Voyage au pays du Freyschütz



VOYAGE
AU
PAYS DU FREYSCHÜTZ.

Je ne sais plus quel humoriste allemand disait, en parlant de l’incroyable vitesse avec laquelle on voyage aujourd’hui, que les bateaux à vapeur et les chemins de fer avaient réduit l’in-folio gigantesque du globe aux proportions essentiellement usuelles du format d’un livre de poche ; à quoi on pourrait ajouter, j’imagine, qu’avec les bateaux à vapeur et les chemins de fer toute la poésie du voyage s’en est allée. En effet, cette locomotive qui vous enlève ressemble assez au manteau fantastique où le diable emporte le docteur Faust à travers les campagnes de l’air. Une fois là vous ne vous appartenez plus, et dans cette prison fuyante, dont l’atmosphère suffoque, il vous arrive souvent d’envier le sort du pauvre ouvrier compagnon qui chemine gaiement sur la route, son paquet sur le dos, libre de s’arrêter, quand bon lui semble, pour écouter l’oiseau chanter dans l’arbre, pour se rafraîchir à la source vive, ou conter fleurette à quelque jolie fille. Il est vrai que vous risquez à chaque minute de vous casser le cou, seul épisode sur lequel on puisse compter pour rompre la monotonie du voyage. L’équipage fend l’air comme une flèche, et vous donne, par la plus douce brise d’été, toutes les âpres sensations de l’ouragan marin. Vous penchez la tête en dehors pour voir si par hasard le monde croule ; à l’instant, une bouffée d’asphalte vous enveloppe, et vous avalez en guise de poussière une nuée d’étincelles flamboyantes. Tels sont à peu près les agrémens inséparables du rail way en France comme en Allemagne, que vous alliez de Paris à Rouen, ou que vous passiez de Leipsig à Dresde, comme je faisais l’autre jour. Aux environs de Dresde, un tunnel immense vous reçoit ; peu à peu, les ténèbres s’épaississant, vous vous croiriez dans un soupirail de l’enfer, ou dans la forge d’un cyclope, tant la nuit est noire et vulcanique. À la fin, cependant, le tapage diminue, le jour reparaît, et un coup de sifflet du machiniste vous annonce que le changement à vue s’est opéré. On arrive.

Dresde forme avec Leipzig le plus frappant contraste. Si dans la dernière de ces deux villes tout est donné au commerce et à l’industrie, dans la seconde le luxe des édifices, la richesse des points de vue, tout, jusqu’aux rues plus larges et mieux alignées, annonce la résidence. Sitôt après nous être installés à l’Hôtel de Pologne, nous commençâmes nos excursions à travers les curiosités de la capitale du pays saxon, c’est-à-dire que nous visitâmes la terrasse de Brühl, l’église de Sainte-Sophie et les galeries de tout genre, sans oublier tant de charmans palais éparpillés sous les fraîches allées de l’Alterstadt.

Le quartier qu’on appelle l’Alterstadt (la vieille ville) est un amas de maisons étroites et serrées les unes contre les autres, ce qui fait que les monumens, quand il s’en trouve, y manquent d’espace et de jour, et qu’on les distingue à peine des autres bâtimens. À mon sens, le pont de l’Elbe doit passer pour l’une des plus intéressantes curiosités de la ville. La nuit surtout, lorsque la lumière des lanternes qui le couvrent se réfléchit dans la calme transparence des eaux, l’effet de ce pont est merveilleux, presque féerique. J’ai nommé tout à l’heure la terrasse de Brühl, délicieuse promenade ombragée avec luxe, et au pied de laquelle se pavane au milieu des canots le bateau à vapeur qui va vous conduire à Tetschen. Arrêtons-nous un moment au Belvédère. De toutes parts, les plus magnifiques points de vue s’ouvrent à vos yeux, sur la montagne, la vallée et le torrent. Non loin de là le Palais Japonais, tout fier de ses végétations tropicales, renferme le cabinet d’antiquités où vous retrouverez plus d’une connaissance d’Italie.

Dresde est une des plus riches capitales de l’Allemagne en collections de toute espèce. On sait ce que valent ses médailles et ses porcelaines, ses bibliothèques, ses cabinets d’antiques, et surtout sa galerie de tableaux, l’une des plus populaires qui soient en Europe. Auguste III a fait beaucoup pour la galerie de Dresde en acquérant la collection presque entière du duc de Modène, et, entre autres chefs-d’œuvre, l’inimitable madone de Raphaël dite di San Sisto. L’impression qu’on éprouve en présence de cette merveille de l’art tant de fois admirée sur la gravure tient vraiment de l’extase. Les petits anges appuyés sur leurs mains regardent d’en bas, sans se douter du spectacle sublime qui se déroule au-dessus de leurs têtes. La Vierge, son enfant divin dans les bras, monte avec lenteur et majesté vers le ciel peuplé de séraphins, laissant d’un côté Sixte et de l’autre sainte Barbe, dont un adorable sourire illumine les traits. Ce qui vous frappe surtout dans le regard de la mère du Christ, c’est un inexprimable sentiment de mélancolie au sein de la gloire. Raphaël seul a pu rendre cette nuance de sereine tristesse, cette larme divine qui, sans les obscurcir, baigne doucement les paupières. Ailleurs elle m’apparaît davantage sous les traits d’une jeune fille, ici je vois vraiment la mère, l’être immortel dégagé de tout lien terrestre. Point de vains ornemens, point de couronne, pas même un rayon de flamme pour annoncer la divinité de sa nature, mais seulement un peu de vapeur lumineuse où elle plane radieuse, accomplie, indiciblement belle, et cependant si pleine de calme, si modeste et si humble, qu’on voudrait baiser le pan de sa robe pour se purifier à tant de grace et de sérénité. Juste auprès de la madone di San Sisto se trouve placée la madone della Sedia, sœur terrestre d’une immortelle, belle aussi, mais non transfigurée. Je ne sais si j’avance un blasphème en avouant que dans la célèbre Nuit du Corrége la figure de l’enfant ne me séduit pas. Cette grosse tête et ce ventre énorme, tout admirables qu’ils puissent être au point de vue anatomique, ne répondent nullement, selon moi, à l’idéal qu’on se fait d’un Jésus, et l’excès de réalité vous choque d’autant plus sur ce point, que partout ailleurs, dans cette Nuit glorieuse, l’étoile de la poésie rayonne. La sainte Cécile de Carlo Dolce est une peinture pleine de charme et de suavité. La bienheureuse, assise à l’orgue, reçoit l’inspiration d’en haut, et tandis que ses doigts errent au hasard sur le clavier, elle écoute, interroge et répond, le visage inondé de ces clartés mystérieuses qui s’échappent de l’ame où l’extase habite. Les Italiens ne sont pas les seuls représentés au musée de Dresde ; à côté de Raphaël, de Corrége et de Carlo Dolce, figurent les plus illustres maîtres des écoles hollandaise, allemande et française. J’ai remarqué aussi de ravissans pastels de Meng, entre autres l’Amour aiguisant sa flèche, qui passe pour son chef-d’œuvre. On n’imagine pas plus de finesse et de malice dans le sourire du petit dieu, plus de vie et de vérité dans sa carnation.

La Galerie verte, das Grüne Gewölbe, contient tant de choses, que je ne répondrais pas d’avoir tout vu. Au surplus, il s’agit ici moins d’une collection et d’un musée que d’une sorte de magasin ; ce n’est pas qu’un certain ordre n’ait présidé au classement des objets, mais ces objets, la plupart du temps, n’ont aucune raison d’être là. Cependant il faut s’étonner de l’espèce de naïveté avec laquelle la Galerie verte s’enorgueillit de certaines raretés équivoques, fort peu dignes de figurer sur les étagères d’un musée royal. On ne peut s’empêcher d’admirer ses porcelaines et ses bijoux en style rococo, sans parler d’une quantité de perles monstrueuses représentant toute sorte de fruits, de nains difformes et de petits chars à contenir la reine Mab ; je rappellerai ici les émaux de Raphaël Meng, les curieux travaux en pietra dura, et surtout une merveilleuse collection d’objets taillés dans le cristal de roche, dans l’ivoire et le bois.

Le style rococo est assurément quelque chose de monstrueux dans l’art, ce qui ne l’empêche pas le moins du monde d’avoir sa grace et son mérite comme certaines fleurs, monstrueuses aussi à force de beauté : le dahlia double, par exemple. Sous la révolution (ne serait-ce point elle qui aurait inventé le terme), toute vieillerie avait droit à cette dénomination, et l’on ne saurait dire combien ce mot de rococo, auquel s’attache aujourd’hui un sens plutôt favorable, a tué dans son enfance d’ouvrages et d’idées passés de mode. C’était l’arme dont les démolisseurs se servaient quand par hasard la fantaisie leur prenait de sourire, le trait venimeux dont on piquait à mort ce que la guillotine ne pouvait atteindre. Du reste, cette transition du style renaissance au style rococo ne se fait guère que sur les dernières années du règne de Louis XIV. Abandonné par la fortune et par sa propre confiance en lui-même, à jamais revenu des joies olympiennes de sa jeunesse, le grand roi, auguste et solennel ici comme partout, s’absorbe dans les pratiques de la dévotion, et plût à Dieu que l’histoire n’eût à reprocher à sa vieillesse que Mme de Maintenon et les révérends pères jésuites ! On conçoit qu’en France un pareil régime devait tôt ou tard amener sa réaction. Elle arriva le lendemain du jour où Louis XIV rendit l’ame. Aux tragédies bibliques de Saint-Cyr succédèrent les orgies de la régence, et le besoin fut tel de réagir contre l’hypocrisie de la veille, qu’on en vint à traiter la vertu de pruderie. L’existence revêt alors je ne sais quel caractère inoui d’extravagance et de sensualité. L’art, la mode, les mœurs, suivent de front la même voie ; vous diriez une ivresse générale, un carnaval sans fin. On se barbouille les joues de rouge et de blanc, on se met de la poudre et des mouches, on fait de ses souliers des échasses, de ses vêtemens un édifice, et chacun est convenu de trouver cela joli ; à son tour, l’art devait céder au torrent ; où la mode et les mœurs s’acheminent, l’art ne peut manquer d’arriver bientôt, et s’il s’attarde en route, c’est à la manière d’Atalante : pour ramasser les pommes d’or. Dans cette rage du moment, la peinture se fit maniérée et l’architecture baroque. Or, de ce style faux, mais charmant, de cette folle architecture sans proportion, sans harmonie, sans grandeur, mais non sans élégance, où la dignité cède si volontiers le pas à la fantaisie et dont la ligne va se perdant en toute sorte de contours incroyables d’enroulemens tortueux et ventrus, la capitale en Allemagne, c’est Dresde, Dresde la ville du rococo par excellence, et qui aurait fini par inventer la Chine, si la Chine n’existait pas.

