Voyage autour du monde de M. Abel du Petit-Touars



VOYAGE
AUTOUR DU MONDE
DE M. ABEL DU PETIT-THOUARS.[1]

Occupation des Îles Marquises et des Îles de la Société.

Les mers du Sud viennent d’acquérir pour la France une importance nouvelle. Depuis que notre pavillon y a été déployé, ce n’est pas seulement à titre de curiosité et d’intérêt romanesque qu’il faut songer à ce vaste océan, parsemé d’archipels. L’honneur de nos armes est désormais engagé dans ces lointains parages ; il n’y a plus à discuter la position qu’on nous y a faite, il ne reste qu’à l’affermir.

À voir les choses froidement, peut-être les groupes que notre marine a récemment occupés d’une manière immédiate ou médiate n’étaient-ils pas ceux qui méritaient cette préférence. La possession d’îles dépourvues d’articles d’échanges et placées hors du rayon actuel de l’activité commerciale et maritime est une charge qui ne promet pas, même pour l’avenir, de bien sérieuses compensations. La Nouvelle-Zélande, sur laquelle des colons français ont commencé une exploitation, offrait de tout autres avantages et de tout autres ressources. Là du moins un sol étendu et fertile, des produits riches et variés, le voisinage de marchés importans, auraient permis d’entrevoir le terme des sacrifices d’une occupation et le remboursement des avances que la métropole y aurait consacrées. Sur les deux archipels qui reconnaissent aujourd’hui notre suprématie, rien de pareil à attendre ; le territoire est trop borné, les distances sont trop considérables, pour que ces îles puissent jamais devenir le siége de relations fructueuses et suivies.

Est-ce une raison pour condamner l’initiative qui nous en a rendus ou les protecteurs ou les maîtres ? Non, certes. Aux empiètemens successifs de l’Angleterre il convenait d’opposer un acte qui eût à la fois le caractère d’une protestation et d’un commencement de représailles. La témérité du ministère est allée jusque-là, et il faut l’en féliciter. La raison financière pourrait avoir à y reprendre, mais la politique l’absout. Quand on ne devrait y voir qu’une diversion au grand débat sur la police des mers, il serait encore habile de l’avoir créée et surtout de l’avoir fait accepter par l’amirauté anglaise. Tout ce que l’on peut regretter à cet égard, c’est que notre gouvernement n’ait pas répondu à des exigences voisines par une démonstration moins lointaine, et que la concession obtenue du cabinet britannique ne porte pas sur un territoire d’une valeur plus réelle. En fait de dédommagemens, on ne pouvait pas se montrer plus modeste, et l’acte est plus significatif en lui-même que dans son objet.

Divers motifs conseillaient d’ailleurs de fonder dans ces mers un établissement militaire, un mât de pavillon, pour ainsi dire. Nos nationaux y étaient en butte à des outrages et à des dangers de plusieurs sortes. Les navires que nos ports de commerce expédiaient à la pêche du cachalot et de la baleine avaient eu plusieurs fois à essuyer d’horribles catastrophes sur ces bords inhospitaliers. Le Jean-Bart du Hâvre, la Joséphine de Bordeaux, disparurent ainsi, l’un devant les îles Chatam, l’autre aux îles Viti, et l’on sut depuis que les équipages avaient été dévorés jusqu’au dernier homme par des tribus de cannibales. D’un autre côté, les missionnaires méthodistes ou épiscopaux, dont l’influence est souveraine sur tous les groupes de l’Océanie, s’étaient livrés à d’indignes voies de fait envers les premiers apôtres catholiques qui avaient mis le pied sur ces rivages. À ce double titre, des réparations pour le passé, des garanties pour l’avenir, étaient devenues nécessaires. La France ne pouvait laisser impunis ni le meurtre de ses équipages de commerce victimes d’abominables festins, ni l’intolérance d’un clergé qui ne reculait pas devant la violence pour s’assurer le monopole des travaux apostoliques. Tels sont les motifs qui ont amené l’occupation des îles Marquises et le protectorat des îles de la Société.

Le voyage de la Vénus est comme le prélude de ces deux démonstrations décisives. Avant d’arborer le drapeau national sur ces terres éloignées, M. du Petit-Thouars les avait parcourues de 1837 à 1839. Sa mission intéressait principalement nos pêches lointaines : il s’agissait de montrer notre pavillon dans des parages où il était peu connu et d’en imposer le respect à des peuplades promptes à l’insulte ; il s’agissait en outre de prêter main-forte à nos capitaines contre l’indiscipline et la turbulence de leurs équipages : double mandat difficile à remplir et qui exigeait autant de modération que de fermeté. Cette intervention armée était d’ailleurs urgente. Sur les points où abordaient nos baleiniers, ils ne rencontraient qu’un accueil fort équivoque, tant les missionnaires protestans avaient su propager parmi les insulaires des mers du Sud le mépris de notre puissance ; et, livrés pour ainsi dire à eux-mêmes pendant deux ou trois années de navigation, les équipages partis du Hâvre, de Nantes ou de Bordeaux, donnaient dans ces eaux éloignées le spectacle d’une insubordination qui allait parfois jusqu’à la violence, et qui, dans tous les cas, était indigne d’une nation civilisée. Un intérêt de protection vis-à-vis des autres, de police vis-à-vis des nôtres, appelait donc notre marine militaire dans une zône de croisières trop délaissée par elle. C’est ce qui motiva l’expédition du capitaine du Petit-Thouars.

Il n’y a pas lieu d’appuyer sur les premières relâches de la Vénus, cette partie de l’itinéraire se rapporte à des contrées trop connues et en relations journalières avec l’Europe. La frégate toucha à Rio de Janeiro, d’où, à la suite d’un court séjour, elle remit à la voile pour doubler le cap Horn. À la hauteur du détroit de Lemaire parurent les oiseaux qui habitent les latitudes élevées du pôle austral, les pingouins si curieux dans leurs habitudes apathiques, l’albatros dont les larges ailes ont jusqu’à quinze pieds d’envergure, le damier qui a pris ce nom de son plumage noir et blanc, enfin le fou, le pétrel et toute cette famille d’oiseaux à pattes palmées qui décrit dans le ciel des spirales sans fin ou se laisse mollement bercer par la vague. On ne chasse pas ces animaux, on les pêche. À l’aide d’une ligne amorcée, on prend autant de damiers qu’on le veut : une fois sur le pont, ils rejettent les alimens qu’ils ont dans l’estomac, et, quoiqu’on les laisse libres, ils ne peuvent plus s’envoler. Dans ces mers, comme dans tout le cours du voyage, les officiers de la Vénus exécutèrent des sondes de température à de grandes profondeurs et avec des fatigues infinies. Peut-être y a-t-il aujourd’hui quelque puérilité dans l’importance que l’on accorde à ces expériences toutes variables et souvent contradictoires. Un instant, l’Académie des sciences a eu l’espoir d’y trouver les élémens d’un système complet : cette attente ne s’est pas réalisée. À bord de la Vénus, rien de concluant ne fut obtenu. Près des Marquises, l’observation donna le même degré de température à huit brasses de profondeur qu’à deux cents. Aux environs du cap Horn, et par 57 degrés de latitude, on envoya une sonde à deux mille deux cent quatre-vingt-dix brasses, sans fond. Le plomb mit quarante-cinq minutes à descendre, et la pression de l’eau brisa le thermométographe. Il fallut pour le retirer employer soixante hommes et plus de trois heures. Le lendemain, on sonda de nouveau, et on alla jusqu’à deux mille cinq cents brasses. La mer était belle ; un calme plat favorisait l’expérience ; cependant l’instrument fut encore brisé. La pression à cette profondeur de plus d’une lieue était de 871,600 livres par pied carré de surface.

Après avoir visité divers ports du Chili, la frégate mouilla devant Valparaiso, où se tiennent habituellement nos stationnaires. L’escadrille française se composait alors de la frégate la Flore, la Corvette, l’Ariane et le brick le d’Assas. Cette relâche se prolongea pendant un mois, qui suffit à un ravitaillement complet, après quoi la Vénus vint jeter l’ancre dans la baie du Callao, qui sert de port à la ville de Lima. Un trajet de quelques lieues sépare ces deux résidences. Pour arriver à la capitale du Pérou, on franchit une avenue de très beaux peupliers d’Italie entremêlés de saules pleureurs. À droite et à gauche de la route s’étendent des jardins où l’oranger a le port et la grandeur des chênes. Souvent on y voit sur la même branche le bouton, la fleur et le fruit. L’air est rempli de parfums ; la vue se repose sur une végétation prodigue de belles nuances. Des conduits dans lesquels coule une eau limpide bordent le chemin et y entretiennent la fraîcheur. Cette avenue de Lima est vraiment pleine de grandeur et de charme ; elle est digne de la ville des rois, comme on la nommait dans les beaux jours de l’occupation espagnole. Dans ce parcours d’un mille et demi environ, on trouve trois ronds-points entourés de bancs sculptés : le troisième aboutit à la porte de Lima, morceau d’une belle architecture. Malheureusement l’intérieur de la ville ne répond pas tout-à-fait à cette apparence extérieure. On voit que la guerre civile a passé par là. Les rues sont mal entretenues et se dégradent, les maisons sont à demi ruinées ; presque toutes n’ont qu’un rez-de-chaussée, à cause des tremblemens de terre. Une cour intérieure sépare les bâtimens, et c’est là qu’aux premières secousses se réfugient les familles. Les logemens sont disposés autour de cet espace ; les chambres à coucher en garnissent les côtés, les salons occupent le devant et sont de plain-pied avec la rue ; ils prennent jour par des portes cochères qui ne se ferment qu’à l’heure des repas, de sorte que la vie domestique a peu de secrets pour le public.

Lima est dans une grande décadence ; jusqu’ici l’émancipation ne lui a pas porté bonheur. C’est du reste une fatalité attachée à toutes les colonies d’origine espagnole que cette agitation dans l’impuissance et ce désordre dans la torpeur. Depuis que l’impulsion métropolitaine ne les anime plus, elles se consument sur place et ne semblent avoir d’activité que pour se nuire. Il n’y a là ni assez d’élémens de sagesse pour organiser la liberté, ni assez d’élémens de soumission pour fonder la dictature. Au milieu de cette anarchie qui dévore le pays, Lima se dépeuple d’une manière effrayante, et la misère gagne chaque jour du terrain. En 1820, on y comptait près de soixante mille habitans ; il n’y en a guère aujourd’hui plus de quarante mille, en y comprenant les métis et les noirs. La ville occupe un site pittoresque au débouché d’une vallée que forme la chaîne des Andes et qu’arrose le Rimac, rivière torrentueuse ; sa forme est celle d’un croissant ; une muraille de huit mètres de hauteur l’enveloppe et la protége. Comme toutes les villes espagnoles, elle est divisée par quadras qui ont cent vingt-cinq mètres de côté ; les rues ont dix mètres de largeur ; celle du faubourg de Malambo en a vingt. En général, les places sont prises sur l’aire de la quadra, et la plus grande de toutes, que l’on nomme la Place du Palais, occupe une quadra tout entière. C’est là que se trouvent l’archevêché et la cathédrale.

Les femmes de Lima ont une grande réputation dans le monde des voyageurs, et le capitaine de la Vénus n’est pas des derniers à leur rendre justice. Petites en général, elles ont des traits d’une finesse extrême, de très beaux yeux, des dents d’une blancheur parfaite, des chevelures noires, soyeuses, touffues, et tombant jusqu’à terre. Le pied est petit et bien fait, le bas de la jambe fin et élégant, la taille pleine de grace. Le teint seul pourrait prêter aux objections ; comme celui des filles du Soleil, il tire sur le jaune et n’a qu’un éclat mat et sans couleur. Cependant cette complexion a un charme auquel on se dérobe difficilement ; la volupté y est empreinte et le désir y respire. Ces femmes semblent faites pour le plaisir ; toute occupation leur répugne, tout art d’agrément les trouve indifférentes. Il en est peu de musiciennes, peu qui s’occupent de travaux d’art et d’aiguille. Jeunes ou vieilles, toutes n’ont que le cigare pour passe-temps ; seulement, à mesure qu’elles avancent en âge, il augmente en dimension, et les matrones fument des cigares gros comme des bougies. Il est vrai qu’elles ne les achèvent pas en un jour et reviennent plusieurs fois à la charge.

La mise des femmes de Lima est très recherchée. Dans la société élevée, les modes françaises dominent, quoique tempérées par le goût espagnol. Ainsi les élégantes sont toujours coiffées en cheveux avec des fleurs naturelles ; elles ne portent que des bas de soie et des souliers de satin, dont elles font une consommation ruineuse. Sous ce costume, elles ne sortent qu’en voiture ; quand elles veulent aller à pied, soit pour se rendre à l’église, soit pour faire les visites du matin et courir les marchands, elles y ajoutent un vêtement très caractéristique et qui a acquis une certaine célébrité. Il se nomme la saya ou saya y manto, et se compose de deux pièces principales. L’une, qui est la jupe, prend la taille à la ceinture et descend jusqu’à la cheville. Cette pièce est en soie plissée et froncée du haut en bas de telle sorte que, tout en dessinant exactement les formes, elle conserve cependant quelque élasticité. Le bas de la jupe se rapproche des jambes et les comprime au point qu’en marchant il faut faire un effort et profiter du jeu que les plis donnent au vêtement. L’autre pièce de ce costume est la mante, toujours en soie noire : elle part également de la taille, revient par derrière au-dessus de la tête, qu’elle enveloppe, ainsi que la partie supérieure du bras, et partage la figure de manière à ne laisser voir qu’un œil. Dans cet étrange accoutrement les femmes ne peuvent pas être reconnues ; c’est pour elles une sorte de masque auquel elles tiennent à cause des franchises qu’il comporte. À les voir ainsi empaquetées, on dirait de ces figurines que l’on trouve dans les tombeaux de l’ancienne Égypte, et c’est évidemment là une tradition que les Espagnols ont empruntée aux Maures. Du reste, il est impossible de n’être pas frappé, en débarquant à Lima, de la singularité et aussi de l’indécence de ce costume. Le jeu des formes s’y laisse voir tout entier : comprimées dans cette espèce de sac, les femmes ne peuvent marcher qu’à très petits pas, et à condition que leurs moindres mouvemens se dessinent.

