Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 1, 2, 3, 4/Livre II/Ch. II

CHAPITRE II


Arrivée du Gloucester à l’Ile de Juan Fernandez : celle de l’Anne : et ce que nous fimes jusqu’à l’arrivée de cette dernière.


L’arrivée du Tryal à l’Ile de Juan Fernandez, si peu de tems après que nous y eumes abordé nous mêmes, nous donna lieu d’espérer que serions bientôt rejoints par le reste de notre Escadre, et pendant plusieurs jours nous eumes toujours les yeux tournés vers la Mer, dans l’attente de voir paroître quelqu’un de nos Vaisseaux égarés. Mais au bout de quinze jours qu’aucun ne parut, nous commençames à désespérer de les revoir jamais : car nous savions très bien que si notre Vaisseau avoit été obligé de tenir la Mer, pendant tout ce tems, pas un seul de nous ne fut resté en vie, et que le corps de notre Vaisseau, rempli de cadavres, seroit devenu le jouet des vents et des flots. Nous n’avions que trop de raisons de croire que tel avoit été le sort des Vaisseaux de notre Escadre qui nе paroissoient point : chaque heure, qui s’écouloit, ajoutoit un degré de force à ces tristes probabilités.

Enfin le 21 de Juin, quelques-uns de nos gens, du haut d’une éminence vers le bord de la Mer, apperçurent un Vaisseau au-dessous du vent donc les voiles basses paroissoient au niveau de l’horizon : ces voiles et celle du grand Perroquet étoient les seules qu’il portoit. Cette dernière circonstance fit conclurre, que c’était un Vaisseau de notre Escadre, qui avoit souffert autant que nous, dans ses voiles et ses agrés. C’est la seule conjecture qu’on eut occasion de faire ; car peu après le tems se brouilla et en fit perdre ]a vue. Sur ce rapport, et sur ce que nous ne vimes plus paroître aucun Vaisseau de quelgues jours, nous fumes fort inquiets pour celui qu’on avoit vu, et nous crumes qu’il manqueroit d’eau, que son Equipage étoit trop affaibli par les maladies, pour pouvoir voguer contre le vent, et qu’après être venu jusqu’à la vue de l’I1е, ils périroient tous sans pouvoir y aborder. Cependant le 26 vers le midi nous découvrimes une voile, au Nord-est, que nous primes pour le même Vaisseau qu’on avoit déja vu, et cette conjecture se trouva vraie. A uле heure après-midi le Vaisseau fut si proche, que nous le reconnumes pour être le Gloucester. Comme il n’y avoit pas à douter, que l’Equipage ne fût en grande détresse, le Commandeur envoya à leur secours, le Canot chargé d’eau, de Poisson, et d’autres rafraichissemens, qui leur vinrent bien à point, car jamais il n’y eut d’Equipage en plus triste état. Ils avoient jetté à la Mer les deux tiers de leur monde, et de ceux qui restoient en vie, il n’y en avoit en état d’agir, que les Officiers et leurs Valets. Depuis longtems ils étoient réduits à une pinte d’eau par ration tous les vingt-quatre heures, et malgré cette économie, sans le secours que nous leur envoyames, ils seroient bientôt morts de soif ; leur provision d’eau tirant à sa fin. Le Vaisseau louvoyoit à trois milles de la Baye ; mais les vents et les courans étoient contraires, et il n’у avoit pas moyen de gagner l’ancrage. Ils continuèrent la même maneuvre le lendemain, mais sans apparence de succès, tant que le vent et les courans ne changeoient pas ; ainsi le Commandeur jugea à propos de redoubler ses secours, et leur envoya le Canot du Tryal, monté par des gens du Centurion, et chargé aussi d’eau et d’autres rafraichissemens. Mr. Mitchel, Capitaine du Gloucester, fut obligé de garder ces deux Canots, le secours de ceux qui les avoient amenés, lui étant absolument nécessaire pour gouverner son Vaisseau. Le Gloucester resta quinze jours dans cette situation, aussi cruelle que celle de Tantale ; car il ne put pendant tout ce tems gagner la Rade, quoique plusieurs fois il eût les apparences les plus favorables