VOYAGE AU JAPON

V[1]
L’IMAGINATION

Un jour que je visitais le château de Nagoya, un vieux samuraï m’indiqua dans une des salles basses un puits à la margelle rustique. Les anciens maîtres, me dit-il, par piété pour son eau salutaire, en avaient revêtu les parois d’une couche d’or. J’essayai d’apercevoir dans l’ombre cette richesse invisible. Et j’admirai non seulement comme autour d’une idée simple les Japonais déploient de faste inattendu, mais surtout comme ils prennent garde de le dérober aux yeux pour mieux l’imposer à l’esprit.

Un autre jour que je voyageais de Kyoto à Nara, mes compagnons nie montrèrent les coteaux d’Uji où se récoltait naguère le thé de l’Empereur. Ce thé n’avait point d’arôme spécial ni de saveur particulière, mais on en cueillait les feuilles les plus tendres avec, solennité, on multipliait le nombre des officiers qui le rapportaient au Palais, on renchérissait sa simplicité naturelle d’une pompe dispendieuse, on en faisait un breuvage inappréciable et rare, un élixir de noblesse, une délectation pour la pensée.

Quel étrange peuple que ce peuple japonais ! Sa vie est un perpétuel mélange de réserve et d’ostentation, d’élégance discrète et de bouffonnerie cérémonieuse. Jadis ses cavaliers de marque étaient accompagnés de deux palefreniers dont la présence signifiait aux yeux du vulgaire que deux hommes pouvaient à peine contenir l’ardeur de leur monture. Et ces moines cavaliers, si ardens à la parade, savaient étouffer leur luxe sous les dehors de la médiocrité. Les Japonais jouent singulièrement avec les apparences. Les actes les plus ordinaires prennent souvent chez eux une figure sacramentelle. Ils s’ingénient à rehausser d’un prestige magnifique ce qui n’a point de valeur, et leur vraie richesse se cache. Mais on sait qu’elle existe. Sa réalité ne lui suffit pas ; elle veut être imaginaire, et le soin dont elle se dissimule n’est qu’un biais pour se grossir encore d’une estimation fantastique. Point de peuple ! où l’imagination ait plus occupé la scène. Les Japonais « ne branlent que par ses secousses. » Qu’ils paraissent sans être ou qu’ils soient sans paraître, le même désir les stimule : ils s’efforcent constamment d’embellir leur image dans la pensée des autres. Mais cette fantaisie qui donna jadis à leur société son étiquette, son emphase, sa grandeur horrifique et sa mystérieuse simplicité, cette fantaisie qui vous guette au seuil de leurs maisons, vous distrait à l’ombre des sanctuaires, éclate dans leur sculpture, sourit dans leur peinture, se dilate dans leurs légendes, s’amenuise dans leurs jardins, cette fantaisie, reine et maîtresse de la vie japonaise, a je ne sais quels traits immuables en sa diversité, quels plis rigides en son exubérance. Les idées européennes pénétrèrent au Japon comme sous une voûte de stalactites précieuses et bizarres, caprices séculaires d’un peuple où tout ce qui surprend est raison, tout ce qui brille vérité, et dont les modes changeantes ne sont que leurs colorations fugitives. L’imagination japonaise, comme l’eau qui se cristallise, semble obéir à des lois géométriques. Tenter d’en fixer les caractères, c’est entrer plus avant dans la connaissance de ces âmes qui firent de la folle du logis leur éducatrice, leur consolatrice, la surintendante de leurs plaisirs et la trésorière de leurs vertus.


I

L’imagination japonaise me frappe tout d’abord par son impersonnalité, et l’influence bouddhiste ne s’est nulle part marquée plus profondément que dans ses conceptions artistiques et littéraires. L’individu n’y trahit jamais une vision originale de la nature ou de l’humanité. Tous les Japonais regardent avec les mêmes yeux, reçoivent du monde extérieur les mêmes impressions, nuancent leurs sentimens des mêmes teintes et considèrent la vie du même angle. De l’adolescent qui compose son premier devoir de style à l’écrivain déjà mûr qui se publie dans une grande revue, seule l’élégance des combinaisons diffère, mais ils travaillent tous les deux sur la même réserve de sensations, d’images, d’idées. Le ministre de l’Instruction publique, l’aimable marquis Saionji, m’avait envoyé un certain nombre de copies d’élèves, filles et garçons. Les premières traductions que mon secrétaire m’en donna me surprirent au point de me faire suspecter la bonne foi des maîtres. Je n’avais point accoutumé de rencontrer chez des enfans un sens si délicat de la nature, un choix si heureux du détail. Un bambin de dix ans qui avait à traiter de La neige le matin écrivait : « Les arbres dépouillés ont fleuri pendant la nuit. Le monde argenté scintille. Les chiens joyeux, lâchés à travers la cour, caracolent et s’ébrouent, dans la neige, et je sors monté sur des échasses de bambou. » — Un autre, plus âgé, parlait du lever de la lune sur le mont Obasute. « La lune est mélancolique, disait-il : elle rappelle aux voyageurs leur jardin désert et leur maison lointaine. On peut dormir sous sa fraiche lumière, qui croît et décroît comme le symbole de notre vie. Et cependant l’empereur Godaigo, proscrit et fugitif, lorsqu’il la vit rayonner sur la mer, s’écria : La lune n’a pas de cœur ! » — Une fillette de douze ans comparait le mont Fuji à un éventail entr’ouvert, suspendu par son manche à la voûte céleste. Une de ses compagnes peignait ainsi la venue du printemps : « Le ciel matinal se voile d’un léger brouillard couleur de la fleur du pêcher. Les oiseaux chantent et déjà les saules mariés aux fleurs ceignent la ville d’un brocart d’or. » J’aurais cru que le professeur avait retouché ces devoirs, si journaux, poésies, contes, chansons, et mes entretiens mêmes avec les Japonais, ne m’avaient rapporté à chaque instant lies mêmes réminiscences et les mêmes métaphores. Les enfans naissent avec l’instinct de ces images et, toute leur vie, logeront leurs pensées et leurs rêves dans ces nids ingénieux, et définitifs, où c’est à peine si les générations ajoutent quelques fils de soie brillante.

Nous connaissions une dame japonaise qui nous accompagnait souvent dans nos promenades. Le lendemain d’un jour où nous avions visité le parc d’Uyéno, elle nous adressa une poésie sur un papier dont la couleur mauve répondait au mois de l’année : « Il est charmant, disait-elle, de passer et de repasser sous les arbres parfumés d’une terre étrangère, mais tout de même on voudrait savoir si le printemps de sa pairie n’a pas encore perdu ses fleurs. » Quelque temps après, je lus dans une anthologie japonaise le Petit Récit d’Isé. Isé était une grande et honnête dame qui vivait au IXe siècle à la cour de l’empereur Uda, dont elle était aimée pour son doux visage et ses beaux vers. Lorsque l’Empereur, lassé de l’amour et du trône, se retira dans une solitude bouddhiste, elle s’enferma chez elle et oncques n’erra plus qu’à travers ses souvenirs. Or, l’empereur Daigo voulut un jour obtenir dise qu’elle fît une poésie sur la feuille d’un paravent où des buffles traînaient un char dans un sentier bordé de cerisiers fleuris. Il dépêcha vers elle le plus galant seigneur de sa cour, et la noble recluse, surprise et charmée, traça de son admirable écriture, sous le dessin qui lui rappelait l’enchantement impérial I de sa jeunesse : « Je voudrais rencontrer quoiqu’un qui vînt de voiries cerisiers en fleurs de ma terre natale ; je lui demanderais si leurs fleurs sont tombées. » Depuis plus de dix siècles la pauvre I Isé repose au sein du nirvana, mais les petites dames japonaises j qui n’ont point connu l’empereur Uda et qui prennent aujourd’hui des chemins de fer et des tramways pour aller fêler la merveille printanière aux pèlerinages des cerisiers, des iris ou des chrysanthèmes sentent et pensent comme elle, revivent sa mélancolie, la modulent naturellement sur le même air.

Le Japon est la terre des reflets et des échos et proprement le pays des paroles dégelées. A chaque saison, les vers des anciens poètes et leurs jolis mots et leurs fines trouvailles fondent, s’animent, voltigent, bruissent sur toutes les lèvres. Les fleurs, les oiseaux, la lune, la tristesse magnifique de l’automne, les pins qui se mirent au bord des flots, les feuilles qui tombent sur la neige « comme des lettres chinoises sur un papier blanc, » l’eau des cascades « qui ressemble à une pièce de toile blanche agitée par la brise, » le passage aérien des oies sauvages dans les nuits claires, la brièveté » de la vie : tels sont les sujets éternels où les poètes du Japon s’évertuent à fuir l’originalité. Et jamais ils ne conçurent qu’on pût chanter le soleil levant ou les étoiles ; jamais un amoureux ne poussa l’indépendance jusqu’à célébrer en vers les yeux de sa maîtresse. La peinture même, le seul art qui chez eux ait vraiment évolué, n’échappe point à l’écueil des lieux communs. Ils y sont devenus comme des lois imprescriptibles. Le pin ne va guère sans la cigogne, ni le bambou sans le moineau, ni les pruniers sans la lune, L’Ecole des Beaux-Arts de Tokyo m’a stupéfait. Les rapins, silencieusement accroupis ou étendus sur leurs tatamis, calquaient et décalquaient avec un soin religieux d’anciens kakémonos. Et leur professeur, un des peintres les plus réputés du Japon moderne, venait d’exposer à l’admiration des connaisseurs un tigre qui, de la queue aux moustaches, reproduisait trait pour trait un tigre fameux du siècle passé. Aussi ne doutai-je plus de la sincérité des maîtres de collèges, quand, après ma visite, ils m’offraient parfois des aquarelles de leurs élèves, dont la précocité fantaisiste m’eût naguère déconcerté. Et je ne trouvai plus étonnant qu’un simple paysan pût saisir la finesse d’un coup de pinceau ou le charme subtil d’une allitération. Les Japonais ne sont souples et divers qu’à la surface. Pour peu que vous pressiez l’individu, vous louchez bientôt le fond immobile et résistant de la race.