Comme toutes les villes qui reposent au pied des Andes, Lima est sujette à de fréquens tremblemens de terre. Rien ne les annonce, rien ne les précède ; ils arrivent en toute saison et se renouvellent souvent. Quand un phénomène de ce genre se déclare, un cri se fait entendre d’un bout de la ville à l’autre, et à l’instant la foule émue se précipite hors des maisons. Les rues, ordinairement solitaires, se remplissent d’habitans qui fuient devant le danger, et quand l’accident a lieu la nuit, on conçoit quel bizarre spectacle il en résulte. C’est à qui se mettra en règle avec sa conscience ; les uns se jettent à genoux et frappent la terre de leur front, d’autres font la confession publique de leurs fautes et s’administrent dans la poitrine des coups de poing sonores ; d’autres, plus aguerris, profitent de ce moment de trouble pour dévaliser les logemens. En des occasions moins graves et plus fréquentes, une scène tout aussi curieuse s’offre à l’étranger. Au milieu de la promenade la plus animée, de la fête la plus bruyante, il est étonné de voir que tout s’arrête à l’instant, comme par magie. Les voitures ne roulent plus, les promeneurs suspendent leur marche ; les sayas, les hommes du peuple, les femmes, les enfans, les animaux, tout est frappé d’immobilité ; les cris cessent, les conversations aussi ; aux bruits d’une grande ville succède le silence du désert. C’est que l’Angelus vient de sonner. Au premier tintement de la cloche, la vie est pour ainsi dire supprimée ; il faut se recueillir et prier jusqu’aux derniers coups de la sonnerie. Alors tout recommence brusquement, l’agitation et le bruit, les cris et les entretiens.

La Vénus quitta le Callao de Lima vers le milieu de juin, et, servie par la brise et l’état de la mer, elle arriva en vue des îles Sandwich après trois semaines de navigation paisible. La première terre qui frappa le regard fut celle de Mawi, où des cascades éblouissantes se précipitent dans la mer du haut de falaises escarpées. La frégate ne fit que longer cette côte, et le lendemain elle laissa tomber l’ancre sur l’île d’Oahou et dans la baie d’Honoloulou, qui passe pour la capitale de cet archipel. Rien n’est plus triste à l’œil que l’aspect de ce rivage du côté du vent : point de végétation apparente, partout le rocher nu. Les montagnes sont découpées en cannelures qui, de loin, ressemblent à des tuyaux d’orgue, et sur plusieurs points, les pierres sont noires comme si elles avaient subi l’action d’un feu récent. Tout le groupe, d’origine ignée, porte la même empreinte de dévastation ; à peine découvre-t-on çà et là quelques vallons que décorent de beaux tapis de verdure.

L’archipel des Sandwich a été trop souvent décrit pour qu’il soit utile de s’y étendre ; il faut se borner à raconter ici l’épisode principal du passage de la Vénus, et les circonstances curieuses qui l’accompagnèrent. Le hasard voulut qu’au moment où une frégate française mouillait devant cette île, un de nos compatriotes eût précisément besoin d’un appui contre le fanatisme local. Deux prêtres catholiques[2], l’un Français, M. Bachelot, l’autre Irlandais, M. Short, après un séjour de quatre ans aux Sandwich et un apostolat fructueux, en furent chassés en 1831 par l’influence de missionnaires wesleyens qui s’étaient emparés de l’esprit de la reine. Comme les proscrits se refusaient à obéir, on les déporta de force sur une goëlette appartenant au roi du pays, et on les jeta sur une plage déserte du golfe de Californie. Les deux prêtres ne se rebutèrent pas. Avec cette persévérance qui caractérise les défenseurs de la foi, ils profitèrent d’un changement de règne pour reparaître, vers la fin de 1836, aux îles Sandwich, où leur petit troupeau les attendait. La Clémentine, brick-goëlette appartenant à M. Dudoit, notre agent consulaire à Honoloulou, les ramena dans ce port, et à leur débarquement ils reçurent de ce fonctionnaire l’hospitalité la plus empressée. On devine à quel point ce retour exaspéra les wesleyens, qui avaient alors pour chef un homme d’un sombre puritanisme. De nouvelles intrigues s’ourdirent. Le roi des Sandwich, Tamea-Mea III ou Kaui-Keaouli, était entièrement gouverné par sa sœur, la princesse Kinau, et celle-ci par le missionnaire Bingham. Les deux prêtres catholiques étaient donc condamnés d’avance. En effet, peu de jours après leur arrivée, on leur signifia, de la part du roi, qu’ils eussent à se rembarquer sur la Clémentine, et, sur leur refus d’obéir, on employa de nouveau la violence pour les conduire à bord. En vain M. Dudoit résista-t-il et fit-il amener le pavillon de son navire ; l’ordre d’exil fut maintenu, et il allait être exécuté quand la Vénus parut sur la rade d’Honoloulou. La présence d’un bâtiment de ce rang changeait la face des choses.

Il faut rendre cette justice au consul anglais, qu’il avait pris parti pour les victimes contre les persécuteurs. Le consul américain lui-même n’approuvait pas Bingham, quoiqu’il fût son compatriote ; mais le wesleyen bravait toutes les animosités, et ne prenait conseil que de lui-même. Il voulait régner seul aux Sandwich, et ne supportait pas l’idée qu’une autre communion que la sienne pût y prendre racine. Son zèle ne reculait même pas devant la persécution et la violence ; il condamnait au fouet et aux travaux publics les indigènes qui persévéraient dans la foi catholique. Ainsi, la partie était engagée entre le fougueux méthodiste uni aux grands chefs d’une part, et de l’autre le capitaine du Petit-Thouars, arrivé si à propos, et s’appuyant sur tous les représentans des puissances civilisées. Par une heureuse coïncidence, une corvette anglaise, le Sulphur, sous les ordres du capitaine Belcher, venait de mouiller dans le port.

À peine instruit de ces faits, M. du Petit-Thouars se rendit à terre, où il s’aboucha avec les divers résidens. Le roi Kaui-Keaouli était alors absent ; il habitait Mawi, l’île voisine. Le commandant français se présenta chez la princesse Kinau, qui gouvernait par interim, et, après lui avoir vivement reproché la conduite qu’on avait tenue à l’égard des prêtres catholiques, il demanda d’une manière formelle que M. Bachelot fût autorisé à séjourner à Honoloulou jusqu’à ce qu’il eût trouvé une occasion convenable pour se rembarquer. Le missionnaire Bingham, présent à cette entrevue, dictait à la reine des réponses à l’aide de quelques gestes ; sous cette influence, elle refusa, et, avant d’employer des moyens plus efficaces, on résolut d’écrire au roi pour le rappeler à Honoloulou. Ce prince vint en effet dix jours après, accompagné de tous les gouverneurs des îles voisines, ramenant sa petite escadre, composée de goëlettes armées, et déployant tout l’appareil de sa grandeur. Il fut convenu que l’audience solennelle aurait lieu le lendemain.

Les choses se passèrent avec une certaine étiquette. Les personnages de la cour étaient tous en grand costume, ainsi que le roi, c’est-à-dire revêtus d’uniformes anglais. Dans l’enceinte extérieure et dans la galerie du palais se rangeaient les gardes d’honneur du souverain, qui avaient poussé la tenue jusqu’à se vêtir de pantalons. M. du Petit-Thouars parut, accompagné de deux officiers de la frégate ; le capitaine Belcher et quelques officiers de son état-major, les consuls d’Angleterre et des États-Unis, complétaient le nombre des personnes admises à l’audience. L’un des officiers du roi les introduisit dans la salle de réception, tapissée de nattes qui occupaient presque toute l’aire du palais. Ce palais était tout simplement une maison couverte en paille, et l’ameublement répondait à l’aspect du dehors. D’un côté, un grand divan formé de nattes et élevé d’un demi-mètre au-dessus du sol, de l’autre un canapé et quelques chaises, voilà à quoi se réduisait le luxe de la résidence royale. Sur le divan se tenaient le roi, la reine, la sœur du roi, les princesses, les gouverneurs et les grands officiers. Toutes les dames de la cour étaient couchées à plat ventre sur les nattes, et ne changèrent pas de position tant que dura l’entrevue. Les capitaines et les résidens s’assirent sur les chaises et le canapé.

La conférence s’ouvrit : la sœur du roi s’était placée derrière son frère, de manière à pouvoir lui dicter les réponses qu’il devait faire, et le missionnaire Bingham, assis auprès de la sœur du roi, lui suggérait à son tour ce qu’elle avait à dire. On ne pouvait pas jouer plus ouvertement la comédie. Le capitaine du Petit-Thouars demanda au roi pourquoi il avait traité M. Bachelot d’une manière si inhumaine, à quoi Kaui-Keaouli répondit qu’il n’avait fait que maintenir un décret rendu pendant sa minorité ; puis il ajouta que les missionnaires américains ayant les premiers porté la civilisation dans ce groupe, il était juste de les laisser jouir des fruits de leur œuvre, à l’exclusion de toutes les autres sectes. La discussion, portée sur ce terrain, embarrassait le commandant ; il n’avait pas d’instructions à ce sujet, et craignait d’engager son gouvernement dans une querelle religieuse. De là un échange de pourparlers qui n’amena aucun résultat dans le cours de la première audience. Avant de renvoyer les conférences au lendemain, M. du Petit-Thouars remit au roi une note que celui-ci repoussa d’abord, et qu’il ne reçut ensuite qu’avec un sentiment de frayeur mal déguisé. Enfin, le jour suivant, les choses s’arrangèrent. Le roi consentit à autoriser le séjour de M. Bachelot à Honoloulou, jusqu’à ce qu’il trouvât l’occasion de s’embarquer, et, de son côté, M. du Petit-Thouars se rendit garant que le missionnaire catholique ne chercherait pas de vains prétextes pour reculer indéfiniment son départ. Par un dernier accord, il fut entendu que désormais les sujets français seraient traités aux Sandwich sur le pied de la nation la plus favorisée, et qu’un égal avantage était acquis à ceux des indigènes qui voudraient visiter la France.

Évidemment, en tout ceci, M. du Petit-Thouars avait pris beaucoup trop au sérieux cette royauté sauvage ; il ne s’était pas ménagé assez de garanties et eut mieux fait de mener les choses plus militairement. Les évènemens le prouvèrent. Quatre mois après le passage de la Vénus, M. Bachelot, alors malade, et l’un de ses confrères, M. Maigret, qui était venu des îles Gambier pour l’assister dans son pieux ministère, furent transportés de vive force à bord d’une petite goëlette qui fit voile pour le groupe de Pounipet, et les déposa sur ce rivage. M. Bachelot n’eut pas la force de résister à cette nouvelle persécution ; les fatigues de la traversée l’achevèrent : il mourut et fut inhumé à Pounipet. Les choses n’en pouvaient pas rester là sans compromettre l’autorité de notre pavillon. La frégate l’Artémise, qui achevait alors sous les ordres du capitaine Laplace une exploration dans l’Inde, reçut à ce sujet des instructions précises et se disposa à les suivre[3].

Après le départ de M. Bachelot, une sorte de persécution, organisée par les wesleyens, vint épouvanter la petite église catholique des Sandwich. Il y eut des martyrs, il y eut des confesseurs parmi ces tribus à peine civilisées. Bingham poussa l’égarement du zèle jusqu’à des violences déshonorantes. Il fit enfermer dans le fort ceux qui lui résistaient, chercha à les séduire par des offres d’argent ou à les intimider par des menaces. On s’accorde à dire que beaucoup d’entre eux persévérèrent dans leur foi et que les séductions échouèrent comme les sévices. Tout l’odieux de cette conduite retomba sur la mission wesleyenne, qui fut dès-lors un objet de mépris, même pour les protestans anglais et américains. Les résidens se séparèrent de ces hommes qui interprétaient ainsi l’Évangile et traitaient des catéchumènes comme l’auraient fait des proconsuls romains. On vit là-dessous plus d’ambition que de ferveur et moins de fanatisme que d’avidité. Ce fut dans ces circonstances que l’Artémise fit une apparition sur ces côtes, deux ans après que le capitaine du Petit-Thouars les eut quittées. Le capitaine Laplace conduisit la négociation de la manière la plus ferme et la plus résolue. Le 10 juillet 1839, l’Artémise mouillait dans la baie d’Honoloulou en dehors des récifs. La vue d’un bâtiment de guerre déployant les couleurs françaises fut pour la population un sujet d’émotions diverses ; les chefs et les missionnaires en ressentirent une vive frayeur, les résidens une joie extrême et ceux-là ne récapitulaient pas sans appréhension les griefs que la France avait à faire valoir contre eux, la violation des accords signés avec M. du Petit-Thouars, la déportation et la triste fin de M. Bachelot, les persécutions exercées contre la petite église catholique ; ceux-ci voyaient avec plaisir que l’on donnât enfin une leçon aux sectaires qui faisaient peser sur l’île le joug d’une dévotion intolérante et poussée jusqu’à l’hébêtement. Des deux parts, les passions étaient fort animées, et l’on attendait avec autant de curiosité que d’inquiétude la suite des évènemens. Le capitaine Laplace ne tint pas long-temps les esprits dans l’indécision.

Aussitôt que la frégate avait été signalée, l’agent consulaire français s’était rendu à bord ; deux heures après, des salves d’artillerie annoncèrent le départ de ce fonctionnaire en compagnie d’un officier qui devait demander au roi des Sandwich comme ultimatum : 1o  le libre exercice de la religion catholique ; 2o  un terrain pour la construction d’une église ; 3o  l’élargissement des catholiques incarcérés ; 4o  une somme de 20,000 piastres fortes, à titre de garantie. Soixante-douze heures étaient accordées pour adhérer à ces conditions ; la somme fixée devait être portée à bord de la frégate, pendant que le fort d’Honoloulou saluerait le pavillon français de vingt-quatre coups de canon. À l’appui de son ultimatum, le capitaine Laplace écrivit aux divers consuls pour leur en notifier le contenu, en offrant aux résidens des diverses nations civilisées un asile à bord de la frégate dans le cas où il faudrait en venir à l’emploi de la force. La lettre au consul des États-Unis contenait le passage suivant, qui eut un effet décisif : « Je ne comprends pas parmi vos nationaux, monsieur, les individus qui, quoique natifs des États-Unis, font en réalité partie des chefs de cet archipel, dirigent son gouvernement, influencent sa conduite, et sont les véritables instigateurs des insultes faites à la France. À mes yeux ils passent pour de véritables indigènes, et ils doivent subir les conséquences de la guerre qu’ils auront attirée sur ce pays. »

Telle était la réparation que le commandant français exigeait du roi polynésien ; on ne pouvait se montrer plus catégorique. Le consul était chargé d’ajouter verbalement qu’en tout état de cause l’équipage de l’Artémise descendrait en armes le dimanche 14, pour assister à une messe qui serait célébrée au consulat.

Quand cette pièce parvint au palais du gouvernement, la consternation y fut grande. Cependant un sentiment de résignation parut dominer les esprits. Le roi étant absent, il fallut demander quelques jours de délai ; le capitaine Laplace ne les accorda qu’en exigeant un otage. On lui envoya le commandant du fort, personnage très influent ; il se nommait Kanaïna, et passa quelques jours à bord de la frégate. Cet homme paraissait émerveillé de ce qu’il voyait et ne cherchait pas à cacher sa surprise. Les wesleyens avaient, à l’aide d’habiles mensonges, si bien déprécié la France aux yeux des insulaires, que Kanaïna pouvait à peine croire que cette puissance eut autant de canons et de mousquets. Quand on eut déroulé sous ses yeux une carte, et qu’on lui eut fait juger de l’étendue du territoire français, comparé à celui des Sandwich, sa terreur n’eut plus de bornes ; il demandait si vraiment notre roi était fort courroucé contre le sien, et s’il ne pousserait pas plus loin les représailles. On rassura cet enfant de la nature qui portait le plus plaisamment du monde la culotte et les bas de soie ; on lui dit que, si les indigènes reconnaissaient et réparaient leurs torts, s’ils repoussaient désormais les conseils des missionnaires, la chose n’aurait pas pour eux des suites fâcheuses. L’insulaire écoutait tout cela avec intérêt, et chaque soir il rendait compte à la régente de ce qu’il avait vu et appris dans la journée, des manœuvres du bord, de l’exercice à feu qui lui paraissait exécuté à merveille et dont il ne perdait pas un détail.