La huitième salle de la Galerie verte, presque entièrement consacrée aux travaux de Dinglinger, renferme, au nombre de ses curiosités, la cour du Grand-Mogol Aureng-Zeib. Dinglinger, aidé de sa famille et de quatorze ouvriers, travailla huit ans à ce chef-d’œuvre, pour lequel il reçut environ soixante mille thalers. Sur une table d’argent de trois pieds de hauteur, Aureng-Zeib est assis dans sa pompe orientale, environné des grands de l’empire, de vassaux, de princes et d’ambassadeurs étrangers. L’ouvrage dont je parle est le plus parfait qui soit sorti des mains de Dinglinger, et le plus curieux tant à cause de la merveilleuse exécution des figurines que pour la fantastique reproduction de certains sujets intéressans de la mythologie égyptienne. En cette même salle se tiennent les diamans de la maison régnante de Saxe, conservés là depuis le temps de l’électeur Maurice.

J’allais oublier de parler du théâtre, construction récemment achevée, et qui, pour le luxe, l’élégance et le comfort, ne le cède en rien à nos plus jolies salles. L’éclairage au gaz, chose fort rare en Allemagne, répand dans les corridors et les loges, drapées de rouge, cet air de fête qu’on respire si volontiers l’hiver aux Italiens, et le plafond, tout illustré d’allégories qui descendent le long des loges pour remonter ensuite sur le rideau en toute sorte de capricieuses arabesques, le plafond emprunte aux feux d’un lustre éblouissant un éclat véritablement féerique, et dont la composition assez bourgeoise du répertoire ordinaire dément trop souvent l’effet grandiose. C’est pour l’inauguration solennelle de ce théâtre que Meyerbeer dut long-temps écrire un opéra où certains morceaux inédits de Weber auraient trouvé leur place. Le roi de Saxe s’intéressait vivement à ce projet, et pressa même à plus d’une reprise l’illustre retardataire, car il en fut de cette partition comme de tant d’autres un moment entrevues par le chantre des Huguenots dans ce demi-jour fantastique des amoureux et des poètes, puis abandonnées tout à coup, et il est probable que si le théâtre royal de Dresde eût attendu l’œuvre de Meyerber pour ouvrir ses portes au public, il en serait encore aux espérances. On jouait ce soir-là Michel Perrin, et j’avoue qu’en lisant l’affiche, notre curiosité fut bien refroidie par l’annonce d’une pièce du Gymnase. Au sortir de Weimar, où nous venions d’assister aux plus intéressantes représentations des chefs-d’œuvre littéraires de la scène allemande, nous avions espéré trouver quelque musique à Dresde. Goethe et Schiller, Berlichingen et Wallenstein, nous avaient mis en belle humeur de sentir Weber. Malheureusement, la Devrient se trouvait absente, et d’ailleurs Weber n’apparaît plus désormais qu’à certains intervalles : de plus jeunes l’ont remplacé ; n’importe, si Freyschütz manquait ce soir-là, nous le retrouvâmes le lendemain dans la caverne d’Ottowald. Le mieux fut donc de prendre notre mal en patience, et d’écouter ces blonds Germains nous réciter la prose de M. Melesville. Du gaz et Michel Perrin, on le voit, nous étions à Paris.

La vallée de Plauen, où la Weitzeritz serpente en bondissant à travers de nombreux villages, offre un aspect d’un pittoresque parfois sauvage. Au milieu de ces rochers qui s’amoncellent, tout un Éden d’arbres fruitiers secoue au soleil sa neige odorante. Voyez, c’est le printemps ; les scarabées nagent dans la lumière, les rossignols vocalisent, et pour que rien ne manque à cet air de fête, les bons Dresdois s’élancent par troupeaux hors des portes, altérés d’un verre de bière ou d’une tasse de chocolat qu’on déguste en paix au sein de cette opulente nature. Heureux peuple, qui n’a besoin que d’air et de soleil, qui n’espère, ne souhaite et ne demande rien, et se contente de jouir du moment ! Les nombreuses tables dressées sous les ombrages des bains de Link, dont la terrasse descend jusque dans l’Elbe, attestent de ce goût prononcé des collations champêtres qui fait des bourgeois de Dresde les Viennois de cette partie de l’Allemagne. Un peu au-delà de Pilnitz s’élève la maison de plaisance du roi de Saxe : il ne s’agit point ici d’un château royal, mais tout simplement de l’agréable villa d’un particulier sinon riche, du moins à son aise. Étalée au milieu des vignes, un peu en dehors du chemin, et cependant d’un accès facile, cette maison a vue sur l’Elbe. Le roi de Saxe n’habite Pilnitz que l’été. Auguste III a les goûts simples d’un véritable amant de la nature ; épris pour la botanique d’une passion tout allemande, il cultive les fleurs, et laisse les chambres gouverner le pays.

Lorsque je visitai Dresde, la résidence des rois de Saxe était déjà veuve de son poète lauréat. On n’y montrait plus Tieck, le vieux lion littéraire s’étant incorporé dans la splendide ménagerie que le roi de Prusse rassemble à Berlin. Je regrettai de ne pas rencontrer Tieck, ne fût-ce que pour m’assurer si l’individu répondait à l’idée que je m’en étais faite d’après ses œuvres. Tieck m’est toujours apparu comme une sorte d’Apollon un peu caduc, trônant la viole au poing et la perruque en tête, sur un Parnasse dépeuplé. Apollon, Hippocrène, Parnasse ! ces nobles mots ont bien perdu de leur magie, en Allemagne surtout, et je crains qu’il ne soit le dernier à les invoquer au sérieux. Déjà à Dresde quelque chose lui manquait : la fleur bleue du romantisme peut-être, tombée elle aussi dans le torrent. L’aura-t-il retrouvée à Berlin ? j’en doute, la Bettina elle-même n’y songe plus, tout occupée qu’elle est de socialisme et de questions humanitaires. Pour la compagne d’Achim Arnim, en qui avait passé je ne sais quoi du souffle romantique du grand poète, il semble cependant que c’eût été une gloire charmante de cultiver discrètement l’héritage transmis ; mais on n’échappe guère à sa destinée, et l’enfant devait plus que personne donner dans les travers du siècle. Ce n’est pas que le romantisme des premiers jours ait tout-à-fait péri chez Bettina ; de temps en temps, il relève la tête comme pour refleurir. On en surprenait agréablement la trace désaccoutumée dans son roman de la Günderode, et vous le retrouvez encore dans ce sentiment de pieux enthousiasme qui lui faisait naguère colliger les correspondances de son frère Clément Brentano ; mais, patience, voici venir les gros livres, celui-ci appartient au roi, celui-là au peuple[1], et c’est ainsi qu’on tue à plaisir les plus aimables dons de l’intelligence et du cœur. C’est donc une bien admirable chose que ce galimatias philosophique et humanitaire, qu’il enlève à la poésie tant de ses charmans disciples. Ici, en France, l’alerte n’est pas moins chaude. Une femme, désormais, ne saurait prendre la plume si ce n’est pour commenter Origène ou formuler un contrat social, et la rage de l’imitation s’en mêlant, on en vient à prétendre interpréter Hegel, uniquement parce que Mme la duchesse a traduit Aristote ou saint Basile. Heureusement, l’intelligence compte chez nous, parmi les femmes, de plus sérieux représentans ; on pourrait citer telle individualité qui, sans rien abdiquer des droits d’un esprit mâle et supérieur, a toujours évité de pareils écarts, et sachant, par l’exemple d’autrui, quel sentier mène au gouffre où l’on se noie, continue à glaner d’une main sûre aux champs de la poésie et de la musique. Je reviens à Tieck.

Pour créateur, il ne l’a jamais été. On dirait qu’il ne voit le monde que par sa propre personne, laquelle il ne se lasse pas de reproduire à tout propos. Ses grands poèmes dialogués, d’une versification des moins scrupuleuses sur la rime, ne compteront jamais qu’à titre d’opulentes ébauches où l’élément lyrique se trouve juste assez développé pour qu’on s’aperçoive de ce qu’il faudrait ajouter, afin que la poésie eût son compte. Quant à ses nouvelles, la plupart du temps elles ne sont que la mise en scène de ses théories, ses personnages ne parlent et n’agissent qu’en vue de ses critiques, et l’intérêt qui en résulte ne saurait être qu’un intérêt de pur dilettantisme. Après cela, comment contester à Tieck la verve comique, l’esprit, cette pointe humoristique appelée witz, et dont on s’imagine si bénévolement en France que M. Heine a le monopole. Impossible de se moquer plus agréablement de l’espèce humaine. Peintre de genre à la manière des Hollandais, son petit monde pose devant vous en casaque de flanelle, en pantoufles, débraillé, goguenard, l’œil encore aviné des fumées de la veille et l’éclat de rire sur les lèvres. Vous connaissez ces tables d’harmonie où tournoie et s’agite toute une aimable compagnie de poupées dont les touches du clavier mettent les ressorts en jeu ; il en est ainsi des personnages de Tieck, et je défie qu’on garde son sérieux en voyant Clément, Hornvilla, Semmelsiege e tutti quanti se trémousser en cadence sur le tambour de basque du poète. Ce qui, de tout temps, a manqué à Louis Tieck, ç’a été l’intelligence de son époque ; enfermé dans le château-fort de sa chevalerie, il n’a rien compris aux tendances libérales de l’art moderne. Vivre avec les illustres génies du passé, fréquenter d’habitude Calderon, Shakspeare, l’Arioste, est une fort louable occupation, mais il ne faut pas que les morts fassent oublier les vivans, et c’est ce qui est arrivé à l’auteur de Geneviève et d’Octavius. Il a négligé son époque, et son époque le lui rend. De là sans doute le peu de popularité que sa muse éveillait même aux beaux jours de sa jeunesse, et le discrédit précoce où elle tomba. Combien périront de la sorte pour s’être enfermés dans leur tour d’ivoire !