Cette race, dont l’art manque de génie comme sa politesse d’initiative, doit son imagination impersonnelle non seulement à sa pauvreté philosophique, qui lui interdit les grands espaces, et à son éducation bouddhiste, qui stérilise la vivacité spontanée de la plante humaine, mais encore à l’influence des caractères chinois, si considérable dans la langue japonaise, des caractères prétendus idéographiques expriment bien moins l’idée féconde, agile, vivante, aux rapports induis, qu’ils ne figurent l’objet inerte, immuable, borné, mort. L’esprit n’en peut étendre ni épurer la signification matérielle. Ils ne représentent que des sensations, n’éveillent que des idées concrètes et trop délimitées pour se développer librement. Les écoliers qui jusqu’à quinze ou seize ans apprennent à en tracer du bout de leur pinceau les pleins et les dédiés, outre qu’ils surmènent leur mémoire, y contractent l’habitude d’assujettir leur pensée à des moules étroits et fixes. Ils se font les esclaves de leurs mots, tandis que les nôtres sont pour nous de dociles et rapides serviteurs. Quand je voyais ces adolescens, le coude en l’air, le pinceau vertical, dessiner à traits fins ou écrasés ces signes cabalistiques, qu’ils enjolivaient de hachures et de pointillé, ils me semblaient ciseler précieusement de petites cages où les idées s’étiolent et s’ankylosent. Leur calligraphie est un art comme le dessin et la peinture, et, qu’une page bien écrite vaille à leurs yeux un bon tableau, rien de plus logique, puisqu’elle parle à l’imagination, mais toujours des mêmes objets et sous la même forme. Un Japonais me montrait un jour deux caractères dont l’un symbolisait le ver luisant, l’autre la neige. Réunis, ils signifiaient « ardeur pour l’étude. » Ne vous en étonnez point : deux étudians chinois vivaient, jadis aussi pauvres et dénués que notre Amyot qui, les soirs d’hiver, déchiffrait ses ailleurs grecs sous le lumignon d’une Madone de carrefour. Le premier enfermait des lucioles dans un sac de papier et travaillait à leur lumière ; le second méditait ses classiques aux lueurs de la neige amoncelée sur sa fenêtre. Mais une langue, dont les étymologies sont ainsi des emblèmes et les signes des rébus, détermine invariablement chez ceux qui la possèdent d’inflexibles images et les enfonce dans une sorte de fétichisme intellectuel où meurt toute invention.

D’ailleurs, je ne nierai point que son absence même d’individualité ne nous rende souvent, la fantaisie japonaise plus avenante, plus accessible, plus hospitalière. Ce monde fermé de vibrations lumineuses et sonores qui se transmettent d’âge en âge sans rien perdre de leur fraîcheur ni de leur éclat répand sur ses moindres enfans une diffusion de ; grâce involontaire et de poésie inconsciente dont l’étranger, toujours tenté d’en faire honneur à l’individu, jouit et s’émerveille. Tout le Japon se reflète en chacune de ses âmes. Un hôte vous accueille et c’est la race tout entière qui vous salue, vous sourit, vous ménage à l’impromptu des surprises héréditaires. Son imagination a la constance des souilles alizés ; ses inventions et artifices, la régularité des phénomènes naturels, et l’on ne s’en fatigue guère plus que de la nature même dont elle est directement inspirée.


Observateurs scrupuleux, les Japonais ont gardé cette ingénuité charmante que donnent les champs, les bois et les flots à ceux qui vivent de leur spectacle. Leur langue, si misérable en abstractions, est d’une richesse étonnante de locutions réalistes et prime-sautières. Et d’abord les onomatopées y fourmillent. Ils les graduent et les opposent en gens dont l’oreille est habituée à noter la valeur des bruits. On dira des tremblemens de terre. « Le gishi gishi n’est pas dangereux, mais au kara kara il faut déguerpir. » Ils se serviront du redoublement des mots pour exprimer la hâte ou la diversité. Leurs termes composés ne sont parfois qu’un raccourci d’impression vive : Tasogare « qui est cette personne ? » désigne le crépuscule, l’heure trouble où l’on ne reconnaît plus les figures. Le volubilis s’appellera Asagao « visage du matin. » Ce peuple de coloristes n’a jamais conçu l’idée abstraite des couleurs. Il n’en a formé les noms qu’en prenant celui des plantes, des animaux, des objets matériels. Le vert se nomme couleur d’herbe ; le violet, couleur de glycine ; le gris, couleur de souris ; le jaune, couleur d’œuf ; le noir, couleur d’encre. Les habitudes, altitudes et sentimens sont presque toujours rendus par des comparaisons empruntées à l’ordre de la nature. Celui qui s’acquitte mollement de sa tâche « la fait, en saule pleureur, » c’est-à-dire avec l’espèce de lassitude et de langueur abandonnée dont les longues branches du saule ondulent aux souffles de l’air. L’orateur facond parle « comme l’eau glisse sur une planche inclinée. » Désorienté, vous êtes pareil « au singe qui tombe d’un arbre secoué par les vents ; » réduit à la misère, « au faisan dans un champ brûlé. » « La parole du Shogun, dit un vieux proverbe, est comme la sueur : une fois sortie, elle ne rentre pas. » Tout, le mot et l’image, nous impose la sensation de la réalité, et l’une réalité familière. Par ces mêmes contrastes dont est tissue la vie japonaise, si la langue atteint sans effort la verdeur de l’argot et s’abaisse aux plus basses crudités, son immodestie coutumière se voile pudiquement et se réfugie dans les sous-entendus, là même où nous ne craignons point la franchise du vocable. La concubine n’est plus que la sobamé « la femme à côté » ou la mékaké « celle sur qui l’on a jeté les yeux. » Mais le vague de l’expression est encore marqué du geste, et, pour ainsi dire, du mouvement des corps.

C’est ce mouvement et ce geste que les artistes japonais ont merveilleusement attrapés, jusque dans les objets qui nous en semblent dépourvus. Ils ont été peut-être les premiers à comprendre que la symétrie déformait et faussait la nature, et, alors que ce procédé nous fournissait un moyen plus commode de nous satisfaire et que notre esprit remodelait la création sur les justes correspondances de l’organisme humain, ils cherchaient et découvraient la véritable harmonie du monde extérieur dans ses apparences irrégulières. Les montagnes, les falaises, les rochers, les troncs d’arbres prennent sous leur pinceau une animation extraordinaire. Les silhouettes s’en détachent avec une hardiesse où l’on sent chez le dessinateur non seulement le souci de l’exactitude, mais encore la conscience que la figure des choses témoigne de leur volonté mystérieuse. Les jardiniers, qui sont à leur façon des peintres et des poètes, usent de la pierre au même titre que de la plante, mais ils la choisissent taillée, sculptée, fouillée par l’eau des torrens ou le feu souterrain. Le Japon est le paradis volcanique des pierres. Elles se dressent, bizarrement mais naturellement découpées et plates, aux approches des temples, au seuil des maisons, sous les arbres, le long des routes. Tel jardin, tout en rocs et en galets, vous donne si bien l’illusion d’une grève que pour un peu vous y entendriez le bruit de la mer. Les pierres parlent, agissent, font des signes, opèrent des miracles, saluent les disciples du Bouddha, et l’on en cite même une que l’empereur Ojin, augustement enivré, frappa de son auguste sceptre et qui s’enfuit épouvantée devant Sa Majesté titubante. On les aime, on vénère la beauté de leur forme, l’étrangeté de leurs dentelures. Il en est de même des monticules, des sinuosités d’une rive, du tournant d’une allée, d’un sentier où de vieilles racines se tordent et rampent. Le peintre en exprime et le jardinier en ordonne la physionomie distincte, hiéroglyphique, vivante, je dirais presque mobile, tant le jeu de leurs caprices nous paraît instable.

Comme ils ont observé les faces constantes de la nature, les Japonais étudièrent les plantes et les fleurs. Des botanistes européens admirent la vérité scientifique de leurs esquisses. Plus épris de lignes que de couleurs, ils indiquent d’un trait sur l’élancement de la tige, le jaillissement de la corolle, l’éparpillement des feuilles, la mimique des branches. On a mené grand bruit autour de leurs bouquets ; l’Anglais Couder et d’autres après lui consacrèrent de longues études aux méthodes japonaises d’arranger les fleurs, ce qui faisait dire à un Japonais de mes amis qu’un jour viendrait sans doute où les professeurs de son pays composeraient de doctes thèses sur la manière dont nos grisettes nouent leurs rubans dans leurs cheveux. Mais, bien que le snobisme étranger justifie celle ironique comparaison, les trois branches qui composent le bouquet japonais révèlent, par leurs courbes et leurs torsions élégantes, l’expérience de toute la grâce où la nature peut infléchir et contourner un simple rameau.