À terre, les choses suivaient leur cours. Les résidens étrangers, hostiles aux missioniaires, avaient pris la résolution de s’armer en cas d’une rupture, et d’appuyer de toute leur influence des réclamations dont la justice était incontestable. Ainsi le droit et la force se réunissaient en faveur de la même cause. On croyait d’abord que Bingham, dont l’énergie sombre était connue, ne désarmerait pas sans combat ; mais la prudence eut le dessus. Les missionnaires wesleyens, au lieu de lutter, prirent le parti de fuir devant l’orage ; ils quittèrent tous Honoloulou avec leurs familles et leurs effets les plus précieux, et gagnèrent l’intérieur de l’île. Les chefs indigènes furent dès-lors abandonnés à leurs inspirations et à leurs lumières. Le premier effet de cette retraite fut l’élargissement de soixante naturels, détenus dans le fort pour cause de religion : les bons traitemens succédèrent aux outrages, on alla même jusqu’à leur offrir de l’argent comme indemnité. Évidemment la réaction s’opérait.

Enfin le samedi, veille du jour de grace et terme du délai, le gouvernement des Sandwich s’exécuta en tout point. Une double pirogue venait d’arriver de Mawi et d’apporter le consentement du roi à toutes les conditions posées par le capitaine Laplace. Il était deux heures de l’après-midi quand le fort hissa le pavillon français en le saluant de vingt-un coups de canon. Immédiatement ce salut fut rendu par les batteries de la frégate, et les compagnies prirent les armes pour recevoir le gouverneur de la ville, mari de la régente, qui apportait en personne le traité signé par les chefs, et des caisses contenant les 20,000 piastres de garantie. Le gouverneur était revêtu d’un bel uniforme anglais que rehaussaient la culotte et les bas de soie tenue de rigueur aux îles Sandwich ; il s’avança avec calme et dignité vers le commandant, qui l’attendait avec tout son état-major au pied du mât d’artimon. M. Laplace prit le traité des mains du représentant du roi et crut devoir terminer cette négociation par quelques paroles sévères. La bonne harmonie étant ainsi rétablie, le gouverneur visita la frégate, passa l’inspection du matériel et du personnel sous les armes, et, à son départ, fut salué par treize coups de canon.

Le lendemain dimanche, le roi arriva de Mawi avec une escadrille de trois goëlettes, et se rendit à la résidence royale. Le jour même devaient avoir lieu la cérémonie et le spectacle que le commandant français avait promis à Honoloulou. À dix heures du matin, une compagnie de débarquement descendit sur le môle et s’y forma en colonne par sections pour marcher vers l’église. Exécutant d’avance l’une des clauses du traité, le roi avait mis à la disposition des prêtres une fort belle case, qui devait servir à la célébration du service divin. C’est de ce côté que l’équipage de la frégate se dirigea ; la foule était immense. Pour mettre un peu d’ordre au sein de cette multitude, le roi avait envoyé tous les soldats de sa garde, disposés en haie le long du chemin, et contenant les curieux à grands coups de fouet. Ces moyens de police suffisaient à peine pour maintenir le passage libre. On arriva ainsi dans le local qui allait servir de chapelle. Le roi avait eu soin de le faire garnir de belles nattes, et les résidens y avaient envoyé des chaises et des fauteuils. Une assemblée nombreuse remplissait l’enceinte ; des familles protestantes étaient accourues, attirées par la curiosité. Le service divin fut célébré par le jeune abbé Walsh, missionnaire d’origine irlandaise, mais appartenant à la maison de Picpus. La musique de la frégate exécuta pendant l’office divers morceaux religieux, et un grand Te Deum termina la cérémonie.

Les jours suivans furent employés à la conclusion d’un traité de commerce. On devine sans peine qu’il fut dicté par le commandant français : le gouvernement des Sandwich n’était plus en mesure de se défendre, même sur ce terrain. M. Laplace se contenta des conditions que le capitaine anglais Russel avait obtenues pour ses nationaux, et entre autres stipulations il imposa celle de l’admission, au droit de 5 pour 100, des esprits et des vins, jusque-là rigoureusement interdits par les missionnaires. Peut-être aurait-il fallu tenir cette taxe plus élevée, afin qu’un brusque changement de régime ne répandit pas trop rapidement dans ces îles l’usage des spiritueux, si funeste aux peuples enfans. Le roi ne fit d’ailleurs aucune objection ; il souscrivit à toutes les demandes. Il se montrait enchanté que tout fût fini, et se plaisait à se montrer à nos Français dans son uniforme de feld-maréchal, présent du roi d’Angleterre. Sa tournure n’était point empruntée ; il portait fort bien cet habit. Un peu ramassé dans sa taille, il avait une physionomie pleine d’intelligence et un visage moins cuivré que celui de ses sujets. Les officiers de sa cour étaient revêtus de fracs de diverses coupes, français, espagnols et anglais. On ne saurait se faire une idée du maintien aisé et des manières décentes de ces hommes, hier sauvages. Il y a en eux un tact et un sentiment des convenances qui étonnent. Le roi vint visiter la frégate, et y accepta une collation offerte par le commandant. Jamais on ne l’avait vu aussi heureux, aussi gai ; on eût dit qu’il respirait plus à l’aise loin du joug des missionnaires. Il examina en connaisseur les détails d’armement et d’installation, fit sur ces divers objets des observations fort justes, et ne quitta le bord que vers quatre heures du soir.

Pendant le séjour du roi sur la frégate, les marins de l’Artémise eurent tout le temps d’admirer la double pirogue qui l’avait amené, et qui se livrait à des évolutions brillantes autour du bâtiment de guerre. C’était une magnifique barque longue de quarante-cinq pieds et montée par quarante naturels couronnés des plumes jaunes de l’ivi, oiseau charmant, et qui de jour en jour devient plus rare. Les officiers de la pirogue, en uniformes européens, se tenaient à cheval sur une planche garnie de belles nattes qui règne sur toute la longueur Ce contraste des deux costumes était d’un effet singulièrement pittoresque, et le mouvement cadencé des pagaïes rappelait les procédés de navigation que Bougainville et Cook ont si bien décrits. Les extrémités de la barque, en queue de poisson, étaient ornées de nacre de perle et de sculptures à jour. L’ensemble se distinguait par un goût délicat, et cette élégance n’excluait pas la solidité. Cette pirogue ramena rapidement le roi au débarcadère, et peu de jours après l’Artémise quitta cette côte où elle venait de laisser un souvenir durable de notre puissance.

Pour terminer l’histoire de la crise catholique qui a agité l’archipel des Sandwich, il nous a fallu abandonner un instant la Vénus et son itinéraire. Nous retrouvons cette frégate au Kamtschatka, et mouillée dans la baie de Pétropawlowski, vers les premiers jours de septembre. Les sites qui entourent ce bassin ont le charme particulier aux paysages du Nord. Sur une côte fort inégale apparaissent tantôt des promontoires escarpés, tantôt des anses tranquilles qui aboutissent à de jolis vallons. À cette époque de l’année, une végétation magnifique couvre les reliefs et les pentes du terrain. Un ou deux plans de collines verdoyantes semblent s’adosser, à l’horizon, à des sommets volcaniques que couronnent la neige et la fumée. Rien de plus vaste, rien de plus sûr que cette rade ; toutes les flottes du monde y tiendraient à l’aise. Cependant la solitude seule règne dans cet espace ; au mouillage, pas un navire ; à terre, pas une hutte, pas une maison, si ce n’est le village où réside le gouverneur-général du Kamtschatka. C’était alors M. Shakoff, qui se montra animé, vis-à-vis de nos officiers, d’une bienveillance extrême. À peine la Vénus reposait-elle sur son ancre, qu’elle reçut de la part du gouverneur deux veaux, un bateau chargé de saumons, et une grande quantité de légumes de son jardin. Ces procédés ne se démentirent pas, et, pendant le séjour qu’elle fit dans cette baie, l’expédition n’eut qu’à se louer des attentions de toutes les autorités russes.

De ce point du mouillage que l’on nomme la baie d’Avatscha, il était impossible d’apercevoir Pétropawlowski, la capitale du Kamstchtka ; elle était cachée par la presqu’île qui ferme le port. Le mot de capitale est du reste bien ambitieux pour un groupe de petites maisons en bois, couvertes d’herbes sèches et entourées de cours et de jardins palissadés. Une église d’un effet pittoresque occupe le fond même du vallon : elle est desservie par un évêque ou proto-pope. La ville n’a que trois rues dignes de ce nom, et la plus spacieuse aboutit au palais du gouvernement, qui ne se distingue des autres demeures que par son étendue. Les maisons, construites sans alignement suivi ; sont toutes en bois et sans étages ; elles sont faites de troncs d’arbres liés par des entailles et superposés de manière à former les côtés de la maison ; on les recouvre en bardeaux, que l’on tapisse ensuite de joncs. Au milieu de l’aire des habitations, on bâtit en terre ou en briques un énorme poêle qui en chauffe tout l’intérieur au moyen de quelques dispositions ingénieuses. Ces demeures sont divisées en trois ou quatre pièces, l’une pour les filets et les ustensiles de pêche, l’autre qui sert de salon et de salle à manger, les autres de chambre à coucher. Les appartemens reçoivent le jour par une ou plusieurs fenêtres à double châssis garnis de carreaux de verre ou de talc. Une forte odeur de poisson séché, qui envahit jusqu’aux rues, trahit l’occupation des habitans. Pétropawlowski est en effet habité par des pêcheurs ou des chasseurs, et ces deux industries y forment la base des échanges. Le poisson sec, les martes et les autres fourrures y ont cours comme la monnaie ; les marchands du pays comptent par queues de saumons, par peaux de martes, de loutres ou d’hermines, comme ailleurs on compterait par roubles. Du reste, la population ne s’élève guère qu’à six cents personnes, sur lesquelles un tiers se compose d’employés du gouvernement. On y voit aussi des condamnés politiques que la proscription a jetés sur ces tristes plages. Il est aisé de les reconnaître, car leurs visages portent les traces des plus odieux traitemens : les lobes du nez sont fendus avec des ciseaux ou arrachés avec des tenailles. Les Kamtschadales ne semblent admis dans la ville qu’à titre de domestiques ou de miliciens. Au nombre de soixante, ils forment la garnison de Pétropawlowski, et ils ont en outre l’instruction nécessaire pour servir de charpentiers, de forgerons, de marins et d’artilleurs.

Le gouverneur, M. Shakoff, vint, quelques jours après l’arrivée de la Vénus, visiter la frégate et inviter l’état-major à assister aux cérémonies qui devaient consacrer l’anniversaire du couronnement de l’empereur Nicolas. La fête fut aussi belle que le comportait la localité, et la présence de nos officiers en grande tenue lui donna un intérêt de plus. À la suite d’une revue de la garnison, on se rendit à l’église, où le service se fit avec une grande pompe et un grand luxe d’ornemens sacerdotaux en drap d’or et d’argent. La journée s’écoula en surprises et en plaisirs. La fille du gouverneur, à qui le français est familier, fit avec une grace parfaite les honneurs de sa maison. On parcourut d’abord le jardin, qui descend en pente douce vers le port ; un ruisseau le traverse et dans sa course forme plusieurs bassins sur lesquels voguaient des cygnes du Japon que distinguent leurs crêtes charnues. Un monument élevé à la mémoire du navigateur Behring occupe la partie inférieure de l’enclos. Là on présenta à nos officiers deux chefs de Kamtschadales ou taïons dont le type était caractéristique. Ils avaient la figure large, carrée, les yeux petits, les pommettes saillantes, le nez épaté, la bouche grande, les cheveux noirs, plats et fournis. Ces figures, sans être belles, avaient une certaine finesse. Le costume de ces hommes, simple et décent, se rapprochait de celui des Russes ; l’un d’eux portait, sur une redingote verte, un sabre monté en argent, don de l’empereur ; il remit au gouverneur un rapport, ce qui prouve qu’il savait lire et écrire. On les fit parler : leur langage, quoique guttural, n’a rien de rude. Ils dirent en kamtschadale qu’on se souvenait avec reconnaissance dans leur pays que Lapérouse avait le premier fait connaître le sel aux indigènes.

Bientôt un spectacle d’un caractère tout local fut offert à nos marins. C’était un élégant équipage de voyage attelé de six beaux chiens. Un Kamtschadale en costume d’hiver, le bâton ferré à la main, se tenait prêt à partir. Quand on eut examiné l’attelage, il monta sur une selle revêtue de peaux d’ours et donna le signal en criant : khâ ! khâ ! À ces mots, les chiens s’élancèrent de toute leur vitesse, parcoururent une rue inclinée, puis coupèrent une autre rue à angle droit, enfin, après divers détours, remontèrent la colline et revinrent au point de départ. C’était une scène charmante et pleine de nouveauté. Un officier de la frégate ayant témoigné le désir de faire une course, un autre traîneau fut amené et attelé d’une nouvelle meute. Les chiens dressés à cet usage ressemblent aux chiens-loups de nos bergers ; ils ont les oreilles courtes, en forme de cornets, toujours dressées, ce qui leur donne un air éveillé et farouche ; ils sont très haut sur leurs pattes, leur queue est très développée, le poil est long et touffu ; la couleur la plus commune est fauve ou blanche à reflets jaunes. Ces animaux vivent toujours en plein air, attachés deux à deux, et ils font dans la terre des trous, où ils logent une partie de leur corps ; on les nourrit de poisson salé, souvent pourri, qui leur est distribué deux ou trois fois par jour. Aucun service n’est plus précieux que le leur ; en voyage, ils font six milles à l’heure, et près de soixante milles dans leur journée. Dans ce cas, on ne leur donne à manger qu’une seule fois et lorsque la course est finie. Pour une longue route, il faut plusieurs attelages, afin que ces animaux puissent se reposer un jour sur deux. Les équipages des traîneaux se composent de cinq, dix et jusqu’à vingt chiens ; le prix du loyer est de quatre centimes par attelage de cinq chiens et par chaque verste de parcours pour les courriers du gouvernement, et de huit à douze centimes pour les autres voyageurs. Les chiens sont ordinairement attelés deux par deux ; quelquefois on en place un en volée ; le mode d’attelage est un collier en lanières de cuir assez léger pour ne pas gêner les mouvemens. Lorsqu’un équipage est attaqué par un ours, il suffit de dételer les chiens pour qu’ils viennent à bout de l’agresseur, mais, gênés par les harnais, quelquefois ils succombent. Quant aux traîneaux, ils sont de diverses formes et de différentes grandeurs, les uns pour une personne, d’autres pour deux, trois, quatre et jusqu’à six personnes ; d’autres, enfin, ne sont destinés qu’au transport des marchandises. À l’aide du bâton dont il est armé, le conducteur dirige le tout, change de direction ou imprime des mouvemens obliques. Cette manière de voyager est la seule qui soit usitée dans la partie méridionale du Kamtschatka ; les attelages de rennes ne se trouvent que plus au nord, et ici, d’ailleurs, les chiens les remplacent avec beaucoup d’avantage.

