signe de donation.

Le don d’une vache au brahme prêtre qui assiste le mourant est indispensable si l’on veut arriver sans encombre au Yama-Loca, ou séjour de Yama, juge des enfers. Ce don porte le nom de gô-dana (don d’une vache).

Dans le Yama-Loca se trouve un fleuve de feu que tous les hommes doivent traverser quand ils ont cessé de vivre ; ceux qui, arrivés à leur dernière heure, ont fait le gô-dana, trouvent en deçà du fleuve une vache céleste qui les aide à passer sur la rive opposée, sans être atteints par les flammes.

Après le gô-dana, on distribue aux brahmes assistants, au nombre de huit, des pièces de monnaie contenues dans un plat de métal, dont la valeur pour chacun d’eux doit être égale au prix de la vache.

On prépare ensuite le dassa-dana ou les dix dons pour être distribués aux funérailles qui vont avoir lieu, car le résultat ordinaire de toutes ces cérémonies, dans lesquelles on bourre la bouche, les yeux, le nez, les oreilles de pantcha-gavia et de poussière de sandal, a pour résultat immédiat d’étouffer le moribond, et c’est un grand bonheur dans l’Inde que de passer ainsi de vie à trépas, entre les mains du frater qui vous frotte avec son huile, vous barbouille avec sa pommade, et vous assourdit avec ses incantations.

C’est également un honneur pour la famille, aussi est-on dans l’habitude de faire force cadeaux aux brahmes pour que le patient ne sorte plus de leurs mains. Ces dons funéraires consistent en vaches, terres, grains, beurre, toiles, sucre, sel, or et argent ; tout est bien reçu ; moyennant cela les pieux mandataires du Seigneur délivrent à ceux qui s’en vont une place de première classe pour le ciel. Ils lui glissent des amulettes destinées à chasser les Rakchasas ou démons, dans les mains, dans la bouche, dans les narines… dans proh pudor ! toutes les ouvertures du corps, qui, ainsi bouchées avec des choses consacrées, s’opposent à l’entrée du démon, qui, ne sachant comment pénétrer dans le corps du mourant, est obligé de s’en aller honteusement…

Un brahme ne peut mourir ni sur un lit, ni sur une natte, et la raison, comme on va voir, est des plus simples. L’âme de l’Indou, en sortant de son corps, passe immédiatement dans un autre, qui la conduit dans celui des séjours de délices qui lui est destiné ; or il paraît que le mort emporte avec lui tout ce qui le touchait au moment de son trépas ; on conçoit dès lors combien il serait incommode pour un trépassé de se promener dans les mondes supérieurs avec son lit sur le dos. En outre, cette situation fort gênante pour lui serait des plus coûteuses pour sa famille, car pour le débarrasser de ce fardeau, il ne faut pas moins de plusieurs années de prières, d’aumônes, de sacrifices, de cérémonies à la pagode que, comme de juste, il faut payer grassement.

Les cérémonies funéraires de tous les Indous appartenant à une des castes reconnues, sont les mêmes que celles que je décris à propos du brahme de Bedjapour ; elles ne diffèrent que dans le rang plus ou moins élevé qu’occupe le pourohita ou prêtre chargé des funérailles.

Il suit de cette croyance relatée plus haut que l’Indou doit mourir par terre, et ce qu’il y a de mieux, de plus raffiné, au milieu de la rue ; et cela est si important qu’une des imprécations les plus communes que se jettent les indigènes à la face quand ils se disputent, est celle-ci : « Puisses-tu n’avoir personne pour te mettre par terre à l’heure de la mort ! »

Dès que le malade a rendu le dernier soupir, le fils aîné du défunt et, à défaut d’enfants, l’héritier le plus direct du défunt va se baigner sans ôter ses vêtements, puis se fait raser complètement la figure et le crâne ; ceci fait, il rentre à la maison mortuaire, où tous les assistants se mettent à pleurer et à hurler à qui mieux mieux. Si la famille est assez riche, elle se paye le luxe de pleureurs et de pleureuses à gage. On débat alors avec le pourohita ou prêtre qui va officier le prix de cette seconde partie des cérémonies funéraires. On peut traiter à tant par cérémonie ou à forfait. Il y a des solennités mortuaires depuis une demi-roupie, c’est-à-dire vingt-cinq sous, jusqu’à des milliers de roupies ; les brahmes s’entendent admirablement à exploiter l’orgueil de la famille.

Vingt-cinq sous… c’est le prix des pauvres. Pour cette somme, on n’a qu’un jeune pourohita, un débutant qui se dépêche de marmotter quelques prières en bloc, accompagne son mort jusqu’au bûcher, le regarde flamber quelques minutes et se hâte de rentrer à la pagode. Quand on ne peut y mettre que vingt-cinq sous, on est sûr de son affaire ; plus d’amulettes, plus de pantcha-gavia, toutes les ouvertures sont livrées au diable qui entre là comme en pays conquis, et il faut quelques millions d’années passées dans le Naraca ou enfer, pour que le misérable puisse être purifié de ses fautes et venir recommencer sur la terre toute la série des migrations auxquelles les âmes sont obligées avant de parvenir au séjour céleste.

En vérité, par tous pays, il ne fait pas bon se faire enterrer ou brûler pour vingt-cinq sous…

Ceux qui peuvent y mettre une somme raisonnable sont traités comme suit : Le directeur des funérailles est toujours l’héritier du défunt, mais le prêtre qui préside aux cérémonies religieuses est choisi parmi les brahmes de l’initiation supérieure. La mort constatée et le prix fixé, le pourohita se fait apporter du pantcha-gavia, de l’huile de sésame et autres ingrédients, et procède à une nouvelle purification qui doit enlever les dernières souillures que la première purification faite au mourant aurait pu oublier. Après s’être assuré que toutes les ouvertures sont suffisamment bourrées d’amulettes, il les bouche définitivement avec du pantcha-gavia et de la terre consacrée, et offre le sacrifice au feu qui doit obtenir au défunt le pardon de tous les péchés qu’il a pu commettre pendant sa vie entière.

On frotte alors le front du mort avec de la poussière de sandal et du safran, on entoure son cou avec des guirlandes de fleurs, on lui remplit la bouche de bétel, on le pare de tous ses joyaux et de ses plus riches vêtements, puis il reste exposé pendant le temps qu’on achève les autres préparatifs des funérailles.

Quand ils sont terminés, le défunt est enveloppé dans une pièce de toile neuve, et le pourohita, déchirant une bande de cette toile, plie un morceau de fer à une des extrémités, verse dessus un peu d’huile de sésame, et après l’avoir enroulée en forme de triple cordon, la conserve pendant douze jours, pour servir aux exercices qui vont suivre.

Sur deux longues perches on attache en travers, avec des liens de paille, sept tringles en bois. C’est sur cette espèce de brancard qu’est porté le corps du défunt. On lui attache ensemble les deux pouces et de même les deux orteils, puis on le cercle dans son linceul avec une corde de paille ; s’il était marié, on lui laisse le visage découvert. Le chef des funérailles donne alors le signal du départ, et portant du feu dans un vase de terre, il marche en tête du convoi. Après lui vient le brancard funéraire porté par huit brahmes, qui se relayent quatre par quatre ; ce brancard est orné de fleurs, de feuillage vert, de toiles peintes, quelquefois d’étoffes précieuses, les parents et les amis l’entourent et le suivent sans turban en signe de deuil.

Pendant ce temps-là les femmes qui n’assistent pas aux pompes funèbres poussent dans la maison du mort des gémissements et des cris effroyables.

Chemin faisant on a soin de s’arrêter trois fois, à chaque pause on ouvre la bouche au mort, et on y met un peu de riz cru et mouillé, afin qu’il puisse à la fois manger et boire.

J’ai entendu dire que ces stations avaient au fond un motif plus sérieux. Il arrive souvent que les gens que l’on croyait morts ne l’étaient pas complètement, ou que, l’étant, ils ont ressuscité, et voici comment. Les juges des enfers qui, sous la direction de Yama, sont occupés de trier les vies humaines qui doivent être tranchées, exactement comme on trie deux espèces de graines différentes qui se sont mélangées dans la rapidité de l’opération, vu le grand nombre de gens qui meurent de minute en minute, ils sont, on le conçoit, sujets à se tromper. Alors il faut donner le temps à Yama, qui vérifie les opérations de ses aides, de reconnaître leur erreur.

La méprise une fois établie, il faut encore que l’âme du mort ait le temps d’arriver au funèbre séjour, où Yama, dès qu’il l’aperçoit, la renvoie immédiatement sur la terre achever le cours de son existence, en lui faisant ses excuses pour l’avoir dérangée.

C’est donc pour cela qu’on fait ces trois pauses, qui doivent durer chacune un quart d’heure.

Il arrive souvent, soit qu’on y ait mis de la précipitation ou de la malveillance, soit encore que l’âme se soit amusée en chemin, ou ait été pourchassée par les mauvais esprits, que son corps est brûlé quand elle revient sur la terre. Voilà l’infortunée obligée d’errer autour de la maison qu’elle a habitée, dans les charniers où l’on brûle les morts, et dans les lieux déserts, pendant tout le temps qu’elle devait encore vivre sur la terre. De là viennent ces gémissements plaintifs que l’on entend la nuit le long des fleuves, sur la lisière des bois et dans tous les endroits isolés.

Assez souvent les héritiers, dans la crainte de voir reparaître le défunt, font durer ces stations un peu moins que le temps voulu ; si on s’en apercevait, ils seraient notés d’infamie, mais à l’aide de quelques cadeaux importants faits en dessous main au prêtre chargé de la direction des funérailles, ils savent habilement se tirer d’affaire.

Il est une autre croyance que les brahmes entretiennent précieusement, car elle est une source constante de bénéfices. Les âmes errantes, prétendent-ils, suivent à l’envi tous les convois funéraires, prêtes à s’introduire dans le corps du mort, si par hasard il existe une seule ouverture qui n’ait pas été hermétiquement bouchée, et dans ce cas elle revient à la vie avec la situation du défunt, et les héritiers se trouvent ainsi frustrés par des étrangers.

Le pourohita, ou prêtre célébrant, est donc constamment obligé de veiller sur son mort. À cet effet, et quand il se doute de quelque chose, il inonde toutes les fissures du défunt avec de l’eau lustrale ou eau sacrée ; cette opération empêche toute âme étrangère de s’emparer de la dépouille du trépassé.

Quand il veut abréger les stations, c’est-à-dire quand il a reçu des parents une somme assez forte, il déclare tout à coup qu’il n’a plus la force de lutter contre les invisibles, et qu’une âme protégée par le diable va s’emparer du défunt. Alors la marche du convoi se précipite ; quelques pièces d’or glissées habilement aux quatre brahmes porteurs, et cela devient une course effrénée, pendant laquelle il arrive fréquemment que les liens de paille se relâchent, que les perches se désagrègent, et que le mort roule dans la poussière ; on le ramasse alors précipitamment et la course continue jusqu’au bûcher.

Arrivés au lieu où on a coutume de brûler les cadavres, on commence par creuser une fosse profonde, de la longueur de six pieds, de la largeur de trois ; cet espace de terrain est consacre par des memtrams et de l’eau lustrale qu’on répand à profusion. Cette eau consacrée par les prières des brahmes prêtres, dans laquelle ils mettent dissoudre une poignée de sel, un peu de poudre d’encens, de myrrhe et de sandal, a cela de bon qu’elle n’est pas chère ; pour quelques sous vous pouvez largement en asperger votre cadavre et la place où il va être brûlé, et en conserver encore pour l’usage de la famille… car cette eau miraculeuse, non-seulement chasse les âmes en peine et les démons qui rôdent autour du brancard funéraire, mais encore procure aux vivants toutes sortes de félicités… je dois même ajouter pour mon propre compte (n’en ayant usé qu’une seule fois et dans une circonstance spéciale) qu’elle est excellente pour faire la soupe.

Voici à quelle occasion je pus porter ce jugement.

J’étais en chasse entre Pondichéry et Madras, sur les rives du Chounambar, fleuve qui, pendant les mois de sécheresse, a assez l’habitude d’avaler son eau pour se rafraîchir lui-même. Ce jour-là il n’en avait pas même laissé une goutte pour les voyageurs, nous étions au milieu d’une vaste plaine de sable, et nous interrogions avec anxiété l’horizon ; le soleil n’allait pas tarder à se coucher et nous n’avions pas une seule goutte d’eau pour apaiser notre soif et préparer notre repas.

Au bout de quelques instants de marche, nous rencontrâmes un de ces petits temples, desservis par un seul brahme, comme il en existe dans presque tous les lieux déserts, qui servent cependant de passage soit aux caravanes, soit aux voyageurs isolés.

Nous hâtâmes le pas, et quand, exténués de fatigue, nous demandâmes au desservant de nous donner un peu d’eau, le malheureux fut obligé d’avouer qu’il était dans le même état que nous, le Chounambar ne roulant plus d’eau potable depuis la veille. À notre arrivée, il se disposait à partir avec un âne chargé de deux grandes jarres pour une source qu’il connaissait à deux lieues de là. Je lui donnai un de mes domestiques pour l’accompagner, et je restai seul avec Amoudou à les attendre.

Mon noir se mit à fureter dans le temple et revint au bout d’un moment avec une figure rayonnante.

— Il y a beaucoup d’eau ici, saëb, me dit-il.