Cependant il est un don par lequel le nom de Tieck se recommandera toujours en Allemagne : nous voulons parler de cet inimitable talent de lecture qu’il exerça d’une si glorieuse façon pour le triomphe des idées romantiques, de cet art singulier d’interpréter les maîtres et d’initier, je ne dirai pas les profanes, mais les esprits les plus littéraires et les plus éclairés, à certains secrets du génie inaperçus jusque là, filons nouveaux découverts par sa clairvoyance de poète dans ces mines d’or inépuisables qu’on appelle Euripide, Sophocle, Aristophane et Shakspeare. Pendant près de vingt ans, on fit de tous les points de l’Allemagne le pèlerinage de Dresde pour assister à ces curieuses séances auxquelles les notabilités étrangères avaient à cœur d’être admises ; et comme en toute chose le succès a son prix, comme en matière d’applaudissemens, quelque grandeur et quelque morgue qu’on affecte, on a toujours son grain de virtuose au fond de la conscience, Tieck finit par prendre un tel goût à ces exercices littéraires, qu’ils lui devinrent une nécessité. Nous aussi en France nous eûmes notre fièvre de lecture ; ce fut vers les dernières années de la restauration, au coup de feu du romantisme. Qui serait venu prédire alors l’état piteux où tomberait un jour la question littéraire eût certes bien risqué d’être pris pour un fou, car, si j’ai bonne mémoire, les choses se passaient royalement, et la Muse occupait partout la place d’honneur. Si M. Émile Deschamps nous donne jamais ses confidences, je l’engage vivement à ne pas oublier l’histoire de telle fameuse soirée où l’un des plus illustres personnages de la cour du roi Charles X sollicitait la faveur de l’entendre avec le même empressement qu’on mettrait aujourd’hui au sujet de Moriani ou de Liszt. Ici encore la personnalité gâta tout : aux chefs-d’œuvre des maîtres on substitua ses propres œuvres, aux modèles les imitations ; la question littéraire fut abandonnée pour la question d’amour-propre, et le dilettantisme égarant tout le monde, le ridicule ne tarda pas à se mettre de la partie. Si le mouvement conserva jusqu’à la fin en Allemagne un tour plus sérieux, c’est peut-être à Tieck qu’on le doit : en appliquant à l’interprétation de Shakspeare et des grands maîtres de l’antiquité ces facultés de virtuose qu’il pouvait tout aussi bien (rien ne l’en empêchait) vouer exclusivement aux produits de son imagination, l’auteur de Sternbald et de Phantasus exerça non-seulement la meilleure influence sur la littérature, mais encore fit preuve d’esprit en un point délicat où bien des hommes de génie en manquent. Il est si difficile au poète de tenir son personnage à l’écart en de semblables circonstances, et de crier tout beau à cette humeur qui le galope d’occuper les gens de ses rimes ; autant vaudrait dire au joueur de ne pas s’émouvoir au cliquetis de l’or sur un tapis vert.

J’avais tant ouï parler des lectures de Tieck, que ma curiosité était vivement excitée à leur sujet. Aussi ne pouvais-je manquer, à mon passage à Dresde, de m’en informer auprès des personnes qui n’avaient cessé de pratiquer le célèbre poète durant tout le temps de son enseignement dans la capitale des rois de Saxe. On voit dès-lors quelle confiance doit s’attacher aux détails que nous donnons ici. Trois choses, pour m’en rapporter au docteur Carus, à la fois médecin, poète, dessinateur et critique, l’une des plus originales physionomies de l’Allemagne studieuse et lettrée, trois choses distinguaient les lectures de Tieck : premièrement, l’individualité du lecteur, la richesse de ses connaissances, l’atticisme parfait de son goût, son organe profond, sonore, sympathique, et ce don merveilleux d’émouvoir, au moyen duquel il transportait son auditoire au cœur même des idées du poète ; secondement, une certaine solennité religieuse, qui du commencement à la fin n’admettait pas la moindre interruption, de sorte que l’œuvre s’offrait à vous nue et complète dans son imposante harmonie ; enfin, la variété du répertoire. On ne s’en tenait pas toujours aux cimes de l’épopée et de la tragédie ; çà et là, on se permettait une excursion vers des beautés plus familières, puis on revenait bien vite à ses hauteurs favorites, car les tendances de l’auditoire étaient pour le sublime. « Dis-moi quel livre tu lis, prétend un vieux proverbe, et je te dirai qui tu es. » Alexandre-le-Grand lisait chaque jour l’Odyssée d’Homère ; Charles-Quint, Thucydide ; Henri IV, Plutarque ; Christine de Suède, Sénèque et Lucain ; Turenne et Charles XII, Quinte-Curce ; Frédéric II, Xénophon ; Catherine II, Tacite ; Napoléon, Machiavel. Nous ne chercherons point ici quel genre de rapprochement il y aurait à établir entre le tempérament de tant d’illustres personnages et la nature de leur écrivain de prédilection. Toujours est-il que ces écrivains passent assez généralement pour des gens de style et des esprits sérieux, et nous doutons que l’histoire caractérise jamais un de ses héros à venir en disant de lui qu’il se donna chaque jour, tant que dura sa vie, la jouissance raffinée de déguster un chapitre de M. Eugène Sue ou de M. Paul de Kock, deux noms que l’admiration des étrangers confond si volontiers sous la même auréole.

Du gleichst dem Geiste den du begreifst ;

« Tu ressembles à l’esprit que tu comprends, » a dit Goethe en son bon sens sublime. À ce compte, bien des mystères s’expliquent.

Faut-il, après cela, chercher autre part les causes de ces engouemens populaires qui décident en quelques jours de la fortune d’un livre et d’un auteur ? Nous ne prétendons faire ici le procès à personne. Que certains ouvrages réussissent et que des écrivains d’un talent supérieur se plaisent à caresser le mauvais goût du public et ses instincts bourgeois, c’est incontestable, mais qu’y faire, puisque à ce jeu le public et les écrivains trouvent leur compte, celui-là en absorbant chaque matin la somme de littérature qui convient à son organisme vulgaire et routinier, ceux-ci en recueillant, pour des travaux faciles, pour des improvisations rédigées presque sans y penser, plus d’or et de célébrité que n’en rapportèrent, du vivant de leurs auteurs, cent chefs-d’œuvre aujourd’hui classiques ! Cependant les belles-lettres souffrent et périclitent, nous le savons : à qui s’en prendre de tant de décadence et d’avilissement, si ce n’est à la faiblesse de toute une classe d’esprits éclairés, mais timides, qui n’osent répudier tout haut ce qu’au fond de l’ame ils dédaignent et repoussent, et s’en vont, en un jour de sceptique indifférence, passer au camp de l’ennemi, quittes à revenir le lendemain, plus convaincus et plus décidés que jamais, sur le terrain sacré de la tradition héréditaire ? Il y a telles occasions où la haine est inséparable de l’enthousiasme ; dans les arts comme dans les lettres, on ne saurait aimer le beau qu’à la condition de haïr et de haïr franchement, sans réserve, le commun, le bourgeois, le mesquin. Il est édifiant, nul ne le conteste, en ce qui touche aux rapports de la vie, de se prémunir de toute animosité à l’égard des personnes, mais les questions d’art admettent qu’on les traite sur un pied moins évangélique. L’esprit n’est pas le cœur, et lorsqu’il s’agit de productions où le bon sens et la morale sont insultés de parti pris, le style méconnu, ne point s’irriter, ne point les combattre au nom des lettres profanées, de l’intelligence qu’on déshonore, c’est manquer à sa vocation d’homme de goût. Ici toute espèce de tolérance dégénère rapidement en alliance, et je ne donne pas long-temps au cerveau le mieux nourri pour qu’il s’accoutume au triste ordinaire de l’endroit. C’est pourquoi le mieux est de ne point quitter les maîtres, du moins de ne jamais perdre de vue le point de salut, afin d’y revenir aussitôt pour peu qu’on se soupçonne atteint du mal qui court.

En ce sens, les lectures de Tieck durent exercer la meilleure influence sur le cercle qui l’entourait, et certes il fallait que le monde dont il était l’ame eût des affinités bien déclarées pour tout ce que les lettres antiques et modernes offrent d’auguste et d’élevé, car on y vivait en un continuel commerce avec Shakspeare, Sophocle, Euripide, Aristophane. Antigone et Macbeth, Œdipe roi et Roméo, Henri VIII, Ion et les Nuées, tous ces chefs-d’œuvre de l’esprit humain défilaient à leur tour, et chacun de leurs immortels auteurs pouvait dire comme M. de Vigny après la représentation du More de Venise : J’ai eu ma soirée. Parmi les contemporains, celui auquel on s’adressait de préférence était Goethe. Pourtant, au dire des personnes chez qui ces souvenirs vivent comme d’hier, nulle part l’originalité de Tieck n’éclatait davantage que dans ses lectures d’Aristophane. Il les faisait rarement chez lui, quelquefois chez le comte de Baudissin, le plus souvent chez le docteur Carus, dont nous parlions tout à l’heure. Là, au milieu d’un petit cercle choisi parmi les intimes, de la crème, il donnait à son auteur cette vie étrange qui lui est propre, et soit qu’il lût les Oiseaux ou les Nuées, les Chevaliers ou les Grenouilles, il vous introduisait toujours, à force de verve, d’ironie et de trait, au cœur même de cette philosophie impitoyable, de cet esprit railleur, sceptique, athénien, c’est tout dire, qui, en dehors de la raison humaine, n’épargne et ne respecte rien. Un souper ou plutôt un banquet à la manière antique réunissait ensuite les amis. Sur quoi roulait alors l’entretien ? on l’imagine. Dans ces calmes et sereines dissertations, bien des aperçus de fine critique, bien d’heureuses boutades que la plume eût aimé recueillir ont dû se perdre, mais non sans laisser au fond de toutes ces intelligences choisies un peu du parfum de cet encens qui s’élevait de la terre vers l’Olympe aux beaux jours de la poésie et des dieux immortels.