Que l’arbre ou le rameau soient piqués des vers, ce travail des infiniment petits séduit la fantaisie japonaise et devient pour elle un sujet d’ornementation. J’ai vu d’anciens écrans dont les bandes de soie brodées ou peintes représentaient du bois vieux troué par les insectes. L’artiste avait rivalisé de patience et de pointillage avec ces imperceptibles rongeurs. Et des milliers de larves invisibles grouillaient dans les réseaux et les festons de son dessin. De la chenille au papillon, de la sombre fourmi au scarabée d’or, tous les insectes ont trouvé au Japon des peintres amoureux de leur fragilité et de leur éclat éphémère. Les pinceaux trempés d’encre de Chine savent ce que vaut un rayon de soleil sur la jointure d’une patte de criquet ou sur l’aile d’une libellule. Les grillons et les cigales occupent une telle place dans la vie esthétique des Japonais qu’ils en font un commerce et leur tressent des cages minuscules et dorées. Jadis les grands seigneurs eux-mêmes organisaient des chasses d’insectes, la nuit, aux lanternes. Les poètes ont noté leur musique plus claire et plus perçante dans le silence du crépuscule. L’un résonne comme une clochette, l’autre vocalise comme un oiseau. Celui-ci psalmodie le kyô des prêtres bouddhistes, et celui-là rend des sons si tendres qu’une perle de rosée, si elle était d’un cristal sonore, ne saurait en vérité plus doucement tinter. Ils s’éveillent avec le printemps ou quand les trèfles changent de couleur ; ils emplissent l’automne de leur tristesse aiguë, et leurs cris redoublés vous entrent dans l’âme, le soir, sur les rayons du clair de lune.

Leurs ennemis, les oiseaux, ont aussi des voix que tous les cœurs entendent, témoin le corbeau dont le croassement semble répéter le mot amour, kawai, kawai. Mais la célérité de leur vol, le déploiement de leur essor, les raccourcis de leur plongeon, la pointe aventureuse de leur bec, la légère et mobile ténacité de leurs pattes, voilà ce que le peintre japonais saisit et fixe à jamais sur ses bandes de soie ou ses longues feuilles de papier. Il laisse au brodeur, à l’émailleur, au sculpteur le soin de copier la bigarrure de leur plumage et les tons les plus chauds et les nuances les plus fondues. Les coloristes triomphent dans la porcelaine et le cloisonné, et les temples bouddhistes sont souvent de prodigieux musées d’ornithologie. Bécasses, pigeons, canards, oies, grues, hérons, paons et faisans s’ébattent sur leurs frises ajourées, et, au milieu des halliers et des vallons déserts, semblent exposés à la nature, exemplaires hiératiques de sa propre splendeur. L’imitation est ici poussée jusqu’à la servilité. L’idéal des sculpteurs japonais est de nous tromper comme Zeuxis faisait de ses moineaux. Leurs animaux familiers nous suivent des yeux et nous narguent. Les singes, accroupis sur leur arrière-train, grattent d’une patte leur cuisse velue et de l’autre brandissent de grosses noix. Vous êtes visé : baissez la tête ! Je sais à Nikkô, au-dessus de la porte d’un temple, un chat blanc, le dos ombré d’une ligne de charbon, un petit chat aux aguets et qui cligne l’œil. Les souris en ont une telle peur, dit-on, que jamais elles ne s’aventurent dans cette enceinte sacrée.

Les Japonais ne se bornèrent point à reproduire la pose et la couleur de l’animal. Ils connurent ses mœurs et traduisirent ses mouvemens en paroles et en pensées. Leurs fables et surtout les sermons populaires des bonzes sont pleins de traits qui nous rappellent La Fontaine, quand il arrive à La Fontaine d’être assez pris par l’observation directe des bêtes pour ne point faire uniquement de leur plume ou de leur fourrure un amusant travesti. Les souris sont venues prier la miséricordieuse Kwannon, car dans le logis où elles furetaient si tranquillement, leur hôte a introduit un chat. Et comme elles descendent les degrés du temple, elles rencontrent un vieux sage de crapaud. Le crapaud, donneur de bons conseils et strict observateur des lois de la politesse, garde toujours la posture du Japonais obséquieux, qui vous salue agenouillé et prosterné les mains à plat sur le tatami. Pendant que ces demoiselles au museau futé lui content leur histoire, il leur marque son attention en ouvrant et fermant les yeux et, quand elles font appel à son expérience, il se rengorge. Vous avez là, dans sa réalité piquante, une scène habituelle de la vie japonaise. Que de fois, lorsque je parcourais les temples, je vis des petites dames trotte-menu, enfarinées, vêtues de kimonos clairs, consulter, au seuil de sa logette, un vieux bonze en robe foncée qui soulevait et baissait gravement les paupières et, au bruit de leurs éloges, aspirait tant d’air que sa gorge se gonflait comme un goitre ! Souris ou dames, bonze ou crapaud, mon souvenir ne distingue plus entre ces personnages, et, depuis que j’ai assisté au défilé d’un ancien cortège seigneurial, m’est avis que les humoristes japonais croquèrent sur le vif leurs processions dansantes d’insectes cuirassés de laque, empanachés d’antennes, empêtrés de longs dards et comme hérissés de piques.

Ce même réalisme, vous le retrouvez dans les esquisses, ébauches, illustrations, caricatures où l’artiste étudie les mouvemens de l’homme. Le fameux Hokusai, plus fameux en Europe qu’au Japon, n’a point été un novateur, et, si nous le préférons à ses prédécesseurs et ses rivaux pour la variété de son œuvre où chaque coup de pinceau a la précision d’un document, ses compatriotes ne vantèrent en lui qu’un élève admirable des grands maîtres. L’élégance du samuraï, habile mélange de raideur et de souplesse féline, la grâce effacée de la femme, la mièvrerie de la jeune fille, la morgue loqueteuse du rônin, la mine ployée et pitoyable du paysan, le corps-à-corps des lutteurs énormes et gavés : les dessinateurs japonais nous ont montré tout ce que les sentimens et les habitudes pouvaient imprimer de noblesse ou de difformité à la machine humaine. Et ce goût réaliste est si fort ancré dans la race que, dès les premières manifestations de l’art, vers le XIe siècle, le peintre Kawanari exposait à sa porte une peinture de cadavre dont la terrible vérité mettait en fuite ses amis épouvantés. L’imitation de la nature, même indécente, allait naguère jusqu’à donner un sexe aux poupées des enfans, ces poupées artistiques qui représentent les empereurs, les impératrices, les héros et les danseuses célèbres.

Sculpteurs et ivoiriers échappèrent à la tyrannie des conventions chinoises, sinon dans l’imagerie des Bouddhas, du moins dans les figurines des personnages et des dieux familiers. Les artistes européens n’ont jamais fait exprimer à un morceau de bois ou d’ivoire une vie plus intense, d’un modelé plus juste et d’un fini plus précieux, que les Japonais en ciselant leurs samuraïs aux larges manches et leurs bonzes eu prière. Le dieu du Bonheur, juché sur deux gros sacs dorés, le bon petit dieu Dai-kokuten, dont la tête en forme de courge s’enfonce entre ses épaules et dont la barbiche caresse la bosse de son bedon, me paraît incarner l’humanité goguenarde et qui s’éjouit de ses franches lippées. Quel appétit de chère friande sur le gras bourrelet de ses lèvres ! Ses narines subodorent le bouquet des cruches de saké. Ses yeux nous épient, nous agrippent et nous raillent. Il tient à la fois de Silène et de Sancho Pança. J’ai dû le rencontrer en chair et en os dans une rôtisserie ou dans une taverne, à moins que ce ne fut au tournant d’une page de Rabelais. Et de même, la littérature et la conversation populaires évoquent à chaque instant des figures et des profits dont la netteté du contour, la vigueur du trait mettent en relief l’inoubliable détail : « Cette vieille femme, le derrière plié en deux et qui ressemble à une prune séchée, quand elle veut manger une bouchée de riz, ses yeux, son nez, son menton, tout son visage entre en branle. » — « Voyez-vous cette Hana, la mariée d’hier, avec ses manches qui pendent et frétillent, et sa bouche finement arrondie. ! » Souvent la couleur s’ajoute au geste et la phrase enluminée prend les tons saisissans d’une estampe de Callot : « La vieille sorcière dit qu’elle veut mourir : ce n’est pas vrai ; seulement, son désir de vivre, elle la fait tant et tant bouillir et rebouillir au feu de sa bêtise qu’il n’en reste plus rien. » Et tel proverbe campera sous nos yeux, dans son pittoresque à demi castillan, l’orgueil râpé du Japon féodal. Les samuraïs les plus pauvres dissimulaient fièrement leur misère. Obligés de se serrer le ventre, ils affectaient d’avoir bien dîné. Et c’est pourquoi « le samuraï qui n’a pas mangé se promène en se curant les dents. »


Ce serait cependant méconnaître l’imagination japonaise que de la circonscrire dans les limites du réalisme. Nul peuple n’attacha plus d’importance aux capricieuses beautés de la nature et ne les contempla de plus près ; mais nul peuple aussi ne goûta davantage le charme silencieux du recueillement et du rêve. Du matin au soir, sous le soleil, nous avons parcouru des champs où nos pieds enfonçaient dans les fleurs, des forêts où la lumière pleuvait sur nos pas, des grèves d’or, des vallées d’ombre. Tout n’était autour de nous que mort et renaissance. Nous ne repassions pas deux fois par le même chemin, et, le temps de cligner les yeux, la face du monde avait changé. Nous nous sommes endormis, pleins de parfums, de couleurs, de bruits et de métamorphoses. Mais, pendant le sommeil, notre âme, cette mystérieuse ouvrière, a tamisé les couleurs, fondu les bruits, affiné les parfums, dégagé les formes impérissables, trié son viatique essentiel dans notre lourd bagage. Et, à l’instant délicieux où l’esprit réveillé devance l’éveil des paupières, la nature nous reparaît recréée, simplifiée, affranchie des lois de la perspective, baignée d’une vague lumière, sans ombre. Des spectacles entrevus ou admirés nous ne distinguons plus que les lignes évocatrices. La multiplicité se fond en unité ; l’individu résume l’espèce. Toutes les fleurs de la même famille s’épanouissent en une seule corolle. Les formes, dont les couleurs violentes s’amortissent et se transposent dans les tons neutres, atteignent le degré de perfection auquel la nature, fidèle à son plan, les porterait, si elle pouvait s’exercer en dehors de l’espace et du temps. Ce demi-rêve, où la réalité se dégrade jusques aux confins de l’irréel, est le domaine réservé et, pour ainsi dire, le sanctuaire de l’imagination japonaise. Elle y travaille sur des essences et des types, purifie la sensation de tout ce qu’elle a d’accidentel et l’éternisé. Les meilleurs artistes ne dessinent et ne peignent que de mémoire, et précisément, je les trouve incomparables dans les sujets dont le souvenir seul immobilise la grâce instantanée : le coup de queue rapide d’un poisson sous les eaux, le vol éployé d’un oiseau qui traverse la clarté lunaire, une patte de cigogne éclairée d’une lueur fugitive, un frisson de brise sur des feuilles de bambou. Ce ne sont que des riens, mais tant que les bambous frémiront à la brise, tant que les longues cigognes marcheront au soleil et que la grue voyagera dans les nuits argentées et que le poisson rôdera dans la transparence de l’onde, nous les reconnaîtrons à ces riens distinctifs et immortels.