d’y réussir. Le 9 de Juillet, nous remarquames que ce Vaisseau s’éloignoit et portoit vers l’Est. Nous conjecturames, que son dessein étoit de gagner vers le Sud de l’Ile, mais nous le perdimes bientôt de vue, et il ne parut plus de huit jours, Cela nous donna beaucoup d’inquiétude, car nous ne pouvions douter que l’Equipage ne souffrît extrêmement faute d’eau. Le 16 le Vaisseau reparut encore, tâchant de doubler la pointe à l’Est de l’Ile, mais le Vent qui souffloit directement de la Baye, l’empêcha d’approcher de Terre, de plus près que de quatre lieues. Le Capitaine Mitchel fit signal de détresse, et on lui envoya notre double Chaloupe, avec de l’eau et quantité de Poisson, et d’autres rafraichissemens. Comme nous ne pouvions nous passer de cette Chaloupe, le Commandeur ordonna positivement au Quartier-maître de revenir d’abord ; mais il fit une tempête le lendemain, et comme nous ne vimes pas notre Chaloupe, nous craignimes qu’elle n’eût péri, ce qui auroit été pour nous une perte irréparable. Nous ne fumes tirés de cette inquiétude qu’au bout de trois jours, que nous eumes la joye de découvrir sur l’horizon les voiles de notre Chaloupe : nous envoyames le Canot au devant d’elle, qui nous la ramena à la toue en peu d’heures. L’Equipage de la Chaloupe s’étoit chargé de six malades du Gloucester, pour les porter à bord, mais de ces six deux moururent dans la Chaloupe. Nous apprimes alors le triste état où le Gloucester étoit réduit ; il y avoit à peine un homme qui ne fût pas malade, excepté ceux que nous y avions envoyés : la mortalité y étoit terrible, et sans les provisions que nos Chaloupes y avoient portées, tous, sains et malades mouroient également faute d’eau. Ce qu’il y avoit de plus triste, c’est que ces maux paroissoient sans remède ; il y avoit déjà un mois que ce Vaisseau faisoit tout ce qu’il pouvoit pour entrer dans la Baye, et il n’étoit pas plus avancé que le premier moment qu’il découvrit l’Ile ; l’Equipage perdoit tout-à-fait courage, et ce jour même qu’il reçut notre dernier secours, sa situation parut plus désespérée que jamais, nous perdimes de nouveau le Vaisseau de vue, et n’osames plus nous flatter de les voir gagner l’ancrage.

Enfin le moment de délivrance arriva dans le tems que nous nous y attendions le moins : car plusieurs jours après que le Gloucester avoit disparu à nos yeux, nous fumes agréablement surpris le matin du 23 de Juillet, de lui voir doubler à pleines voiles, la pointe du Nord Ouest de la Baye. Nous envoyames en toute diligence à son aide, toutes les Chaloupes que nous avions, et une heure après que nous l’eumes apperçu, il vint mouiller l’ancre entre la terre et nous. Nous eumes lieu alors d’être pleinement convaincus, que tous les secours et les provisions que nous lui avions envoyés, lui avoient été d’une nécessité absolue ; pour peu qu’il en eût manqué la moindre partie, il étoit impossible qu’un seul homme de l’Equipage eût échappé à la mort : malgré les attentions extrêmes du Commandeur pour leur assistance, et le succès de ces attentions ils avoient perdu les trois quarts de leur monde ; et peu de ceux qui restoient en vie étoient capables du moindre service. Notre prémier soin fut de les aider à jetter l’ancre, et le second de porter leurs malades à terre : ils étoient réduits à moins de quatre-vingts, et nous nous attendions bien à en voir mourir la plus grande partie : mais soit que ceux dont la maladie avoit atteint un certain point de malignité, fussent déja tous morts, soit que les rafraichissemens que nous leur avions fournis eussent disposé ceux qui restoient à une guérison plus prompte, il arriva que ces malades furent beaucoup plutôt rétablis que les nôtres ne l’avoient été à notre arrivée dans l’Ile, et qu’il en mourut très peu depuis qu’ils furent débarqués.