Ainsi se passa le séjour de la Vénus dans les eaux de Pétropawlowski, au milieu de prévenances et de fêtes. Le capitaine du Petit-Thouars ne voulut pas être en arrière de politesses, et reçut à son tour à bord de la frégate le gouverneur, l’état-major russe et les chefs kamtschadales. On se mit à table, et pendant le repas la musique exécuta quelques airs des opéras nouveaux. Deux toasts furent portés : l’un à l’empereur de Russie, l’autre au roi des Français, et une salve de vingt-un coups de canon les salua tous les deux. Après le repas, les chefs kamtschadales demandèrent à être introduits ; chacun d’eux apportait son présent, l’un un bois de renne, l’autre des cornes d’argalis ; en retour, le commandant français leur donna des instrumens aratoires et à chacun un fusil à deux coups. Ces cadeaux les comblèrent de joie, et le plus jeune crut devoir témoigner sa reconnaissance en exécutant une danse nationale qui divertit beaucoup les convives. Ce prince kamtschadale était vêtu d’une robe de fourrure de peaux de rennes qui tombait à mi-jambe ; des manches longues et un capuchon s’adaptaient à ce vêtement, orné à toutes les extrémités d’une bordure artistement tissue et brodée en poils de diverses couleurs ; une ceinture décorée de la même manière et fixée par une agrafe en ivoire de lion de mer complétait cet ajustement ; des bottes en peau de renne, remontant au-dessus des genoux, lui servaient à la fois de pantalon et de chaussure. Ainsi accoutré, il se mit à exécuter sa pantomime, qui figurait une scène d’amour entre deux ours. Il paraît que c’est une danse de caractère fort appréciée dans le pays. Du reste, le prince indigène s’en tira au mieux ; son vêtement prêtait à l’illusion ; les gestes, les grimaces, les contorsions, les poses achevaient de rendre la scène plus bouffonne.

Ces Kamtschadales sont de très hardis chasseurs ; ils poursuivent au milieu des neiges les rennes et les argalis, les ours, les renards et les loups dans les contrées moins froides. Ils expédient chaque année leurs pelleteries et leurs fourrures sur les marchés de Moscou et de Saint-Pétersbourg, ou dans les ports de la Chine les plus voisins. La bête la plus abondante, c’est l’ours ; on en trouve peu de noirs, mais beaucoup d’un brun fauve à reflets jaunes ou blancs. Les ours vivent sur le bord des rivières et dans des marais, où ils se nourrissent de poissons qu’ils savent pêcher à merveille. Quand le poisson est gros, l’ours le poursuit et parvient à le happer ; mais, s’il faut en croire quelques récits, l’animal use vis-à-vis du frêtin d’un stratagème fort singulier. Il se place sur l’un des bords de la rivière, le corps plongé à demi dans l’eau, en ayant soin de hérisser ses poils. Trompés par l’apparence, les petits poissons croient voir de longues herbes, et viennent se loger dans les fourrures de l’animal. Quand l’ours suppose que sa nasse est garnie, il se retire doucement pour ne pas effaroucher sa proie, secoue vivement sa robe et jette ses hôtes sur la plage, où il les dévore. Ce procédé ressemblerait à celui qu’emploient le fourmilier, l’iguana et le crocodile, quand ils offrent leur langue comme un appât à des légions d’insectes, pour la retirer au moment où elle est suffisamment chargée. Cependant la pêche de l’ours est encore plus extraordinaire, et peut-être faut-il se tenir sur la réserve jusqu’à vérification plus complète.

La chasse de l’ours est l’une des passions des habitans de Pétropawlowski. C’est le long des rivières et dans les endroits marécageux qu’on en rencontre le plus. On va s’y mettre à l’affût, ou bien on suit la bête à la piste, qui est fort aisée à reconnaître. Les chasseurs sont ordinairement armés de deux fusils à un coup qu’ils ajustent sur une fourche, afin de rendre le tir plus assuré. Si cette double décharge ne suffit pas, il ne reste plus au chasseur qu’à attendre la bête, qui revient toujours sur lui quand elle est blessée. Alors tout dépend de la manière dont l’homme se servira de la crosse de son fusil : s’il a l’adresse de frapper violemment l’ours sur le museau, celui-ci tombe mort ou étourdi, et il est facile de l’achever ; mais, s’il manque cet endroit vulnérable, l’animal se précipite sur son agresseur, et entame une lutte corps à corps qui se termine presque toujours par la mort de l’homme. Cependant on cite des Russes qui sont sortis mutilés mais victorieux de ces combats terribles. C’est toujours un moment fort dur à passer, et il est plus prudent de ne pas courir une telle chance.

L’hiver est très rigoureux au Kamtschatka, et cependant c’est l’époque où les communications sont le plus actives, car la neige rend le traînage possible. Le gouverneur profite de cette saison pour faire ses tournées et envoyer des officiers en inspection ; le protopope se met aussi en route et va rendre visite aux membres de son clergé. Avant d’entreprendre ces voyages, les Kamtschadales examinent le temps avec un soin particulier, et se trompent rarement sur les pronostics. Sans ces précautions, ils risqueraient d’essuyer ces tempêtes de neige si redoutables dans les hautes latitudes. Quand ils sont surpris par une de ces tourmentes, ils s’arrêtent et se laissent enterrer en se garantissant de leur mieux. La bourrasque une fois passée, ils se dégagent et poursuivent leur route ; mais souvent ils périssent enfouis et surpris par l’engourdissement. Dans ces ouragans, la ville de Pétropawlowski disparaît quelquefois tout entière ; la neige s’élève jusqu’au sommet du clocher de l’église. Pour rétablir les communications et aérer les logemens, il faut pratiquer d’énormes tranchées. Quand cette neige fine commence à tomber, les habitans ne peuvent marcher qu’en se garnissant les pieds de larges raquettes, qui par leur surface les empêchent de s’abîmer et de disparaître.

Après une station de trois semaines, la Vénus quitta ces parages pour gagner le port de Monterey en Californie. Chez quelques matelots, des plaies provenant d’accidens avaient pris un caractère scorbutique, et pour les guérir il fallait l’air du rivage. C’est à Monterey qu’on les soigna dans une maison qui servit à la fois d’ambulance et d’observatoire. La frégate manquait de biscuit ; on mit les bras du pays à contribution, on alla à la recherche des farines, même dans des fermes éloignées, pour obtenir un ravitaillement incomplet. Pour avoir de l’eau, il fallut affréter un petit navire qui alla en charger dans un établissement voisin. Telle était la situation de Monterey, capitale de la haute Californie. Des révolutions successives ont ruiné ce comptoir, jadis florissant. Aujourd’hui, il se compose de quarante ou cinquante maisons blanchies à la chaux, véritables huttes couvertes de joncs et de branches d’arbres. Autour de ces habitation point de jardins, point de cultures, le sol y est encore ce que la nature l’a fait ; l’indolence des naturels et l’inertie des gouvernemens laissent en friche un territoire qui ne demanderait qu’à produire. Quand la Vénus mouilla à Monterey, la haute Californie, bouleversée de fond en comble par soixante ou quatre-vingts aventuriers américains ou espagnols, riflemen ou rancheros, venait de se déclarer indépendante du Mexique, et telle est la force de l’état mexicain, que le pouvoir central avait dû s’incliner devant le fait accompli. Un ancien employé des douanes nommé Alvarado était gouverneur de Monterey. Il se montra fort empressé vis-à-vis de l’expédition, et envoya quelques paniers de raisin à bord de la frégate. Du reste, dans tous les troubles du haut Mexique et de la haute Californie, il faut voir la main des États-Unis, qui cherchent à s’assurer quelques ports et quelques comptoirs sur l’océan Pacifique. Les aventuriers ouvrent la marche ; mais le gouvernement les appuie avec cette persévérance qui caractérise la race des Américains du Nord. C’est ainsi que se forment peu à peu de nouveaux états qui prennent place à leur tour dans cette vaste fédération républicaine. Déjà les colonies d’origine espagnole ne savent plus se défendre contre ces empiétemens ; les Russes seuls se maintiennent dans l’établissement de la Bodega, et convoitent, avec celui de San-Francisco, le riche bassin qui s’étend sur les deux rives du Sacramento.

Les deux Californies comptaient autrefois des missions d’Indiens organisées dans le genre de celles du Paraguay, et dont plusieurs avaient atteint un haut degré de prospérité. Aujourd’hui, toutes ces fondations ont disparu ou sont en complète décadence. La plus florissante était celle de San-Carlos que M. du Petit-Thouars visita pendant son séjour à Monterey. La solitude des lieux et l’état de ruine des constructions y attristent maintenant le regard. La campagne environnante, jadis couverte de riches moissons, offre le spectacle d’une stérilité complète. Par l’aspect des bâtimens, on peut se faire une idée de l’importance qu’avait autrefois cette exploitation. Ils se composent d’une vaste cour bordée sur trois côtés de logemens à l’usage des travailleurs : l’église est dans l’un des angles ; les granges, les greniers et les magasins occupent le reste du pourtour. Tout cela est en grande partie abandonné ; les chambres sont sans portes et sans toitures, les greniers sont sans récoltes. Deux ou trois familles d’indiens habitent seules les masures qui entourent la mission ; ils vivent de coquillages et de glands de chênes qu’ils écrasent entre deux pierres, et dont ils font une espèce de pain. D’autres Indiens sont moins heureux encore ; errant sur le rivage de la mer, ils se nourrissent de coquillages, entre autres de l’haliotis géant, dont la chair savoureuse est renfermée dans une belle écaille diaprée, et de larges patelles qui abondent sur les roches de cette côte. Quand la pêche ne suffit pas, ces nomades ont recours à la chasse, et y emploient mille stratagèmes ingénieux. Voici celui qu’ils ont imaginé pour chasser les daims. Ils se revêtent d’une peau de cerf garnie de son bois, et se rendent dans des clairières où l’herbe de moutarde est parvenue une certaine hauteur. Là, cachés à demi, ils agitent les bois qui surmontent la dépouille de l’animal, imitent à s’y méprendre les mouvemens du cerf au pâturage, et vont jusqu’à en contrefaire le cri avec une grande vérité. Les troupeaux de cerfs et de daims accourent, et bientôt se trouvent à une petite portée des flèches. Le chasseur les ajuste alors un à un, et le grand talent consiste à toucher la bête au cœur, de manière à ce qu’elle tombe raide morte, et ne trouble en rien la sécurité des autres. Quand on la blesse seulement, elle fuit et entraîne la bande entière.

Les officiers de la Vénus trouvèrent chez les habitans de Monterey un fort aimable accueil. Un bal fut donné en leur honneur ; les notabilités du lieu se firent un devoir d’y paraître. Cette population est d’ailleurs vive, enjouée et bienveillante ; un sentiment profond d’égalité y domine : point d’étiquette, point de distinction de classes. Il serait difficile, en effet, au milieu du croisement des familles, d’établir la moindre catégorie. Parmi les deux cents ames qui peuplent Monterey, il y a des créoles issus d’Espagnols et de femmes indigènes, des étrangers venus de tous les points du globe, des Écossais, des Irlandais, des Américains, des Français, qui ont pris là des femmes métisses ou blanches, et ces races se sont croisées de telle sorte, qu’aujourd’hui l’identification en est complète. C’est ce qui compose à Monterey la société de la gente de razon, les gens raisonnables, comme il faut ; viennent ensuite les Indiens convertis que l’on nomme christianos, et les Indiens idolâtres qui sont les gentiles. Le bal qui fut donné aux officiers de la frégate se composait des personnes de la gente de razon. Les femmes de cette classe sont d’une taille moyenne, ont le teint brun, de belles dents, de magnifiques cheveux noirs. Elles ont adopté, pour leur costume, les modes européennes, modifiées par le goût espagnol. Les hommes ont en général un air de distinction, et dans les traits cette régularité qui appartient au type espagnol. Quant aux Indiens, ils ont des figures repoussantes, le teint fuligineux, des cheveux noirs et plats, les pommettes saillantes, la bouche énorme, enfin une intelligence à peine au-dessus de celle de la brute. Leurs compagnes ne sont pas mieux partagées sous ce rapport, et les deux sexes ajoutent à cet ensemble de dons extérieurs une saleté repoussante. La principale industrie de ces indigènes consiste dans la fabrication de paniers d’un tissu si serré, qu’ils tiennent l’eau ; ils s’en servent pour faire cuire leurs alimens. Ils travaillent aussi avec un art infini des coupes élégantes qu’ils revêtent de coquillages nacrés, et qu’ils ornent des plumes noires choisies dans les huppes de la perdrix de Californie. Les Indiens excellent de leur côté dans la préparation des arcs et des flèches. Ils renforcent l’arc par un nerf de cerf très artistement uni au bois, et tendent l’arme dans le sens opposé à la courbure. En guise de carquois ils se servent d’étuis faits en peaux de lièvres et de renards, qu’ils ornent toujours de grains de verre et de petits coquillages.

Après diverses relâches dans les ports de la haute et basse Californie, la Vénus parut au mouillage de Mazatlan, dont la destinée forme un contraste complet avec celle de Monterey. Pendant que ce dernier comptoir allait dépérissant, Mazatlan réalisait en très peu d’années une belle fortune commerciale. En 1828, on y voyait à peine quelques huttes misérables habitées par des pêcheurs ; aujourd’hui c’est devenu une ville de cinq mille ames, un entrepôt important. C’est là que viennent déboucher désormais une grande partie des richesses minérales du Mexique, l’or, l’argent et le cuivre de huit districts, enfin des bois de teinture qui font l’objet d’une exploitation récente. Les habitations de Mazatlan ne sont pas à la hauteur de sa situation actuelle ; il est aisé de voir que la prospérité a pris cette ville au dépourvu. À peine peut-on citer sept ou huit habitations de quelque importance ; le reste ressemble aux chaumières d’un hameau. Celles qui bordent la plage reposent sur le sable, et pour aller de l’une à l’autre, comme pour arriver à la rue principale, on est obligé de marcher dans une arène mouvante. Le comptoir n’en est pas moins riche et florissant ; des maisons importantes s’y sont fixées et en ont fait le siége de vastes opérations. Cette population, d’origine espagnole, est mêlée de quelques négocians étrangers. Elle fit à la Vénus un accueil qui laissa chez nos marins de longs souvenirs. Les bals, les fêtes, les réunions, les dîners se succédaient sans relâche. Pour répondre au vœu des habitans, il avait fallu rapprocher la frégate du port et la conduire au mouillage de l’île de Creston. Elle y reçut des visites qui ne cessèrent qu’au jour du départ.