L’être ou l’objet ne nous frappent que par les traits généraux de leur type, et les détails individuels ne valent que s’ils caractérisent le genre. Cet exquis Lafcadio Hearn a écrit une de ses plus jolies pages sur la représentation des figures humaines dans l’art japonais. Là où nous sommes tentés de ne voir que des simulacres conventionnels sans expression faciale, il découvre des types marqués avec une force extraordinaire. La coiffure et le vêtement déterminent l’âge et le rang social ; l’absence de sourcils indique la veuve ou l’épouse ; une mèche de cheveux égarée sur le front, l’inquiétude et la douleur. Les courbures nettes et lisses du visage et du cou appartiennent à la jeunesse. Dans la maturité les muscles de la face commencent de saillir. Chez les vieillards, l’artiste signale la contraction des tissus et les traits que la perte des dents a modifiés. Jamais la vieillesse ne nous répugne par son air de ruse endurcie, d’envie ou d’avarice. Elle a toujours une résignation bienveillante, une douceur usée, comme les adolescens respirent toujours la délicatesse et la timidité. L’image n’est point faite d’après un modèle : elle n’exprime qu’une loi biologique. Des différences légères dans la position des cinq ou six touches essentielles suffisent à rendre le caractère de sympathie ou d’antipathie. N’oubliez pas que, durant des siècles, les Japonais ont dû masquer leurs sentimens personnels d’un sourire impassible, et vous comprendrez la vérité de ces personnages abstraits. Vous comprendrez aussi qu’un art qui néglige l’individuel pour ne s’attacher qu’au général s’épuise à la longue, s’anémie, dégénère en répétitions stériles. Toutes proportions gardées, la peinture typique des Japonais nous présente aujourd’hui les mêmes symptômes d’irrémédiable décadence que la tragédie chez les imitateurs impénitens de Racine. Mais alors que nos Campistrons tombaient au-dessous du médiocre, la brièveté de leurs compositions, l’impeccable habileté de leurs pinceaux permettent aux artistes japonais de nous donner encore l’illusion de la fraîcheur.

Et puis, leur exactitude enveloppée de rêve, leur science du pittoresque isolé, leurs conventions et leurs défauts même, comme l’ignorance de la perspective, répondent aux besoins de l’art décoratif. Ils furent et continuent d’être de prestigieux décorateurs. Vous entrez avec eux dans un monde ; imaginaire et pourtant réel, où les rochers, les montagnes, les plantes, les bêtes, les figures humaines s’idéalisent en symboles sans que leur beauté primitive en soit diminuée. Etres et choses n’y font pas plus d’ombre que nos acteurs sur la scène, acteurs eux-mêmes dont nos souvenirs sont les souffleurs et les coryphées. Je n’ai jamais ressenti une impression de nature plus merveilleuse que dans les palais de Kyoto, au milieu des cryptomérias, des cerisiers, des chrysanthèmes, des cascades et des grands oiseaux peints sur fond d’or. Par les frises ajourées circulait l’air frais des jardins. J’entendais à travers les cloisons frêles le bruissement des ruisseaux, le murmure du vent dans les branches, et il me semblait que la nature avait envahi la demeure impériale et venait à moi, étouffant ses rumeurs, adoucissant son éclat, harmonieuse et telle, en sa vérité fantastique, que les hommes la retrouveront un jour au paradis bouddhiste.

C’est là qu’il faudrait entendre et savourer la poésie japonaise, car, décorative comme la peinture, elle ne fait qu’en prolonger les décors. C’est là que j’aurais voulu voir représenter un de ces , courtes scènes héroïques où le chœur joue presque le même rôle que dans la tragédie grecque et dont les vers sont peut-être ce que la littérature japonaise a produit de plus pur : « Où vont les nues dans la nuit ? De la brise nocturne le murmure au loin s’étend. O nuit d’automne ! Quel spectacle, spectacle admirable ! Mon cœur saisi soudain en éprouve un frémissement. Sur les flots roulent des perles, et voici la rosée blanche comme la Marguerite du pont de Gojô, dont les planches sous des pas résonnent… » J’ose ici traduire, fort improprement d’ailleurs, par Marguerite le nom d’une fleur éblouissante qui était en même temps celui d’une femme célèbre pour sa beauté. Mais le jeu de mots est à peu près rendu, et rien ne manque à l’évocation de la nuit brillante, pas même le sourire de ce nom de femme qui en traverse la sérénité, comme un coup d’aile. Si j’en crois les amateurs éclairés, cette inspiration large, ce souffle lyrique qui nous ouvre brusquement une porte sur l’infini, sont moins rares qu’on ne le penserait dans le bouddhisme dramatique des .

Et c’est encore de ces palais, où la rusticité s’allie à la magnificence, que s’envolèrent jadis les poésies brèves dont les Japonais stimulent leur imagination. Je les compare à de précieux éventails qui, dans le même instant qu’on les déplie et les referme, font passer sous nos yeux le miracle d’un grand paysage. Suggestions rapides ! Leur charme est inexprimable, quand on a vécu ne fût-ce qu’une heure, sous le toit des maisons japonaises, petites nefs immobiles dans l’océan des choses, et dont les cloisons légères nous séparent si peu de la nature que ses marées de bruits, de parfums et de lumière déferlent jusqu’en nos rêves et battent notre sommeil. D’où vient sur nos sens le pouvoir d’une fleur unique et dont l’odeur expire ? D’où vient la magie d’un vers ? « L’automne et l’été se sont rencontrés sur la route du ciel, et, d’un côté de cette route, le vent frais a soufflé. » Pourquoi ces mots me pénètrent-ils d’une haleine plus douce que la brise du soir ? et, quand le poète me dit : « Le flot de la rivière est plein de feuilles rouges : que d’une rive à l’autre une barque la passe, la barque ; coupe en eux ce grand tapis de pourpre, » pourquoi mon âme eu ressent-elle une somptueuse mélancolie ? Je vois la barque et le sillage, et le sillage est noir et les rameurs plus sombres que la mort.

Ainsi l’artiste japonais, parti d’une observation rigoureuse et quasi scientifique de la nature, s’est élevé peu à peu à la conception des types, et, libéré par le rêve de la tyrannie des apparences, il recrée le monde extérieur et provoque des sensations nouvelles avec une simplicité de moyens étonnante. Sa versification n’est guère moins pauvre que sa palette. Il ressemble à cette rosée dont il a si bien dit qu’elle n’a qu’une seule couleur et nuance pourtant de mille manières les feuillages de l’automne. Mais, parvenu au point extrême où il va quitter la terre et cingler vers le large, son souffle l’abandonne, et, sitôt qu’il perd de vue ses rivages familiers, il se brise aux écueils ou chavire. Son esprit, incapable d’embrasser de vastes horizons, — et qui n’obtient un certain effet de puissance qu’en multipliant des unités, — cherche la profondeur et se perd dans les subtilités mièvres, la grandeur et n’aboutit qu’au grotesque. Plus préoccupé de la façon que de la matière, moins désireux d’instruire les âmes que de surprendre les sens, aussi fier de ses instrumens primitifs qu’un prestidigitateur de la boîte vide d’où sortiront des bouquets et des colombes, il confond l’habileté artistique avec le tour de force, l’invention avec la gageure. La poésie ne fut souvent qu’un divertissement aristocratique où les courtisans faisaient tourner leurs concetti sur le pivot d’un terme ambigu. Et, pas plus que ceux de Voiture et de nos gongoristes, leurs madrigaux ne sont exempts de cette grossièreté, revanche inopinée de la nature sur la préciosité. Poètes, peintres, ciseleurs et jardiniers eux-mêmes se sont égarés dans un labyrinthe de menues abstractions. A force de caresser les mêmes images, ils les prolongèrent en allégories. Et, quand ils veulent que les jardins expriment la Foi, la Piété, la Joie, la Chasteté, le Bonheur conjugal, je songe aux gentillesses quintessenciées du Roman de la Rose. Du précieux au bizarre le pas est vite franchi. La recherche du joli les conduisit à l’amour du grotesque et ces admirateurs des vieux troncs tordus adorèrent les monstres. Encouragés par leurs maîtres les Chinois, ils y déployèrent une extravagance qu’ils prirent trop souvent pour de la majesté. Non seulement ils rendirent leurs guerriers pareils à des crustacés gigantesques, mais ils se plurent à déformer horriblement le faciès de l’homme. Ceux qui n’ont pas craint de les comparer aux Grecs auraient dû se rappeler l’effroyable et calme beauté de la Méduse et se détourner avec pitié de leurs masques furibonds, convulsifs, dont le hurlement silencieux veut susciter l’épouvante et n’excite que l’éclat de rire. L’enfer du moyen âge n’a pas inventé de bêtes plus chimériques que leur ménagerie de dragons, de lions ailés, d’éléphans sans trompe, de tigres rengorgés, de tapirs, ni de larves plus diaboliques que leurs Oni cornus, à la gueule de crocodile et aux trois yeux de faucon. D’ailleurs, je conviens qu’ils perfectionnèrent le cauchemar. Ils en précisèrent les contours jusque-là que sa terreur s’évanouit et que, semblable à ces oiseaux des ténèbres surpris et traînés au soleil, il devînt comme un jouet inoffensif entre des mains d’enfans.