— Que dis-tu ?

— Si massa veut venir, il verra qu’Amoudou dit la vérité.

Je le suivis, et au fond du sanctuaire, dans cette partie sacro-sainte du temple où nul mortel n’est admis, j’aperçus une auge de granit noir pleine d’eau. Il y en avait au moins deux cents litres. Cette auge était placée au pied même de la statue de Siva, qui, une épée flamboyante à la main, semblait prêt à châtier notre insolente profanation.

— Mais, malheureux ! fis-je à Amoudou, tu vois bien que c’est l’eau sacrée de la pagode…

— Qu’est-ce que cela fait, massa ? me répondit-il. j’en ai goûté, elle est très-bonne.

Ces paroles étaient à peine prononcées que je buvais à même dans l’auge sainte ; le desservant avait été si modéré dans l’emploi de ses drogues, que je ne retrouvai ni le goût de l’encens et de la myrrhe, ni celui du sandal, mais simplement une légère amertume, provenant sans doute de la faible quantité de sel que le brahme y avait fait dissoudre.

Amoudou en porta une petite provision aux deux pauvres bufflones qui traînaient ma charrette sans avoir rien bu depuis le matin, et les deux animaux l’avalèrent avec délices, sans se douter certainement des vertus merveilleuses de l’eau qu’Amoudou leur présentait.

Ceci fait, mon Nubien installa paisiblement la lampe à alcool et son récipient qui me servaient à faire du thé ou du bouillon rapidement, il remplit d’eau lustrale ce dernier et la porta doucement à l’ébullition ; dès que ce phénomène se présenta, il introduisit dans le liquide un peu d’extractum carnis de Liebigs’, une cuillerée d’extrait de légumes de Cross and Blakwell, purveyors of her most gracious Majesty, et me trempa en quelques minutes une des plus délicieuses soupes que, la fatigue aidant, j’aie mangées de ma vie.

Il n’avait pas eu besoin de la saler !…

Quand la fosse funéraire est ainsi convenablement préparée, par la prière et l’eau lustrale, on y dresse une pièce de bois, sur laquelle le cadavre est déposé.

Le chef des funérailles prend alors un peu de fiente de vache desséchée, y met le feu et la place tout embrasée sur l’estomac du défunt ; pendant ce temps-là, il fait une oblation à toutes les planètes pour se les rendre favorables.

Il paraît bien que ce feu ainsi allumé sur l’estomac du défunt n’avait d’autre but, autrefois, que de bien s’assurer, avant de mettre le feu au bûcher, que la mort était certaine. Aujourd’hui la plupart de ces cérémonies, dont les plus ridicules sont les mieux observées, ont perdu pour le prêtre de l’ordre vulgaire, aussi bien que pour la foule, tout sens symbolique, si jamais elles en ont eu un.

Le brahme adresse alors à toutes les parties du corps du défunt, les prières qui leur sont propres, et l’asperge une dernière fois d’eau lustrale ; les assistants en font autant et le fils aîné du mort s’approche pour lui introduire dans la bouche la petite pièce d’or qui lui servira à payer son passage quand il arrivera au fleuve de feu qui barre l’entrée de l’empire de Yama, puis il répand un peu de pantcha-gavia sur le corps, fait le tour du bûcher avec une petite cruche de terre pleine d’eau qu’il répand à mesure, et le tour fini, brise la cruche près de la tête de son père. Cette cérémonie le consacre héritier du défunt.

Le prêtre lui remet alors une torche enflammée ; avant de la recevoir, il est d’usage qu’il fasse encore éclater son affliction par quelques déclamations de bon goût.

En conséquence, il se frappe la poitrine à coups de poing, se roule par terre en poussant de grands cris et distribue autour du bûcher une série de coups de pied aux démons qui sont censés rôder autour du corps de son parent.

À son exemple les assistants pleurent, hurlent et se tiennent longtemps embrassés les uns les autres en signe de profonde douleur. Tout cela est réglé comme un cérémonial de ballet. Il se décide enfin à prendre la torche et met le feu aux quatre coins du bûcher.

Aussitôt qu’il est bien allumé, tout le monde se retire, à l’exception des huit brahmes qui ont porté le cadavre et qui doivent rester sur les lieux jusqu’à ce qu’il soit consumé.

L’héritier va alors se baigner sans quitter ses vêtements, et encore tout mouillé, il choisit par terre un lieu propre et y fait cuire dans un vase de terre neuf qu’il doit soigneusement conserver durant les dix jours suivants, du riz et des pois mêlés ensemble.

Dirigeant son intention vers le défunt, il fait par terre une libation d’huile et d’eau, répand au-dessus une libation d’herbe darba, qu’il arrose du même mélange, et sur laquelle il place le riz et les pois cuits ; après les avoir pétris en boule, il fait sa troisième libation, récite des memtrams, puis jette la boule de riz et de pois aux corbeaux, qui sont, dans l’Inde, plus communs que les mouches, et qui voltigent autour du bûcher avec le désir clairement manifesté par leurs cris de manger un morceau de l’ancêtre qui est en train de rôtir.

Lorsque le défunt appartient à une famille qui n’a pas les moyens de payer le bois de son bûcher, on se contente de le flamber légèrement et il devient alors la proie des chacals et des corbeaux. Habitués à ces bonnes aubaines qui leur arrivent de temps en temps, ces derniers animaux ne manquent pas d’accourir en foule autour des bûchers.

Dans l’esprit des Indous, ces sinistres oiseaux ne sont autres que des démons et autres esprits malfaisants déguisés, et l’offrande de riz et de pois qu’on leur fait n’a d’autre but que de les rendre favorables au mort.

S’ils refusaient d’accepter cette pâture, ce serait le signe évident que le défunt, au lieu d’avoir été admis dans le séjour de délices, se trouverait, en dépit de tous les memtrams, de toutes les cérémonies, invocations, prières, purifications, dans un des séjours infernaux.

Il s’agirait alors de l’en tirer au plus tôt. Pour cela, il faudrait d’abord bien fixer le lieu spécial où l’âme du mort se trouve enfermée. Une pareille recherche embarrasserait bien des gens, ce n’est que l’enfance de l’art pour ces gaillards, qui ont l’habitude de faire parler le ciel à volonté et de vendre des places pour le céleste séjour.

Le prêtre déclarant cependant que le cas est grave, on interrompt le cours des cérémonies ; il prend alors une des boulettes de pois et de riz, et la pétrissant de nouveau, il la jette par petits morceaux au corbeau qui se trouve le plus rapproché de lui, et il compte les morceaux ; dès qu’un second corbeau en enlève un seul à celui à qui ils sont destinés, le brahme s’arrête de distribuer du riz et de compter. Si le premier corbeau en a mangé sept sans encombre, c’est le signe évident que l’âme du défunt se trouve enfermée dans le septième cercle infernal.

Pour la faire sortir maintenant de ces sept cercles, cela ne va pas être une petite affaire, car il n’en peut franchir qu’un à la fois.

On traite en général à forfait, et moyennant une certaine somme, le prêtre fait franchir à votre parent un cercle par année, par mois, par jour et même par heure, tout dépend du prix qu’on y met.

On a même vu des exemples de gens que leur mauvaise conduite ici-bas avait fait renfermer jusque dans le vingt et unième cercle, en franchir un par minute et même par seconde, mais il faut avoir la fortune d’un commoutys (caste des banquiers) pour se payer ce luxe.

C’est une des plus grandes préoccupations de l’Indou, de ne pas laisser à la générosité de sa famille le soin de le tirer des griffes des Rakchasas ; aussi est-il dans l’habitude, longtemps avant sa mort, de s’entendre avec le chef des brahmes à ce sujet, et moyennant d’amples donations de terrains, de troupeaux, de grains, d’or, d’argent, de pierres précieuses, il est assuré qu’on ne le laissera ni brûler dans l’enfer de feu, ni geler dans l’enfer de glace, ni dévorer dans l’enfer des serpents, etc… Au moment même où il rend le dernier soupir, un brahme envoyé à cet effet se dépêche de prononcer les paroles de la délivrance, paroles magiques d’un pouvoir si souverain, que les dieux eux-mêmes ne peuvent résister à leur influence, et que le défunt, fut-il le plus grand criminel de la terre, est admis à l’instant au séjour de la béatitude. Quand les prêtres ont affaire à des gens naïfs, la peur aidant, ils les ruinent régulièrement, eux et leur famille, avant leur mort.

Après que le cadavre est consumé, les huit brahmes qui étaient restés près du bûcher se rendent au lieu où sont réunies les diverses personnes qui ont assisté aux obsèques, ils font trois fois le tour de l’assemblée, demandant la permission de prendre le bain de la purification, appelé bain du Gange, en l’honneur du fleuve sacré.

C’est une nouvelle occasion de faire appel à la poche des fidèles, car ces brahmes qui ont porté le corps du défunt ne peuvent, après le bain, que revêtir des habits neufs qu’aucun contact ne peut avoir souillés ; on les satisfait, et ils s’en vont tout joyeux avec le prix de leurs vêtements.

Le chef des funérailles invite alors tous les brahmes présents à faire le moritica-suana, ou bain de la mort. Cette cérémonie a pour but de rafraîchir d’une manière symbolique le corps de leur confrère qui vient d’être livré aux flammes.

On leur distribue à cette occasion du bétel, quelques pièces de monnaie, puis les parents procèdent à la distribution des dassa-dana, ou des dix dons, à tous les brahmes, d’après leur rang dans la pagode, leur importance dans la cérémonie mortuaire et leur âge. Tout le monde alors se rend jusqu’à la porte du défunt, où personne n’entre parce qu’elle est souillée, mais chacun se lave les mains et les pieds à l’étang le plus voisin, et se retire chez soi.

L’héritier remplit alors de terre un petit vase dans lequel il sème neuf espèces de graines, du riz, du froment, du sésame, du millet et cinq espèces différentes de pois, et il les arrose pour les faire germer plus vite. Ceci va servir pour les cérémonies qui vont se succéder sans interruption pendant une année, et dont je vais signaler les principales.

Une attention d’une haute importance qu’il faut avoir le jour de la mort, c’est de placer dans le logement du défunt un petit vase plein d’eau, au-dessus duquel on suspend un fil attaché par un bout au toit ou au plancher. Ce fil doit servir d’échelle au pranam, c’est-à-dire au souffle de vie qui animait le corps du défunt, et qui peu pendant dix jours consécutifs descendra par là pour venir apaiser sa soif.

Et pour que le pranam puisse également manger, chaque matin on place auprès du vase une poignée de riz cuit.

Ce n’est que quand toutes ces formalités sont accomplies, que les parents du défunt et les gens de sa maison peuvent enfin prendre un peu de nourriture ; car ils n’ont ni bu ni mangé depuis l’instant où les cérémonies ont commencé.

Le second jour des funérailles, celui qui y préside, accompagné de ses parents et amis, se rend au lieu où le cadavre a été brûlé la veille, là il recommence, avec un brahme officiant, les mêmes cérémonies.

Tous les brahmes présents prennent de nouveau le moritica-suana, reçoivent du bétel et des cadeaux et se retirent.

L’héritier en retient cependant un auquel il donne deux mesures de riz et une toile neuve pour se vêtir ; il fait ce cadeau à ce prêtre qui le rend immédiatement au défunt dans l’autre monde. Par l’effet de ses prières, ce dernier, en effet, reçoit un vêtement de lumière et une nourriture céleste.

Le troisième jour, l’héritier rassemble de nouveau ses parents et ses amis chez lui, il fait cuire du riz et des gâteaux, mange avec eux ce frugal repas et retourne au champ mortuaire, où il s’accroupit sur ses talons en tournant sa face du côté de l’Orient ; il fait une invocation aux divinités infernales, puis, muni d’un petit bâton, il fouille dans les cendres et y cherche les petits ossements qui ont échappé aux flammes et les met dans un vase de terre en récitant un memtram.

Puis, ramassant les cendres, il va les jeter dans le fleuve le plus prochain, et à son défaut, dans l’étang sacré de la pagode.

Il dresse alors une butte de terre haute de trois coudées, sur le lieu même où le cadavre a été brûlé.

Il prend trois petites pierres : l’une placée au milieu de la butte reçoit le nom du défunt, la seconde au sud le nom de Yama, et la troisième au nord celui de Roudra.

Il leur fait à toutes trois des oblations et leur verse dessus de l’huile et de l’eau.

À ce moment tous les hommes viennent à la file presser dans leurs bras le fils du défunt et pleurer avec lui, et la distribution des cadeaux recommence. Cette partie de la cérémonie n’est jamais oubliée.

Comme la veille, un brahme est encore gratifié de provisions de bouche et de vêtements.

Puis on fait cuire du riz pour apaiser les malins esprits qui se dissimulent dans le corps des corbeaux.

Il est d’un intérêt majeur de conserver soigneusement durant dix jours les trois petites pierres, ainsi que la marmite consacrée à la cuisine des esprits ; si par malheur on venait à perdre un de ces objets, toute la cérémonie serait à recommencer.

Jusqu’au neuvième jour, c’est-à-dire pendant la neuvaine, on fait chaque jour une répétition exacte de toutes ces cérémonies, établies par les prêtres dans le but évident de pousser à la consommation et de les gorger de cadeaux ; car voyez les explications que donne leur rituel appelé Nittia-Carma.