Il est impossible de suivre la Vénus dans toutes les échelles du Mexique : à San-Blas, ville en décadence et ravagée par des fièvres intermittentes ; à Acapulco, où arrivait autrefois le célèbre galion des Philippines, et dont la baie est une des plus sûres qui existent dans cette zone. La frégate revit encore le Pérou et le Chili, où elle procéda aux grosses réparations dont elle avait besoin. À Valparaiso, le capitaine du Petit-Thouars fut invité à une chasse au condor, ce destructeur des troupeaux, et il donne de curieux détails sur ces parties de plaisir.

Le condor, le plus grand des oiseaux de proie, est originaire des Andes et se tient ordinairement au-dessus de la limite extrême de la végétation. Au Chili, il a de quinze à vingt pieds d’envergure ; son plumage est noir, la peau de sa tête a un aspect hideux ; elle est ridée, ainsi qu’une partie du cou, et couverte d’un poil noir et rare ; un collier d’un beau duvet blanc la sépare de la partie emplumée du cou. Le bec du condor est terrible ; ses serres sont puissantes, mais pas au point de pouvoir enlever des bestiaux, comme l’ont prétendu quelques voyageurs. Le condor recherche les animaux qui viennent de naître, les tue et les dévore, si la mère ne veille pas sur eux. Lorsque la curée est belle et la besogne difficile, ils se mettent plusieurs pour l’achever. Ainsi on raconte que, sur les Andes, un veau de cinq à six mois fut attaqué par trois condors. Ils fondirent sur lui d’une manière furieuse : deux le prirent de front, tandis que l’autre l’inquiétait par derrière. À coups de bec, les premiers lui crevèrent les yeux, et l’animal tomba ; ils l’achevèrent à coups d’ailes, et le firent disparaître avant qu’on eût pu venir au secours du pauvre animal.

On conçoit quel intérêt ont les éleveurs de bestiaux à diminuer le nombre de ces oiseaux féroces ; mais comment s’y prendre ? Les condors nichent sur des rochers escarpés où il est impossible d’aller détruire leurs œufs, et ils ne se laissent jamais approcher à portée de fusil. Il ne reste donc plus qu’à organiser contre eux des battues. Voici quels moyens on emploie. Sur un lieu élevé et préparé à l’avance, on dépose le corps d’un cheval écorché. Autour de ce cadavre est construite une enceinte circulaire de six mètres de rayon, bordée de pieux que l’on enfonce en terre très près les uns des autres, en ménageant une porte d’un mètre de largeur sur autant de hauteur. Quand la proie commence à entrer en putréfaction on peut apercevoir des bandes de condors planer autour de l’enceinte. C’est le moment pour les chasseurs de se rapprocher du lieu de l’action. Une cabane recouverte de ramée a été préparée ; ils s’y tapissent en se dérobant aux regards. De là on peut, pendant des heures entières, voir ces hideux oiseaux, dont le nombre augmente à chaque instant, décrire dans le ciel des cercles infinis, attirés vers le cadavre par l’odeur qui s’en exhale, et s’en éloignant à cause de l’appareil suspect qui l’entoure, partagés entre le désir de faire un bon repas et la crainte que ce plaisir ne leur soit fatal. Ils descendent ainsi presque jusqu’à terre et se relèvent au plus haut des airs, toujours excités et toujours contenus. Enfin peu à peu l’odeur les enivre, et dès qu’un des leurs, moins expérimenté ou plus affamé que les autres, s’est abattu sur la proie, les autres le suivent à l’instant même. On ferme alors la porte de l’enceinte au moyen d’une corde qui a été disposée à cet effet, et tout le bataillon se trouve ainsi prisonnier. Il n’est pas rare de voir jusqu’à trente condors traqués et rassemblés dans un pareil piége.

Une fois qu’ils ont commencé leur festin, on peut s’approcher sans crainte ; l’oiseau est tout entier à sa besogne, il ne s’effarouche pas ; il se contente de fixer sur les curieux son œil noir et perçant et ne songe pas à quitter ce charnier, il ne le pourrait pas d’ailleurs dès qu’il s’est gorgé de nourriture : pour reprendre son vol, il faudrait qu’il pût courir pendant quelques pas, et les pieux l’en empêchent. La porte de l’enceinte lui fournit seule une issue, et c’est là que les chasseurs l’attendent. Armés de bâtons ferrés et disposés sur deux rangs, ils assomment les condors qui se présentent au passage ; d’autres chasseurs attendent plus loin avec des fusils ceux qui pourraient s’échapper. La porte est entr’ouverte de manière à n’en laisser sortir qu’un ou deux à la fois, et, quand ceux-ci sont expédiés, on passe à d’autres. Tous y succombent, mais non sans faire une vigoureuse résistance. Les condors se défendent à coups de bec et à coups d’ailes, et, si l’on manque d’agilité ou d’adresse, on peut recevoir une blessure grave et ne sortir de là qu’avec un membre brisé. Les dames assistent parfois à cette chasse ; mais elles ont le soin de se tenir à l’écart. C’est d’ailleurs une véritable tuerie, et, à la fin de la journée, le champ est jonché de morts. Les fermiers qui élèvent des bestiaux multiplient ces expéditions et se délivrent ainsi de leurs terribles ennemis.

Dans la zone qu’embrassait alors la croisière de la Vénus se trouve l’île de Pâques, limite extrême du monde océanien, et que visitent fort peu de navigateurs. La frégate s’y rendit pour exécuter quelques relèvemens à la voile. Quand on jette un coup d’œil sur la carte et qu’on y voit cet écueil isolé sur une mer presque sans bornes, on se demande par quels moyens il a pu se peupler, et si c’est bien à l’aide de leurs frêles pirogues que les naturels ont affronté l’immensité de l’Océan. La moindre distance du continent est de six cents lieues, et du côté des groupes polynésiens on en compte quatre cents. Encore n’existe-t-il dans cette direction que d’autres îlots sans importance, derniers satellites du groupe de Pomotou, tels que Pitcairn, Ducie et les Gambier. Cependant l’île de Pâques renferme une population évidemment d’origine polynésienne. L’aspect du sol accuse une origine ignée, mais des sommets arrondis et une grande étendue de terrains meubles assignent une date ancienne à ces bouleversemens. Avec des lunettes d’approche, on pouvait distinguer les monumens étranges et plusieurs fois remarqués de cette île. Ils consistent en blocs d’une couleur foncée et à forme pyramidale, et couronnés par des chapiteaux en pierre blanche. Ces blocs, disposés régulièrement, ont été évidemment érigés par la main des hommes, et ont servi sans doute à indiquer des sépultures. Aujourd’hui cette tradition semble tout-à-fait perdue, et les naturels ne savent rien au sujet de la destination de ces informes monumens. Tout le rivage de cette île offre des débris semblables. Le plus remarquable est une sorte de temple que l’on découvre sur la côte occidentale, avant d’arriver à la baie de Cook. Il consiste en une plate-forme en pierre, sur laquelle reposent quatre statues rouges symétriquement placées, dont les sommets portent encore des blocs d’une blancheur éclatante. Sont-ce là des temples ou des cippes ? Il est difficile de s’en assurer.

Pendant que la frégate exécutait ces évolutions autour de l’île ; cinq pirogues se détachèrent du rivage ; dix insulaires les montaient, et dans chacune d’elles se trouvait une femme. Tout ce monde s’élança fort hardiment sur le pont, et comme des personnes habituées à de pareilles aventures. Gais et familiers, les visiteurs se mirent sur-le-champ à danser, à exécuter une foule de gambades. Les hommes demandèrent à être rasés, et on leur rendit ce service : ils n’avaient pour tout vêtement que le maro, témoignage de pudeur que l’on trouve chez les peuples les plus sauvages. On fit cadeau à l’un d’eux d’une casquette et d’un col ; il s’en para sur-le-champ et se promena fièrement sur le pont, en s’admirant comme s’il eût été richement habillé. Du reste, ils ne voulurent ni boire ni manger, et parurent faire peu de cas des couteaux et des ciseaux ; ils préféraient les miroirs et les mouchoirs de couleur. Au bout de quelques minutes de séjour à bord, les instincts de vol se réveillèrent parmi eux, et l’un d’eux déroba avec une adresse toute particulière une cravate rouge qui appartenait à un matelot. Lorsqu’on la lui fit rendre, il ne témoigna ni humeur ni surprise d’être découvert, et recommença un instant après son entreprise, espérant être plus heureux.

Les femmes qui montèrent à bord de la frégate étaient toutes très jeunes. Plus petites que les hommes et un peu plus blanches, elles avaient une physionomie agréable, des yeux vifs, de belles dents, et de longs cheveux assez malpropres qui flottaient sur leurs épaules. Elles étaient d’ailleurs, comme les hommes, dans le costume le plus simple : leur toilette consistait en une ceinture en cheveux, roulée comme une corde, et servant à fixer un bouquet d’herbes qui couvrait à peine leurs charmes les plus secrets. Les hommes étaient tatoués à la façon polynésienne ; les femmes l’étaient également autour de la bouche, sur le front, près de la racine des cheveux ; sur le devant des cuisses, ce tatouage avait toute l’apparence d’un tablier bleu. Ces beautés sauvages avaient évidemment été amenées à bord pour un trafic galant, et tout prouve qu’elles ont contracté l’habitude de ce commerce, exercé au large, avec les équipages des baleiniers qui passent devant l’île. La tenue sévère d’un bâtiment de guerre leur prouva qu’elles en seraient cette fois pour leurs avances, et ce désappointement fit naître parmi elles un embarras qui n’était ni sans pudeur ni sans grace. Pour les mettre plus à l’aise, on leur demanda une danse, et elles exécutèrent avec leurs compagnons une sorte de menuet qui était fort léger de dessin et de caractère. Après ce divertissant spectacle, la frégate, qui avait un instant suspendu sa marche pour opérer quelques relèvemens, déploya de nouveau sa voilure, et il fallut donner congé aux visiteurs. Le mouvement de retraite se fit le plus simplement du monde ; tous, hommes et femmes, se jetèrent à la mer, et regagnèrent leurs pirogues à la nage.

Ces insulaires venaient de partir, et la frégate faisait route à l’ouest avec une très grande vitesse, lorsque des cris s’élevèrent du sein de la mer. On regarda : c’étaient deux hommes qui semblaient se soutenir avec peine sur l’eau au moyen des débris d’une barque brisée, et qui se dirigeaient vers le navire. On envoya un canot pour les recueillir ; mais quelle fut la surprise de nos marins lorsque, arrivés à une moindre distance, ils reconnurent que ces sauvages se promenaient à cheval sur un rouleau de joncs de la forme d’une gerbe de blé, et apportaient à bord de la frégate des bananes, des patates et des ignames, enfermés dans des roseaux ! Une fois sur le pont du bâtiment, ils se livrèrent au même manége que ceux qui venaient de le quitter, et insistèrent pour que l’équipage vînt les visiter dans leur île, où l’attendaient toutes sortes de provisions et des femmes charmantes, dont ces proxénètes proposaient les faveurs à l’aide d’une pantomime qui ne laissait pas de prise à l’équivoque. On eut beaucoup de peine à se débarrasser de ces nouveaux hôtes ; ils se riaient des menaces, et ne se décidèrent à partir que lorsqu’on eut jeté leurs paquets de joncs à la mer. Alors ils prirent le même chemin que leurs nacelles, et, après les avoir de nouveau enfourchées, ils se dirigèrent vers leur île.

La Vénus allait ainsi d’une terre à l’autre, cherchant partout des observations à faire, des renseignemens à recueillir. Une belle étude sur les Galapagos, groupe assez peu connu, se rattache à cette époque du voyage ; mais il faut se hâter de franchir cette série de travaux pour arriver aux îles Marquises et aux îles de la Société, qui désormais intéressent la France d’une manière directe. Ce fut au mois d’août 1838 que le capitaine du Petit-Thouars se présenta devant l’île Magdalena, la plus méridionale des Marquises. Il eut avec les indigènes quelques communications à la voile, et dès l’abord il fut facile de voir que, dans leur contact avec les baleiniers, ces peuples avaient perdu presque toute l’originalité de leur caractère. Plusieurs d’entre eux parlaient un fort mauvais anglais, et montraient, avec un certain orgueil, des certificats qui leur avaient été délivrés par des capitaines marchands. Rien n’est plus hideux que la nudité à demi cachée sous des guenilles ; mieux vaut le sauvage que cette espèce de demi-civilisé. Déjà l’on peut juger quels ravages a faits parmi eux l’influence de maladies que les navigateurs y ont importées ; presque tous les naturels qui parurent le long de la Vénus étaient couverts de tumeurs scrofuleuses et d’ulcères d’un aspect repoussant. Cette première impression n’était pas à l’avantage des îles Marquises, et ne justifiait guère le nom que Mindana leur a donné, il y a près de trois siècles.

La frégate ne fit que passer devant les îles Hood, San-Pedro et la Dominica. Près de cette dernière île, des pirogues vinrent encore accoster le bâtiment pour offrir aux équipages, suivant l’usage polynésien, des provisions et de jolies femmes. Ces insulaires avaient à peine un vêtement complet entre eux tous ; l’un portait un fragment de chemise, l’autre un méchant pantalon, celui-ci une casquette ; celui-ci une veste, quelques-uns une cravate, d’autres enfin le maro, l’indispensable vêtement. Sur la frégate se trouvaient deux missionnaires catholiques, MM. Devaux et Borghella, qui se rendaient aux Marquises avec l’intention de s’y fixer. Les naturels offrirent de les conduire sur l’île Dominica, la plus importante et la plus fertile de l’archipel. Il y eut chez les deux prêtres un instant d’hésitation ; mais ils pensèrent qu’il valait mieux suivre la frégate jusqu’au mouillage, afin de profiter de l’ascendant qu’exercerait notre pavillon sur les tribus voisines. On cingla donc vers la baie de Madre-de-Dios, sur l’île Christina ou Tahou-Ata, et à l’aide de deux pilotes anglais, Robinson et Tom Collins, la Vénus y laissa tomber l’ancre le jour suivant. À peine les premières dispositions étaient-elles prises que l’on vit arriver le roi. Il se nommait Youtati ou Yotété. C’était un vrai sauvage, presque noir, nu et tatoué des pieds à la tête, d’une taille colossale. Les guerriers qui l’accompagnaient étaient, comme lui, tatoués à plusieurs couches, et ne lui cédaient en rien pour la puissance des formes. Yotété se présenta d’une manière fort naturelle et comme un homme habitué au commerce des Européens. La frégate parut l’intéresser beaucoup, et, quand on lui annonça qu’il serait honoré à son départ d’un salut de quatre coups de canon, il parut enchanté de cette marque de déférence ; seulement il insista pour que les salves eussent lieu devant lui, et il fallut le satisfaire moitié en tirant deux coups avant, deux coups après son embarquement. Quant au premier ministre, il eut aussi un caprice, celui de mettre le feu aux canons ; on procura ce plaisir à son excellence.