Allez à Nikkô. L’imagination artistique du Japon a ramassé ses efforts sur la pente des collines où reposent les grands Shoruns. D’innombrables temples shintoïstes ou bouddhistes s’égrènent au milieu des cryptomérias, devant un torrent qui remplit l’étroite vallée et gronde sous un pont recourbé de laque rouge. De loin vous n’apercevez que le cinabre et l’or des toits écrasés, et, quand vous approchez, le fouillis des sculptures vous produit l’impression d’une éblouissante fourmilière. Prenez une écorce d’arbre trouée, dentelée, déchiquetée ; dorez-en les guipures ; passez-en les aspérités au vermillon ; que chaque piqûre s’y teigne d’une couleur vive, et vous aurez la façade de ces temples, telle qu’elle apparaît à vos yeux mi-clos. Encore un pas, et tout le réalisme de l’art japonais vous saisit : les galets des grèves étincellent au milieu des cours ; les plantes et les bêtes se détachent et s’animent sous les encorbellemens bigarrés de ces arches divines. Entrez dans les sanctuaires : une nature idéale surgit au sombre miroir des laques, aux tentures fauves de l’or. Mais partout, du centre des plafonds où le dragon aux écailles bleuâtres rue, comme une pieuvre énorme, ses tentacules et ses griffes, sur les portes bardées de gueules écarlates, le long des murs où les lions grimacent et d’où les tigres s’échappent en tourbillons de flammes, partout, un surnaturel baroque, une fantaisie qui n’a pour but que son propre contentement entrelace ses rameaux exaspérés à la réalité charmante ou aux types éternels. Il y a là je ne sais quelle impuissance à concevoir l’unité profonde. Ces trésors éparpillés dont chaque merveille vit d’une vie indépendante et solitaire, leur richesse éclatante, excessive et monotone, vous noient le cœur de tristesse. Voulez-vous leur donner un sens ? Gravissez le long escalier de pierre qui grimpe la colline et mène les pèlerins au tombeau de Yeyasu. Son parapet de granit est tendu d’un velours humide tissé par la mousse des bois. On y aspire la fraîcheur des grands arbres dont le cortège monte avec vous. Les pagodes s’éteignent dans la verdure. Le tombeau désert est d’une simplicité solennelle ; une grue hiératique perchée sur une tortue, des pierres, l’ombre et le silence. Quelle douceur ! Vous avez touché l’idée vivifiante de la mort : les temples qu’elle domine et tous leurs prestiges ne sont qu’une grappe de vaines splendeurs suspendue à un sépulcre et sortie du néant.


II

La voilà donc cette imagination japonaise qui exerce sur nous l’attirance d’un aquarium où la nature nage dans du songe. Elle irradie en lueurs douces sur toute la vie domestique et sociale de ce peuple d’artistes instruits par la nature, mais tour à tour subtils comme des Byzantins et puérils comme des barbares. Ne lui demandez pas d’emboucher des clairons épiques ni de vous dérouler des fresques où s’agite un monde. Elle est impropre aux grands sujets. Hormis ses , dont le plus long n’excède pas la longueur d’une scène de tragédie, et ses Kyôgen, dont notre farce du cuvier pourrait à la rigueur servir d’exemple, je ne sache aucun genre littéraire qu’elle ait conduit à sa perfection. Mais de tout temps, les Japonais se régalèrent de légendes et de romans. Si, comme nous, ils méprisèrent les acteurs, les représentations dramatiques les ont enthousiasmés. Les fictions chevaleresques et merveilleuses leur furent d’autant plus chères que leur esprit n’avait point d’autre aliment. Les princes et les daïmios attachaient à leur famille, hommes ou femmes, des conteurs qu’ils envoyaient quérir durant leurs nuits d’insomnie. Aujourd’hui encore, à la campagne, on se réunit le soir dans une salle où sont allumées autant de bougies qu’il y a d’assistans. Chacun à tour de rôle y va de son histoire, puis éteint une lumière. Et, l’effroi des auditeurs grandissant avec l’ombre, souvent le dernier qui parle s’effare lui-même et reste bouche bée au milieu de son récit.

Les théâtres populaires sont machinés avec une habileté supérieure. L’étroit plancher qui traverse, au niveau de la scène, la longueur du parterre, cette passerelle nommée « route des fleurs » par où s’avancent et s’éloignent les principaux personnages, nous permet d’observer leur venue et de suivre leur départ. La scène tournante n’a pas la brusquerie de nos changemens à vue et facilite des effets de marche que nous sommes incapables d’obtenir. Vous assistez à toutes les étapes du crime. Le meurtrier, chargé de sa victime, se glisse hors du logis, gagne la campagne, se tapit derrière un rideau d’arbres, descend à la rivière, y jette le cadavre : les tableaux se sont succédé insensiblement, comme dans la vie. Et la simplicité même des maisons japonaises, leur sentier de galets plats, leurs jardins minuscules, leurs enclos ajourés en forme d’éventail sont reproduits si fidèlement qu’on étudierait le Japon familier sans bouger du théâtre. Toujours soucieux de la mise en scène, les Japonais ont besoin d’un décor jusque dans leurs rêveries et leurs lectures solitaires. La décoration de leur intérieur change selon le mois, le jour, le temps, l’état de leur âme. Et, — comme ils savent d’un trait plus ou moins incliné modifier sous leur pinceau la signification morale d’une figure, — la forme d’un bouquet, le ton d’un kakémono, le choix d’un vase de fleurs, la couleur d’un papier, suffisent à transformer l’harmonie du cadre où se joue leur esprit romanesque.

Sur quelle trame ont-ils brodé ? Leurs innombrables légendes bouddhistes, pleines d’apparitions, de songes et de voix entendues, et qui justifient presque toutes la construction d’un temple ou la consécration d’un coin de la nature, ressembleraient à nos légendes chrétiennes, sans la sécheresse de leur accent et la maigreur de leur poésie. Laissons aussi de côté la littérature obscène que la tyrannie des Tokugawa fit éclore au XVIIIe siècle et dont les plus riches collections se trouvent à Londres.

J’ai d’abord voulu connaître les fables et les contes où l’enfance épelle les rudimens du merveilleux. Quelle petite province que notre humanité ! Au Japon, comme chez nous, les fées et les bêtes sont les premières éducatrices. Le Basque qui venait de débarquer à Kobé et qui entendit des kurumayas prononcer une phrase de sa langue, ne fut pas plus étonné que l’Anglais à qui des Japonais racontent à peu près l’histoire de son bossu Lusmore dont les fées coupèrent la bosse avec une scie de beurre. L’Allemand étendu sur des tatamis découvre une ballade germanique nichée dans les solives de la maison de thé. Abandonné de ses parens, pas plus haut que le petit doigt, ceint d’une aiguille dont la gaine est un brin de paille, samuraï microscopique mais avisé, tu fais ton entrée à Kyotô, Petit Poucet, mon bel ami ! Et tu épouseras la fille du ministre Sanjô. Le pêcheur Urashima remet en liberté une tortue prise à son hameçon, et, vers minuit, une femme divinement belle le remaille, le prend par la main, lui bande les yeux. Il sent sous ses pieds le roulis fuyant d’une barque, et, si vous voulez savoir où il atterrit, ouvrez les contes arabes. Les princesses n’y jouent peut-être ni koto ni biwa, mais elles habitent derrière un pont de cristal des palais d’or incrustés de pierreries, et j’en sais qui ne furent point cruelles aux pauvres hommes. Raikô et ses quatre partisans s’en vont en guerre contre un horrible démon dont les mâchoires d’ogre ; ou de minotaure dépeuplent la contrée de ses jeunes garçons et de ses jeunes filles. Une fois introduit chez le monstre, qui mesure cent pieds de haut et dont le front ocellé, comme celui de l’Argus, projette en toutes les directions des regards étincelans, que fait Raikô, je vous prie ? O mânes du subtil Odysseus ! Il l’enivre d’un vin miraculeux et lui tranche la tête, cette tête énorme qui se soulève dans l’air en grinçant des dents et, soudainement éblouie par le casque enflammé du héros, tournoie et s’abat à ses pieds.