Comme toute chose en ce monde, les lectures de Tieck devaient avoir leur réaction, et le temps ne pouvait manquer de venir où l’influence du maître s’étendrait en dehors du cénacle. Peu à peu, le théâtre de son enseignement s’agrandit, les germes déposés en bon lieu commencèrent à se développer, et lorsque le poète, changeant de résidence, quitta Dresde pour Berlin, ce fut la cour de Prusse qui voulut assister à toute cette grandiose représentation de Sophocle, d’Aristophane, d’Euripide et de Shakspeare, qui jusque-là s’était donnée en l’étroite enceinte d’une chambre silencieuse et devant un public composé seulement de quelques fidèles. Nous-mêmes, et sans nous en douter, n’avons-nous pas eu dans la mise en scène d’Antigone à l’Odéon le contre-coup des lectures de Tieck ?

Mais nous voilà, parlant de Tieck ni plus ni moins que si nous l’eussions visité dans sa maison de Dresde, plus volontiers sans doute, car, de cette façon, nulle réserve ne nous était imposée, et comme nous avons pu garder toute franchise à l’égard des critiques, on ne sera point tenté de voir dans notre éloge un tribut payé au souvenir d’un accueil bienveillant.

À défaut de Tieck, nous voulûmes voir Retsch, l’heureux artiste à qui la muse romantique de Shakspeare et de Goethe a fait de si ravissantes confidences ; Retsch, cet esprit honnête et sérieux dont le crayon, en s’attachant aux chefs-d’œuvre de la pensée humaine, créait ingénument un des fléaux de ce temps-ci : l’illustration. — Ne vous est-il jamais arrivé de demander dans sa ville natale le nom d’un peintre, d’un poète ou d’un musicien connu de toute l’Europe, et de ne trouver pour vous répondre que des gens qui s’étonnent et font mine de croire que vous vous moquez d’eux ? L’épreuve dont je parle nous attendait à Dresde à propos de Retsch, et je me rappelai malgré moi l’histoire de cet étranger qui demandait à Francfort la maison de Goethe : « Il faut que ce soit quelque banqueroutier d’il y a cinquante ans, observa un bourgeois du Hirschgraben, car je n’ai jamais entendu parler de lui. »

Retsch habite une petite maison dans la Neustadt, derrière le Palais Japonais. Dès que nous nous fûmes annoncés, il vint à nous d’un air cordial et nous fit le meilleur accueil. C’est un petit homme dans la force de l’âge, d’une constitution robuste, et qui porte dans ses yeux toute la verve humoristique de ses dessins. Il nous conduisit dans son atelier et nous montra les divers ouvrages qu’il avait en train. Je ne connaissais jusque-là de Retsch que ses dessins au trait, et j’avoue que sa peinture à l’huile m’intéressa vivement. Je remarquai, entre autres tableaux de sainteté et de genre, une madone à l’enfant Jésus à peine achevée, et qui ne me parut point indigne de prétendre aux honneurs de la galerie de Dresde ; mais ce qui nous frappa tout d’abord fut une toile représentant Wilhelm Meister écoutant d’un air mélancolique la divine chanson de Mignon, assis au pied de son lit : Dahin ! dahin ! — Tout en causant, nous passâmes de l’atelier du peintre dans le cabinet du graveur, et Retsch nous mit au courant de ses nouvelles productions dans un genre qui a fait sa gloire ; c’étaient des dessins pour la Lenore de Bürger et pour cette autre adorable sœur jumelle que le poète de Goettingen a donnée à Lenore, et qui se nomme la Fille du Pasteur de Taubenheim. Quand nous eûmes tout parcouru, Retsch alla chercher son album, l’une des curiosités du pays. J’avoue que cette fois mon attente fut trompée. Je m’étais imaginé l’album de Retsch quelque chose d’extravagant, j’avais rêvé je ne sais quoi de bizarre et de fou, comme ces incroyables fantaisies que ce diable d’Hoffmann jetait sur le papier à ses heures d’ivresse et de génie. Rien de tout cela. Ici l’Allemand pieux apparaît tout entier. Chaque feuillet de cet album contient une allusion aux joies de la vie domestique ; çà et là de saintes pensées se font jour sous la forme d’un Christ entouré de petits enfans, d’une halte dans la fuite au désert, et de loin en loin cependant vous vous retrouvez comme par enchantement au sein de ces royaumes féeriques dont son crayon excelle à vous raconter les légendes. De ce nombre est la page représentant l’humanité sur le sphinx, et surtout cette romantique tempête qui de loin ne nous montre que les vents déchaînés, tandis que de près vous apercevez toute sorte de petits génies, moteurs aériens de la machine. Ce qui vous frappe en général chez Retsch, c’est l’idée, dont le sens, tantôt apparent, tantôt mystique, toujours profond, rehausse le mérite de l’exécution, de telle sorte que vous quittez sérieux, presque rêveur, le livre ouvert d’abord avec cette indifférence oiseuse du badaud cherchant à se distraire.

Le lendemain, je me dirigeai vers Tharand. En général, un voyage dans la Suisse saxonne pourrait aisément se comparer à la vie humaine, qui, à mesure qu’on avance, se charge de teintes plus mélancoliques et plus sombres. Ici la montagne verdoie encore sur les cimes, mais l’aspect du pays devient tout à coup plus sauvage et plus âpre. Voyez là-bas à gauche ce pan de rocher qui s’ouvre sur un précipice. Cela s’appelle le Saut du hussard (der Husarensprung). On raconte que, pendant la guerre de trente ans, un hussard prussien fuyait, poursuivi par un escadron de lanciers ennemis, auxquels il ne pouvait seul tenir tête. Ce malheureux, arrivé à l’extrémité du roc, aperçoit l’abîme sous ses pieds, et tandis qu’il mesure avec épouvante l’effroyable profondeur, il entend derrière lui les cris de victoire des autres, bien certains désormais que leur proie ne saurait leur échapper. Des deux morts inévitables qui s’offrent à lui, le farouche cavalier choisit la moins cruelle pour un soldat ; il enfonce ses éperons dans le ventre de son cheval, et tente en désespéré de le faire franchir l’espace qui sépare les deux rocs. L’animal se lance à corps perdu et vient s’abattre sur le pic opposé, où il expire ; mais le hardi hussard a la vie sauve, l’abîme désormais le protége contre ses ennemis, car nul d’entre eux n’ose sauter le pas. S’il faut en croire la tradition du pays, une des plus sauvages parties du carrefour d’Ottowald tire son nom d’un évènement plus tristement tragique. Deux ouvriers compagnons battaient les défilés de la montagne et cheminaient à grands pas comme des hommes égarés que la nuit gagne. Tout à coup celui qui marchait le premier pousse un cri déchirant. À cet affreux signal, l’autre se ravise et se reconnaît au bord d’un précipice, d’où il voit son malheureux compagnon tomber de roche en roche dans la profondeur. Le lendemain, les gens du pays trouvèrent au fond de l’abîme un cadavre mutilé qu’ils ensevelirent à cette place, appelée aujourd’hui la Mort du pauvre Voyageur (des armen Reisenden Untergang).