J’ai donné tout de suite le détail des évenemens rélatifs à l’arrivée du Gloucester. J’ajouterai que depuis ce tems nous ne revimes plus aucun autre Vaisseau de notre Escadre, excepté la Pinque Anne, qui nous rejoignit vers le milieu d’Aout, et dont je rapporterai dans la suite les avantures. Je reviens à présent à ce qui nous arriva, tant sur notre Vaisseau qu’à terre, durant le tems des tentatives inutiles que fit le Gloucester, pour aborder à l’Ile où nous l’attendions.

Dès que nous eumes porté nos malades à terre, nous nous occupames à nettoyer notre Vaisseau et à remplir nos barriques d’eau. Le prémier de ces travaux étoit absolument nécessaire, pour prévenir les maladies qui, si on l’avoit négligé, n’auroient pas manqué d’attaquer de nouveau notre Equipage. Le grand nombre de malades que nous avions eu a bord, et le peu de soins dont on est capable dans le triste état où nous avions été réduits, avoient rendu le dedans du Vaisseau d’une malpropreté et d’une mauvaise odeur très malsaines. Nous avions aussi de fortes raisons de nous presser de faire notre provision d’eau, tel cas pouvant arriver qui nous eût obligé de remettre à la voile au plus vite. A notre arrivée dans cette Ile nous eumes des indices qui nous portèrent à croire que des Vaisseaux Espagnols y avoient relaché depuis peu, et il étoit à craindre qu’il n’y revinssent bientôt, soit pour faire de l’eau, soit pour nous у chercher ; car il étoit fort apparent qu’ils ne croisoient dans ces parages, que pour nous y attendre, et c’étoit ici le lieu le plus propre à nous trouver. Nous sçumes dans la suite que toutes ces conjectures étoient très fondées ; les indices qui les firent naître, furent des Jarres fraîchement brisées, que nous trouvames à terre, quelques monceaux de cendres, des restes de Poissons, et des Poissons même entiers, qui commençoient à peine à se corrompre. Or comme les Vaisseaux marchands Espagnols ont toujours dans leurs instructions, un ordre exprès d’éviter cette Ile, qui est le prémier rendez-vous des Armateurs qui arrivent dans ces Mers, nous concluions que ce devoient être des Vaisseaux de guerre qui y avoient relaché. Nous ignorions encore que Pizarro avoit été obligé de retourner à Buénos Ayres, et nous ne savions pas au juste quelle Escadre on pouvoit équiper à Callao ; ainsi nous avions d’autant plus lieu de craindre, que le rang de notre Vaisseau, et les soixante pièces de Canon dont il étoit monté, ne fussent propres qu’à augmenter la honte de notre défaite, n’y ayant pas un Armateur si chétif, qu’il ne fût pour nous un Ennemi trop redoutable. Si nous avions eu le malheur d’être obligés alors de combattre, nous n’aurions pas eu trente hommes en état d’agir.