Luttes contre les diables, qui s’évanouissent au jour levant, contre les hydres, ces araignées gigantesques ; métamorphoses de renards en princesses et de patientes fileuses en cigales ; palais sous-marins, où le Dragon, du haut de ses tours resplendissantes, règne sur un peuple de serpens et de crocodiles ; enfans trouvés dans des écorces de bambou ; bêtes fantômes et arbres fées : déesses exilées du ciel et qui, sous la figure humaine, tournent la tête des princes et des rois ; vieux époux hospitaliers à la divinité et dont l’amour éternellement fleurit ; pitoyables Cendrillons au foyer de leur marâtre ; chapeau de paille qui vous rend aussi invisible que l’anneau de Gygès : le Japon n’a rien inventé dont nos mères et nos nourrices, Ovide, Perrault, Andersen, les Mille et une Nuits n’aient orné le berceau de notre adolescence. Et si la société du moyen âge se réfléchit au Roman du Renard comme celle du XVIIe siècle aux fables de La Fontaine, la féodalité japonaise mire complaisamment ses masques féroces, ses ruses, sa loyauté chevaleresque, ses vendettas et ses sacrifices dans l’histoire transparente de Kogane mary, ce chien fidèle qui venge son père dévoré par un tigre. N’en reconnaissez-vous point les personnages ? Voici le tigre seigneurial au fond de sa tanière, les yeux luisans, la barbe hérissée comme une touffe d’aiguilles. Son courtisan, le renard, qui perdit sa queue à l’assaut d’une basse-cour, se glisse emmitouflé de sa fourrure et « partage la neige sous les pointes légères de ses pattes. » Deux chiens, l’un rônin efflanqué, l’autre gras samuraï au service d’un chasseur, se battent devant un faisan blessé, et, pendant qu’ils s’escriment de la gueule, un chat s’avance à pas de velours, bondit sur la proie et l’emporte entre ses dents. Plus loin, ce doux tartufe courtise une souris que ses griffes ont déjà rendue veuve. Et la pauvre petite dame, sauvée par le chien, meurt, pour le sauver à son tour, avec l’héroïque modestie de la femme japonaise. Et nous apercevons derrière eux, honnêtes et robustes travailleurs qui essayent de soulager la misère du monde, la vache maternelle et le bœuf équitable.

La matière des nouvelles et des romans n’est pas plus étrange. Dans le vieux Japon guerrier, comme dans l’Amérique industrielle, ce genre sentimental fut surtout traité par les femmes. J’ai lu le Genji Monogatari de la grande romancière du XIe siècle et je n’y ai pas pris moins de plaisir qu’à relire l’Astrée. C’est au lendemain des tyrannies sanglantes et du sein même des guerres civiles que l’âme humaine se forme en tous pays l’idéal d’une oasis où les cœurs ne concevraient point d’autre ambition que d’aimer et d’être aimé. Et certes le Lignon japonais n’a pas la pureté du nôtre. L’idylle s’y résout vite en accouplement. Mais les caresses s’échangent sous l’ombre des bosquets, dans le parfum des fleurs, et même les silhouettes des verts galans en gardent une langueur énamourée. Aux romans de cour succédèrent, sous la paix des Tokugawa, les aventures de cape et d’épée. Le romancier national Bakin exalta les prouesses des samuraïs, ces mousquetaires japonais. Et non seulement il écrivit l’histoire à la Dumas, mais il usait des procédés de nos feuilletonistes les plus infatigables, à preuve que, pour se retrouver parmi ses innombrables héros, il se servait de poupées rangées autour de sa table et que sa domestique, non moins épouvantée que celle de Ponson du Terrail, l’entendit s’écrier un jour : « Il est temps que je tue ma bonne ! »

Les dramaturges puisèrent au même arsenal que Bakin. Si le , d’origine religieuse, garda son caractère légendaire ou sacré, le théâtre, ouvert à la foule, lui offrit des mélodrames héroïques et des comédies réalistes. Les vengeances, les dévouemens maternels, les trahisons punies, les crimes découverts, les reconnaissances, les substitutions d’enfans, Geneviève de Brabant et l’infernal Golo, le maître d’école qui sauve le fils de son prince en sacrifiant son propre fils, l’Andromaque « qui vend sa fidélité pour acheter de la fidélité, » les folies d’un prince épris d’une courtisane, l’antithèse d’une abnégation sublime dans le cœur d’une fille de joie, des scènes de tribunal, et un certain goût cornélien pour les longs plaidoyers défrayèrent, durant deux siècles, le drame japonais, qu’il fût joué par des troupes d’hommes, de femmes, d’enfans ou même de singes, car, près du temple d’Asakusa, des singes représentent les plus touchans épisodes de la guerre des Taïra : ils se coupent le ventre à la façon des samuraïs ou se rasent la tête comme de vieux guerriers touchés de la grâce bouddhiste. Et de toutes les pièces auxquelles j’assistai, après les avoir fait analyser ou traduire, pas une qui ne me remémorât des situations du théâtre espagnol, anglais ou français, de Calderon à d’Ennery en passant par Shakspeare. J’ai vu des forêts marcher sur les tréteaux japonais, et des Macbeth que leur crime poursuivait, et des rônins en état de vengeance qui, pour endormir la défiance de l’ennemi, se grimaient en débauchés et exposaient aux crachats leur masque aviné de Lorenzaccio. J’en dirais autant des comédies et des farces : marchands sans conscience, chevaliers sans aveu, séduisans voleurs, bonzes paillards, usuriers, entremetteuses, jaloux imbéciles, amoureux éventés et prodigues, nous avons déjà voyagé dans la galère de ces rameurs où parfois une geisha mélancolique effeuille sur les eaux la couronne fanée de notre Dame aux Camélias.


Mais l’analogie des sujets traités fait d’autant mieux ressortir les différences d’esprit qui nous séparent des Japonais. Elles sont considérables et me semblent presque toutes à leur désavantage. Premièrement, tandis que chez nous, la philosophie déborde jusqu’à l’âtre enfumé de la reine Pédauque, leurs contes et leur théâtre trahissent une lamentable pénurie de pensées. Leurs fables sont des os sans moelle, des boîtes sans drogue, de jolies fioles vides. Vous perdriez votre temps à fleurer et sentir leurs livres : ils manquent de graisse. Ce n’est point que leurs romanciers ne se piquent de moraliser, mais, quand ils n’allégorisent pas leurs propres récits, la moralité qu’ils extraient eux-mêmes des aventures de leurs personnages nous paraît aussi sèche qu’imprévue. Bakin s’en remet d’ordinaire à ses pires héros du soin de prêcher ses lecteurs. Et les anecdotes les plus salées et les plus piquantes dont nos prédicateurs du moyen âge se plaisaient à aiguillonner la vertu de leurs ouailles nous donneraient encore une faible opinion des étranges détours par où les bonzes entreprennent souvent de pousser vers le Paradis le troupeau des fidèles. Je ne connais qu’une seule fantaisie vraiment succulente. Elle date du XVIIIe siècle et les Japonais l’avaient oubliée, lorsque le savant et délicat professeur de philologie à l’Université de Tokyo, M. Basil Chamberlain, la découvrit chez un bouquiniste. Ce sont les merveilleux voyages de Wasobyoé, le Gulliver du Japon. Entraîné sur sa barque loin de Nagasaki, il aborde, après trois mois de tempête, au pays de l’Eternelle Jeunesse et de la Vie Eternelle. Les insulaires de cette de enchantée, qui voyaient à peine un des leurs mourir tous les deux ou trois mille ans, ne rêvaient et ne s’entretenaient que de la mort. Ils tendaient de toute leur âme vers cet abreuvoir inaccessible. Les tables des riches étaient encombrées de poisons et de plats vénéneux, et ces déshérités de la tombe cherchaient dans le vertige et l’anesthésie un calmant à leur soif de mourir. De tels passages où la forme neuve et saisissante s’ajuste à l’idée simple et forte me semblent extrêmement rares dans la littérature japonaise, et, malgré son exceptionnelle originalité, le Wasobyoé reste encore très inférieur au Gulliver.

Les Japonais ne content et n’écrivent que pour se divertir. Ils ne prouvent rien, ne veulent rien prouver. C’est une marque de leur faiblesse d’esprit que leur fantaisie se suffise à soi-même, car toute sa richesse s’évapore en vaine exubérance, se stérilise en bizarrerie. Bien loin qu’elles les gênent, ils tiennent pour des beautés indiscutables les invraisemblances dont leurs ouvrages sont gâtés. L’outrance de l’invention est presque à leurs yeux un signe de génie. Ces observateurs de la nature tombent à chaque instant dans des absurdités de songe-creux. Leurs fabulistes imagineront, sans aucun motif, les ébats d’un lapin avec un crocodile, l’entretien d’un singe avec un poisson. Leurs dramaturges combinent des équilibres d’événemens inutiles qui se tiennent sur leurs pointes comme des pyramides d’acrobates. Dans un drame fameux, le Trèfle de Sandai, le valet d’un vieux médecin, qui vient d’assassiner et de dépouiller son maître, cache le produit de son crime sous l’estrade de la maison, mais, pendant qu’il s’est esquivé pour se créer un alibi, un chien déniche en gambadant le rouleau de pièces d’or et va le déposer sur la hotte d’un jardinier dont la fille sera bientôt accusée du meurtre. Et je simplifie la scène ! Le chef-d’œuvre de Bakin s’ouvre sur l’amour d’un molosse pour la fille du seigneur, et les huit personnages du roman, qui incarneront les vertus du samuraï, seront les fils mystérieux de ce répugnant hyménée. Les histoires japonaises ne nous charment absolument que dans les livres des Mitford et des Lafcadio, c’est-à-dire émondées, purifiées et surtout recomposées par des artistes européens.