D’après cet ouvrage, la continuité de ces cérémonies a pour but :

1o  D’empêcher que le défunt n’endure la faim et la soif, et ne reste nu ;

2o  De faire qu’il se dépouille vite de sa hideuse enveloppe cadavéreuse pour revêtir une belle forme, et que dans sa nouvelle renaissance il ne soit ni sourd, ni aveugle, ni muet, ni boiteux, ni affecté d’aucune infirmité corporelle.

Le dixième jour, le chef des funérailles fait de bon matin ses ablutions, puis construit dans la cour de son habitation un petit abri de feuillage sous lequel il prépare du riz, des légumes et de l’eau de miel ; quand tout cela est prêt, la veuve du défunt, après avoir fait ses ablutions, se peint les paupières avec de l’antimoine, le front avec du vermillon, le cou avec de la poudre de sandal, les bras et les jambes avec du safran ; elle se pare de ses plus riches habillements, de tous ses joyaux, entrelace de fleurs rouges sa chevelure et suspend à son cou des guirlandes de fleurs odoriférantes. Des femmes mariées l’entourent, la serrent l’une après l’autre entre leurs bras et pleurent avec elle.

Le chef des funérailles, pourvu de tout son attirail, et suivi des parents et des amis de la veuve et de ses compagnes, se rend de nouveau au champ funéraire, où se renouvellent toutes les cérémonies préparatoires telles que je les ai décrites.

Il délaye cette fois de la terre avec de l’eau et répand à trois reprises cette boue sur les trois pierres, ce qui est accompagné de memtrams, interpellations, sacrifices, offrandes, etc…

Les femmes présentes entourent ensuite de nouveau la veuve, se frappent en mesure à coups de poing la poitrine et la tête, et poussent à qui mieux mieux des sanglots et des cris déchirants.

Le chef des funérailles fait de nouvelles oblations aux oiseaux de mauvais augure, et une libation d’huile et d’eau sur remplacement du bûcher.

Il renferme alors les trois pierres dans le vase de terre qui a joué un si grand rôle pendant ces dix jours, entre avec son fardeau dans un étang consacré, et tournant sa face du côté de l’Orient, il dit en regardant le soleil :

« Jusqu’ici, ces pierres ont représenté le cadavre, puisse-t-il dès ce moment quitter sa forme hideuse pour prendre celle des dieux ; puisse-t-il être transporté dans le swarga pour y jouir de tous les plaisirs aussi longtemps que le Gange coulera, aussi longtemps que ces pierres existeront. »

À ces mots, il jette dans l’eau, par-dessus sa tête, le vase et les pierres qu’il contient ; puis il fait ses ablutions, revient sur le rivage, fait de nouvelles libations et distribue encore le dassa-dana.

Ceci fait, et moyennant un cadeau d’importance, il obtient pour ses parents et pour lui la permission de se raser, chose qu’ils n’ont pu faire durant ces dix jours de grand deuil.

Après toutes ces cérémonies plus ou moins singulières, dont je ne donne qu’une bien courte description, on fait sur le bord de l’étang sacré une espèce de figure avec de la boue qui est censée représenter le défunt. On lui donne son nom, et on lui fait une oblation. La veuve arrive alors avec ses compagnes, et sans donner le moindre signe de tristesse, elle se dépouille de ses joyaux et de ses parures, efface les couleurs artificielles dont elle s’était fardé différentes parties du corps, et finit par détacher le tably qu’elle a au cou. Elle va placer toute sa défroque près du morceau de terre qui représente son époux, et prononce ces paroles :

« Je les quitte pour te témoigner mon amour et mon dévouement. »

Ici les gémissements, les marques de regrets et de condoléances recommencent de plus belle.

Le pourohita ou prêtre qui a présidé aux funérailles, vient faire à tous les assistants le pounia-avatchana, ou consécration de l’eau lustrale ; il leur fait boire un peu de cette eau et leur en répand quelques gouttes sur la tête.

Ils se trouvent par là purifiés des souillures qu’ils ont contractées par cette participation.

Toutes les personnes présentes reçoivent alors de l’héritier une noix d’areck et une feuille de bétel, il donne aussi à la veuve une toile blanche, et cette dernière revêt pour la première fois le vêtement des viduva (veuves) qu’elle ne doit plus quitter.

Tout le monde se rend alors à la maison du défunt, où après avoir rendu visite à la lampe qui garde le feu domestique, chacun se rend au bain et rentre chez soi. La veuve souffle alors cette lampe qu’elle a allumée de ses propres mains en entrant vierge dans le domicile conjugal et qu’elle ne rallumera plus jamais, le mariage des veuves étant absolument interdit dans l’Inde.

Resté seul, l’héritier va chercher les cinq petits vases de terre dans lesquels il a semé des graines de différentes espèces ; il leur offre une oblation, puis va les jeter dans l’étang consacré.

Le onzième jour, après avoir fait comme d’habitude ses ablutions, il va inviter dix-neuf brahmes pour un sraddha, ou repas funéraire, qu’il leur sert à l’intention du défunt ; plaçant ensuite dans une corbeille des vases de terre de différentes grandeurs, dans lesquels il place de l’huile de sésame, de l’herbe darba, du sandal, des fleurs, il se rend au bord de l’étang sacré, accompagné par les brahmes ses invités.

Là il creuse un petit fossé qu’il consacre par des memtrams et des aspersions d’eau lustrale ; il y dépose alors ses vases de terre, puis il allume un feu sur lequel il fait une oblation d’huile, d’herbe, de sandal et de fleurs, puis étalant du riz bouilli sur une feuille de bananier, il l’arrose de beurre liquide, le pétrit en petites boulettes, et fait une nouvelle oblation au feu en les jetant dans la flamme. Par cette cérémonie, il demande que le défunt, purifié de tous ses péchés, soit admis dans la demeure céleste.

Il distribue alors l’inévitable dassa-dana aux brahmes, car aucune cérémonie ne peut se terminer sans gorger ces braves gens, et après un bain pris en commun, tout le monde se réunit de nouveau pour assister à la cérémonie de la délivrance du taureau.

Et après avoir choisi un jeune taureau de deux ans, d’une seule couleur, blanc, rouge ou noir, on le fait baigner, puis on le barbouille de poudre de sandal, de safran ; on le couvre de guirlandes de fleurs, et on finit par lui imprimer sur la bouche, avec un fer rougi au feu, l’arme de Siva appelée soulah, qui ressemble à un losange très-allongé.

Le chef des funérailles, s’adressant à ce dieu, lui offre la délivrance de ce taureau afin que le défunt soit muni d’une bonne place au swarga ; alors on lâche l’animal qui est censé devoir, jusqu’à la fin de ses jours, grâce à la protection du dieu dont il porte la marque, vivre libre et pâturer en paix.

Mais c’est un pur symbole. À peine le taureau s’est-il éloigné de quelques pas, que les brahmes s’en emparent et le conduisent à la pagode.

Les dix-neuf prêtres assistants s’asseoient alors sur des escabeaux, l’héritier répand devant eux une couche d’herbe darba, leur en remet une tige à chacun en récitant un memtram, en prononçant trois fois le nom du défunt, puis il verse sur la tête de chacun un peu d’huile parfumée et une pincée de sandal, leur fait cadeau à chacun d’une pièce de toile neuve, et de nouveau leur sert un abondant repas.

Il doit ne les renvoyer que bien repus et avec des présents si précieux, que tout le monde célèbre sa munificence.

Le repas terminé, il fait de nouveau des boulettes de riz bouilli et renouvelle ses oblations au feu et aux malins esprits.

Le douzième jour, le fils du défunt, et à son défaut l’héritier le plus proche, va inviter huit brahmes et les fait asseoir de front sur autant d’escabeaux ; il en désigne un qui doit représenter fictivement le cadavre du mort, et il lui donne, ainsi qu’aux sept autres, une tige de l’herbe darba avec le cérémonial accoutumé.

Il trace par terre trois carrés qu’il enduit de fiente de vache, qu’il consacre par des prières, de l’eau lustrale, de l’huile et de l’herbe sacrée darba ; il fait entrer dans le carré du milieu le brahme qu’il a institué cadavre, lui répand des parfums sur le corps et lui lave les pieds.

Deux autres brahmes entrent alors dans le second carré, et les cinq autres dans le troisième ; il les parfume et leur lave les pieds, à tour de rôle ; puis s’approchant de celui qui joue le rôle de défunt, il lui verse de nouveau de l’huile parfumée dans les mains et sur la tête, en marmottant une série d’invocations, et lui donne de riches pendants d’oreilles, un anneau d’or, deux pièces de toile, une couverture blanche de laine, un chimbou neuf ou vase de cuivre, du bétel, de la poudre de sandal, et lui passe un chapelet autour du cou.

Chacun des sept autres brahmes reçoit deux pièces de toile, une couverture de laine et un chimbou.

Tous alors prennent place au festin qui leur a été préparé.

Pendant ce temps-là le chef des funérailles met dans un plat du riz, des légumes, du miel et de l’huile, et avec ce mélange forme quatre boulettes qu’il dépose à terre après avoir prononcé les memtrams de circonstance.

Une de ces boulettes est pour le défunt, l’autre pour l’aïeul, la troisième pour le bisaïeul et la quatrième pour le trisaïeul.

En prenant celle du défunt, il dit :

« Jusqu’ici tu as conservé la figure hideuse d’un cadavre : dès ce moment tu vas revêtir la forme divine des ancêtres, et tu habiteras avec eux le pitra-loca (séjour des ancêtres) pour y jouir de toutes sortes de félicités. »

Il divise alors cette boulette en trois parties qu’il incorpore à chacune des trois boulettes restantes, fait avec elles des oblations aux planètes qui ont quelque influence sur la destinée des trépassés, au feu et aux malins esprits ; puis ces offrandes sont données aux vaches sacrées.

Et tout cela se termine encore par le dassa-dana, ou des distributions de cadeaux à tous les brahmes qui ont assisté à ces longues cérémonies.

Le chef des funérailles s’oint alors la tête d’huile, va prendre un bain et revient à la maison bien enveloppé d’un long pagne. Il embrasse ses parents et ses amis assemblés, leur adresse à son tour des paroles de consolation, il se frotte la tête de sandal, se peint au front les signes de la divinité qu’il vénère le plus dans la Trinité


brahma
vischnou — siva



reprend son turban et ses vêtements ordinaires, et donne à tous les assistants, suivant ses facultés, quelque souvenir de l’événement qui les a réunis depuis douze jours.

Le pourohita ou brahme officiant, qui ne l’a pas quitté pendant tout ce temps, prononce force memtrams et asperge d’eau lustrale tous les recoins de la maison, ainsi que les ustensiles, meubles et autres objets qu’elle contient. Elle est ainsi purifiée, ainsi que ceux qui l’habitent.

La même chose avait lieu chez les Romains, le dixième jour, appelé denicales feriæ. La plupart, du reste, de ces cérémonies, libations, oblations au feu, se retrouvent également chez les Indo-Latins, et c’est à ce titre autant que pour bien indiquer la puérilité des superstitions brahmaniques, que j’ai cru devoir passer en revue ces cérémonies funéraires, qui donnent lieu aux plus intéressantes comparaisons.

Le treizième jour, le fils du défunt fait une libation en l’honneur des neuf planètes à la manière accoutumée.

Une cérémonie semblable à celle du douzième jour a lieu le vingt-septième, mais trois brahmes seulement en sont les acteurs et sont censés représenter le dieu Vassou-Yama, le juge des enfers, et Sourya, le soleil ; ils sont en même temps les images du défunt, de l’aïeul et du bisaïeul.

Le chef des funérailles fait à ces trois personnages les offrandes, les libations d’usage, leur donne à chacun une pièce de toile, leur fait servir un abondant repas, à la suite duquel il renouvelle les oblations aux divinités, aux planètes et aux esprits malfaisants.

La même cérémonie doit se répéter les 30e, 46e, 60e, 75e, 90e, 120e, 175e, 190e, 210e, 240e, 270e, 300e, 330e jours après le décès.

Enfin on doit célébrer toute sa vie, sans y manquer, le jour anniversaire appelé titty, de la mort de son père et de sa mère, en observant à chaque fois la plupart des formalités que je viens d’indiquer, en n’oubliant pas chaque fois de faire des largesses aux prêtres brahmes.

De plus, chaque jour de nouvelle lune, c’est un devoir indispensable que d’offrir une libation d’huile de sandal et d’eau à son père défunt, à son grand-père et à son bisaïeul.

En tenant compte du chiffre de la population, de la longueur des cérémonies funéraires, de leurs répétitions fréquentes, du nombre des prêtres qui doivent y être invités, ainsi que des présents de toute nature qu’il faut leur faire, et des succulents repas qu’il faut leur servir, on voit que les brahmes avaient tout simplement trouvé le moyen de vivre toute l’année chez les autres, et de se faire donner en riz, vaches, toiles et objets précieux plus qu’il ne leur fallait pour entretenir toute leur famille… Ajoutez à cela qu’ils avaient droit au dixième de toutes les récoltes, au douzième de tous les produits en marchandises, au septième de tout ce qui provenait des mines, métaux ou diamants, et vous comprendrez que l’Inde ancienne n’a travaillé que pour nourrir, gaver, enrichir ses prêtres et ses mendiants sacrés…

Il faut avouer que c’est un bon métier que de parler au nom de Brahma, Bouddah, Michapou, etc…

Chaque fois qu’en me promenant autour de la machine ronde j’ai rencontré ces gaillards en exercice, des îlots de l’Océanie aux plaines du

Gange, ces paroles de Volney m’ont chanté dans la mémoire :

«  Partout, sous le manteau de la pauvreté, ils ont trouvé le secret d’être riches et de se procurer toutes les jouissances.