Le joli plateau de Grund, avec son moulin situé dans la profondeur, est le vestibule de la Suisse saxonne, qui, à tout prendre, ne commence guère que là. À Lohmen, je visitai la sombre vallée d’Ottowald. Voilà, pour le coup, un site qui dépasse tout ce que pourrait jamais imaginer la plus romantique fantaisie, un lieu fait à souhait pour servir de royaume à des géans, à des kobolds et à ces myriades d’esprits à la fois terribles et grotesques dont le naturalisme allemand évoque si volontiers les fabuleuses légions. De toutes parts, des masses granitiques informes, des pyramides de rochers, de gigantesques monolithes qui s’élancent d’un seul jet vers le ciel, et semblent vouloir déchirer la nue de la pointe acérée de leurs aiguilles. Pour peu que vous y regardiez de près, vous trouverez dans ces ébauches de la nature de titaniques constructions, toute une architecture de hasard que l’architecture humaine semble n’avoir fait que reproduire. Goethe observait, à propos de l’organisme incomplet du serpent, que la nature ne procédait jamais que par ébauches. Ne pourrait-on pas dire aussi que dans ces carrières immenses, dans ces mystérieux entassemens de rocs, se trouve comme en ébauche toute l’architecture humaine qu’il a été donné à l’art de polir et de façonner ensuite en l’amoindrissant ? Tel rocher vous apparaît comme une tour colossale : ici vous croiriez voir une citadelle du moyen-âge, plus loin les débris d’une église gothique ; on dirait qu’une race de géans a séjourné là à des époques reculées, et qu’elle y a construit des forts et des arsenaux, ou plutôt on dirait que ces mornes et terribles solitudes, habitées et vivantes jadis, subissent aujourd’hui l’influence de quelque magique enchantement qui les réduit au silence le plus absolu, et étouffe en elles ces mille voix de la montagne et du gouffre. Vous aurez beau ouvrir l’oreille, vous n’entendrez dans ces étroites gorges ni la plainte d’une cascade, ni le mugissement d’un torrent, et les vents qui passent n’arrachent pas même un murmure à ces larges bouquets de pins immobiles sur leurs cimes inaccessibles. Tout semble mort, et cependant sous cette mort, quelle vie puissante se dérobe ! Regardez ce pin gigantesque qui se dresse en colonne sur cette pointe de rocher, comme ses racines plongent dans les entrailles du granit ! comme elles fouillent à travers les moindres fissures jusqu’à ce qu’elles trouvent enfin la terre, dont le suc nourricier montera féconder les mille artères du colosse. Les fibres de ce sapin, elles aussi, ont essayé d’étreindre un pan de roc ; mais, faute de pouvoir se maintenir debout sur ce sol aride et nu, l’arbre puissant s’est couché, et le voilà désormais formant un pont infranchissable entre ces deux escarpemens auxquels il se cramponne, à celui-ci par ses racines chevelues, à l’autre par les épaisses frondaisons de sa couronne ombreuse. Il n’y a pas jusqu’aux énormes blocs de ces fantastiques solitudes qui ne semblent exprimer des sentimens humains. Ici, c’est la haine et le désespoir ; plus loin, l’ironie. Voyez là-haut cette large bouche qui s’ouvre : n’est-ce point là une joie de cyclope prise sur le fait ? un monstrueux éclat de rire devenu pierre ? — À mesure que vous avancez, les rochers se resserrent, l’obscurité augmente, et le passage se fait peu à peu si étroit, qu’en étendant les mains vous touchez des deux côtés. Pour accroître encore les agrémens de cet aimable petit sentier, il y a quelque cent ans qu’une masse énorme, détachée de la voûte, vint y rouler et former l’encombrement terrible qu’on nomme aujourd’hui le Felsenthor (la Porte de Rocher). Le seuil de cette porte une fois franchi, vous entrez dans la Maison de pierre (das steinerne Haus). Le nom de cet endroit du défilé en indique la conformation. Figurez-vous une maison en règle, une maison rustique où rien ne manque, ni la grande salle du rez-de-chaussée, ni le grenier, ni l’étable qui semble attendre le retour des bestiaux attardés au pâturage. Quelques pas plus loin, vous découvrirez la Cuisine du Diable (die Teufelsküche), où l’on ne s’introduit qu’en rampant. Oui, voilà bien les fourneaux de cette infernale cuisine, où les marmitons diaboliques n’auraient pas fonctionné depuis long-temps, s’il faut s’en rapporter aux réseaux touffus de mousse et d’herbes grimpantes qui tapissent les parois intérieures du foyer. Néanmoins, une fumée épaisse et bitumineuse s’exhale constamment du trou de la cheminée, qui suffit, à ce qu’il paraît, au pot-au-feu de Lucifer, les fourneaux n’étant employés qu’aux grands jours, lorsqu’il s’agit de festoyer quelque hôte humain qui vendra son ame au dessert. Poussez en avant, et vous ne tarderez pas d’arriver à la Chaire, au Baldaquin, au Salon de Pierre, et enfin à la Double Porte.

Nous entrâmes ensuite dans le Grünbachthal. Ici moins d’épouvante règne ; de sauvages escarpemens, des monts arides et pelés se dressent bien encore autour de vous de tous côtés, mais du moins en cet endroit l’eau circule à travers les crevasses du granit, et, selon les différens cours que le roc lui ménage, s’épanche à larges nappes avec un bruit majestueux, roule à torrens, bouillonne ou s’enfuit en jasant sur un lit clair de cailloutis. On peut dire que les eaux, avec leurs mille bruits étouffés ou sonores, font vraiment circuler dans les artères du Grünbachthal cette vie que vous cherchez en vain dans les gorges silencieuses d’Ottowald. Ici le fleuve, après s’être creusé une ouverture à travers la pierre, se précipite à quelques pas de vous dans l’Amnselloch, d’où il sort, non plus en cascade, mais en une poussière humide que le soleil irise de tous les feux du diamant et de l’émeraude.

Quelques minutes plus tard, nous touchions au Kleinen Gans, en d’autres termes, à la véritable coupole de cet édifice de rochers. Je voudrais trouver à cette gigantesque nature un objet de comparaison digne d’elle. Avez-vous jamais essayé de vous représenter les ruines d’une ancienne cité égyptienne, Memphis ou Palmyre ? Eh bien ! non, ce n’est point cela encore : figurez-vous quelque cimetière d’Orient où de colossales pyramides se presseraient les unes contre les autres, coupées seulement çà et là par des arbres verts d’une végétation surnaturelle, ou plutôt imaginez un de ces immenses temples grecs d’où le christianisme naissant chassa si brutalement les aimables et souriantes divinités du paganisme, le Serapœum d’Alexandrie par exemple. Ici en effet, comme dans les salles dévastées du sanctuaire de Sérapis, votre œil croit découvrir des forêts de colonnes mutilées, et çà et là, dans les enfoncemens, de sombres niches taillées dans le granit où semblent se dresser encore des tronçons de statues. Voyez ce bloc énorme à ma droite, ne dirait-on pas une idole sublime, quelque Isis voilée dont un stupide Vandale aurait abattu la tête ? Et ces deux pierres d’égale dimension posées vis-à-vis l’une de l’autre, et qu’on nomme les Jumelles (die Zwillinge), ces deux pierres ne vous représentent-elles pas deux pendans façonnés par la main du même maître ? À cette place, on remarquera aussi un écho merveilleux par la précision et la sonorité avec lesquelles il répercute chaque vibration. Rien ne saurait rendre l’effet extraordinaire que produisit en nous, au sein d’une pareille nature, cette voix invisible et mystérieuse. Comme pour ajouter encore au romantisme de la scène, en ce moment la lune se levait, et sa lumière blafarde, en se projetant sur les rochers qui nous environnaient, éclaira bientôt les mornes solitudes des fantastiques édifices où plongeait notre vue. Un frisson me saisit. Esprit de ces profondeurs, m’écriai-je, lève-toi ! — Lève-toi ! me répondit au même instant l’abîme dont la voix, emportant la mienne, s’éteignit ensuite peu à peu dans l’immensité.

Nous arrivâmes à nuit close à Rotthenwald, où nous attendait un bon gîte, et, qui plus est, un spectacle fait pour tenter la verve d’Hoffmann ou de Callot. Devant la petite auberge du village, établie gaiement sous un dôme de tilleuls embaumés, la population de l’endroit célébrait à grand bruit une de ces kermesses carillonnées qui se prolongent d’ordinaire à l’infini dans les provinces de la Basse-Allemagne. On en était au quatrième jour de la fête, et tout annonçait un redoublement dans la joie de cette folle multitude, qui remplissait l’air de ses cris et de ses chansons. On s’embrassait, on riait, on dansait ; les verres s’entrechoquaient sous les arbres, et les fusées serpentaient dans le ciel. Six musiciens postés sur une estrade, et faisant de leur mieux, animaient aux plaisirs du bal des groupes de jeunes filles et de gros garçons joufflus, à moitié ivres, et qui, tombant de lassitude, se trémoussaient machinalement sur leurs jambes. Cela durait ainsi depuis trois jours et trois nuits pendant lesquels les six pauvres diables de musiciens n’avaient pas bougé de leurs siéges, raclant et soufflant de toute la force de leurs bras et de leurs poumons, et ne s’interrompant dans leur exercice que pour avaler à longs traits d’amples coupes d’étain pleines jusqu’au bord d’eau-de-vie fermentée, dont la sollicitude intéressée des convives n’avait garde de les laisser manquer. Il pouvait donc y avoir soixante-dix à soixante-douze heures que ces braves gens s’escrimaient sur leurs tréteaux, buvant lorsqu’ils ne jouaient pas, et passant à jouer tout le temps qu’ils ne mettaient pas à boire.

En quittant Rotthenwald le lendemain, nous nous dirigeâmes vers le Hockstein, des sommets duquel vous voyez se découper si lestement la jolie petite ville et le délicieux château de Hohestein. Ensuite nous commençâmes à grimper dans l’intérieur de la montagne ; — cette roche, haute de cinq cents pieds, est creusée et praticable presque dans toute son élévation. Je voudrais pouvoir exprimer ici le sentiment étrange qu’on éprouve en mettant le pied dans ces abîmes souterrains où règne un crépuscule éternel, où vous n’entendez avec le bruit de vos pas que le murmure monotone des gouttes de cristal que le granit distille et qui creusent le sol en tombant, intarissables gouttes d’eau qui sont comme les larmes religieuses et cachées de cette grande douleur de la nature, dont les gémissemens du vent d’automne dans les bois dépouillés sont comme les soupirs et les sanglots.