On passerait volontiers aux Japonais la profonde insignifiance de leurs fictions, et, vive Peau d’âne ! je ne les chicanerais point sur leurs invraisemblances, s’ils savaient du moins nous y préparer et en tirer des effets que la logique nous rendît acceptables. Mais rien ne leur manque tant que l’art de composer. L’impossibilité presque radicale d’ordonner un ensemble, de conduire un sujet, d’établir un juste rapport entre toutes les parties d’un même ouvrage, de distribuer à chacune d’elles une harmonieuse et inégale lumière, cette impossibilité qui n’a point de quoi nous surprendre chez un peuple où la perspective était science inconnue, se déguise à peine dans leurs petits contes, éclate le plus souvent dans leurs romans et leurs pièces dramatiques. On rapporte que jadis un héros du nom de Motomé, chargé de tuer l’Impératrice, en séduisit la fille qui déroula pour lui un long peloton de fil à travers les corridors dédaléens de la demeure impériale. Mais Omiwa, la fiancée de Motomé, jalouse, attacha un second fil au vêtement du héros et le suivit à son insu. Vous voyez ce que devient le fil d’Ariane chez les Japonais : il se double. Supposez maintenant que le père d’Omiwa, inquiet de sa fille, use du même subterfuge, et que son peloton raccroche derrière lui des femmes curieuses et des passans inoccupés, et que tous ces gens unis par un lien si frêle pénètrent dans le palais, et que les fils se rompent : ce sera l’image du mélodrame japonais dont les mille incidens n’ont guère de commun que leur procédé générateur. Le dramaturge oublie son sujet primitif pour les autres sujets qu’il y a greffés, comme le romancier se perd en digressions et le conteur s’attarde en parenthèses. Leurs productions sont d’ordinaire invertébrées, et l’unité d’action, qui du moins à la scène nous semble une des lois de l’esprit humain, m’a paru n’être chez eux qu’une préoccupation secondaire.

La raison en vient sans doute de leur imitation servi le et superficielle de la réalité. Je n’ai jamais éprouvé un instant d’ennui au théâtre japonais, car, bien que l’auteur y dispersât mon attention sur une multiplicité d’intérêts divers, je lui rendais grâce de ressusciter pour moi, dans leurs minutieux détails, la politesse et la barbarie du temps féodal et de me mettre sous les yeux des tableaux si précis de la vie quotidienne. C’est au théâtre que j’ai appris coin ment les samuraïs s’entaillaient le ventre et comment les bonnes ménagères cuisinent le riz. J’ai assisté à des classes faites par les maîtres d’école dans les anciennes Terakoya, et, lorsque nos élèves fixent des cocottes en papier au des de leurs camarades, ils se conduisent comme des cancres japonais. Les poètes dramatiques m’ont révélé les splendeurs de Yoshiwara, cette grande cité aphrodisienne aux portes de Tokyo. Le temps qu’une courtisane met à sa coiffure, je le sais, et de quel pas elle marchait jadis, quand, l’obi noué sur le ventre, recouverte d’une chape pontificale, les cheveux auréolés de dèches d’or, elle enjambait l’air avec ses hautes getas. J’ai constaté que les assassins du Japon apportent dans l’accomplissement de leur œuvre les mêmes scrupules que les nôtres à souffler les lumières indiscrètes et à se déchausser pour que leurs sandales ne laissent point de traces sanglantes. Et j’ai mesuré la patience des filles bien élevées qui massent leur vieux père.

Que notre théâtre réaliste est resté loin de ces chefs-d’œuvre ! Quelle exactitude ! Les Japonais sont d’une implacable honnêteté : ils ne nous trichent même pas sur le nombre de minutes que peut durer la cuisson d’un plat. Montre en main, la vérité est respectée. Danseurs, clowns, mimes et comédiens admirables, si leurs acteurs parlent de la tête, cette voix de fausset, où les contraint la tradition, ne les empêche point de parler la plupart du temps pour ne rien dire, ni plus ni moins que les humbles mortels. Et si la convention régit leurs duels et leurs batailles, soyez certains que les hommes, pour s’entr’égorger au naturel, ne dépensent pas moins d’efforts. Ils savent prolonger leur agonie, pâlir, verdir, rendre l’âme avec une lenteur qui ne nous fait pas grâce d’un spasme. Des liquides rouges jaillissent et ruissellent de leur gorge ou de leur ceinture. L’Œdipe aux yeux crevés n’ensanglantait pas son visage avec plus d’art. Et, comme les nôtres, ils ont le souci de la couleur locale, le culte de l’anecdote, la manie des résurrections soi-disant historiques. On jouait, à Tokyo, une comédie dont l’héroïne, la geisha Kashiku, bonne fille, très populaire, mourut d’aimer trop à boire, et repose dans un cimetière d’Osaka. Les journaux nous apprirent que l’acteur qui répétait ce rôle était allé recueillir sur les lieux mêmes, où l’on célébrait son cent cinquantième anniversaire, tous les documens relatifs à l’histoire de cette vénérable biberonne.

Parmi les « tranches de vie » que les auteurs japonais suspendent à l’état de leur scène, il en est dont le pittoresque et l’éclat eussent féru nos romantiques. Les unes nous enchantent de leur coloris puissant, les autres nous tenaillent et nous arrachent le cri des angoisses nerveuses. Le prince Yorikané veut racheter la courtisane Takao et consent à la payer toute vêtue son poids d’or, et dans la salle de l’orgie, dont les cloisons dorées s’étoilent de pruniers en fleurs, au milieu des courtisans accroupis et des bouffons, devant le prince en soie mauve qui, le bras à l’accoudoir, nonchalamment s’évente, des serviteurs apportent l’énorme balance aux plateaux de laque noire, pendant que Takao, fardée comme Une idole, se traîne alourdie ; par son manteau de brocart où des parasites sans vergogne ont cousu des lingots de plomb. — La nourrice Masaoka défend contre les empoisonneurs un jeune prince, dernier rejeton d’un sang précieux, et son enfant est chargé de goûter tous les plats. Des dames du Palais ont violé sa retraite et viennent offrir une boîte de friandises empoisonnées à l’enfant royal, mais le petit camarade, fidèle à sa consigne, se précipite, avale un gâteau et du pied bouscule la boîte. Sa mort va dénoncer le crime. Eperdues, les criminelles le saisissent, et, sous les yeux mêmes de la mère, l’égorgent comme coupable de lèse-majesté. Masaoka agenouillée, impassible et muette, assiste à l’horrible agonie de la chair de sa chair : « Ce n’était pas votre fils, s’écrient les empoisonneuses déconcertées. Vous aviez changé les enfans pour mieux nous tromper. Le prince est mort ! » Masaoka se tait. Son silence est un aveu. Mais, à mesure que les mégères s’éloignent, elle se relève, les suit du regard ; sa gorge se gonfle, sa figure se contracte, et, dès qu’elle se croit seule, seule avec le prince sauvé, elle s’écroule sur le petit cadavre et pousse un tel sanglot que toutes les femmes qui ont bercé un enfant dans leurs bras savent qu’elle est la mère.

Lorsque je lisais les fables du shintoïsme, il m’est arrivé plus d’une fois de penser qu’un Platon en eût tiré des mythes adorables, et, plus d’une fois, aux théâtres de Tokyo, je me suis dit : « Quels matériaux pour un Shakspeare ! » Mais les Japonais n’ont eu ni Shakspeare, ni Platon. Ils n’ont jamais allumé dans leurs ténèbres la lampe de Psyché, et le défaut de psychologie, cette fréquente misère des littératures confucéennes et bouddhistes, abaisse leur théâtre au niveau d’un art de cirque. Qui leur eût enseigné la science du cœur ? La doctrine de Confucius raidit l’homme en attitudes inflexibles. Les devoirs subordonnés les uns aux autres ne, s’opposent ni ne se combattent. Les pièces les plus importantes de l’échiquier où nous jouons nos parties tragiques restent pour eux inamovibles et sacrées. D’autre part, le bouddhisme tend à unifier les âmes, à les dépouiller de leurs singularités distinctives. Comparez les disciples impersonnels du Bouddha à nos apôtres tourmentés, violens, actifs ou rêveurs et vous verrez de quel côté se trouve la vie ! La casuistique des bonzes ne sortit point des monastères et les discussions théologiques n’enrichirent point les consciences. La langue et la syntaxe en témoignent elles-mêmes. Les Japonais n’ont, à proprement parler, ni comparatif ni superlatif, Ils les composent au moyen d’adverbes et ne se servent du comparatif que dans les cas les plus rares. Et si, comme on me le faisait ingénieusement remarquer, ce peut être un signe de noblesse que de ne point établir de degrés entre le bien et le mal, le beau et le laid, le permis et l’illicite, cette noblesse qui tient du barbare ignore le travail de la réflexion et les nuances de la pensée. Mais voici qui me frappe davantage : le sujet, dans la phrase japonaise, correspond bien moins au nominatif qu’au génitif des Latins. La particule dont il est suivi a le même sens que notre préposition de. Alors que chez nous l’action affirme une personnalité, je marche, le Soleil luit, chez les Japonais elle ne prouve qu’un fait, il pleut, il tombe de la neige. Ce fait provient assurément du sujet, mais l’étroite relation de l’effet à la cause n’est pas mise en évidence. Le sujet subit l’action encore plus qu’il ne la provoque. Aussi le verbe reste-t-il toujours impersonnel, le futur toujours dubitatif. Ajoutez que l’absence des pronoms personnels oblige les Japonais d’y suppléer par des tournures compliquées et savantes, des noms et des adjectifs spéciaux, des particules respectueuses, des formes verbales qui expriment toute la hiérarchie de la politesse. Rien ne dénote mieux la passivité de l’âme et le perpétuel effacement de l’individu derrière son rôle ou sa fonction sociale. L’individu n’existe que relativement aux autres. C’est à l’aide de formules indiquant leurs mutuels rapports que les hommes se désignent et se différencient.