« Partout ils ont fait de l’aumône une vertu afin de vivre tranquillement du travail d’autrui…

Aujourd’hui les brahmes sont obligés de partager avec les Anglais, ce qui diminue considérablement les bénéfices.

La fortune de beaucoup d’Indous ne leur permet pas de remplir à la lettre les obligations dispendieuses qui sont imposées aux chefs des funérailles, mais les brahmes ont eu soin de déclarer que l’exécution des plus importantes était de rigueur, ce qui produit encore des bénéfices considérables. Je dois dire aussi que l’amour-propre et la vanité, si puissants sur l’esprit des Indous, les portent à contracter des dettes de beaucoup supérieures à leurs moyens, pour déployer la plus grande pompe possible dans leurs cérémonies funéraires.

Il existe une croyance singulière, qui est d’un assez joli rapport pour les pagodes.

Les fakirs sont des saints personnages assurés, en raison de l’austérité de leur vie, de parvenir d’emblée au séjour des bienheureux. Or il n’est pas rare de voir ces malheureux fanatisés vendre un de leurs membres, une main ou un pied, par exemple, à un riche mourant qui désiré atteindre le ciel sans être obligé de passer par des stations intermédiaires.

Au moment où le fils aîné du mort met le feu au bûcher, le fakir exécute loyalement son contrat : il se désarticule lui-même le membre qu’il a vendu et le lance dans les flammes.

Ce pied sanctifié est brûlé naturellement avec le défunt, et comme il est impossible de séparer les cendres produites par le cadavre de celles produites par le pied du fakir, le mort s’en va droit au ciel, quelles que soient les fautes qu’il ait commises, parce qu’il est impossible d’envoyer en enfer une parcelle, si faible qu’elle soit, du corps d’un saint personnage.

Cette coutume est fort suivie dans la caste des commoutys, qui comprend les banquiers, les armateurs, tous les riches négociants. Il est rare qu’à leur mort ils ne se payent pas un pied de fakir sur le gril qui va les réduire eux-mêmes en cendre.

Les castes riches étalent leurs morts sur des grillages en fer qu’ils entourent de bois précieux.

Il n’était pas rare autrefois de voir les veuves se brûler sur le bûcher de leur mari. Sans avoir complétement cessé, ces sacrifices sont aujourd’hui moins fréquents.

Les Anglais qui, comme les brahmes, laissent paisiblement les Indous à leurs superstitions, pour les gouverner plus facilement, n’ont pas osé les interdire ; ils n’ont pas encore dépassé les limites de la persuasion. Ainsi, dans chaque province il est enjoint aux divers magistrats dispersés dans le pays d’examiner avec attention toutes les circonstances du suttys, car c’est ainsi qu’on appelle ce sacrifice, et de n’en permettre la consommation qu’après avoir épuisé tous les moyens que la prudence leur dicterait pour s’y opposer.

Aucune femme ne peut donc maintenant se dévouer à ce cruel genre de mort sans l’autorisation du juge du district, et lorsqu’on s’adresse à lui pour l’obtenir, il fait comparaître la victime, l’interroge soigneusement pour s’assurer que sa volonté est libre et qu’aucune influence étrangère ne la lui a suggérée. Il s’efforce ensuite, par ses exhortations et les raisonnements les plus persuasifs, de l’engager à renoncer à son horrible dessein. Si la veuve demeure inébranlable, il la laisse alors maîtresse de sa destinée.

Cette procédure a eu immédiatement pour résultat d’augmenter le nombre des suttys, et il n’est pas d’exemple de femmes ayant fléchi devant le magistrat. Toutes, au contraire, se sont présentées avec l’idée conçue d’avance de braver l’étranger qui avait l’audace de s’occuper de leurs affaires religieuses. Le plus souvent, quand une veuve est décidée à se sacrifier, on se passe de l’autorisation du juge ; il n’apprend la chose que lorsqu’elle est consommée, et comme il n’est armé de ce fait d’aucune sanction pénale, il ne s’inquiète pas autrement de l’affaire.

Si d’aventure quelque lecteur se demandait pourquoi l’Angleterre n’a pas aboli définitivement ces sacrifices humains, je lui répondrais que l’Angleterre est venue récolter dans l’Inde les fruits du travail de deux cent cinquante millions d’Indous, et que la question d’humanité passe après celle du ballot de coton. Or, toucher à une idée religieuse dans l’Inde est le seul cas qui puisse soulever une révolte. Que les femmes indoues se brûlent donc si elles le désirent, mais que l’honnête trafic de l’honnête John Bull ne soit pas troublé.

Si les suttys ont diminué, ainsi que je viens de le dire, cela tient à une autre cause, puisqu’ils ne sont pas prohibés, et cette cause, la voici : Les Européens qui habitent l’Inde, et à leur tête les Indianistes, qui, par la nature de leurs études, vivent plus familièrement que leurs compatriotes avec les brahmes, sont parvenus à leur faire reconnaître que l’obligation pour la veuve de se sacrifier sur le bûcher de son mari, n’existe nulle part ni dans les Védas, ni dans Manou ; et comme ces deux ouvrages sont la source de toute révélation et de toute tradition, et que rien n’est dogme, s’il n’est admis par ces autorités ou ne découle de leur enseignement, c’est en invoquant les textes sacrés et non par l’influence des idées européennes, que l’on est parvenu à restreindre cette barbare coutume dans une notable proportion, et qu’on arrivera à la faire disparaître.

Les funérailles sont à peu près les mêmes pour les femmes mariées.

Ce que je viens de dire s’applique aux trois castes élevées de l’Inde. Les brahmes, les xchatrias, les vayssias, c’est-à-dire les prêtres, les guerriers, les marchands.

Pour les soudras ou gens des castes vulgaires, les cérémonies de deuil sont accompagnées de beaucoup moins de faste et d’assujettissement.

Il n’y a pour eux ni prières solennelles, ni sacrifices. Cependant on leur permet de faire venir un brahme pour faire au mourant, avec l’huile consacrée, la cérémonie du progaschita ou extrême expiation, et dans ce cas, ils sont obligés de s’astreindre au go-dana ou don de la vache, et au dassa-dalla ou les dix dons ; le brahme ne se dérangerait pas sans cela. Comme les soudras en général sont pauvres, il est assez rare qu’ils puissent se payer le luxe d’un pourohita.

Dès qu’un soudras a rendu le dernier soupir, on lave son corps, on le fait raser par le barbier, puis on le couvre de ses vêtements les plus élégants et on le place sur un lit de parade pendant qu’on achève les préparatifs des obsèques.

Quand tout est prêt, on le place dans une sorte de niche de feuillage, ornée de fleurs et d’étoffes précieuses, et il est porté au bûcher par douze personnes de sa caste.

Les convois de soudras sont accompagnés par la musique, ce qui n’a jamais lieu pour ceux des autres castes.

Les musiciens des morts, comme on les appelle, se servent d’une longue trompe, appelée en tamoul tarai, qui rend les sons les plus lugubres, et d’un gros coquillage de mer appelé vaugou, qui rend, quand on souffle dedans, comme des gémissements plaintifs.

Dès qu’un soudras est passé de vie à trépas, aux deux entrées de la rue où il demeure, se placent un joueur de tarai et un joueur de vaugou, et tous deux se répondant à intervalles égaux, soufflent dans leurs instruments de longues notes traînantes qu’ils rendent le plus lugubres possible.

Cette symphonie monotone et déchirante continue sans interruption depuis le moment du décès jusqu’à la fin des obsèques.

Le deuil de cette caste ne dure que trois jours.

Le troisième jour est appelé, le jour de la libation de lait.

Pour procéder à cette cérémonie, le chef des funérailles se procure trois cocos tendres, quatre branches de cocotier, une mesure de riz cru, du riz bouilli, des herbages, des fruits ; puis il remplit de lait un vase de terre qu’il met dans une corbeille neuve, et accompagné des parents et amis de la famille que précèdent les joueurs de vaugou, il se rend au lieu où le corps du défunt a été brûlé. À son arrivée, il puise de l’eau avec un vase de terre et en arrose les cendres du bûcher. Il dresse au-dessus un petit pavillon soutenu par quatre piliers, recouvert de branches de palmier, et drapé intérieurement avec une pièce de toile.

Il recueille les os qui ont résisté à l’action du feu, met le plus gros sur un disque fait de fiente de vache desséchée, et met le reste en tas.

Il appelle alors le défunt trois fois par son nom et verse du lait sur ces divers ossements.

Au moment où il accomplit cette libation, les vaugou et les tarai font retentir l’air de leurs éclats sinistres.

Le fils du défunt, qui dirige ces funérailles, comme dans les autres castes, amoncelle alors les cendres sur les ossements entassés. À côté il place la moitié d’un coco et à la cime les morceaux d’un autre coco qu’il brise, et dont il répand le suc sur cette pyramide cinéraire ; il dépose le troisième coco près d’elle sur une feuille de bananier et invoque le nom de Harischoudras, qui est le dieu Vischnou favorable aux morts.

Enfin il pétrit en une grosse boule le riz et les autres substances qu’il a apportées, et jette le tout aux corbeaux en prononçant trois fois de suite le nom du défunt.

Alors tous les parents et amis viennent lui donner l’accolade à tour de rôle, le serrer dans leurs bras et pleurer avec lui.

Tous vont alors, au son des instruments, jeter les restes du défunt dans l’étang sacré de la pagode la plus voisine. Ils prennent ensuite un bain en commun et on reconduit chez lui le chef des cérémonies funéraires ; ce dernier revêt alors un turban et des vêtements neufs, et invite tous les assistants à un sraddha ou repas des morts.

Ainsi finit en général la solennité funéraire des soudras.

Ceux qui sont riches cependant, ce qui est assez rare, ne s’en tiennent pas là. Le trentième jour, ils procèdent à une nouvelle cérémonie, où ils s’efforcent de rivaliser de somptuosité avec les xchatrias et les brahmes ; ces derniers, que l’on comble de cadeaux et qui, en résumé, retirent tout le bénéfice de la fête, n’ont garde de s’en montrer jaloux. Je dois dire que les coutumes relatives aux obsèques de la caste infime varient avec les provinces, tandis que celles des castes supérieures sont les mêmes partout.

Dans quelques contrées les soudras enterrent leurs morts au lieu de les brûler, ailleurs ils jettent leurs cadavres dans les fleuves après avoir au préalable payé un brahme qui vient prononcer sur le cours d’eau les paroles de la consécration, qui le rendent aussi pur que le fleuve sacré.

Dans tout le Bengale, les morts sont jetés dans le Gange, car ce fleuve a la propriété de purifier de toutes les souillures les cadavres qu’on lui confie. C’est le genre de sépulture le plus expéditif et le moins dispendieux. Autrefois les xchatrias momifiaient leurs cadavres, mais peu à peu ils ont fini par adopter le cérémonial des brahmes.

Les croyances des Indous sur les influences funéraires donnent lieu aux pratiques superstitieuses les plus singulières.

Ils attribuent à la lune une sorte de zodiaque funèbre, composé de vingt-sept constellations qui président chacune à l’un des vingt-sept jours de son cours périodique.

Les cinq dernières sont des plus funestes : malheur aux parents de celui qui a la malencontreuse chance de mourir dans le temps où la lune les parcourt ! Le corps du défunt, en ce cas, ne peut être porté hors de la maison ni par la porte, ni par la fenêtre. Il faut absolument, à cet effet, pratiquer une ouverture dans la muraille.

Ce n’est pas tout, pour prévenir les accidents fâcheux qui seraient infailliblement la suite d’une mort aussi intempestive, le parti le plus prudent est d’abandonner la maison pour six mois, un an même, selon la malignité de la constellation qui tombait le jour du décès.

Au bout de ce temps on ôte les épines dont on avait encombré la porte d’entrée de cette maison maudite, puis on en fait purifier avec soin tous les coins et recoins par un pourohita qui se fait payer en conséquence. Et tout ça se termine comme d’habitude par un repas et des cadeaux que les maîtres du logis donnent aux brahmes.

Pour les parents de ceux qui meurent pendant ces cinq jours, chaque mois les dépenses funéraires s’élèvent au double de ce qu’elles sont en temps ordinaire, car après les cérémonies auxquelles donne lieu le décès, il faut procéder au nettoyage sacré de la maison souillée par les malignes influences.

Pour cette dernière opération, il est nécessaire qu’un brahme purificateur, exorciseur, conjurateur, etc… vienne, pendant neuf jours consécutifs, asperger toute la maison avec de l’eau lustrale. S’il oubliait un seul recoin, les mauvais esprits s’y donneraient rendez-vous, et la maison serait absolument inhabitable en raison des mauvais tours auxquels on serait exposé de la part des rakchasas qui hanteraient la maison.

Une mort survenue un samedi entraîne des inconvénients des plus graves, pareillement un treize, un vingt et un, un vingt-sept, jours absolument néfastes et pendant lesquels il n’est pas bon de rien entreprendre. On peut être assuré que dans ces divers cas, il mourra une personne de la maison ou de la réunion dans l’année. Il est également dangereux de manger ensemble au nombre de treize, de vingt et un et de vingt-sept.