Après avoir descendu quelque temps les marches humides et glissantes d’un escalier taillé dans le vif de la roche, vous vous trouvez tout à coup au fond d’une grotte perdue, espèce d’entonnoir obscur dont l’œil le plus exercé ne saurait, au premier abord, apercevoir l’issue. Je ne vous dirai pas que pendant la guerre de trente ans les habitans du pays venaient, avec ce qu’ils pouvaient emporter de plus précieux, chercher un refuge dans ces cavernes contre l’avidité des bandes de pillards qui exploitaient la campagne ; d’autres souvenirs bien autrement grands, bien autrement impérissables, recommandent ces lieux désormais. Faisons halte ici un moment, car nous sommes dans le Wolfsschlucht, c’est-à-dire en pleine Bohême romantique, au cœur même du site qui inspira au génie d’Apel son merveilleux poème, mis depuis en opéra par Kind, et qui devait enfin devenir le Freyschütz du chevalier Maria de Weber, le Wolfsschlucht, où le surnaturel du naturel se rapproche, où les puissances du destin révèlent à la race mortelle le mystère de leur existence. Voici les pierres et les ossemens que le chasseur endiablé rassemble en cercles magiques ; voici les rocs qu’il frappe de son coutelas en évoquant Samiel : Samiel, l’esprit de ces fondrières et de ces bois, le sombre génie de la caverne et de la hauteur, le démon de la chasse, vêtu de rouge et de vert ! Voyez-vous cette stalle de pierre où vous êtes assis, c’est là que Weber se tenait lorsque la meute fantastique passa une fois devant lui. Les vents déchaînés s’engouffraient dans les crevasses de la montagne, aulnes et sapins roulaient en craquant dans les abîmes, et par ce temps du diable l’infernale chasse allait son train, aboyant, hurlant, maugréant, franchissant ravins et précipices à la lueur de la foudre, au claquement des fouets, au mugissement des buccins répercuté par les mille échos du gouffre. Quelle musique, Dieu puissant, et quel orchestre ! Et qu’un simple musicien, qu’un pauvre chef d’orchestre du Holstein ait pu surprendre un jour cette gigantesque symphonie et transcrire, en nous les transmettant, dans la langue des hommes, tant de voix et de concerts qui, jusque-là, n’avaient été notés qu’au livre mystérieux de la nature ! — Saluons donc ce gouffre du Wolfsschlucht, impérissable sanctuaire de la muse romantique du Nord, cette place immortalisée par le génie de Weber. Ici tout vous parle de lui et de son œuvre ; le vent vous apporte avec les âpres senteurs de ces montagnes comme le vague bruit d’un cor lointain qui ne s’endort jamais. Ce daim qui s’échappe là-bas au tournant de la clairière, ce daim porte encore à son flanc la trace d’une balle enchantée ; ce hibou gravement renfrogné dans sa simarre de plumes songe aux incantations de Caspar, et combien de fois le torrent qui bouillonne à vos côtés n’a-t-il pas roulé au clair de lune le fantôme échevelé d’Agathe ! Agathe, Max, Caspar, Samiel, blanches figures, sombres apparitions ! vous seules animez, vous seules peuplez les solitudes de ces montagnes, où l’étranger ne peut faire un pas sans vous rencontrer, où quiconque saura le chef-d’œuvre par cœur entendra soudain et bien mieux que dans aucune salle d’opéra de l’Europe vos accens mâles et puissans, dont l’aspect morne de ces lieux et l’odeur de fenouil qu’on y respire aviveront encore la poétique et terrible expression.

Ce pittoresque sauvage évoquait à mon esprit toutes les mystérieuses incantations du Freyschütz. « Au moment où le beffroi du vieux cloître annonçait en douze coups, dans le silence lugubre de minuit, la fin de la journée, dit la légende[2] dont Weber a fait le romantique chef-d’œuvre que vous savez, le chasseur Max, pâle et glacé d’épouvante, s’enfonçait dans les gorges du Schwarzholz. De tous côtés s’élevaient des montagnes arides et chenues, et d’un pan de rocher inaccessible jaillissait pour rouler à d’immenses profondeurs la nappe écumante d’un torrent accru par les récens orages. Sur les arbres s’agitaient et battaient des ailes le hibou, l’orfraie, et des nuées d’oiseaux funèbres dont une chaleur étouffante et les grondemens d’un tonnerre lointain avivaient la chanson maudite. Insensiblement la lune s’obscurcit, et la vallée entière s’enveloppa d’ombres ténébreuses. Caspar se tenait au milieu du Wolfsschlucht, debout, ayant autour de lui un cercle d’ossemens humains et de crânes desséchés que de fantastiques feux follets éclairaient d’une lueur tremblante ; à son côté gisaient à terre le réchaud, la cuiller et le moule à balle. Il traça le signe sacramentel et s’écria d’une voix rugissante : « Samiel ! Samiel ! parais ! par le crâne vide du sorcier, Samiel ! Samiel ! parais ! » À ces mots, le rocher s’écarta, et par la fente sortit le chasseur franc vêtu d’un justaucorps d’écarlate. Son attitude commandait l’étonnement et la terreur. « Que veux-tu de moi ? » dit-il. Caspar, prosterné à ses pieds et comme frappé de la foudre, n’osait risquer un mouvement. « Mon heure est arrivée, murmura-t-il d’une voix creuse, et ton serviteur retombe en tes mains ; mais ô puissant dominateur des esprits ténébreux, si les prières d’un mortel pouvaient t’émouvoir, daigne m’accorder un nouveau répit ?

— « Pauvre fou, je crois que tu railles, ta parole m’est engagée pour l’éternité.

— « Et si je t’amenais une autre victime à ma place, insinua Caspar en tressaillant.

— « Et laquelle ?

— « Mon compagnon de chasse ; une ame pure comme la lumière du soleil, candide comme l’enfant dans le sein de sa mère.

— « Soit, mais s’il m’échappe, c’est toi qui paieras.

« À ces mots, Samiel disparut.

« Cependant Max n’avait rien entendu de cet entretien, car son esprit était enchaîné, et il ne pouvait avancer ni reculer jusqu’au moment où Caspar lui vint en aide en lui jetant à travers la nuit quelque formule diabolique ; mais au premier pas que Max voulut tenter, le spectre de sa mère vêtue de blanc, comme dans son cercueil, se dressa sur la cime opposée, lui faisant signe de s’éloigner. — « Au secours ! Caspar, c’est ma mère, telle que je l’ai vue à son lit de mort.

— « Illusion, continua l’ironique Caspar en sifflant entre ses dents un refrain de taverne ; regarde mieux. — Et soudain, ô prodige, ce fut sa bien-aimée que Max eut devant les yeux, sa bien-aimée, les cheveux épars et prête à s’élancer dans le gouffre… « Agathe, Agathe ! » s’écria Max en délire. Caspar poussa un cri sauvage, et la vision s’évanouit.

« Alors Max descendit dans la Gorge du Loup, et s’approcha du cercle fatal : « Pas encore, reprit Caspar, demeure immobile, et s’il vient quelqu’un se placer entre nous, quand ce serait un dragon rouge, quand ce serait le chevalier noir dont le coursier vomit des flammes, sois sans trouble, regarde-moi et ne crains rien. Cependant, sitôt que j’aurai prononcé la consécration des balles et que tu seras initié aux mystères du grand esprit de la nature, tu devras franchir cette barrière d’ossemens, mais alors prends bien garde de n’en pas déranger l’ordonnance, car dans ce cas la consécration perdrait sa force, et tu deviendrais la proie des puissances souterraines. »

« Ayant ainsi parlé, Caspar quitta le cercle, et, se couvrant la face d’un voile teint de sang, il inclina trois fois la tête vers le sol avec ces mots « Protége celui qui veille dans les ténèbres ; Samiel, Samiel, à l’œuvre ! » Puis il saisit la main de Max et lui noua le sanglant bandeau sur le visage, tandis que celui-ci inclinait trois fois la tête à son exemple ; en même temps Caspar tira un livre et lut à rebours ces exorcismes : « Par la lueur blafarde de la lune et les buissons tonnans du Wolfsschlucht, par les puissances de l’enfer et les esprits élémentaires de la nature, par la vertu de ces balles et les senteurs des bouleaux que ces bois respirent, par les signes de mon art magique, j’amène en ton royaume, ô Samiel ! une nouvelle victime ; bénis-la sept fois, neuf fois ; trois fois, bénis pour elle la bouillie métallique. »

« Cela fait, Caspar ôta le bandeau qui pesait sur les yeux de Max, et, tirant de sa gibecière ce qu’il fallait pour la fonte magique, entra dans le cercle prescrit avec son compagnon. « Maintenant, observe, poursuivit-il, et tâche de retenir ma recette. D’abord du plomb, ensuite deux gouttes cristallisées du sang d’un jeune enfant mort sans baptême, un peu de verre pilé, du vif-argent, et enfin trois balles qui ont frappé. Voilà l’œuvre. » — Cependant la mixture commençait à bouillir dans le verre, déjà une lueur verdâtre s’en exhalait, et, comme elle faisait mine de vouloir déborder, Caspar prit la forme, la cuiller, et versa.

« Au moment où la première balle s’échappait de la forme : Une ! s’écria Caspar, une, répondit l’écho du gouffre, et soudain grands-ducs, corbeaux et chats-huans vinrent se ranger autour du cercle et se trémousser aux clartés vacillantes de la flamme. Une minute après, Caspar cria deux, et voilà qu’un sanglier féroce aux abois prit le large, effleurant Max de sa défense. Au nombre trois, une tempête horrible se déchaîna, les arbres furent déracinés, et les nuages s’entrechoquèrent. Au milieu du tumulte des élémens, on eût dit que le monde allait finir. Quatre, fit Caspar, et l’on entendit s’émouvoir au loin le branle-bas de la chasse endiablée. Les fouets claquaient, les chariots grinçaient, les chevaux hennissaient et piaffaient, et le vacarme emplissait les airs, se rapprochant toujours, jusqu’à l’instant où Caspar cria cinq. Alors les cavaliers nocturnes galopèrent en longues escouades, et, poussant cerfs et chiens devant eux, entonnèrent un chœur sauvage à faire trembler la montagne des profondeurs des ravins aux cimes des rocs nuageux. Caspar, en proie au délire qui le possédait, cria six d’une voix convulsive. À ce cri, la foudre éclata sur lui, les entrailles de la terre s’ouvrirent pour vomir toute sorte de spectres hideux promenant sur leurs traces de longues traînées sanglantes, et les feux follets s’éparpillèrent en myriades, portant la confusion et l’incendie dans ces grands bois de pins, qui suaient la résine à grosses gouttes. « Samiel ! Samiel ! à mon aide ! Sept, » hurla Caspar d’un accent de damné, et il roula la face contre terre. Pendant ce temps, Max, battu par les raffales diaboliques, cherchait à s’attacher aux arbres, à se cramponner aux rochers, mais en vain ; la tempête en avait fait sa proie et ne le lâchait plus. « Samiel ! s’écria-t-il enfin dans un suprême élan de désespoir, Samiel ! à mon aide ; je me voue à toi. » Et l’enfer, découvrant ses abîmes, Samiel en sortit, vêtu de feu. « Me voici, » dit-il. Max se jeta à terre, détournant sa vue du chasseur noir. Au même instant, une heure sonna, Samiel disparut, l’orage cessa de gronder, et Max, se relevant, crut s’éveiller d’un rêve plein d’angoisses. »