Dès ce moment, les relations les plus familières s’établirent entre le roi Yotété et le capitaine du Petit-Thouars. Sa majesté fit élection de domicile sur la frégate. Elle arrivait le matin de fort bonne heure, déjeunait avec le commandant, retournait à terre après son repas, et revenait très ponctuellement à l’heure du dîner. Cela faisait désormais partie des prérogatives de la couronne. Le premier ministre croyait de son devoir de ne pas abandonner son souverain dans l’exercice de ses fonctions, et il paraissait chaque jour en même temps que lui, s’asseyait à la même table, se livrait aux mêmes occupations. Ainsi M. du Petit-Thouars eut constamment pour convives ces deux géans tatoués, complètement nus, et doués l’un et l’autre d’un appétit remarquable. Le commandant se prêta gaiement à ce rôle d’amphitryon, et ne négligea rien pour laisser dans l’esprit de ces sauvages une bonne idée de l’hospitalité française. Le roi ayant demandé un nouveau salut d’artillerie, l’officier s’y prêta et y ajouta quelques fusées et chandelles romaines, qui eurent un prodigieux succès. De son côté, le digne souverain prodiguait les témoignages de bienveillance ; il voulut que, selon l’usage polynésien, il y eût entre le capitaine et lui un échange de noms : ainsi du Petit-Thouars fut Yotété, Yotété fut du Petit-Thouars, et parmi les droits attachés à ce troc figurait en première ligne celui de disposer de la reine. Le commandant n’abusa pas de ses priviléges : il opposa une discrétion exemplaire à une telle générosité. Cependant la reine semblait toute prête à subir les conséquences de la transaction qu’avait passée son noble époux ; elle se rendit à bord dans un costume qui trahissait des projets de séduction. Ses cheveux avaient été relevés avec soin sous une espèce de réseau en étoffe de tapa qui avait la finesse d’une gaze ; une robe de mérinos vert-pomme lui donnait un air conquérant, quoique les jambes et les pieds fussent nus, et un manteau de tapa jeté négligemment sur le tout complétait cette merveilleuse toilette. C’était, du reste, une grosse femme, à qui des habitudes sédentaires rendaient la locomotion difficile ; elle paraissait avoir de l’embarras à se tenir debout, et peut-être se fût-elle mieux tirée d’affaire à quatre pattes que sur ses deux jambes. Le roi avait aussi, pour ce jour-là, endossé son grand costume. Il portait les cheveux liés en touffes sur le sommet de la tête ; un immense maro, dont les bouts pendaient jusqu’à terre, lui couvrait la ceinture et les hanches ; les épaules et le buste étaient drapés dans un manteau de molleton, qu’il portait avec une certaine dignité. Dans cette visite d’apparat, le capitaine offrit à sa majesté quelques cadeaux qui parurent lui faire un grand plaisir, entre autres un sabre à fourreau doré, dont le ceinturon se trouva être d’une dimension trop petite pour faire le tour du colosse. La reine eut aussi son présent : un rideau ponceau, en cotonnade croisée, fut pour elle une bonne fortune ; elle y ajouta un pain qu’elle déroba en passant devant le four, et s’en retourna heureuse comme un souverain qui n’a pas perdu sa journée.

Durant son séjour dans cette baie, M. du Petit-Thouars voulut pourvoir à la sécurité des deux missionnaires qu’il allait déposer sur le rivage, et il entama à ce sujet des négociations. Le roi accueillit cette ouverture avec empressement ; il offrit un terrain et un emplacement pour bâtir une case aux missionnaires, et mit en attendant à leur disposition une partie de son palais. Malgré les dangers réels qui les menaçaient au sein d’une peuplade connue par sa cupidité et sa perfidie, MM. Devaux et Borghella se décidèrent à tenter la conversion de ces insulaires ; ils acceptèrent ce que Yotété leur proposait. On trouva une mission suffisamment grande et en assez bon état ; des cocotiers, des arbres à pain, l’entouraient ; le jardin était vaste, et on eut soin de le clore par un mur en pierres sèches. M. du Petit-Thouars remit aux deux prêtres une collection de plantes potagères ; on sema du café, on planta de petits orangers apportés du Chili ; enfin on chercha à installer la mission naissante aussi commodément qu’on le put. Il existait sur le même point une église rivale, fondée sans succès et sans résultat apparent par la société biblique de Londres. Les apôtres catholiques espéraient être plus heureux. Ils ne parlaient pas la langue du pays, mais l’île était pleine de déserteurs de toutes les nations et d’Européens établis ; les interprètes officieux ne pouvaient pas leur manquer.

Le roi Yotété allait ainsi au-devant des désirs de son hôte : il voulut également lui faire les honneurs de son village et de son palais. Le village se compose de trente ou quarante cabanes dispersées sur la plage et renfermant une population de cent cinquante ames. Quant au palais, c’est une grande case de vingt mètres de long sur quatre ou cinq de large, élevée sur une plate-forme rectangulaire. Construite en bambous et située près du rivage, cette habitation jouit à la fois de la brise de mer et de la fraîcheur des grands arbres qui l’ombragent. Le chef sauvage se montra, à cette occasion, en fonds de générosité, et offrit au capitaine un diadème en plumes de coq d’un fort joli goût ; en même temps il le fit saluer de toute son artillerie, qui consiste en une caronade à demi enterrée sous le sable. C’était faire royalement les choses ; il est vrai qu’en homme avisé il sut se ménager des dédommagemens. En effet, le soir même Yotété alla dîner à bord de la frégate, et, avec la finesse qui caractérise ces races, il parla d’un bel uniforme à grosses épaulettes qu’il avait reçu du capitaine anglais Bruce. « Celui-là, ajouta le rusé sauvage, je le réserve pour monter à bord des vaisseaux de la Grande-Bretagne ; je n’en ai donc point que je puisse revêtir pour me rendre convenablement à bord des bâtimens de guerre français. » L’argument était puissant et direct ; M. du Petit-Thouars s’exécuta : il offrit un uniforme à son ami Yotété ; mais les rois des îles Marquises n’estiment pas les présens incomplets, et, pour rendre sa majesté tout-à-fait heureuse, il fallut y ajouter une chemise et un pantalon. Alors le noble souverain ne se posséda plus ; il se promena fièrement, se regarda dans toutes les glaces, fit venir son premier ministre pour lui donner la satisfaction de l’admirer, se montra à l’équipage pour voir quel effet produisait son nouveau costume. On ne saurait se faire une idée de la vanité de ce vieil enfant ; c’était le plus singulier et le plus amusant spectacle que l’on pût voir. Pour compléter l’espèce de rafle qu’il exerçait ce jour-là, Yotété voulut avoir un pavillon. Un grand chef comme lui devait arborer des couleurs ! Le commandant lui donna à choisir ; il prit un damier à carreaux rouges et blancs et le fit immédiatement flotter au-dessus de sa case.

À peine la Vénus, prenant congé du roi Yotété, avait-elle quitté les îles Marquises qu’une autre expédition française parut dans cet archipel ; c’était celle du commandant d’Urville, qui revenait alors du pôle austral avec ses deux corvettes. Seulement, au lieu de mouiller sur l’île Christina, M. d’Urville porta sa reconnaissance un peu plus au nord et vint s’établir sur l’île de Nouka-Hiva, dans la baie de Taïo-Hae. La scène la plus animée signala les premières heures de la relâche, et en lisant ce récit on se reporte aux descriptions gracieuses qui accompagnent les voyages de Cook et de Bougainville. À l’arrivée de nos deux corvettes, la rade se couvrit d’un essaim de femmes qui se rendaient à la nage le long du bord, tout en babillant et folâtrant. À cette vue, pour prévenir un premier moment de désordre, les capitaines firent déployer ce que l’on nomme les filets d’abordage, sorte de barrière à grandes mailles qui rend impossible l’accès des bâtimens. Ces néréides ne se laissèrent pas rebuter par un pareil obstacle ; à l’aide de ce qui pouvait faciliter l’escalade, elles grimpèrent autour des corvettes et les entourèrent bientôt d’une guirlande de beautés dans l’état de nature. Ce n’était pas un tableau sans ombre : des maladies cutanées et des ulcères assez nombreux gâtaient le charme de l’exhibition ; mais pourtant, dans le nombre, il y avait quelques créatures vraiment attrayantes, jeunes et belles. Plus blanches que les autres Polynésiennes, ces femmes ont les pieds et les mains fort petits, les formes heureuses, les yeux vifs et pleins d’expression. Aussi les matelots désiraient-ils voir tomber la barrière transparente qui les séparait de ce harem improvisé. Les capitaines fermèrent les yeux, et au coucher du soleil les communications furent permises.

Le caractère dominant de ces peuples est la rapacité. On a vu quel génie le roi Yotété sait déployer au besoin pour obtenir les objets qu’il convoite. Ses sujets et ceux de Temo-Ana, le roi actuel de Nouka-Hiva, n’y mettent pas tant de scrupules. Ils dérobent tout ce qui leur tombe sous la main. Faute de pouvoir rien trouver de mieux, on a vu des naturels plonger dans la mer pour y arracher le cuivre du bâtiment, les ferremens du gouvernail et jusqu’aux clous des bordages. Les femmes songent au larcin, même dans les momens où tout s’oublie ; on les a surprises détournant les hardes des marins et les petits objets placés à côté de leurs hamacs. Du reste, aucun instinct, aucun sentiment de pudeur n’existe chez ces créatures. Les jeunes filles disposent librement d’elles-mêmes ; elles quittent souvent, avant l’âge nubile, la case paternelle pour se livrer à leurs fantaisies. Le mariage n’existe pas à l’état d’institution ; c’est à peine une coutume. On se prend et on se quitte sans autre formalité qu’un consentement mutuel. Quelques hommes ont deux femmes, mais le plus souvent une femme a plusieurs hommes. Le plaisir est la grande affaire de ces tribus, presque la seule ; la débauche est un titre d’honneur.

Ces îles sont d’origine ignée ; les accidens du terrain portent ce caractère, et la charpente offre les reliefs élevés qui se rencontrent dans cette formation. Les crêtes sont nues ; sur les coteaux même, on ne voit guère que quelques hibiscus ou des arbres à pain, mais les versans et le fond des vallées présentent une belle végétation. De là des guerres sans fin entre les tribus ; on se dispute la jouissance de gorges fertiles, des bois de pandanus, des ruisseaux abondans, de bras de mer poissonneux, et cette guerre dure de temps immémorial. Mindana en fut témoin en 1595, Porter en 1813, Waldegrave en 1830. On s’est toujours battu aux îles Marquises, et, sans la France, la lutte n’état pas près de finir. Le régime de ces tribus, c’est une anarchie complète. Elles ont des chefs et des grands chefs, les premiers investis d’un titre héréditaire, les seconds élevés à cette dignité par leurs services. Plus d’une fois on a expliqué dans ce recueil ce que c’est que le tabou, loi d’interdiction qui gouverne les peuplades polynésiennes. Le tabou se retrouve aux îles Marquises ; les chefs n’ont pas d’autre pouvoir. Ils sont à peine obéis quand ils conduisent leurs hommes au combat : aussi s’occupent-ils moins à diriger l’action qu’à faire preuve de bravoure personnelle. Le grand but de la guerre est de faire des prisonniers afin de les rôtir et de les dévorer. S’il n’en tombe qu’un entre les mains du vainqueur, on l’offre en sacrifice au dieu, puis on le dépèce ; si le nombre des captifs est grand, un festin solennel couronne le triomphe et le complète.

Les îles Marquises n’offrent pas des ressources très variées sous le rapport de la subsistance. L’aliment principal est le poï-poï, préparation fermentée que l’on obtient avec le fruit de l’arbre à pain, le taro (arum esculentum), les patates, les ignames, les cocos et les bananes. Le poisson est fort abondant, et le cochon se multiplie, tant à l’état domestique qu’à l’état sauvage. D’ailleurs, nulle industrie et nulle activité. Une indolence apathique règne parmi ces insulaires ; la culture est négligée, et à peine ont-ils l’énergie nécessaire pour songer au soin de leur nourriture. De là une dépopulation graduelle que la guerre empire chaque jour et un abâtardissement très sensible dans la race. Aussi, pour se tenir dans un chiffre sérieux, ne doit-on pas élever à plus de quinze mille le nombre des naturels qui peuplent l’archipel. Les hommes paraissent conserver mieux que les femmes la vigueur et la beauté des formes que les premiers navigateurs attribuaient à cette race, mais chaque jour les avantages du type s’effacent en même temps que le nombre décroît. C’est là d’ailleurs un fait général pour toutes les îles de l’océan Pacifique que la civilisation européenne a visitées. Partout elle a été funeste, partout elle a fait des ravages. Les îles Sandwich n’ont pas aujourd’hui le quart de la population qu’elles nourrissaient lors de la découverte ; les îles de la Société n’ont plus que huit mille ames, au lieu des cent cinquante mille que Cook y comptait. Jamais destruction plus rapide ne fut opérée en moins de temps. On dirait qu’une loi fatale fait peu à peu disparaître de la surface du globe les peuples enfans pour les remplacer sur tous les points par une race plus virile. La civilisation procède par couches ; ce qui s’en va sert de litière à ce qui arrive.

L’expédition aux ordres du commandant d’Urville rejoignit la Vénus aux îles de la Société, où les deux officiers français allaient poursuivre en commun une réparation analogue à celle qui avait été obtenue du roi des Sandwich. Cet épisode a été raconté dans cette Revue[4], et quelques détails sommaires suffiront. L’histoire est d’ailleurs la même, quoique avec d’autres personnages. Le missionnaire Bingham s’appelle ici Pritchard, et les noms de MM. Laval et Carret doivent être substitués à ceux de MM. Bachelot et Short. Il y a également déportation violente, proscription et même enlèvement nocturne. Le consul des États-Unis, M. Moërenhout, veut s’opposer à cet acte arbitraire ; il est attaqué de nuit dans sa maison, frappé par un assassin et laissé pour mort. Deux fois les prêtres catholiques cherchent à débarquer pour remplir les devoirs de leur ministère ; deux fois, en violation du droit des gens, on les chasse avec une brutalité inouie. Tels étaient les griefs qui amenaient la Vénus dans le port de Papeïti, capitale des îles de la Société et résidence de la souveraine. L’affaire fut très vivement conduite : après quelques négociations évasives, la reine Pomaré et son intermédiaire Pritchard consentirent à payer deux mille piastres d’indemnité et à écrire une lettre de réparations au roi des Français. Dans cette occasion et sur ce point encore, l’Artémise eut six mois plus tard à compléter l’œuvre de la Vénus. Dès que cette dernière frégate eut quitté l’île, tout fut remis en question. Pomaré avait rendu une loi qui assurait à tous les cultes le libre accès de ses états ; cette loi fut révoquée. Il fallut menacer de nouveau, et exiger un emplacement pour la construction d’une église catholique. La reine résista d’abord, mais la crainte l’emporta sur l’influence des missionnaires : elle céda.