Pendant qu’une partie de nos gens étoit occupée à nettoyer le Vaisseau, et à faire de l’eau, d’autres dressèrent un four de cuivre, proche de nos Tentes de malades, et nous fumes bientôt en état de leur fournir tous les jours du pain frais, aussi bien qu’au reste de l’Equipage. Nous ne doutions pas que ce rafraichissement, joint aux Herbages et au Poisson, ne contribuât beaucoup au rétablissement de nos gens, et c’est ce qui nous étoit de la dernière nécessité ; car des accîdens qui eussent été moins que rien pour un Vaisseau bien monté, nous causoient dans l’état où nous étions, les alarmes les plus vives et les mieux fondées. Nous en fimes une fâcheuse expérience le 30 de Juin, à cinq heures du matin ; un violent coup de vent, venant de Terre, fit rompre le petit cable de notre ancre, à dix brasses de l’arganeau. Heureusement pour nous, le cable ordinaire tint, malgré la violence de la secousse, et nous nous trouvames sur quatre-vingts brasses d’eau, après avoir filé deux cables jusques au bout. Nous n’avions pas alors douze Matelots dans le Vaisseau, et nous craignions que si le vent continuoit à souffler avec la même force, nous ne fussions poussés en Mer, dans ce triste état. Cependant nous envoyames la Chaloupe à terre, pour chercher tous ceux qui étoient capables d’agir ; et le vent venant à baisser, permit à la Chaloupe de revenir et de nous ramener du renfort. Avec ce secours, nous nous mimes d’abord à travailler, et à retirer ce qui restoit encore du cable, que nous soupçonnions avoir été endommagé par les roches du fond, avant même qu’il rompît. Cette conjecture se trouva juste, car sept brasses et demie du bout de ce cable se trouvèrent usées et hors d’état de servir. L’après-midi, nous talingames le cable à l’ancre de réserve, et la passames par dessus le Bossoir. Le lendemain matin, 1 de Juillet, aidés d’un vent favorable et modéré, nous touames notre Vaisseau dans la Baye, et jettames l’ancre à quarante et une brasses. La pointe Orientale nous restoit à l’Est, demi-quart au Sud ; l’Occidentale N. O. vers l’О. & la Baye, comme auparavant S. S. O. situation où nous restames depuis en grande sureté. Cependant nous étions fort fâchés de la perte de notre ancre, et nous fimes tout ce que nous pumes pour la retrouver, mais il n’y eut pas moyen : la Bouée avait disparu dans le moment même que le cable se rompit.

A mesure que nous avancions dans le mois de Juillet, plusieurs de nos gens se rétablissoient ; les plus forts furent employés à abattre des arbres, et à les couper en buches, tandis que les autres plus foibles portèrent ces buches, l’une après l’autre, au bord de la Mer ; les uns marchant avec des béquilles, et les autres appuyés sur un bâton. Nous portames ensuite notre forge à terre, et nos Forgerons, qui se trouvoient un peu en état de travailler, furent mis à racommoder nos cadènes de Hauban, et le reste de notre ferrure délabrée. Nous pensames aussi à réparer notre Funin ; mais n’ayant pas assez de vieux cables pour faire du fil de carret, nous remimes la chose jusqu’à l’arrivée du Gloucester, qui avoit beaucoup de vieux cables à bord. En attendant, pour ne pas perdre de tems, nous dressames une grande Tente à terre, pour nos Voiliers, qui travaillèrent d’abord à raccommoder nos vieilles voiles et à en faire de neuves.

Ces occupations, celles de nettoyer le Vaisseau et de faire de l’eau, les soins qu’exigeoient nos Malades et les secours fournis au Gloucester, donnèrent suffisamment de l’emploi à un Equipage aussi foible que le nôtre, jusqu’à l’arrivée de ce Vaisseau. Dès qu’il eut jetté l’ancre, le Capitaine Mitchel vint faire rapport au Commandeur, de tout ce qui lui étoit arrivé. Depuis la dernière fois que nous l’avions perdu de vue, les vents forcés le poussèrent jusqu’à la petite Ile de Masa-Fuéro, à vingt et deux lieues à l’Ouest de Juan Fernandez. Il auroit bien voulu envoyer à terre, pour y faire de l’eau, d’autant plus que de son bord il découvroit plusieurs Ruisseaux dans cette Ile, mais le vent donnoit si fort sur la Côte, et y causoit de si grosses lames, qu’il étoit impossible d’y aborder ; cependant la tentative qu’il fit pour cet effet, ne fut pas en tout inutile, la Chaloupe étant revenue pleine de Poisson. Ceux qui nous ont parlé de cette Ile, la dépeignent comme un roc stérile ; mais le Capitaine Mitchel apprit au Commandeur, qu’elle étoit couverte d’arbres et de verdure ; il ajouta qu’elle pouvoit avoir quatre milles de longueur, et qu’il ne doutoit pas, qu’en bien cherchant, on n’y trouvât quelque petite Baye, où un Vaisseau, qui auroit besoin de rafraichissemens, pourroit mouiller.