Dans ce cas, on n’a qu’un seul moyen d’échapper à son sort, c’est d’offrir à la constellation dont la maligne influence doit vous frapper, le sacrifice d’un être vivant, tel qu’un bouc, une poule, une paire de colombes ; mais encore, il n’est pas certain qu’elle s’en contentera, et l’on ne peut être rassuré que quand l’année s’est écoulée sans que personne ait été frappé.

Ces croyances tiennent les Indous dans une constante et réelle terreur, et j’ai assisté fort souvent aux scènes les plus étranges, causées par ces singulières superstitions qui n’ont pas encore disparu de l’Europe, où nos ancêtres indo-asiatiques les ont apportées.

Tous ces préjugés absurdes qui étreignent l’Indou pendant sa vie et qui le suivent jusqu’au bûcher, commencent avec son entrée dans la vie.

L’enfant né sous une mauvaise étoile est non-seulement voué lui-même à toutes sortes de malheurs et d’accidents durant le cours de sa vie, mais il y fait participer encore ceux auxquels il est uni par les liens du sang ; aussi il n’est pas rare de voir des parents, pénétrés de l’infaillibilité des influences célestes, abandonner au milieu des jungles d’innocentes créatures qui avaient eu le malheur de naître à de certains jours proclamés néfastes par l’astrologie judiciaire.

Il n’est pas rare même que les parents dénaturés poussent la barbarie jusqu’à étouffer ou noyer de sang-froid les pauvres petites victimes de ces extravagants préjugés.

Et ce qu’il y a de fâcheux dans tout cela, c’est que la police indigène, imbue des mêmes préjugés, s’emploie pour que ces crimes n’arrivent pas aux oreilles de la police européenne, et par conséquent des magistrats qui pourraient les punir.

Quand j’étais chef du parquet à Pondichéry, vingt fois j’ai eu la conviction que des enfants avaient été supprimés, sans avoir jamais pu arriver à en recueillir la preuve. Comme ces meurtres stupides touchaient par un certain côté à leurs croyances religieuses, je ne pouvais obtenir ni aveux, ni témoignages des indigènes.

Ainsi, du berceau à la tombe l’Indou est le jouet de préjugés, de tristes superstitions, inventés par ses prêtres, dans le but unique de le maintenir à l’état de bête de somme, de machine à travail. Aussi quel peuple sont-ils parvenus à faire, ces brahmes orgueilleux ? L’Inde, depuis leur domination exclusive, a été la terre classique des invasions.

Envahie par les Mogols, par les Arabes, par les Européens, cette vieille terre de la poésie, de la spéculation et du rêve, n’a même pas su inculquer à ses enfants l’idée de patrie. Et pourvu que le conquérant laisse à l’Indou sa caste, sa constitution communale, ses préjugés, sa famille et ses dieux, peu lui importera à qui il payera l’impôt.

Aujourd’hui à l’Angleterre, demain à la Russie. On ne sait pas, sur les bords du Gange ou du Godavéry, ce que c’est que la nationalité, et il n’y a nul déshonneur pour l’Indou à se soumettre à l’étranger, du moment où il reste libre dans sa chaumière et son temple.

Au point de vue humanitaire, je désire que cette pauvre contrée, dût-elle tomber sous la domination russe, échappe le plus tôt possible au joug inique de l’Angleterre.

Du cap Comorin à l’Himalaya, l’Angleterre manufacturière a supprimé le métier qui tissait le coton et brochait la soie, elle a réduit l’Indou à n’être plus qu’un producteur de matières premières. Les mousselines de Daca et les mouchoirs de Madras se fabriquent maintenant à Liverpool. Les Indous s’habillent avec des tissus anglais.

Vienne la Russie, qui n’est point manufacturière, et l’Inde entendra de nouveau battre ses métiers de tisserand, de Ceylan aux vallées du Cachemire et aux montagnes du Caboul.

J’entends souvent dire en Europe : L’Inde finira par se soulever contre l’Angleterre. Le fait est de toute impossibilité, et je défie quiconque a vécu dans l’Inde de me démentir.

Avec toutes ces cérémonies funéraires dont je viens de donner le détail, cérémonies dont la plupart se renouvellent chaque année, aux anniversaires mortuaires, comment voulez-vous former des armées nationales ?

Il n’y a pas un Indou, arrivé à âge d’homme, qui du trisaïeul, dans les deux branches et les deux sexes, jusqu’à lui, n’ait quatre ou cinq anniversaires funéraires à célébrer. Notons bien que l’Indou laisserait brûler sa maison, détruire ses moissons, battre l’armée dont il ferait partie, plutôt que de négliger ces cérémonies. Ses prêtres lui ont persuadé que s’il les omettait, par négligence ou de propos délibéré, des milliers d’années de souffrances l’attendaient dans le naraca (enfer), et après la purification, toute une série de migrations nouvelles dans les plus misérables situations, l’attendaient sur la terre.

Ajoutez à cela que deux individus de castes différentes ne peuvent ni manger ensemble, ni dormir sous le même toit, ni entreprendre quoi que ce soit de concert, et vous comprendrez comment deux cent cinquante millions d’Indous ont pu être soumis par une poignée d’hommes.

La révolte de 1857 n’a pas été une révolte indoue, un soulèvement national ; je répète que toute action de cette nature est rendue impossible par la constitution religieuse et sociale de l’Inde.

Cette révolte a été entièrement musulmane. Ce fut le dernier soupir des avant-derniers conquérants qui essayaient de chasser ceux qui les avaient remplacés.

Les Indous ont regardé d’un œil curieux cette lutte entre les aventuriers qui les avaient dépouillés et les aventuriers qui étaient en train de le faire, et ne bougèrent pas. S’ils se fussent soulevés, en vingt-quatre heures il ne fût pas resté un Anglais dans la péninsule.

En construisant ainsi leur société sur des bases théocratiques, en persuadant à l’Indou que la terre n’est qu’un lieu d’épreuves, que la vie véritable ne commence qu’à la mort, et qu’il faut tout endurer pour parvenir à cette transformation supérieure, les brahmes se donnèrent des sujets faciles à gouverner, ils rendirent toute résistance à leur autorité impossible ; mais ils n’avaient pas vu que ce dédain du monde présent, cette vie spéculative que l’Indou mène par avance dans le monde de l’avenir, cette obéissance passive dont ils avaient fait la vertu la plus méritoire, devaient rendre leurs peuples aussi faciles au joug de l’étranger qu’au leur.

L’Inde meurt par ses prêtres, et ainsi finira toute nation qui, comme elle, leur abandonnera sa raison, son libre arbitre et son indépendance…

Nous voilà loin du brahme dont les funérailles m’ont conduit à une relation un peu longue peut-être des cérémonies funéraires chez les Indous ; le lecteur voudra bien se souvenir, et c’est là mon excuse, que je ne voyage pas seulement au point de vue du pittoresque des contrées que je parcours, mais encore et principalement dans un but d’étude qui vise avant tout à ne laisser dans l’ombre aucune des coutumes, traditions et croyances des Indous.

Ce que j’ambitionne comme résultat, c’est qu’après m’avoir lu, il ne reste pas seulement dans le souvenir du lecteur quelques descriptions de cette nature enchanteresse, quelques tableaux de ces mœurs intimes, qui restent souvent si poétiques, malgré leur dégradation, mais bien un ensemble assez complet de cette étonnante civilisation qui fut l’antiquité des antiquités chaldéenne, égyptienne et grecque. Inspirer l’amour de ce merveilleux pays de l’Indoustan, faire naître de nouveaux voyageurs qui iront fouiller plus profondément ses ruines et pourront relier toutes les races qui sont issues du même berceau indo-européen, voilà le but que je me suis proposé, quand j’ai pris la résolution de mettre en ordre et de publier mes notes, après douze années de voyages et d’excursions autour du monde. Ces notes ont été tenues fidèlement et au jour le jour ; telles elles sont, telles je les donne. Sans doute j’ajoute parfois quelques développements, pour faire mieux saisir le sens de telle ou telle coutume un peu étrange, de telle croyance plus ou moins singulière, mais cela ne touche en rien aux impressions du voyageur, que j’ai tenu à conserver toujours dans leur manifestation première.

J’entends bien parfois d’une oreille ce que d’aucuns disent… Ça les étonne que je parle des fakirs, des bayadères, des nautchny, des fêtes, des cérémonies, des orgies brahmaniques, des fêtes mystérieuses du Lingam et de la fécondation universelle, de la consécration des vierges dans les temples, etc… Ça les étonne que je donne des farces, des pièces empruntées à la littérature indoue, des légendes empruntées aux traditions héroïques et fabuleuses, et tout cela à propos de voyages.

Ça, c’est pas voyager, disent-ils ; il y a trop de place donnée à l’imagination. Et cela parce qu’en voyageant j’écris l’histoire, au point de vue des mœurs, des coutumes, des superstitions, des croyances religieuses et des traditions légendaires de la plus mystérieuse des civilisations qui soient au monde, de cette Inde avec ses temples taillés dans le granit, ses brahmes, ses gymnosophistes, ses fakirs qui se font écraser sous les statues des dieux, ses sanyassis, ses anachorètes, ses devins, ses astrologues, ses danseuses, ses jongleurs, ses castes, ses fêtes qui réunissent des millions d’hommes, ses superstitions, ses souvenirs légendaires, ses grandes ruines et ses dieux de cinquante coudées, couchés dans l’herbe, pêle-mêle avec les colonnes et les chapiteaux des monuments qui les ont abrités ; de ce pays où il se parle cent cinquante dialectes différents, où est né le sanscrit, la mère de toutes les langues indo-européennes ; où Veda-Viasa, Djeminy, Kapila, Kanadi, furent les ancêtres d’Aristote, de Socrate, de Platon, de Pyrrhon, de Montaigne, de Descartes et de Spinosa ; où Douchmanta précède Praxitèle, Vina-Snati et Kalidasa, Euripide et Sophocle, et le Ramayana l’Iliade…

Vous comprenez que j’ai bien autre chose à faire que d’écrire des voyages dans ce style que l’on connaît :

« Le 25, nous nous embarquâmes pour A…, le 26 nous arrivâmes à B… après des difficultés sans nombre… le 27 nous achetâmes des poules à des indigènes qui nous reçurent bien… le 28 nous passâmes près d’un village qui nous reçut mal, nous mîmes le feu à ses cases et tirâmes quelques coups de feu sur les naturels, pour leur apprendre à mieux recevoir les voyageurs une autre fois ; trois d’entre eux furent atteints à de très grandes distances, et les indigènes furent émerveillés de la portée de nos armes à feu, etc… »

Que voulez-vous ! je sais bien que c’est en massacrant des noirs, qui vous reçoivent mal, parce que depuis cinq siècles vous les avez réduits en esclavage dans vos colonies, que c’est en apprenant au monde savant que le lac de Barbachu a cinquante pieds de profondeur, et que le village d’Iva-Koko est situé un peu plus à l’ouest qu’un précédent voyageur ne l’avait indiqué, que vous arrivez à vous faire presser sur la poitrine des sociétés de géographie qui éprouvent le besoin de se réunir de temps en temps, pour parler du lac de Barbachu et du village d’Iva-Koko ; je sais tout cela et ne vous ai jamais troublés dans votre petit commerce. Continuez à rectifier la situation d’Iva-Koko et la profondeur de Barbachu… et laissez-moi à mes vieilles contrées indo-asiatiques, où l’on n’a pas besoin d’exercer son fusil contre l’homme, et où les vieilles ruines nous entretiennent tout bas des premiers pas de l’humanité, et des vieilles civilisations disparues…

Oui, laissez-moi à mes légendes ; si elles vous font sourire, il en est qu’elles font rêver.

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Comme on doit le comprendre, nous ne passâmes pas la nuit, le capitaine et moi, à suivre toutes les péripéties des funérailles du brahme. Du haut de la terrasse de Taj-Boulé, après une longue conversation sur les coutumes funéraires des anciens et le symbolisme de leurs cérémonies, dans laquelle je donnai à mon compagnon les explications sur ces mœurs singulières, que j’ai résumées plus haut, nous regagnâmes nos hamacs installés à l’étage inférieur. Les grandes ouvertures tournées à l’Ouest recevaient à flots la brise qui descendait des montagnes, fraîche et parfumée, et nous ne tardâmes pas à nous endormir, bercés, d’un côté par les chants funèbres, et de l’autre par le bruit des tam-tams, qui retentissaient dans presque toutes les maisons indigènes.

Le lendemain, de grand matin, Chek-Moulik arrivait avec une armée de rabatteurs, qu’il avait racolée pour le capitaine, et mon compagnon, après avoir fait choix d’une dizaine de gaillards qui lui parurent présenter toutes les qualités requises, se prépara à partir à la chasse ; le moullah lui avait préparé également une de ces charrettes à deux roues, étroites et très-élevées, qui servent à transporter les guépards pendant la chasse.

En inspectant du coin de l’œil son personnel, je ne pus m’empêcher de rire : le moullah, qui sans doute n’entendait rien à l’art de saint Hubert, avait ramassé tous les totis, panayos, rhodias et autres vagabonds qu’il avait rencontrés, s’imaginant sans doute que tous ces rôdeurs de grands chemins devaient faire d’excellents rabatteurs.