Du reste, avec de pareils peuples et des gouvernemens aussi dérisoires, aucun accord n’est définitif, aucune transaction n’a de valeur. Ce sont des enfans qui se soumettent quand on les châtie et qui se révoltent quand la terreur ne les contient plus. Les conditions imposées par le commandant de l’Artémise n’ont donc pas été mieux tenues que celles qu’avait dictées le commandant de la Vénus, et ainsi est née la situation nouvelle qui vient d’aboutir à un protectorat. Il paraît que la petite église des Gambier, premier foyer des missions catholiques dans l’Océanie, avait essayé de détacher sur les îles de la Société quelques-uns de ses prêtres, et qu’ils ont encore trouvé chez le missionnaire Pritchard la même intolérance et le même esprit de persécution. D’un autre côté, M. Moërenhout, devenu notre consul à Papeïti, est parvenu à réunir peu à peu autour du nom de la France un faisceau de sympathies et de témoignages de confiance. Depuis long-temps le gouvernement des missionnaires protestans était odieux à ces peuples ; la reine elle-même s’accommodait mal d’un fanatisme qui proscrit les plaisirs dont elle est avide. Il n’est donc pas surprenant qu’à la première occasion la souveraine et les chefs de l’île se soient jetés dans les bras d’une puissance européenne, pour se délivrer d’un régime frappé d’impopularité. Si l’empire échappe aujourd’hui aux missionnaires protestans, ce sont les femmes qui le leur enlèvent : le culte réformé est trop rigide pour leurs cœurs et trop sévère pour leurs faiblesses.

C’est ici que doit prendre place un ordre de faits plus récent qui complète ce récit. De retour en France, le capitaine du Petit-Thouars rendit compte de sa mission, et, dans l’intérêt de notre influence, la création d’un poste militaire fut résolue. Il était naturel de confier le soin de l’entreprise à celui qui en avait conçu l’idée. M. du Petit-Thouars, alors contre-amiral, quitta donc les côtes de France vers la fin de 1841, sur la frégate la Reine Blanche, se fit reconnaître à Valparaiso comme chef de la station navale dans l’océan Pacifique, et remit à la voile presque aussitôt en se dirigeant sur le groupe des Marquises. Le 28 avril, il aperçut l’île Christina, ou Tahou-Ata, où il devait retrouver le roi Yotété et la mission catholique fondée en 1838. Cette mission avait reçu de nouveaux apôtres, et, sous la direction de M. Francois de Paule, elle semblait prospérer. Quant au souverain du pays, il était alors livré à une inquiétude extrême. Cédant à une de ces inspirations de piraterie dont ces sauvages se défendent mal, il avait pillé des naufragés américains qui s’étaient réfugiés sur cette plage, et il tremblait que des représailles ne vinssent l’atteindre. M. du Petit-Thouars profita de cette disposition d’esprit ; il promit à Yotété l’appui de son artillerie s’il consentait à reconnaître la souveraineté de la France et à prendre notre pavillon. Sous l’empire d’une première alarme, Yotété consentit à tout, et le 1er  mai l’occupation de son île eut lieu avec une certaine solennité. À la suite de cette cérémonie, l’état-major se rendit chez le roi, où l’acte de reconnaissance fut dressé et signé. Le jour même, et sans perdre de temps, on fixa, de concert avec Yotété, le lieu de la baie où l’établissement serait fondé : les ouvriers mirent la main à l’œuvre, et les marins de la frégate rivalisèrent d’activité avec ceux qui devaient rester dans l’île pour y tenir garnison. Après trois semaines de travail, le logement des troupes, les magasins des vivres et des munitions, le four et quelques constructions accessoires étaient entièrement terminés. Les autres détails d’installation pouvaient se poursuivre avec plus de lenteur et avec moins de bras.

Pendant qu’on procédait à cette organisation préliminaire, M. du Petit-Thouars opérait une descente sur la grande île de la Dominica, ou Hiva-Hoa. Sur ce point, eut lieu une nouvelle scène de reconnaissance, à laquelle concoururent les principaux chefs. D’eux mêmes ils demandèrent un pavillon et une garnison, comme leurs voisins de l’île Christina ; mais le contre-amiral n’accorda cette faveur qu’à la condition que les naturels construiraient une grande case pour recevoir les troupes, et trois tribus se mirent sur-le-champ à l’œuvre pour satisfaire à cette demande. De tous les côtés, les négociations prenaient donc une tournure favorable, lorsqu’on acquit la preuve que Yotété n’agissait pas, dans cette affaire, avec une bonne foi complète. Deux ouvriers européens, que M. du Petit-Thouars avait appelé des îles voisines, venaient d’être insultés et maltraités par un homme qui passait pour l’émissaire du roi. Des explications furent demandées, et, pour s’épargner l’embarras d’y répondre, Yotété se tint caché pendant plusieurs jours : il ne reparut que sur les instances du supérieur de la mission, et se borna à fournir quelques satisfactions illusoires. Le contre-amiral insista ; il exigea qu’on lui remît le coupable, et retint à bord le fils du roi comme otage. Yotété aima mieux voir emmener son fils que livrer son favori, et, après deux jours d’attente, la Reine Blanche appareilla pour le groupe du nord, sans avoir eu raison de cette résistance. C’était une faute : avec les sauvages, il convient en pareil cas de recourir sur-le-champ à l’emploi de la force, et de ne jamais se payer de mauvaises raisons. Si l’on eût fait alors un exemple, quelques mois plus tard deux officiers de notre marine, un capitaine de corvette et un lieutenant de vaisseau n’auraient pas péri victimes d’un abominable guet-apens. À défaut de révolte ouverte, on avait à craindre des surprises et des assassinats isolés. La population de la Christina n’est que de huit cents ames, mais des relations journalières avec les baleiniers y ont introduit l’usage des armes à feu, et chaque insulaire a aujourd’hui au moins un mousquet. De là résultait la nécessité de placer le pays sous l’empire d’une crainte salutaire. On eût ainsi prévenu des attentats qu’il a fallu plus tard sévèrement châtier.

De l’île Christina, où elle avait laissé une garnison, la Reine. Blanche cingla vers le groupe nord-ouest des îles Marquises. Le supérieur de la mission catholique prit passage à bord de la frégate afin de s’assurer par lui-même du sort de quelques prêtres qu’il avait envoyés à Houa-Poua. On mouilla dans l’une des baies de cette île, et l’on apprit que les missionnaires, en butte à de mauvais traitemens, avaient été contraints d’abandonner cette résidence ; un petit troupeau d’indigènes convertis y restait comme un témoignage de leurs efforts. La frégate passa outre et vint jeter l’ancre dans la baie de Taïo-Haë, sur l’île de Nouka-Hiva, lieu désigné pour devenir le siége du gouvernement des îles Marquises. Le roi auquel obéissait cette plage se nomme Temo-Ana ; il descend de chefs que l’Américain Porter avait connus, et dont il parle dans sa relation. Sur le premier appel qui lui fut fait, ce souverain se rendit à bord de la Reine Blanche. C’est un tout jeune homme d’assez bonne mine, mais dont l’autorité ne semble pas solidement assise, même sur ses propres tribus. Quelques mois auparavant, sa femme lui avait été enlevée par un chef voisin, et ce rapt était demeuré impuni. Le contre-amiral offrit à Temo-Ana d’intervenir dans sa querelle, s’il consentait à reconnaître la souveraineté du roi des Français. Temo-Ana accepta la proposition avec empressement, et les chefs des deux baies, consultés à leur tour, y accédèrent. La reconnaissance eut lieu avec la même solennité que sur l’île Christina. Le pavillon français fut hissé sur le mont Tuhiva, qui domine la petite baie d’Hakapéhi, et l’acte de possession, dressé après la cérémonie, fut signé par tous les chefs qui y avaient assisté. On leur distribua quelques présens et on leur donna un drapeau, dont ils se montrèrent très fiers. Ainsi finit cette seconde journée, qui terminait les formalités préliminaires de l’occupation.

Depuis ce jour, les travaux du nouvel établissement furent conduits avec une grande ardeur. On traça le plan du fort, on commença la construction d’une case de vingt mètres de long sur sept à huit de large. Les indigènes offrirent leurs bras et fabriquèrent de la chaux ; on découvrit une argile propre à faire des briques, on suppléa par des moyens ingénieux au manque d’outils et d’instrumens. Peu à peu des renforts et des ravitaillemens arrivèrent. Des corvettes de l’état et des bâtimens de commerce apportèrent des vivres, des munitions, des objets de toute nature, même des couples d’animaux qu’on devait naturaliser sur ces plages. Pendant ce temps, le capitaine du Petit-Thouars s’acquittait de sa promesse envers Temo-Ana, et intervenait comme médiateur dans sa querelle conjugale. Un intérêt majeur se mêlait à cette affaire ; la reine tenait, par sa famille, à une puissante tribu, et la rendre à son époux, c’était assurer à ce dernier la souveraineté de l’île entière. La négociation fut longue ; M. du Petit-Thouars y échoua d’abord, mais M. François de Paule fut plus heureux et amena une explication intime entre les deux principaux intéressés. La tribu poussa un cri de joie, ce qui signifiait que le raccommodement était complet. Il faut dire que le prêtre et l’officier de marine jouaient là un singulier rôle ; mais la religion et la politique les excusaient. Temo-Ana se montra d’ailleurs plus loyal et d’un commerce plus sûr que Yotété. Un uniforme rouge avec des épaulettes de colonel, des pantalons et quelques chemises suffirent pour le gagner à la France. Il se montra heureux sous ces vêtemens et les porta avec aisance ; il s’habitua même à nos chaussures. La reine, à son tour, renonça à son léger costume de feuilles d’hibiscus et consentit à se couvrir d’une robe.

Quelques mois après ces évènemens, l’archipel de la Société devenait le théâtre d’une petite révolution en faveur de la France. Le hasard y joue un rôle, mais pas aussi grand qu’on l’a cru : une main habile se cache là-dessous. Est-ce celle de notre consul, M. Moërenhout, ou celle de M. du Petit-Thouars ? Est-ce l’une et l’autre ? Ont-ils tous deux suivi leur impulsion plutôt que des instructions précises ? Il est plus facile de se poser ces questions que d’y répondre ; c’est le secret de l’occupation, et, même en le pénétrant, il convient de le respecter. Le fait est que la situation de ces divers archipels, désormais fréquentés par les navires européens, devenait de plus en plus intolérable. Nulle police, nulle sécurité ; l’arbitraire sous mille formes, religieuses, commerciales, politiques ; partialité révoltante pour certains pavillons, exclusion et rigueur pour d’autres ; partout anarchie complète, confusion de pouvoirs, lutte entre les résidens ecclésiastiques et civils, combats des divers cultes, oppression et exploitation des indigènes. Il était temps de substituer à ce régime intolérant et irrégulier un régime empreint de quelque générosité et de quelque justice. Probablement les deux grandes puissances maritimes de l’Europe ont agité et résolu cette question par les voies diplomatiques. L’Angleterre, habituée à se faire la part du lion, a occupé la Nouvelle-Zélande presqu’au même instant où la France s’emparait des îles Marquises, et prenait les îles de la Société sous son patronage. Il y a dans ces faits l’indice d’une résolution commune : on a voulu mettre un terme à la baraterie maritime dont cet océan est le théâtre, créer une surveillance et une police là où régnaient le désordre et les abus de tout genre. Sans doute les îles Sandwich sont aussi comprises dans cette organisation de l’Océanie, et si les Américains du Nord, éloignés par système de toute entreprise coloniale, n’y substituent pas leur autorité et leur responsabilité au fanatique empire des missionnaires wesleyens, il faudra nécessairement qu’une autre puissance se charge de fonder la franchise des pavillons et la liberté des croyances.

Quoi qu’il en soit, cette révolution est aujourd’hui accomplie pour les îles de la Société, l’un des archipels polynésiens les plus avancés dans les voies de la civilisation. Quelques mois après l’occupation des Marquises, M. du Petit-Thouars fut appelé par notre consul, M. Moërenhout, pour demander une réparation de nouveaux griefs dont nos nationaux avaient à se plaindre. Le contre-amiral, arrivé à Papeïti, exigea de la reine Pomaré une indemnité de 10,000 piastres fortes. C’était une faible somme et à peine une compensation suffisante pour des dommages considérables. La reine consulta les chefs, et soit que la contribution de guerre parût trop onéreuse, soit qu’on cherchât un autre moyen de conjurer les hostilités, ils hésitèrent quelques jours. Une occasion meilleure ne pouvait souffrir de secouer le joug des missionnaires ; cette considération l’emporta et domina les négociations. Au lieu d’une indemnité, on offrit à M. du Petit-Thouars, stipulant pour la France, le protectorat des îles de la Société. La proposition était avantageuse et honorable ; le contre-amiral l’accepta. Il alla plus loin, il fit acte provisoire de suzeraineté, modifia le pavillon taïtien en l’écartelant d’un yacht tricolore, et institua un commissaire royal près du gouvernement indigène, avec un personnel d’officiers chargés de l’assister dans ces fonctions délicates. Une requête, signée par les principaux chefs de l’île, explique cet évènement et en précise le caractère.

Aujourd’hui commence, pour les deux archipels qui relèvent de l’autorité française, un régime sérieux, un gouvernement stable. Au prix de quelques sacrifices, nous allons fonder dans les îles de l’Océanie centrale la plus précieuse des libertés, celle des consciences, et répandre une civilisation moins intolérante, moins exclusive que celle dont les missionnaires anglais ou américains sont les représentans. De nos jours, l’autorité religieuse a besoin d’être tempérée et limitée ; les rêveurs seuls peuvent songer à réunir dans les mêmes mains les intérêts du ciel et ceux de la terre. Le règne du protestantisme dans les mers du Sud peut servir, à ce point de vue, de leçon et de témoignage. Maîtres souverains de tribus naguère sauvages, les missionnaires n’ont su ni les gouverner ni les rendre heureuses. L’exploitation apostolique n’a pas été moins lourde que l’exploitation séculière ; elle a manqué de dignité et de désintéressement. La religion doit tenir une grande place dans les sociétés humaines ; mais, pour l’honneur du culte comme pour le bien des ames, il ne faut pas que cette influence s’étende plus loin que les choses du sanctuaire. Si le catholicisme devait, à l’ombre de la puissance que va lui donner notre pavillon, engager la lutte des croyances et opposer fanatisme à fanatisme, la France aurait rendu un triste service aux tribus polynésiennes en y introduisant sur une grande échelle la guerre des religions. Ce serait préparer de graves soucis à cette occupation lointaine, et nous exposer à des embarras européens. Qu’on ne s’y trompe pas, la ligne de conduite sera difficile à tenir en présence de deux cultes rivaux, dont l’un possède l’influence et l’autre aspire à la posséder. Il faudra, dans le fonctionnaire que le gouvernement a investi du pouvoir, une grande modération unie à une grande fermeté. Celui qui a été choisi, M. le capitaine Bruat, possède l’une et l’autre, et un zèle à la hauteur de ses lumières. Du reste, la question a été parfaitement établie dans l’exposé des motifs de la loi que le ministre de la marine vient de présenter aux chambres ; il ne reste plus qu’à faire passer dans les esprits cette réserve que la politique commande, et à contenir dans de justes limites les manifestations du zèle religieux.