Il nous manquoit encore quatre Vaisseaux de notre Escadre, et ce récit nous fit naitre l’idée que quelqu’un d’eux pourrait bien rencontrer cette Ile, et la prendre pour celle où nous étions, et qui étoit le rendez-vous marqué. Cette erreur étoit d’autant plus facile à commettre, que nous n’avions aucune vue de l’une ni de l’autre de ces Iles, sur quoi on pût compter. Cette conjecture porta Mr. Anson à envoyer le Tryal, avec ordre d’examiner toutes les Bayes et les Rades de l’Ile de Masa-Fuéro pour savoir si quelqu’un de nos Vaisseaux ne s’y trouvoit pas. Dès le lendemain, on fit passer à bord du Tryal, quelques-uns de nos meilleurs hommes, pour racommoder ses agrés, et le mettre en état d’aller en Mer : notre Chaloupe fut employée à le fournir d’eau, et l’on tira tout le reste dont il pouvoit avoir besoin, du Centurion et du Gloucester. Tous ces préparatifs étant finis, le 4 d’Aout, le Tryal leva l’ancre, mais le calme, qui vint d’abord, et la Marée, le firent dériver sur la Côte Orientale. Le Capitaine Saunders fit des Feux, et tira plusieurs coups de Canon, pour signal de détresse. On envoya à son secours toutes les Chaloupes, qui touèrent le Vaisseau dans la Baye, où il mouilla, jusqu’au lendemain, qu’il repartit à la faveur d’une brise assez fraiche.

Depuis l’arrivée du Gloucester, nous nous employames à examiner et à racommoder nos agrés. En visitant notre Mât de Misaine, nous fumes fort alarmés de le trouver fendu justement au-dessus du prémier pont, près des Barrots du second pont : la fente étoit de deux pouces de profondeur et de douze de circonférence, mais les Charpentiers après l’avoir examinée, jugèrent qu’en jumellant ce Mât avec deux chevilles de jas d’ancre, il seroit aussi bon qu’il l’eût jamais été. Ce qui nous manquoit le plus étoient les Cordages et le Canevas ; car quoique nous nous fussions chargés d’une plus grande quantité de l’une et de l’autre de ces provisions, qu’on ne l’avoit jamais fait, les tempêtes continuelles que nous avions essuyées nous en avoient tant fait consumer, que nous en avions grande disette : de sorte qu’après avoir employé tous nos vieux Cables, et les vieux Haubans que nous avions, pour en faire de la corde deux fois torse, nous fumes obligés de défaire un Cable pour en faire des cordes roulantes : A l’égard des Canevas et des restes de Voiles, tout ce que nous en pumes ramasser suffit à peine à nous faire une Voilure complette.