Mon bohis Tchi-Naga, qui était le mutisme incarné, ne put s’empêcher de lui demander, dans son langage imagé, comment il avait fait pour rencontrer autant de vermine, autant de chacals puants.

Quant au capitaine, il allait à droite et à gauche, se démenait et se donnait des airs d’importance des plus comiques ; sa seule crainte était de passer pour emprunté aux yeux des indigènes ; il voulait à toute force se donner la tournure d’un vieux voyageur pour qui l’Inde n’avait pas de secrets.

Je ne cherchai pas à lui ouvrir les yeux sur les singuliers compagnons qu’il allait avoir ; ces gens ne sont dangereux qu’entre Indous, et du moment où il ne risquait rien, il n’y avait pas de raison pour le priver d’une partie de plaisir qu’il caressait depuis plusieurs jours. Je ne lui proposai pas non plus de l’accompagner ; je savais à quel point je le rendrais heureux en le laissant libre d’aller où il lui plairait, et de diriger sa chasse à sa guise ; cependant, comme mesure de prudence, je remis un revolver à Tchi-Naga, et lui ordonnai de ne pas perdre de vue un instant le capitaine. Et pour que ce dernier ne se doutât pas de la mission que je confiais à mon brave bohis, je lui dis simplement que Tchi-Naga allait l’accompagner pour aider Ponousamy, son bouvier, à porter ses provisions de bouche.

Ses préparatifs terminés, il partit tout joyeux, suivi de ses engagés et des deux vindicaras, qui fermaient la marche. Un des rhodias, qui prétendait s’y connaître, conduisait le guépard. J’étais tranquille sur le sort de mon compagnon, avec de pareils rabatteurs, il ne risquait de rencontrer ni un tigre, ni une panthère, ni le moindre animal dangereux, et cette fameuse chasse allait se borner à une promenade de quelques kilomètres, pendant laquelle le guépard allait massacrer quelques douzaines de lièvres, cerfs, biches et sangliers.

Pour moi, je résolus d’employer la journée à visiter les ruines avec Chek-Moulik.

À moins d’un demi-mille de là, au milieu d’une plantation appelée le jardin des douze Imans, s’élevait une construction qui dépassait en magnificence tous les autres monuments des environs. Le moullah m’apprit que ce magnifique édifice servait de lieu de repos à Ibrahim Adil Shah II, le souverain le plus populaire du Deccan, et il paraît que chaque année de nombreux pèlerins indous et musulmans viennent encore à Bedjapour pour vénérer sa mémoire.

De visiteurs, je n’en ai pas vu un seul pendant tout le temps de mon séjour, et certainement l’amour-propre national du moullah le portait à exagérer beaucoup l’importance des souvenirs laissés par Ibrahim Adil dans le cœur des populations les plus légères et les plus inconstantes qui soient au monde. Quoi qu’il en soit, ce mausolée donne une haute idée du goût et de la civilisation de l’époque où il fut construit.

D’après mon guide, il fut commencé sous le règne d’Ibrahim, et devait être le tombeau de sa fille chérie Zora-Sultane, qui mourut à l’âge de six ans. On voit encore les restes d’une inscription qui exaltait les vertus de l’enfant. Plus tard, Ibrahim y fut aussi enterré, avec divers membres de sa famille.

Ce monument, que les Indous appellent le Dourga d’Abou-el-Muzzafir, du nom sans doute de l’architecte qui le construisit, consiste en une mosquée et un mausolée, tous deux élevés sur la même plate-forme.

La base de ce superbe édifice a environ cent cinquante mètres de longueur, sur soixante de largeur, et quinze à vingt pieds de hauteur. Toute la colonnade qui règne autour forme vérandah, à des appartements destinés aux pèlerins et aux visiteurs, qui sont aujourd’hui occupés par tous les vagabonds et les mendiants du pays.

On pénètre dans l’intérieur du monument par un magnifique perron, flanqué d’un minaret, plein de hardiesse et d’élégance, et de là on parvient sur la terrasse, sur laquelle sont construits le mausolée et la mosquée.

Les sarcophages du roi et de sa famille sont placés dans une grande salle au centre du bâtiment, qui est supportée par sept arcades sur chaque face. Le dôme qui la surmonte est élevé sur des arches, et un magnifique parapet, tout chargé de sculptures, réunit les minarets placés à chaque angle.

Une seconde balustrade, dans les mêmes proportions, forme un balcon spacieux qui couronne la base du dôme, qui est dans le même style que les minarets.

Ce dôme a trente-cinq pieds de diamètre, et a la forme d’un segment de globe coupé au tiers de son axe perpendiculaire, sa forme est dégagée et pleine d’élégance. Au sommet se trouve une petite colonne surmontée d’un croissant.

La simplicité de la salle, qui se trouve au centre et qui contient le mausolée, forme un contraste frappant avec la splendeur des ornements de l’extérieur. Malgré la sobriété avec laquelle elle a été conçue, elle est du plus grand effet.

Les murs sont en granit noir, d’une telle finesse qu’on le prendrait pour du marbre, tout le plafond est en mosaïque avec des pierres, et l’on assure qu’il n’y entre pas une seule pièce de bois. Il est plat et divisé en compartiments carrés, très-ornés. Quoique les traverses soient composées de plusieurs pierres assemblées, elles sont maintenues par ce ciment indou à l’épreuve des siècles, qui les relie de façon à leur donner la solidité d’une pièce unique.

Il est étonnant que d’aussi grandes masses, ainsi disposées, aient pu résister plusieurs siècles sans en avoir éprouvé le plus petit dérangement.

En haut des galeries, tous les interstices des pierres sont remplis de plomb fondu, et les clefs de voûte et les pierres des cintres sont toutes reliées aux autres parties de l’édifice et entre elles par de fortes barres de fer.

Les parapets et les murs sont enrichis de superbes sculptures et d’inscriptions tirées du Coran ; le tout est divisé également en plusieurs compartiments. Les inscriptions sont formées en relief et si bien polies qu’elles ont l’éclat du verre. Dans certaines parties, les lettres sont dorées et relevées en bosse sur un fond bleu émaillé et orné de fleurs.

Je ne saurais mieux comparer la splendeur de cet ensemble, qu’aux enluminures d’un manuscrit, moyen âge, qui seraient exécutées en relief, et uniraient ainsi les beautés de la sculpture à celles de la peinture.

Les portes, seuls ouvrages en bois qui existent dans cet édifice, sont fort belles et garnies de clous dorés.

Les corridors sont de chaque côté couverts d’une grande variété d’ornements, d’une exécution à défier le ciseau des sculpteurs modernes. Quatre fenêtres existent des deux côtés de ces portes ; elles sont, ainsi que les arches qui les couronnent, faites en granit rose et garnies d’arabesques et d’inscriptions.

Dans aucun monument du monde je n’ai vu chose plus gracieuse, plus légère et plus originale.

Elles ne laissent passer qu’un faible jour à l’intérieur. Tout contribue à donner à l’ensemble du monument un aspect mystérieux et une obscurité solennelle bien appropriés à sa destination.

Je m’approchai des sarcophages placés du nord au sud, et en déchiffrant les inscriptions, en langue kanara, qui s’y trouvaient, je vis que le premier renfermait le corps de Hadj-Bourrasahib, la mère d’Ibrahim-Padshah ; le second, celui de Taj-sultane, la reine épouse du Padshah ; le troisième était occupé par le roi. À côté de ce dernier, se trouvait Zora-sultane, sa fille si regrettée, et son plus jeune fils, Boranshah.

Tous les tombeaux des musulmans de l’Inde sont ornés de baldaquins de soie ; chacun, à cet égard, rivalise de luxe. C’est à peine si la demeure dernière de la famille d’Ibrahim est entourée de quelques lambeaux d’étoffe, qui n’ont plus ni formes, ni couleur. Dans cette capitale de son ancien empire, qu’il passa toute sa vie à embellir, il ne se trouve pas aujourd’hui un seul musulman assez riche pour entretenir le tombeau d’Ibrahim, et ceux des êtres qui lui furent chers.

Et cependant, parcourez cette ville en ruines, demandez à chaque monument d’utilité publique, la léproserie, les caravansérails, les fontaines, les asiles pour les malheureux, qui a fait cela ? On vous répond invariablement, Ibrahim-Padshah.

Ce prince doux, humain, éclairé, qui ne fit aucune guerre et ne s’occupa que du bonheur et de la prospérité de ses sujets, n’a pas assez fait pour être sauvé de l’oubli. S’il avait massacré quelques millions d’hommes et volé deux ou trois provinces, l’histoire n’aurait pas assez de louanges, pas assez de lauriers ; le génie, pour elle, ne consiste pas à développer et à améliorer les hommes, mais bien à savoir les lancer le fer à la main les uns contre les autres. Pauvre Ibrahim ! tu fus honnête et bon, et je ne quitterai pas cette antique Bedjapour sans renouveler d’une main pieuse les tentures qui abritent le mausolée où tu reposes avec les tiens.

Cette offrande du kafir, de l’infidèle, je serai glorieux de la faire au seul souverain, peut-être, qui ne fit pas répandre une seule goutte de sang dans sa vie…

La galerie qui environne la salle est remarquable par son toit de marbre sculpté avec un art infini. Il est divisé en cent quarante-quatre compartiments, tous surchargés de sculptures et dont pas un n’est conçu dans le même style.

Chaque division est formée par une seule plaque de marbre, et offre un mélange élégant d’arabesques en guirlandes de fleurs, de ces dessins brillants et animés dans lesquels les artistes indigènes excellent, et que les Arabes ont rapportés de l’Inde en Europe. Toutes les richesses que l’imagination peut rêver se trouvent étalées là par le ciseau du sculpteur, et le fini de l’exécution défie toute comparaison.

La mosquée, qui fait face à ce splendide mausolée, est dans le même style de goût et de magnificence. Un étang sacré et une fontaine séparent les deux monuments. L’édifice est couronné d’un dôme plein de majesté, qui s’élève au-dessus de deux étages flanqués de minarets d’une légèreté et d’une élégance sans pareilles.

Une des choses que l’on remarque le plus dans ces deux monuments, c’est la délicatesse avec laquelle les pierres de leurs constructions extérieures sont assemblées ; il est presque impossible de trouver leur point de jonction.

Je passai plusieurs heures à visiter en détail cet admirable spécimen de l’art indou, qui peut soutenir et défier même toute comparaison avec les plus belles productions de la Grèce et de Rome.

Pendant ce temps-là le Chek-Moulik me racontait des légendes, qui toutes avaient trait aux faits et gestes d’Ibrahim, son souverain bien-aimé.

J’employai ma journée entière à rendre une visite sommaire à tous les autres monuments ; je voulais avoir de suite une idée d’ensemble de ces imposants vestiges, qui indiquent tant de forces et tant de vitalité chez ceux qui les ont édifiés, et qui restent seuls debout, dernier souvenir d’une civilisation qui n’est plus.

Parmi eux je remarquai : le tombeau de Mahomed-shah, ou Bourra-Goumbooz (grand dôme), comme l’appellent les Indous, qui m’avait déjà frappé la veille à notre arrivée, et dont le dôme surpasse celui de Saint-Pierre de Rome. Il est aussi admirablement conservé, à part les chambres construites sous les colonnades, et destinées aux pèlerins et voyageurs, qui sont dans un état complet d’abandon et à demi écroulées. Puis le palais aux sept étages, entièrement en ruines. La mosquée de Mustapha-Khan, qui s’élève presque au centre de la ville. Le temps, qui a exercé ses ravages sur des centaines de monuments, semble n’en avoir épargné que cinq ou six, pour augmenter les regrets qu’éprouve le voyageur de ne les voir pas s’offrir tous debout, à son admiration. AsserMahal, immense forteresse, dont l’enceinte protégeait trois magnifiques palais, tout cela n’est presque qu’un monceau de décombres.

Ce qui frappe le plus au milieu de ces ruines gigantesques, c’est le contraste qu’offrent la fraîcheur et la solidité de plusieurs constructions, avec la désolation et la décadence qui règnent à côté. Certaines portions de la ville présentent un tableau de monuments tellement bouleversés, que l’on se demande si c’est bien le temps et la négligence des hommes qui ont pu causer tous ces ravages et si quelque révolution terrestre n’a pas passé par là… Ce qui semblerait donner raison à cette supposition, c’est qu’à chaque instant, s’offraient à mes regards des fractions de colonnades, des chapiteaux, des parties de dômes ou de minarets, qui avaient conservé dans toute leur fraîcheur et leurs fines dentelles sculptées, et les dorures dont on les avait revêtus.

À chaque ruine le moullah attachait sa légende.

Nous passions près d’un petit étang dont les eaux avaient une couleur laiteuse, sans doute à cause de la nature des terrains traversés par la source qui l’alimentait. Chek-Moulik trouva le moyen de me dire qu’un des anciens souverains de race indoue du Deccan, ayant fait le vœu, dans un moment de folie, d’amener le Gange à Bedjapour, un saint pénitent le sauva par un miracle des grands malheurs qui l’attendaient pour inexécution de sa promesse.

— Fais creuser un étang, dit-il au souverain, et attends mon retour.