Il convient de ne pas se bercer d’illusions ; la mission que nous avons acceptée dans les mers du Sud est une mission de dévouement. Elle est digne de la France, elle a un caractère de grandeur, et c’est ainsi qu’elle se justifie. Nous ne sommes pas assez connus au loin et nous ne pouvons que gagner à l’être davantage. Ces considérations suffiraient, quand même nous ne serions pas engagés de manière à ne pouvoir reculer sans faiblesse. Il faut donc passer outre résolument, entrer dans l’esprit de notre rôle, et surtout écarter des fictions dangereuses. La première fiction serait de croire que notre commerce retirera un avantage immédiat ou tout au moins prochain de cette prise de possession. En dehors d’une protection plus efficace pour nos baleiniers, il n’y a rien dans les archipels de la mer du Sud qui puisse intéresser notre mouvement commercial. Les pronostics que l’on peut tirer pour l’avenir ne changent pas même à cet égard la situation de la métropole. Dans des temps fort éloignés, il se peut que l’océan Pacifique ait une activité qui lui soit propre. Si les anciennes colonies espagnoles parviennent à trouver une assiette, si les ports du Mexique, du Pérou, du Chili, des deux Californies, acquièrent l’importance que l’avenir leur réserve, si les pionniers descendus des Montagnes Rocheuses fondent sur la côte nord-ouest de l’Amérique des colonies florissantes, si la Russie complète cette chaîne de comptoirs qui s’étend du Kamtschatka à la Bodega en passant par les îles Kouriles et Aleutiennes, si la Chine et le Japon renoncent au système d’isolement qui les frappe d’inertie, si de vastes territoires aujourd’hui à demi peuplés ou livrés à des races impuissantes comme la Nouvelle-Zélande et l’intérieur de l’Australie, la Nouvelle-Guinée, la Nouvelle-Louisiane, la terre des Papous, les îles Viti, les Nouvelles-Hébrides, la Nouvelle-Calédonie, enfin si les nombreux archipels dont cette vaste étendue d’eau est semée deviennent le siége d’une civilisation industrieuse et d’une exploitation intelligente, il est évident que les îles de la Société et les îles Marquises, comprises dans ce rayon d’activité, participeront aux bienfaits de cette existence nouvelle, et ne seront ni les moins heureuses ni les moins favorisées de ces Cyclades océaniennes. Nulle part la nature, en secouant les plis de sa robe, n’a répandu plus de germes puissans qui ne demandent qu’à être fécondés. Mais, en supposant que tout ceci s’accomplisse, il ne reste toujours à la France que la gloire d’avoir créé au loin une richesse indépendante de la sienne et qui ne gravite pas dans la même orbite. L’ouverture de l’isthme de Panama ne suffirait pas pour rattacher vigoureusement les groupes français de la mer du Sud à l’activité de la métropole. La question des distances dominerait toujours celle des relations. C’est ce que le ministre de la marine a fort bien compris en demandant pour les établissemens nouveaux la liberté des échanges. À six mille lieues, il n’y a pas de pacte colonial possible : il ne faut songer qu’à des ports francs ouverts à tous les pavillons.

La seconde fiction à écarter est celle du maintien de l’état mixte que l’on a désigné sous le nom de protectorat. En acceptant cette situation, le gouvernement français a cru qu’il lui serait possible de naturaliser dans l’archipel de la Société un régime qui fonctionne dans l’Inde sous les Anglais, et dans les îles de la Sonde sous les Hollandais. Ce régime est celui des princes que l’on nomme médiatisés, et qui règnent sous le bon plaisir des deux puissances protectrices. Il y a peut-être là-dessous une illusion fâcheuse. Si les Anglais et les Hollandais ont recours à ce patronage indirect, c’est que l’étendue des territoires soumis ne leur permet pas d’exercer partout la souveraineté directe. Ils y voient un pis-aller, rien de plus. D’ailleurs, les princes auxquels ils délèguent le pouvoir sont des hommes habitués au commandement et qui l’exercent d’une manière sérieuse. Ils ont une milice, une clientelle, une fortune qui sert de garantie ; souvent même, ils fournissent des otages. Dans l’archipel de la Société, on ne voit rien de pareil. En premier lieu, partager le pouvoir sur un territoire aussi étroit, est-ce possible ? Ensuite quelles garanties se promettre de ces chefs sans autorité, de cette reine sans conduite, de cette cour qui ne songe qu’au plaisir et qui ne connaît pas la valeur d’un engagement ? Évidemment tout régime mixte sera impuissant, fâcheux, sujet à d’interminables conflits. Ce que fera l’autorité médiate, l’autorité immédiate le défera. De deux choses l’une, ou l’action du protectorat absorbera celle du gouvernement, et alors il est inutile de maintenir un mensonge, ou l’action du gouvernement balancera celle du protectorat, et il y aura lutte, rivalité, anarchie. Il est difficile d’échapper à ce dilemme, et sur les lieux il aura une force telle que l’occupation directe et entière en sera avant peu la conséquence obligée.

La tâche est assez rude d’ailleurs pour qu’on évite de la compliquer par des difficultés de forme. L’archipel de la Société est peuplé d’une race indolente qu’il faut assouplir au travail, à qui les dérèglemens de tout genre sont familiers, et qu’il faut ramener à des mœurs moins dissolues, à qui manquent l’esprit de suite, le sentiment du devoir, et qu’il faut rendre à ces bons instincts. Comment entreprendre ces réformes, si l’on n’a pas un point d’appui solide, et si l’on est préoccupé de questions de compétence et d’attributions ?

On l’a vu, aux îles Marquises comme aux îles de la Société, la dépopulation suit une marche rapide. Voici plus de trente ans que les missionnaires ont pris dans ce dernier archipel une position presque souveraine, et, loin d’arrêter ce symptôme fâcheux, ils l’ont aggravé par des interdictions ridicules et nuisibles. C’est là le premier mal à combattre ; sous l’empire des lois actuelles, la Polynésie ne serait bientôt plus qu’une suite d’îles désertes. Aux Marquises et dans le groupe de la Société, il faut mettre le mariage en honneur, réprimer la prostitution précoce et l’infanticide, qui y est habituel. Les menaces, les rigueurs déployées par les missionnaires n’ont pas suffi pour amener ce retour à la vie de famille ; d’autres moyens seront plus efficaces, et peut-être conviendra-t-il de prendre cette race par l’intérêt, par les jouissances de l’épargne, par les raffinemens de la civilisation. C’est une étude à faire sur les lieux, mais elle est urgente, elle doit passer avant tout. Quels que soient les projets que l’on puisse imaginer pour les îles polynésiennes, l’essentiel est d’avoir des bras ; la conservation de la race se lie à toutes les combinaisons et les domine. Le soin des cultures est également un objet essentiel. Aux Marquises, le sol est presque tout en friche ; à peine y récolte-t-on quelques ignames et quelques patates douces. Aux îles de la Société, les champs offrent un meilleur aspect, quoique leur rapport ne soit pas encore ce qu’il devrait être. Sur les deux points, il y a un élan, une impulsion à donner, une initiative à prendre. Aux environs de Papeïti et dans la presqu’île de Taiarabou, à Eimeo et dans les autres îles de la Société, à Noukahiva, à la Dominica et dans tout le groupe des Marquises, des terres fertiles n’attendent que des bras et des soins. Le premier effort doit être porté sur la culture des vivres, afin d’épargner au trésor français les approvisionnemens coûteux que l’on devrait tirer du Mexique, du Chili et du Pérou. Surtout point d’essais de cultures commerciales ou industrielles avant que le service des subsistances ait été assuré. La part des objets d’échange viendra ensuite, et déjà les îles polynésiennes en comptent plusieurs qui trouvent un écoulement dans un rayon assez rapproché, tels que l’arrowroot, le bois de sandal, les holothuries, l’huile de coco, les nacres de perle, et enfin les perles de l’archipel de Pomotou.

Tels sont les premiers devoirs du gouvernement français. Il a entrepris au loin une tâche difficile ; il doit en sortir à son honneur. Dans les premiers momens, l’emploi de la force sera souvent commandé, et plus d’une trahison est à craindre. Déjà, on le sait, deux de nos officiers sont tombés victimes d’une embuscade dressée par le roi Yotété, si aimable envers M. du Petit-Thouars. Des exemples seront nécessaires, et avec les sauvages ce sont les chefs qu’il faut frapper. Comme moyens de police, un mélange de douceur et de force ; comme moyens de civilisation, l’initiative du travail et la surveillance éclairée des mœurs : ainsi se réalisera la marche de ces peuples vers un état social digne de ce nom. Quand la France n’aurait fait, en s’emparant de ces positions, que rendre ce service à l’humanité, et laisser cette empreinte sur cette partie du globe, ce titre serait digne d’envie, et du moins cette entreprise ne porterait pas le cachet d’intérêt personnel qui accompagne toutes les colonisations anglaises.

Ces considérations nous ont éloigné de la Vénus, qui d’ailleurs n’a plus à parcourir que des pays familiers aux lecteurs de cette Revue. En quittant l’archipel de la Société, la frégate se dirigea sur la Nouvelle-Zélande, et de là sur Sydney dans la Nouvelle-Galles du sud. Déjà le bruit de la première réparation obtenue de la reine Pomaré était parvenu dans cette résidence, et les journaux de la localité, inspirés par les amis du missionnaire Pritchard, en parlaient dans les termes les plus injurieux. Le gouverneur anglais s’en émut, et il crut devoir adresser à M. du Petit-Thouars une lettre ambiguë à laquelle celui-ci répliqua d’une manière ferme et digne. Le séjour de la Vénus dans cette colonie pénale offrit au commandant l’occasion d’étudier le régime qui y est en vigueur. On venait alors d’introduire à la Nouvelle-Hollande l’institution du jury, dans lequel étaient admis des hommes notoirement vicieux et même d’anciens libérés. Ces gens-là, interprétant ces fonctions à leur manière, acquittaient tous les prévenus indistinctement, même les assassins. M. du Petit-Thouars cite une affaire où douze convicts étaient convaincus d’avoir traqué dans une hutte vingt-huit naturels, de les avoir fait rôtir à petit feu et massacrés à la suite d’horribles tortures. Ils parurent devant un jury qui rendit un verdict d’acquittement. Entre bandits c’est ainsi qu’on se rend justice ; ce dernier trait manquait à l’histoire des colonies pénales.

Enfin la Vénus, après une campagne marquée par d’utiles travaux, tourna sa proue vers Bourbon et le cap de Bonne-Espérance. Elle était sur le grand chemin de l’Europe ; sa mission pouvait être regardée comme finie. Peu de temps après, elle reprenait à Brest le mouillage qu’elle avait quitté trente mois auparavant. Outre l’intérêt qui s’attache à de pareils voyages, celui-ci a un titre qui lui est particulier. Il a préparé les voies à l’occupation des îles Marquises, et à l’attitude que la France vient de prendre dans les parages polynésiens.

Quoique la Vénus n’eût pas une mission scientifique proprement dite, de nombreuses et importantes observations signalèrent son itinéraire. En dehors du calcul des montres, on prit à bord des distances lunaires toutes les fois que les circonstances le permirent et les résultats obtenus coïncidèrent avec les indications des meilleurs chronomètres. L’hydrographie ne fut pas négligée ; vingt-un plans ou cartes témoignent du zèle de l’ingénieur et des officiers de la frégate. La météorologie, les températures sous-marines, la direction des courans, la hauteur des vagues, la phosphorescence de l’eau, les observations sur le magnétisme terrestre, occupent une place importante dans les opérations du voyage, à côté des études ethnographiques et des travaux de triangulation. Des collections considérables, rapportées de différens points du globe, ont enrichi nos musées d’échantillons curieux et d’espèces rares, qui forment la part de la géologie et de l’histoire naturelle. Ainsi, les sciences n’ont pas été négligées dans le cours d’une navigation qui avait surtout pour objet la protection et la surveillance de nos pêches lointaines.

À ce dernier point de vue, la relation de M. du Petit-Thouars devient un véritable traité. Tout ce qui touche aux armemens des baleiniers y est examiné avec étendue et dans les moindres détails ; les hommes spéciaux consulteront avec fruit cette partie de l’ouvrage. Quant au récit en lui-même, il a les qualités et les défauts qu’on doit attendre d’un marin, la franchise, la simplicité, la rondeur, unies à la prolixité et à l’incorrection mais, dans l’ensemble, c’est une lecture qui plaît et qui attache. Le nom de l’auteur est d’ailleurs un de ceux qui réveillent le plus de souvenirs glorieux et qui se lient avec le plus d’éclat à notre histoire navale. Involontairement on se rappelle, en le voyant, l’un des derniers faits d’armes de nos escadres ; le combat que soutint en 1814, et quand la paix était signée, un oncle du capitaine de la Vénus, le brave George du Petit-Thouars, qui, pendant cinq quarts d’heure, résista, monté sur la Sultane, au feu de deux frégates anglaises, et, secouru ensuite par sa conserve, les contraignit à la retraite ; on se souvient aussi de la triste journée d’Aboukir et de ce vaillant Aristide du Petit-Thouars, autre oncle du contre-amiral, qui, voyant la bataille perdue, fit clouer son pavillon au mât du vaisseau le Tonnant, et, blessé à mort, criait encore à son équipage : « Ne vous rendez pas ! Coulez bas plutôt ! ». Ce sont là pour une famille des titres qui obligent ; si l’occasion s’en présentait, M. Abel du Petit-Thouars ne l’oublierait pas. Dans sa dernière campagne des mers du Sud, il s’est montré résolu et entreprenant au point d’engager le ministère plus peut-être qu’il ne l’aurait voulu. C’est une hardiesse bien rare de notre temps, et à ce titre elle mérite d’être signalée.


Louis Reybaud.
  1. Sur la frégate la Vénus. 3 vol. in-8o, librairie de Gide, rue des Petits-Augustins.
  2. M. Adolphe Barrot a déjà parlé, dans cette Revue (1er  août 1839), de ces deux missionnaires et de leurs aventures. Les faits commencent ici au point où il les a laissés.
  3. Le contre-amiral Laplace n’ayant encore publié que les deux premiers volumes de son intéressante relation, j’emprunte la suite de ce récit à des notes fort exactes qui m’ont été confiés par un officier de l’expédition.
  4. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 août 1840.