Un homme qui, à ses loisirs, comprend mieux que personne le dilettantisme dans les choses de l’imagination et de l’esprit, nous disait dernièrement qu’à Palerme les souvenirs de Robert-le-Diable l’avaient partout poursuivi, et cependant Dieu sait si la personne dont nous voulons parler s’en allait chercher en Sicile des impressions musicales ; mais comment se soustraire à l’influence des lieux ? Cette ville byzantine au dedans, espagnole au dehors, pleine de balcons et de mosaïques, cette cité riante, bornée d’un côté par une mer d’azur, de l’autre par des jardins d’orangers, et s’épanouissant en demi-cercle, en conque d’or au sein d’une nature âpre et sauvage, au pied de monts abruptes, noirs et fantastiques où dort au creux du rocher le plus menaçant la véritable Sainte-Rosalie, sinon en chair, du moins en os, tout cela n’était-il pas fait pour rappeler à l’imagination du noble touriste le double caractère de sensualisme italien et de terreur allemande si profondément empreint dans le chef-d’œuvre de M. Meyerbeer. Singulière disposition de l’ame humaine, de rechercher partout l’idéal de préférence au réel ! On en veut à de solennelles investigations, et, pour un moment, on se laisse prendre aux fantaisies des poètes, et, dans la première émotion du paysage, on oublierait presque Charles d’Anjou pour le chevalier Bertram, et la princesse Béatrix pour la princesse Isabelle. Au fond, ce sentiment auquel les grands artistes donnent forme réside en nous, et la preuve, c’est qu’il s’éveille aussitôt que nous nous trouvons en présence des localités qui les ont inspirés. Supposez maintenant que ces chefs-d’œuvre si volontiers évoqués n’existent pas, croyez-vous que notre lyrisme du moment en sera refroidi le moins du monde ? Non, certes ; notre imagination, dans son expansive plénitude, en créera d’autres, et de non moins merveilleux. C’est ainsi, du reste, qu’il faut s’expliquer ces prodigieux succès de certains ouvrages médiocres, lesquels, pour des esprits impuissans ou paresseux, suppléent tant bien que mal à cette faculté productive qu’on n’a point ou qu’on ne se donne point la peine d’avoir. Il n’y a que les affinités qui s’appellent entre elles. Voyez cette cloche vierge encore, à peine elle sort du moule incandescent ; pour s’assurer si le son est exact et juste, on approche d’elle un tuyau d’orgue qu’on met en jeu, et voilà soudain la cloche qui s’anime et résonne sans qu’on l’ait touchée. Ainsi, en bien des choses, il ne s’agit que de frapper le ton. L’ame humaine, elle aussi, est une cloche sonore ou fêlée ; donnez la note, et tout ce qu’elle a de musique en elle sortira.

Cependant la chaleur était devenue étouffante, et, lorsque nous touchâmes au Kuhstall, l’orage se faisait pressentir. Contempler de ces hauteurs un orage avec toute sa magnifique mise en scène d’ouragans impétueux, de roulemens de tonnerre et de torrens débordés, il y avait assurément là de quoi tenter notre imagination. Par malheur ou plutôt par bonheur, car, notre première curiosité satisfaite, nous eussions bien pu payer cher la poésie du spectacle, par bonheur, dis-je, le ciel s’en tint à des menaces, et la nuée électrique passa sur nos têtes sans crever. Le Kuhstall (étable à vaches) ne répond que d’une manière fort indirecte à la désignation spéciale que son nom semblerait indiquer ; cette étable à vaches servirait tout aussi bien de salle de concert à l’orchestre de M. Habeneck, et, si je ne me trompe, les esprits aériens évoqués par une ouverture de Beethoven ou de Weber s’y logeraient plus commodément qu’un troupeau de bêtes à cornes. Figurez-vous une salle ronde, voûtée et sonore, où la lumière pénètre, à peu près comme dans le Wolfsschlucht, par une crevasse ouverte dans le roc, avec cette différence qu’ici l’ouverture est plus large et plus praticable. D’en haut, le regard ne s’étend pas au-delà d’un horizon des plus bornés et ne plane que sur des cimes noires et chenues, des précipices à vous donner le vertige, et des pans de rochers gigantesques, imitant pour la plupart la forme humaine. Tout en explorant les avenues du Kuhstall, je m’étais égaré dans le labyrinthe de Caroline, d’où jamais je n’aurais pu me tirer sans la voix de mon compagnon de voyage, qui m’appelait pour me montrer le Schneiderloch, cavité assez profonde, rendue célèbre dans le pays par la couardise de je ne sais plus quel rognolet germain qui s’y cacha pour échapper au dangereux métier des armes, toujours pendant la guerre de trente ans. Après avoir franchi la Gorge de l’autour ({{lang|de|der Habichtsgrund) et marché quelques instans à travers un bois assez touffu de sapins et de hêtres, nous parvînmes enfin au Winterberg, point culminant du groupe où nous étions.

Rien de plus grandiose et de plus varié que le panorama qu’on découvre du pavillon de l’auberge qui couronne ce pic ; d’ici au moins, le regard se développe en toute liberté : les montagnes de la Bohême, qui se sont rapprochées durant votre course, vous apparaissent, celles-ci se découpant sur le bleu du ciel, celles-là mollement baignées d’un voile humide de vapeurs, tandis que vous apercevez au loin comme une nappe immense de forêts et de collines, d’où ressortent çà et là des châteaux, des villages et des églises. Plus bas s’élève la Prebischpforte, effroyable entassement de granit. On n’imaginerait pas autrement la porte de l’éternité. C’est là que les bons génies de la Bohême veillent la nuit et font sentinelle pour préserver le sol qu’ils protègent de l’invasion des esprits malfaisans. Rien ne saurait rendre l’effet de ces masses de roc, de ces monstrueux débris, vus de l’endroit où nous étions. À la confusion des projectiles, on eût dit le champ de bataille d’une armée de titans. À l’horizon, vous aperceviez, nageant dans le bleu, la terre des Bohêmes, le Prebischberg, le Rosenberg et le Kahlstein. Moitié descendant, moitié grimpant, par la hauteur et par l’abîme, nous atteignîmes Hirniskretschen, d’où nous saluâmes l’Elbe de nouveau, non sans avoir jeté un regard de regret sur cette partie de l’horizon qui nous dérobait Prague, car cette fois nous ne devions pas pousser plus avant notre excursion. Une gondole nous attendait sur le fleuve, dont le plus vaporeux clair de lune argentait la calme transparence, et environ une heure après, nous prenions possession pour la nuit de l’auberge de Schandau, rompus de fatigue et pressés de cette faim qui guette dans les montagnes les gens à la recherche du romantisme et du pittoresque, non moins que les chasseurs de daims et de chamois.

Le jour suivant, nous visitâmes la forteresse de Königstein, espèce de Gibraltar inaccessible, où la main des hommes a prodigieusement tiré parti des bouleversemens singuliers de cette nature âpre et tourmentée. Une seule ouverture creusée dans le roc, mais si rude qu’on a dû pratiquer des appuis des deux côtés, une seule ouverture vous conduit, à travers l’obscurité la plus glacée et la plus noire, dans les mille spirales inextricables de ce labyrinthe fortifié. La citadelle de Königstein ne saurait être ni minée, ni réduite par la faim, attendu qu’au premier de ces deux fléaux elle échappe par sa situation vraiment exceptionnelle, et qu’elle a contre le second le vaste jardin de sa plate-forme, comprenant une demi-lieue environ. Or, on devine de quelle utilité pourraient être, dans les momens difficiles, ces terrains étendus où le blé se récolte, et qui foisonnent en même temps de vignes et d’arbres fruitiers. Ici du moins on doit dire que, si la nature a fait la position escarpée et redoutable, elle a voulu en revanche la pourvoir de greniers peu communs. Le Lilienstein, placé de l’autre côté de l’Elbe, juste vis-à-vis la forteresse, qu’il domine et semble par cela même menacer, dans le fait ne saurait lui nuire, ses hauteurs à pic étant impraticables à l’artillerie. Le puits de Königstein mérite de passer pour une des merveilles de la patience et de l’industrie humaines. Ce puits est le résultat de quarante ans de labeurs et d’efforts. Il a fallu quarante ans d’une lutte obstinée avec la matière pour découvrir la veine humide et jaillissante enfouie sous les cavernes granitiques. Je comptai à mon pouls cent vingt pulsations avant qu’une pierre jetée de l’orifice eût touché au fond. L’eau de ce puits, d’une limpidité de cristal de roche, est fraîche et agréable au goût. Était-ce le hasard du moment ou bien une disposition particulière, je l’ignore ; mais la vue qu’on embrasse de cet endroit me parut plus belle encore que celle dont nous avions joui du haut du bastion et du Winterberg. Au pied de la citadelle coulait l’Elbe, courbant et repliant ses mille anneaux, qui miroitaient au soleil comme les écailles d’une immense couleuvre. Laissant à notre gauche la petite ville de Königstein, nous apercevions au-delà de riches moissons dont les prairies environnantes encadraient d’un cercle vert l’or jaunissant ; de l’autre côté du fleuve, c’étaient le phare de la Suisse saxonne, le Lilienstein ; plus loin, le Roenstein et le Zerkelstein nageant dans des flots de clarté, puis enfin, à l’horizon, la brume des montagnes se confondant au bleu pâle du ciel. J’oubliais de dire qu’à quelques pas de nous, et sur la lisière même de l’abîme, s’étendait le petit cimetière de la forteresse. Ce petit champ semé de croix et suspendu ainsi entre le ciel et l’abîme donnait à ce tableau d’une magnificence intraduisible je ne sais quelle teinte mélancolique faite pour en augmenter encore le charme et l’intérêt. Il y a dans ces sépultures, perdues comme un nid d’aigle sur le pic d’un roc, une idée d’élévation qui sied à l’homme, plus près de Dieu peut-être, plus en pleine nature que dans ces étroites enceintes où la mort parque ses troupeaux. L’isolement au sein de la nature donne à la tombe un caractère d’austérité que le voisinage des hommes lui fait perdre. M. de Châteaubriand pensait-il autrement lorsqu’il choisit lui-même pour y dormir après sa mort une de ces roches sauvages dont se hérisse la grève si pittoresque de Saint-Malo ? — Le Pagenbette (lit du page) est un pic large environ comme une table ordinaire, mais qui doit faire un assez mauvais lit de repos, à n’en juger que par sa pente si rapide du côté de l’abîme. On raconte qu’en 1765 un page de l’électeur Jean-George III ayant vidé plus d’un flacon de Rudesheimer dans un gala de la cour, s’endormit à cette place pour y cuver son vin à l’aise. Le prince, apercevant le jeune fou ainsi couché tout de son long, ordonna qu’on lui passât des lanières autour du corps, de façon à le préserver d’une chute mortelle dans le cas où il s’éveillerait en sursaut. Le page ayant continué à dormir du sommeil bienheureux dont on dort au bord d’un abîme, Jean-George fit venir ses musiciens, eux aussi échauffés quelque peu par les fumées de la vigne du Rhin, et à un signal donné trompettes et timbales commencent un vacarme de janissaires. Pour le coup, le Chérubin se réveille, et notre espiègle alors, dénouant du plus grand sang-froid la ceinture de précaution qu’on lui avait attachée autour du corps, se mit à pirouetter lestement sur le précipice, et revint ensuite avec l’agilité du chamois sur le plateau où se tenait la cour.