Il se mettait en route, et six mois après il rapportait une panelle d’eau du Gange, qu’il versait pieusement dans l’étang qu’on avait creusé, en récitant des memtrams. Chose admirable ! il y en avait à peine de quoi prendre un bain de pieds, mais à peine l’eau sacrée eut-elle touché la terre qu’elle se mit à gonfler, gonfler si rapidement, qu’en quelques minutes l’étang fut plein. Il ne s’est jamais asséché depuis, et son eau a toujours conservé la couleur de celle du Gange.

— Tu crois à cette histoire, n’est-ce pas, moullah ? fis-je à mon guide.

— Certainement, saëb, me répondit-il avec dignité.

Je ne pus m’empêcher de sourire ; il me regarda et me dit :

— Est-ce que, dans ton pays, la puissance divine ne s’est pas manifestée par des faits semblables ?

— Si fait, moullah ! si fait, et nous avons par là-bas des gens aussi habiles qu’ici, qui ont trouvé ou plutôt fabriqué une source merveilleuse comme celle-ci, et ils mettent son eau en bouteille, et la vendent pour guérir les engelures et les névralgies.

— Je ne comprends pas, saëb…

— Je le pense bien, fis-je en riant de plus belle…

Et je continuai ma promenade.

Un volume ne suffirait pas à narrer toutes les histoires à dormir debout que le brave homme me conta, le lecteur me saura gré de lui en faire grâce.

Lorsque je rentrai le soir à Taj-Boulé, la nuit était venue complètement, car j’avais voulu jouir, du haut d’un des minarets du tombeau d’Ibrahim, de l’admirable spectacle du soleil couchant, faisant jouer ses derniers rayons au milieu de ces ruines.

Le capitaine était de retour depuis longtemps, le guépard s’était bien comporté, et trois sangliers et deux cerfs, que Ponousamy était en train de découper et de recouvrir de sel, témoignaient de son habileté.

Je ne parle pas des lièvres, il y en avait une dizaine au moins, et Tchi-Naga, qui les avait dépouillés, était en train de les désosser pour en faire une monstrueuse terrine, d’après les principes que lui avait inculqués le célèbre Chek-Metor, mon cuisinier du Bengale.

Toute cette viande devait être, en effet, salée et préparée séance tenante ; le lendemain, il eût fallu la jeter aux chacals.

Mon ami me raconta en riant à demi, et avec un certain embarras, qu’avant de franchir le mur d’enceinte de Bedjapour, ses dix rabatteurs lui avaient demandé quelques caches pour acheter un peu de nourriture ; il leur avait remis une roupie à chacun, c’est-à-dire dix fois plus que leur journée entière ne valait. Ils étaient partis soi-disant pour aller chercher un peu de riz et de poisson fumé au bazar, et il ne les avait pas revus.

Je sus de Tchi-Naga qu’il n’avait pas pris d’abord la chose aussi bien, et que pendant une partie de la journée il n’avait parlé que de leur brûler la cervelle ou de les faire pendre.

Il avait alors, pour ne pas rentrer sur un aussi piteux début, chassé avec Ponousamy et Tchi-Naga, et le succès qui avait couronné sa persistance n’avait pas peu contribué à calmer son irritation. Il est bon de dire aussi que Tchi-Naga était un chasseur émérite ; toute son enfance s’était écoulée dans les jungles de Karnatic ; il connaissait admirablement les réduits affectionnés par les fauves et les grands gibiers.

Il avait donc pu, en dirigeant le guépard, éviter les uns et forcer les autres.

À l’issue du repas, je proposai au capitaine de venir, comme la veille, faire un tour par la ville.

— Nous rencontrerons bien, lui dis-je, deux ou trois de vos rabatteurs aux abords des boutiques de tchandos.

— Que prétendez-vous ?…

— Leur donner une leçon dont ils se souviendront.

— Bast ! répondit mon brave compagnon, que sa belle chasse avait complétement radouci, je leur fais cadeau de la roupie qu’ils m’ont escroquée.

— Je n’ai pas l’intention de la leur faire rendre, il y a beau temps, du reste, qu’elle est bue, mais il ne faut jamais permettre aux indigènes de se moquer de vous, sous peine des plus sérieux inconvénients. Encore une aventure comme celle-là, sans que nous infligions aux coupables un châtiment exemplaire, et à vingt lieues à la ronde de Bedjapour, on saura qu’il y a des belattis qui ne savent pas se faire respecter, et nous serons exposés à chaque instant à être pillés par les maraudeurs. Dès que le blanc perd son prestige dans l’Inde, c’est fini de lui, et ce qu’il a de mieux à faire, c’est de quitter le pays. Ses domestiques le voleront et le planteront au milieu de la forêt ou de la jungle ; à toutes ses demandes on répondra par des railleries, nul chez ce peuple, qui ne respecte que la force, ne le prendra plus au sérieux… Ainsi donc, mon cher ami, malgré votre pardon, il faut qu’une correction méritée soit infligée à un ou deux de nos rabatteurs, tant pis pour ceux qui nous tomberont sous la main.

Nous partîmes bien armés, en cas d’aventure, suivis par Tchi-Naga et Ponousamy ; nous descendîmes lentement la rue des Imans, dans laquelle presque tous les marchands de liqueurs fermentées s’étaient installés, nous dissimulant le plus possible au milieu des ruines et des endroits peu éclairés ; le moullah nous accompagnait pour qu’il n’y eût pas d’erreur commise.

À la première boutique, nous aperçûmes un indigène qui, à notre vue, se rejeta brusquement dans l’ombre ; sur un signe, nos deux domestiques l’empoignèrent, il fut traîné sous une lampe et reconnu pour un des dix farceurs du matin ; maintenu en respect par ses deux gardiens, je l’obligeai à s’incliner, et lui administrai une vingtaine de coups de canne sur la partie la plus charnue de son individu. Je dois dire, pour être véridique, que ces coups n’auraient même pas fait pleurer un enfant, je ne les administrais que pour la parade, mais l’effet était suffisant, le bâton étant un objet impur chez les Indous ; toute sa vie ce rhodias allait garder une tache indélébile et porter le sobriquet de Belatti-djita, — battu par un étranger. — Le bruit que fit cette petite exécution et les éclats de rire des Indous qui se moquaient du pauvre diable donnèrent sans doute l’éveil aux autres, car ce fut le seul sur lequel nous pûmes mettre la main ce soir-là.

Nous regagnions tranquillement Taj-Boulé par une petite ruelle, au bout de laquelle nous apercevions le vieux monument se profiler dans l’ombre, lorsque le moullah nous dit à voix basse, et de ce ton mystérieux propre à ce genre d’offres :

— Voilà deux jours que les saëbs sont ici, et ils ne sont pas encore allés voir les belles filles ?

Je m’attendais à la question, car dans l’Inde on vous demande cela exactement comme on vous dit ailleurs : Avez-vous déjeuné ? et ce serait un véritable déshonneur pour un hôte s’il n’offrait à celui qu’il reçoit sous son toit, la table, le couvert et la femme ; dans certaines castes le voyageur peut choisir parmi toutes les femmes de la maison, sans en excepter celle du maître, et ce choix est considéré comme un honneur par celle qui en est l’objet ; d’autres castes encore, comme celle des Tchaléas ou écorceurs de cannelle, font déflorer les jeunes filles à l’époque de leur nubilité, par les étrangers, et ce sacrifice à Nari, l’immortelle déesse de la fécondation universelle, est considéré comme tellement méritoire, qu’une jeune fille ne trouve à se marier que quand elle l’a accompli.

Quoique le moullah ne fût point notre hôte, mais simplement notre guide, il devait être fort étonné que, suivant l’habitude de la plupart des voyageurs, nous ne lui eussions point encore demandé de nous présenter à quelques beautés de son pays. Il avait donc cru qu’il était de son devoir de nous rappeler qu’il était à notre disposition.

Nous avions passé une partie de la nuit précédente à admirer le magique spectacle des ruines de Bedjapour, à demi éclairées par les lampes des marabouts, notre entretien sur les usages funéraires avait duré presque jusqu’à l’aube, la journée passée au milieu des ruines avait été assez fatigante, et j’étais fort peu enchanté de passer une seconde nuit sans sommeil ; mais, avant que j’aie eu le temps d’articuler une parole, le capitaine avait déjà répondu à Chek-Moulik, que nous ne pourrions mieux employer notre soirée qu’à recevoir la visite de quelques-unes des beautés de Bedjapour.

Je n’avais plus qu’à me taire, ne voulant pas avoir d’affaire avec mon ami.

— Les nautchnys sont musulmanes, elles ne sortent pas et les saëbs seront obligés d’aller les voir chez elles, répondit le moullah.

L’expression de nautchny a, dans le centre et dans le nord de l’Inde, le même sens que celui de devadassy dans le sud et à Ceylan, les deux mots signifient bayadère, danseuse, prêtresse de l’amour.

— Que vous semble de cela ? me dit le capitaine, qui voulait avoir l’air de me consulter.

— Nous n’avons qu’à suivre le moullah, répondis-je en souriant.

Les dernières paroles de notre guide avaient totalement changé le cours de mes idées.

J’avais vu des bayadères et des nautchnys dans la plupart des provinces de l’Inde, mais je n’avais pas encore pu être admis chez celles de race musulmane, qui d’ordinaire ne reçoivent que leurs compatriotes ; les paroles de Chek-Moulik avaient donc piqué au plus haut degré ma curiosité.

Nous pénétrâmes à sa suite dans un dédale de petites ruelles, risquant à chaque instant de nous choquer contre les blocs de marbre ou de granit qui, de tous côtés, encombraient le chemin ; nous contournâmes une bonne partie de Bedjapour par l’ouest, et l’impatience commençait à nous gagner, lorsque notre guide nous dit à voix basse :

— Va, saëb (c’est ici, seigneur).

Nous nous trouvions en face d’une petite poterne, percée dans un long mur blanc, suivant la coutume musulmane, les autres ouvertures devant toutes donner sur des cours intérieures ou sur des jardins.

Chek-Moulik gratta doucement à la porte, qui s’ouvrit à l’instant même.

— On nous attendait, fis-je à l’oreille de mon ami, étonné que j’étais de cette promptitude qui n’avait rien d’oriental, et de fait nous vîmes bien, par la suite, que la réception avait été préparée, et que le moullah avait dû prévenir de notre visite.

— Salam, saëbs, nous dit dans l’obscurité une petite voix douce et chaudement timbrée ; par l’ouverture nous arrivaient à flots, de l’intérieur, de tièdes émanations de sandal, de vétyver, d’encens et de musc, qui me firent hésiter un instant. Je savais que les bayadères musulmanes avaient recours à tous les moyens d’excitation et abusaient du hatschich et, pour en avoir déjà pris une fois, j’étais, par le souvenir, presque effrayé de ce qui allait arriver.

Le lecteur me permettra de l’éclairer en deux mots ; sur ce point je défie toute contradiction de quiconque a véritablement habité l’Orient.

Le hatschich produit les effets les plus imprévus, et nul ne peut les régler : il plonge les uns dans des jouissances telles que les rêves les plus insensés ne peuvent en donner une idée, et aux autres il donne de terribles sensations d’effroi, et les place en face des plus effrayants mirages.

J’ai connu un amateur de hatschich qui, tous les soirs, assistait à sa mort par décollation, il voyait rouler sa tête, poussait des cris affreux et, malgré cela, recommençait tous les soirs.

Il n’y a pas de différence entre un homme pris fortement de hatschich et un fou ; le hatschich, c’est la folie pendant quelques heures, et ce qu’il y a de plus terrible, une espèce de folie demi-lucide qui vous fait dire à chaque instant à vous-même : Est-ce que je parviendrai jamais à recouvrer ma raison ?

La première fois que j’en pris, je fus pendant toute une soirée sous le coup de la sensation suivante : il me semblait que le plancher se dérobait sous moi, je tombais alors pendant plusieurs minutes dans des gouffres insondables ; la respiration me manquait, je poussais des cris inarticulés ; tout à coup j’éprouvai un choc terrible, comme si j’avais touché le sol ; je regardai autour de moi, je n’avais pas quitté l’appartement où je me trouvais, seulement j’étais étendu sur le plancher ; dès que je m’étais relevé, la même sensation recommençait avec toutes ses péripéties jusqu’au choc final.

À un moment donné, une lueur de raison m’inspira l’idée de rester couché par terre puisque la sensation finissait dans cette position ; cela me fut impossible ; je souffrais, et j’avais soif de ces sensations étranges, et chaque fois je me relevais de nouveau pour retomber et rouler dans l’espace, avec toutes les sensations de l’homme qui tomberait d’un ballon, d’une hauteur incommensurable.

Les Indous rendent par un dicton populaire cette situation étrange, qui fait que vous ne pouvez vous soustraire aux impressions qui vous oppressent :

Ils disent :

Les plantes, les animaux, sont les esclaves de l’homme, l’homme est l’esclave du hatschich.

On comprend l’hésitation dont je fus saisi au moment de franchir le seuil de la demeure des nautchnys.

Je dis rapidement à mon compagnon :

— Capitaine, le hatschich, c’est une nuit de délire et de folie.

— Bah ! me répondit-il, nous sommes au pied de la citadelle, il n’y a plus à reculer, et il entra.

Je le suivis, et la porte se referma doucement derrière nous.

— Je vous attends ici, saëbs, nous dit le moullah.

— Çinata (venez) ! fit la petite voix qui nous avait souhaité la bienvenue.

À tout hasard j’étendis la main, et le contact imprévu d’une épaule fraîche et charnue, que je sentis, à peine recouverte d’une gaze légère, me fit frissonner.