Vers le milieu d’Aout, nos Malades, qui se trouvoient à peu près guéris, eurent permission de quitter les Tentes où ils avoient été logés jusqu’alors, et de se huter chacun à part. On crut qu’en demeurant ainsi séparés, ils pourroient s’entretenir plus propres, et se rétablir au plus vite ; on eut soin en même tems de leur enjoindre bien expressement de se rendre tous au bord de la Mer, au prémier coup de Canon qui seroit tiré du Vaisseau. Leurs occupations étoient de se procurer des rafraichissemens, de couper du bois, et de faire de l’huile de la graisse des Lions marins. Cette huile nous étoit bonne à divers usages ; elle servoit pour la lampe ; on la mêloit avec de la poix, pour goudronner les côtés du Vaisseau, ou avec des cendres, au-lieu de suif dont nous manquions, pour espalmer le Vaisseau. Quelques-uns de nos gens furent employés à saler de la Morue : l’idée en vint au Commandeur, à l’occasion de deux Pecheurs de Terre-Neuve, que nous avions à bord du Centurion : toute cette Morue salée, dont nous fimes une assez considérable provision, ne fut pas de grand usage ; on la négligea parce qu’on crut qu’elle causoit trop le Scorbut, ainsi que toutes les autres Salines.

Nous avions, comme je l’ai dit, un four de cuivre à terre, et l’on y cuisoit du pain frais, pour les malades : mais la principale provision de farine avoit été mise à bord de l’Anne. J’ai oublié de dire, que le Tryal nous avoit appris à son arrivée, qu’il avoit trouvé cette Pinque le 9 de Mai, sur les Côtes du Chili, et qu’ils avoient vogué de compagnie pendant quatre jours, au bout desquels, un coup de vent les avoit séparés. Cette nouvelle nous avoit fait croire que l’Anne pourroit nous rejoindre bientôt, mais les mois de Juin et de Juillet s’étant écoulés, sans que nous la vissions paroître, nous commençames à croire qu’elle avoit péri, et dès-lors le Commandeur ordonna de diminuer les rations de pain. Ce n’étoit pas à l’égard du pain seulement que nous craignions la disette, depuis que nous fumes arrivés dans cette Ile nous nous apperçumes que le premier Munitionnaire, que nous avions eu, avoit négligé de prendre à bord bien des provisions, que Mr. Anson lui avoit pourtant expressément ordonné de recevoir de l’Office de l’Amirauté. Ainsi nous avions plus d’une raison de regretter notre Vaisseau d’avitaillement, dont la perte nous paroissoit de jour en jour plus probable. Cependant le 16 d’Aout, vers le midi, nous découvrimes une voile du côté du Nord ; et là-dessus, le Centurion fit signal d’un coup de Canon, pour rappeller tous ceux qui étoient à terre. Ils obéirent sur le champ, et se rendirent sur le rivage, où ils trouvèrent les Chaloupes qui les menèrent à bord. Nous fumes bientôt prêts à recevoir le Vaisseau que nous avions en vue, ami ou ennemi. Cependant nous nous épuisions en conjectures sur son sujet : quelques-uns croyoient que c’étoit le Tryal, retournant de sa course vers l’Ile de Masa-Fuéro ; mais le Vaisseau approchant plus près, nous vimes qu’il portoit trois Mâts, et qu’ainsi ce ne pouvoit être le Tryal. Cette particularité fit naitre d’autres conjectures, les uns vouloient que ce fût la Severne, d’autres la Perle, et plusieurs qu’il n’appartenoit pas à notre Escadre : mais à trois heures après-midi toutes disputes cessèrent, et on reconnut à n’en pouvoir douter que c’étoit la Pinque Anne. Quoiqu’il lui fût arrivé, aussi bien qu’au Gloucester, de tomber au Nord de l’Ile, elle eut pourtant le bonheur de parvenir à l’ancrage, vers les cinq heures du soir. L’arrivée de ce Vaisseau d’avitaillement nous remplit tous de joye. On rendit la ration de pain entière à tous les Equipages, et nous fumes délivrés de la crainte de manquer de Provisons, avant de pouvoir gagner un Port ami, malheur qui nous eût laissés sans ressource au milieu de ces vastes Mers. Ce Vaisseau fut le dernier qui nous rejoignit. Comme les divers accidens qu’il essuya, pendant qu’il fut séparé de nous méritent d’être racontés, ils feront le sujet du Chapitre suivant, où je rapporterai aussi l’histoire des autres Vaisseaux de notre Escadre.