Dans l’après-midi, nous visitâmes le Sonnenstein à Pirna, ainsi que sa maison de fous, l’une des mieux tenues de l’Allemagne. À notre entrée, nous apprîmes du concierge que, comme il faisait beau, la plupart des hôtes du logis étaient allés se promener dans la montagne sous la surveillance des gardiens. Force nous fut de nous en tenir à quelques rares échantillons que nous rencontrâmes en parcourant les réfectoires, le jardin, les salles de travail, et les autres parties de l’établissement. Du reste, pendant le court entretien que nous eûmes avec trois ou quatre d’entre eux, ces braves gens ne nous semblèrent ni plus ni moins dépourvus de raison que l’immense majorité des individus composant la fourmilière humaine. On connaît ce mot de l’empereur Joseph II, auquel on demandait la liberté d’établir à Vienne des maisons de prostitution : « Qu’à cela ne tienne, s’écria-t-il ; mettez une tente sur la ville, et vous aurez le chef-d’œuvre du genre. » Maintenant, en fait de maisons de fous, la coupole du ciel ne serait-elle pas pour l’humanité un peu la tente de Joseph II ?

En traversant le jardin, nous rencontrâmes une manière de vieux gentilhomme harnaché militairement en voltigeur du temps de Frédéric : bottes à l’écuyère, culotte de peau, habit à revers soigneusement boutonné jusqu’en haut, rien ne manquait à l’équipage du galant petit maître, dont la perruque, armée d’une queue de dix-huit pouces pour le moins, était entièrement poudrée à neuf.

Il nous salua profondément et nous demanda du ton le plus poli et le plus digne si nous n’étions point par hasard les commissaires désignés par le roi son maître pour venir prendre le général comte de Z…, retenu depuis vingt ans dans cette forteresse pour crime de haute trahison. Comme il faisait mine de vouloir nous raconter tout au long son histoire, nous nous excusâmes en lui disant qu’il se méprenait, mais que nous avions rencontré dans une hôtellerie du voisinage les commissaires dont il parlait, et que ceux-ci ne pouvaient tarder d’arriver pour le délivrer.

Le cimetière de Sonnenstein touche au jardin où les pauvres fous se promènent à leurs heures de récréation. C’est un petit enclos garni de tertres verts et de colonnettes, où la vigne-vierge se marie au cyprès, le lierre au saule, bien sablé, bien propret, bien passé au rateau ; mais hélas ! quelle différence entre la morne tristesse de ces lieux et la grave mélancolie du Königstein, berçant aux bruits du gouffre et de la tempête ses morts robustes tombés sains d’esprit et de corps sous la main fatale du temps. — Qui pare donc ces tombes ? demandai-je au concierge ; qui donc arrose et cultive les fleurs de ce jardinet ? — Un autre fou, me répondit celui-ci, du reste excellent diable, pourvu qu’on respecte sa manie d’horticulteur et qu’on n’aille pas dégrader ses plates-bandes ; un fou à qui du moins le cœur est resté et qui passe son temps à couvrir de fleurs les tombes de ses compagnons. — Et ce brave homme est-il ici ? ne pouvons-nous le voir ?

À ces mots, le concierge, avisant un individu en veste grise qui bêchait la terre à quelque distance, se mit à lui crier d’un ton moqueur : — Holà ! hé ! monsieur le Messie !

Le jardinier de Sonnenstein interrompit son ouvrage et vint à nous. C’était un jeune homme de vingt-quatre ans environ, d’une physionomie mélancolique et douce. Il nous tendit, en approchant, sa main brunie par le soleil, et nous complimenta dans le dialecte de la Basse-Saxe. Mon compagnon de voyage voulut d’abord lier conversation avec lui ; mais presque aussitôt le fou lui coupa la parole en s’écriant : Vous êtes étranger ! Puis, avec une singulière volubilité d’élocution et tous les signes d’une exaltation croissante : — Parlez plus haut, poursuivit-il ; parlez plus haut, car les esprits de l’enfer font un tel tapage à mes oreilles, que je n’entends pas. Mais, patience, avant peu je les précipiterai de nouveau dans l’abîme, et j’en aurai raison ; et lorsque j’ai vu que le bon Dieu et le diable s’entêtaient à ne pas vouloir se réconcilier, j’ai pris le bon Dieu d’une main et le diable de l’autre, et je vous les ai bravement roués de coups l’un avec l’autre. — Le bon Dieu aussi ? demandai-je en souriant. — Oui, sans doute, le bon Dieu ; pourquoi pas ? Et, s’animant de nouveau : Lui et tous ses fous de ministres, et tous ses mauvais généraux, je les ai traînés sur le Königstein et précipités en masse chacun dans son enfer, car chaque homme, ajouta-t-il avec un accent d’indicible tristesse, chacun de nous a son enfer !

Nous en restâmes là de cette conversation, qui aurait pu nous mener loin. Comme nous allions sortir, je détournai la tête, et j’aperçus l’horticulteur extatique qui s’était remis à l’œuvre et travaillait à ses fleurs le plus paisiblement du monde.

Nous avions atteint, comme je l’ai dit, le terme de notre excursion, et désormais nous n’avions qu’à revenir sur nos pas. Ici s’arrêtent donc ces notes de voyage déjà bien longues sans doute, mais qui du moins n’auront pas été inutiles, si elles inspirent au lecteur l’idée de visiter ce beau pays, l’un des plus romantiques et des plus intéressans qu’il y ait. Nulle part vous ne trouverez rassemblés sur un si étroit espace tant de points de vue étranges et divers. Si jamais l’imprévu, ce grand moyen d’effet dans la nature comme dans les arts, eut son royaume ici-bas, c’est bien certainement dans le pays que je viens d’essayer de décrire, dans ce petit coin de terre de cinq milles de longueur sur autant à peu près de large, qu’il faut l’aller chercher. Jamais machiniste d’Opéra ne déroula sous vos yeux plus étonnans contrastes. À chaque pas que vous faites, le décor change, les lieux se transforment comme par magie ; vous sortez d’une caverne effroyable pleine de bruits souterrains, de mystères et d’enchantemens, et vous voilà dans quelque riante vallée dont les moelleux tapis de gazon frais dédommagent vos pieds des aspérités du rocher voisin ; cette porte colossale de granit, qu’on prendrait pour une avenue de l’enfer, s’ouvre sur un oasis de verdure, l’antre de Caliban touche au jardin d’Ariel et de Titania, et, pour que rien ne manque au contraste, vous pouvez vous attendre à rencontrer au sein de ces cavernes, sur le pinacle de ces monts ou dans la profondeur de ces abîmes, d’honnêtes caravanes de bourgeois pataugeant dans toute cette poésie comme des scarabées sur des fleurs. Après cela, je ne prétends imposer mes impressions à personne. Peut-être en est-il des sites de la nature comme de ces effets de nuages où chacun découvre ce qu’il lui plaît. Je n’oserais nier que les objets que nous voyons aient en dehors de nous une existence réelle ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que cette existence sera toujours singulièrement modifiée par le goût, le caractère, l’âge ou le tempérament des individus.


Henri Blaze.
  1. Das Portfolio des Armen, qu’on annonce comme devant paraître sous peu.
  2. Je donne ici, sans rien changer au style original, le chapitre ayant rapport aux enchantemens du Wolfsschlucht. Du reste, toute l’essence poétique de ce naïf et curieux morceau a passé dans l’œuvre dramatique d’Apel, qui n’en est que la paraphrase. Chaque chapitre vous remet une scène en mémoire, et il suffirait d’énoncer les divers titres pour rappeler la plupart des motifs de la partition, tant Weber a fait là une œuvre populaire. J’ai dans les mains la légende primitive du Freyschütz, imprimée à Erfurth sur ce papier à sucre, dont Goethe et Schiller ont partagé si long temps en Allemagne le privilége avec les Quatre fils Aymon et le Chat Botté, et j’extrais au hasard quelques-uns de ces curieux sommaires : Comment un archer du nom de Cuno tua un cerf et devint maître forestier. — Comment le prince eut un entretien des plus graves avec son forestier héréditaire au sujet des balles enchantées et de certains maléfices. — D’un jeune compagnon chasseur appelé Max. — Comment Max conta les peines de son ame à la fille du maître forestier. — D’un entretien qui eut lieu entre Max et Caspar. — Comment Max devint un Freyschütz. — Du Wolfsschlucht et de la fonte des balles, et ainsi de suite jusqu’au dénouement, où l’ermite figure et vient, comme dans l’opéra, chanter l’hymne de paix.