Une main saisit la mienne, et nous traversâmes un assez long corridor, au bout duquel une épaisse tenture laissait filtrer quelques rayons de lumière. Ce rideau s’écarta subitement pour nous donner passage.

Nous étions l’un et l’autre aux bras de deux ravissantes conductrices… Je ne sais si je puis décrire leur costume… Bah ! nous sommes en Orient, la femme n’y a d’autre occupation que de se faire aimer, et d’embellir l’amour qu’elle nous donne, et ce que l’on aime en elle, ce sont ces formes pures qu’aucun carcan civilisé n’a jamais déformées… ces formes qui font revivre, et marcher devant nous, les statues antiques, qui nous font rêver des modèles de Praxitèle et de Phidias.

Il est certain que l’œil se forme par la vue constante du beau, et que les grands artistes de l’antiquité, au milieu de cette grande liberté de mœurs et d’allures de leur temps, se sont formés plus facilement qu’ils ne l’eussent fait à notre époque d’hypocrite pruderie ; aujourd’hui on ne va plus causer chez Phryné, Laïs ou Aspasie qui vous laissaient encore, comme à l’orateur antique, la force de fuir un repentir ; on se ruine pour des gueuses, avec la honte de s’être traîné dans la boue pour des femmes sans esprit, sans grâce et sans beauté.

Nos deux musulmanes n’avaient d’autres vêtements que quatre anneaux d’or massif aux poignets et aux chevilles et quelques mètres de gaze enroulés autour des hanches qui, par une extrémité, étaient négligemment rejetés sur l’épaule, sans rien voiler de leurs délicates et mystérieuses beautés.

Les deux jeunes filles nous firent asseoir à côté d’elles sur un large divan ; elles pouvaient avoir de quatorze à quinze ans, l’âge où sous ces chaudes latitudes la femme atteint la plénitude de son développement.

Nous étions dans une salle assez grande, complétement circulaire, qui avait dû nécessairement appartenir à quelque monument en ruines, et que les nautchnys avaient fait rattacher à leur maison. Cette salle était somptueuse, malgré la simplicité qui avait présidé à son ornementation.

Les murailles étaient complétement cachées par des tentures en soie du Bengalor et le sol recouvert par des tapis de Kanawer et de Cachmir ; tout le tour de la muraille régnait un divan très-bas, garni de broché de Daca et large d’environ deux mètres, ce qui permettait de s’y coucher dans tous les sens.

Sur deux trépieds d’argent, brûlaient des boules parfumées qui emplissaient la chambre d’odeurs âcres et enivrantes.

Les deux jeunes filles s’assirent à nos pieds, et la tête appuyée sur un bras dont le coude reposait négligemment sur nos genoux, elles se mirent à nous regarder curieusement, nous demandant qui nous étions, d’où nous venions et si les femmes de notre pays étaient plus belles qu’elles ; comme elles parlaient très-bien le tamoul, il fut facile de nous entendre, et je répondis aux demandes des charmantes créatures en épuisant, à leur égard, toute la poétique orientale.

Et, je dois le dire, je n’eus pas de peine à le faire. Ceux qui ont eu occasion de voir ces magnifiques juives au teint mat, à la figure de l’ovale le plus pur, aux grands yeux languissants et aux cheveux noirs, comme on en rencontre parfois au Maroc, en Algérie et dans les régences de Tunis et de Tanger, pourront seuls comprendre à quel rare type de beauté appartenaient nos deux nautchnys ; leur peau, quoique chaude et colorée, avait des tons de nacre et de lait, on eût pu modeler leurs membres et leur poitrine pour faire une Vénus adolescente, et leurs visages vifs et enjoués, malgré la sévérité de leur long profil de camée antique, avait conservé toutes les grâces de l’enfance.

Je ne sais combien d’heures nous causâmes ; le capitaine ignorait la langue douce et imagée dont nous nous servions ; mais comme marin c’était un homme d’action, et il faisait éclater son admiration par la plus expressive des pantomimes.

Peu à peu, en bavardant avec la charmante enfant dont la tête était coquettement appuyée sur mes genoux, je m’isolai à ce point que je ne songeai plus à mon compagnon, et tout en caressant l’opulente chevelure tressée avec des fleurs de la gentille Nourmahl, c’est le nom qu’elle s’était donné, j’écoutais avec ravissement tout le répertoire de chants d’amour qu’elle fit défiler devant moi.

Ces choses-là ne se traduisent pas de sang-froid, et, dans nos langues d’Europe, on les trouverait impudiques. Sous le ciel de l’Inde, dans cette atmosphère chargée de parfums, avec les inflexions mélodieuses du tamoul dans la bouche d’une aussi gracieuse interprète, c’était tout simplement le Cantique des cantiques de l’amour universel.

À un moment donné, la tête prise par les parfums excitants qui se dégageaient des trépieds enflammés, je me sentis saisi par une invincible somnolence. Ce n’était pas le sommeil, c’était comme une ivresse qui vous laisserait éveillé, mais en supprimant votre volonté ; je jetai des regards languissants autour de moi… le capitaine et sa nautchny avaient disparu… Quel terrible homme que ce capitaine Durand… et quelle belle fille que cette Nourmalh…

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Je ne sais combien de temps j’avais dormi, à demi asphyxié par les parfums mélangés de canabis indica (chanvre, base du hatschich) que l’on avait brûlés dans la salle, lorsque je m’éveillai doucement au bruit du tam-tam et de la vounei, qui se répondaient en cadence entre les mains de deux vieilles musulmanes accroupies dans un coin ; le capitaine était assis à mes côtés, et les deux jeunes nautchnys, dans la même position qu’au début, souriaient malicieusement en nous regardant.

Au fond de la salle une dizaine de nautchnys, enveloppées de la tête aux pieds dans d’épais flots de gaze et le visage voilé, se tenaient immobiles comme des cariatides.

Sur un signe de Nourmahl, une d’elles se détacha, et prenant un petit plateau qui se trouvait à ses pieds, vint nous le présenter ; il contenait quatre coupes en porcelaine historiées, deux fois grandes comme un dé à coudre, munies d’une petite spatule d’ivoire et pleine d’une composition transparente et légèrement rosée.

Les deux jeunes filles en prirent chacune une et nous les imitâmes.

Je goûtai, c’était de la confiture de rose au hatschich.

J’eus de nouveau un instant d’hésitation ; mais en voyant Nourmahl et sa compagne manger sans sourciller le contenu de leur coupe, je m’exécutai bravement. Inutile de dire que mon compagnon avait vidé la sienne sans attendre mon exemple.

Pendant ce temps, le tam-tam roulait en sourdine et sur la vounei, sorte de luth à trois cordes, une des deux musiciennes faisait entendre un ton mélancolique et doux. Les dix nautchnys voilées n’avaient ni quitté leur place ni fait un seul mouvement.

Au bout d’une demi-heure environ, pendant laquelle ces statues animées mais immobiles exercèrent sur nous une véritable fascination, commença à se dérouler le plus étrange de tous les spectacles que j’aie vus de ma vie.

Avec une rare habileté on avait laissé au hatschich le temps d’agir, et juste à l’instant où nous commencions à ressentir ses effets, nous vîmes la gaze qui entourait les nautchnys se dérouler peu à peu et découvrir graduellement le visage, les épaules, la poitrine, les bras et le torse de dix jeunes filles dont la plus vieille n’eût certainement pas eu l’âge légal pour se marier en Europe.

Nourmahl ayant de nouveau frappé dans ses mains, toutes se prirent par le bras et s’avancèrent lentement dans notre direction ; à chaque pas qu’elles faisaient, la gaze qu’elles ne retenaient plus de la main continuait à descendre, et bientôt elles se trouvèrent exactement dans la situation des trois Grâces, attendant le jugement du berger Pâris.

À ce moment elles se mirent à danser lentement avec ces inflexions de la poitrine et des hanches, propres aux almées de l’Orient, dardant sur nous de longs regards pleins de provoquantes promesses ; les effets du hatschich arrivèrent bientôt à leur paroxysme, et je me sens incapable de décrire les sensations diverses qui vinrent nous assaillir. Ce n’étaient plus dix femmes que nous avions devant nous, l’illusion, le mirage du hatschich, en moins de rien, eut quadruplé, quintuplé, décuplé leur nombre, du moins je parle pour moi, car, sous l’influence de l’enivrement par le canabis indica, il n’y a pas deux personnes qui éprouvent les mêmes sensations, et je vis bientôt devant moi comme un océan de fleurs, — le tapis sans doute aidait à l’illusion, — dont les flots légèrement agités roulaient des têtes charmantes, des seins éblouissants et des bras entrelacés qui ressemblaient à des serpents plus blancs que la neige, et ces flots m’attiraient à un point que peu à peu, et comme malgré moi, j’y plongeai ardemment ; alors les flots, prenant la forme de bouches ravissantes, vinrent me donner une cascade de baisers chauds et parfumés et il me sembla que je buvais ces baisers à même avec les fleurs qui formaient l’eau de l’océan et que l’océan allait tarir. Tout à coup Je me dis : Plus de baisers, plus de fleurs, mais l’humanité va finir, et c’est moi qui en aurai tari la source… Saisi d’effroi, je me mis à nager au milieu de toutes ces formes enchanteresses qui semblaient me disputer le passage. Enfin, j’atteignis mon divan sur lequel je me hissai… peine perdue, l’attraction recommença plus âpre, plus puissante encore, et de nouveau je plongeai au milieu de cet océan enchanté, plein de fleurs, de parfums et d’ardentes sirènes...................

Et cela dura toute la nuit et une partie de la matinée du lendemain : cela dura jusqu’à l’heure où le hatschich voulut bien nous rendre la liberté…

J’ai essayé de dépeindre exactement mes sensations, et le lecteur peut voir que je n’ai pas exagéré en disant que le hatschich procurait une folie exaltée qui durait pendant tout le temps qu’on restait sous son influence.

Une chose bien singulière, c’est que j’ai repris du hatschich une fois encore quelques années plus tard, et ma sensation n’a pas varié, la nature de mon tempérament m’a toujours offert un résultat identique.

La première fois, je tombais dans le vide.

La seconde fois, je plongeais au milieu d’un océan de fleurs et de beautés enlacées.

La troisième fois, les bayadères qui m’entouraient me paraissaient changées en papillons, sous la forme humaine cependant, et elles passaient leur temps à m’enlever et à me laisser retomber entre les bras les unes des autres.

Mais, je dois le dire, jamais le hatschich n’a eu pour moi de roses sans épines dans les instants des plus grands ravissements ; j’ai toujours éprouvé une souffrance étrange, qui me paraissait venir d’un effroi inconscient que je ne pouvais dominer…

Lorsque nous eûmes repris à peu près possession de nous-mêmes, les charmantes nautchnys nous conduisirent au bain, et nous offrirent, avant de prendre congé de nous, un magnifique déjeuner, où tous les genres de cary vinrent lutter avec art pour aiguiser notre appétit.

Nous avions pour une demi-heure de marche avant de regagner Taj-Boulé, aussi fîmes-nous donner l’ordre à Mahadèva de venir nous chercher… En arrivant, nous nous jetâmes dans nos hamacs, où nous dormîmes jusqu’au lendemain sans désemparer.

Étonnez-vous donc (car il y a des nautchnys pour toutes les positions sociales) qu’un peuple, qui se donne périodiquement de telles jouissances, de telles secousses au cerveau, soit un membre mort dans l’humanité, et ne soit plus bon qu’à allier la superstition à la débauche…

J’avais projeté de rester à Bedjapour trois semaines, un mois peut-être ; mais au bout de huit jours, voyant que mon compagnon ne bougeait plus de chez les nautchnys, ce qui sous ces latitudes tropicales pouvait le conduire facilement à de dangereuses excitations cérébrales, je fis tout préparer pour le départ, et un beau matin, malgré ses protestations, nous le hissâmes à moitié endormi dans le haoudah de Mahadèva, et nous nous mîmes en marche dans la direction de l’ouest, sur la grande route dallée, œuvre magistrale des brahmes, de Bedjapour à Bombay, par Pounah. Douze jours après, sans autre incident, sur ce chemin magnifique, que ceux de la vie ordinaire du voyageur, nous arrivions sur la côte maharatte ou nord-malabare, en face de la petite île d’Éléphanta, ainsi nommée à cause d’un gigantesque éléphant de granit que l’on voit encore à demi enfoui sous terre. Les Indous lui donnent le nom de Gare-poor, ou lieu des caveaux.

Notre intention, après une petite station à Éléphanta et à Bombay, était de continuer notre voyage sur Karly et Ellora, d’où nous devions redescendre vers Golconde et Mazulipatam, terme de notre long voyage.

Nous n’étions pas arrivés sur la côte depuis une heure, qu’une embarcation indigène nous conduisait à Gar-poor, où nous allions admirer les vieux temples taillés dans des montagnes de granit, et cette magnifique figure de la Trinité brahmanique, contemporaine des âges héroïque de l’Inde.


FIN.
  1. Voir Voyage aux ruines de Golconde.
  2. Patriarche indou.
  3. Vêtement obligé des veuves.
  4. Voyage au pays des Brahmes, les ruines de Golconde.
  5. Les ruines de Golconde.
  6. La cache vaut un peu plus d’un centime.
  7. Voir Voyage aux ruines de Golconde.