Ne nous étonnons donc point si les personnages dramatiques semblent agir sous l’impulsion de motifs extérieurs. Leur caractère ne se développe pas. Leur héroïsme ne leur coûte qu’un effort physique. Ils font des haltères avec des sacrifices surhumains. Ce ne sont pas des pantins physiologiques, Dieu merci ! Ce sont les automates du devoir ou de la trahison, de l’honneur ou du crime, de la reconnaissance ou de l’ingratitude, des conventions sociales et de la mégalomanie. Pendant qu’ils se démènent, le chœur, représenté par un vieil hiérophante rasé comme un moine, qui d’une loge grillée psalmodie son récitatif aux sons du shamisen, nous explique leur pantomime et ne nous initie guère aux débats de leurs âmes, car, si chez nous la lutte et même l’hésitation grandissent le héros, elles le diminueraient chez eux. L’amour, qui tient presque autant de place dans leurs comédies que dans les nôtres et dont la peinture reste chaste jusqu’au Yoshiwara, n’est en somme qu’un lieu commun dont tous les effets sont réglés d’avance. Les victimes en supportent la fatalité comme un homme du monde s’accommode d’un habit trop juste Chaque personnage a reçu son mot d’ordre et ne le discute pus. On obéit à l’amour et non à sa maîtresse, au devoir et non à son prince, à l’honneur et non à son père. Les affections individuelles et les sentimens de la nature le cèdent aux obligations abstraites de la consigne. Et quand le Shogun pardonne, en le comblant d’honneurs, au meurtrier qui s’est embusqué sur son passage, sa clémence ne respire ni politique, ni poésie chevaleresque : c’est un léger mouvement de tête, le geste imperceptible d’un Pharaon qui passe, étonne et rentre satisfait dans son auguste pénombre.

Mais cette simplicité, cette pauvreté de sentimens, ces êtres d’une seule idée, ces âmes limpides et brillantes, où la pensée, loin d’évoluer, se pétrifie, relèvent de l’épopée, et j’admire sans réserve les , rapsodies dialoguées qui, habilement cousues par un aède de génie, auraient pu donner à la race japonaise l’expression testamentaire de son idéal. Les personnages de la légende, dont le flot des générations a sculpté la figure, se dressent partout comme des statues éparses qui attendraient leur panthéon. Vallées de Roncevaux, vous n’avez rien de plus mélancolique que les collines du Yamato où, jeune, glorieux et misérable, Yoshitsuné, trahi par les siens et traqué par son frère, se sépare de sa bien-aimée ! Ils étaient si tendrement unis qu’une goutte d’eau ne fût pas tombée entre eux, elle plus populaire des héros japonais en est aussi le plus infortuné, car une immense pitié a soulevé de tout temps le rêve de tous les peuples. C’est lui qui arrive un soir avec sa faible escorte devant un bureau d’observation où les soldats avaient ordre de l’arrêter. Il s’est déguisé en portefaix et ses officiers, pour écarter tout soupçon, le chargent de ballots, le maltraitent, l’injurient, le frappent même, tandis que leur petite troupe défile sous les yeux des inquisiteurs. Mais le chef du poste, qui du haut de son cheval contemplait la scène, a reconnu le héros. Un tel respect de l’infortune lui prend l’aine qu’au moment où Yoshitsuné passe, il se laisse tomber de cheval, ne voulant pas, selon l’étiquette japonaise, dominer un prince. Et quand le fugitif a disparu, il s’ouvre le ventre et se punit lui-même silencieusement d’avoir manqué à son devoir.

Les Japonais ont adoré le courage malheureux, et, comme une mère fait de l’enfant prédestiné à la douleur, la foule a choisi pour compagnon de ce jeune homme invincible au triste sourire le fils le plus robuste et le plus vivace qui soit sorti de ses entrailles. Près de Yoshitsuné voici Benkei, le moine casqué, le copieux et farouche Benkei, ce Frère des Entommeures japonais, hardi, délibéré, bien fendu de gueule, bon décrotteur de vigiles et grand pourfendeur d’hommes. Quelle trogne enluminée par le feu des batailles ! De piot ni d’amour ne lui chaut guère. Plus que les ripailles lui plaisent les beaux sabres, et, dès la seconde fois qu’il tâta de la bagatelle, il s’en déclara blasé pour ce que, disait-il, l’air n’en variait non plus que la chanson. Sa mère le porta dix-huit mois, et, comme Pantagruel, il était si merveilleusement grand et lourd qu’il ne put venir à la lumière sans la suffoquer. Bonze, il pochait les yeux des autres bonzes, leur rompait bras et jambes, leur enfonçait les dents, écarbouillait les cervelles, et, son monastère incendié, détroussa les passans jusqu’au soir où, désarmé sur le pont de Gojô par le jeune Yoshitsuné, qui d’un coup d’éventail fit choir sa lourde dague, il se voua corps et âme à son charmant vainqueur. Irrésistible et prodigieux, — qu’il retire du fond d’un lac une cloche-pareille au bourdon de Notre-Dame, que le flamboiement de son sabre jette la panique dans le cœur des assaillans ou que, sous la tempête, menacé par les mânes irrités qui chevauchent la crête des vagues, il pétrisse à la proue du navire son rude chapelet d’exorciseur, — ce bandit, que la fidélité régénère, protège encore de sa haute stature la dernière retraite de son maître. Seul, appuyé sur sa hallebarde, le dos hérissé d’un maillet, d’une scie, d’un râteau, d’une faux et d’une fourche, il barre le passage à l’armée du Shogun. Les flèches avaient plu sur l’ouvrier monstrueux et lui faisaient comme un de ces manteaux de paille que les paysans japonais portent en hiver. Mais lui, toujours droit, immobile, continuait de regarder fixement, et, leurs carquois épuisés, les ennemis sentaient peser autour d’eux une mystérieuse horreur. Quand, à la nuit tombante, ils s’approchèrent, ils virent que le colosse avait rendu l’âme. « Benkei debout même mort. » Derrière le rempart de son cadavre, Yoshitsuné fuyait à bride abattue et s’évanouissait dans ces lointains fabuleux où le peuple inconsolable l’a ressuscité en Ghengis Khan.

Décors, personnages, événemens merveilleux, langue naïve et pittoresque, images populaires et qu’un long usage n’a pas encore usées, les Japonais eurent tout ce qui peut constituer à une nation une tête épique, mais, sans puissance d’esprit, sans largeur, sans haleine, sans unité de composition, rien de ce qui fait un Homère ou un Rabelais.


Cette œuvre qu’ils n’ont pas écrite, ils l’ont parlée, ils la parlent tous les jours. Chez eux la parole vaut mieux que la lettre moulée, le diseur que l’écrivain. A Tokyo, dans les villes et les campagnes, la foule se presse le soir aux portes des Yosé. Les yosé sont à la fois des tréteaux de Taharin, des cafés-concerts, des salles de conférences, des théâtres d’improvisateurs. Hommes et femmes agenouillés sur des ta tamis devant une petite estrade y écoutent le conteur qui, à genoux comme eux, l’éventail à la main, mime son récit de tous les muscles de son visage. Et ces conteurs m’ont abasourdi par la volubilité de leur langue, la mobilité de leurs traits, la vie multiple de l’anecdote, de la comédie ou du drame qui se jouent sur leurs lèvres. Là s’échappe une verve comique que le puritanisme des samuraïs et la rigueur des convenances féodales comprimèrent sans parvenir à l’étouffer.

Elle est grasse et volontiers burlesque. J’ai entendu les farceurs de yosé poser à leurs auditeurs des questions tabariniques, susceptibles de leur conforter les « hipopondrilles de l’entendement. » Et lequel des deux est le meilleur d’avoir la vue aussi courte que le nez, ou le nez aussi long que la vue, ils en sauraient disserter aussi doctement que nos turlupins de la foire. Je tiens d’eux que le Japon possède quarante-huit espèces de sots dont la sottise se mesure d’ordinaire à leur taille. Voyez plutôt l’église d’Asakusa : la déesse Kwannon, toute mignonne, toute petite, pas plus haute qu’une main d’enfant, a pour se loger un temple vaste, tandis que les gardiens des portes, qui sont énormes, heurtent d’un front borné le plafond de leur niche.

La plaisanterie égrillarde et souvent satirique batifole autour des lits d’accouchées et des petits dieux choyés par les matrones. J’ignore d’où vient aux Japonais tant de gauloiserie. Mais, si leur langage, courtois même dans la bouche des charretiers, ne possède aucune espèce de jurement et ne s’émaille jamais de nos pittoresques imprécations, la gaillardise plantureuse et la joyeuseté pantagruélique poussent dru sur le terroir des chrysanthèmes. Les femmes et les gens d’église n’y sont pas mieux traités que dans nos fabliaux. Le caquetage, la curiosité et la rouerie des commères, la béate concupiscence des prêcheurs bouddhistes, l’adresse des vieux bonzes à brider la bécasse, la friponnerie des moinillons et des geishas, les tribulations conjugales et la jalousie des belles-mères ébaudissent le public des yosé non moins que s’il était composé de raillards tourangeaux. Il aime les reparties imprévues et les saillies heureuses et les facéties exubérantes. Citerai-je le faquin Kisaburo qui près de la boutique d’un rôtisseur d’anguilles mangeait son riz à la fumée du rôt ? Il en paya l’odeur non point avec le son, mais avec la vue de son argent. Et certes l’anecdote japonaise ressemble bien plus à la sèche nouvelle du recueil italien, dont les voyageurs japonais du XVIe siècle l’ont peut-être tirée, qu’au récit où Rabelais appuya sa touche vigoureuse. Mais ce qu’elle perd littérairement, elle le regagne aux jeux de physionomie du parleur.

Il en est de même des dits et gestes du célèbre bonze Ickyu, ce moine du XIVe siècle dont la grossière enveloppe cachait tant de finesse et d’humanité. Du temps qu’il n’était encore qu’un petit élève bonze, un soir, en passant devant la chambre de son maître, il huma une odeur de poisson grillé. Etonné de sentir une telle cuisine dans une bonzerie où la règle défendait le poisson, il entre brusquement : « Personne ne t’a appelé, s’écrie le moine qui déjà se pourléchait. Va-t’en ! — Je m’en vais, dit Ickyu, mais que mangez-vous là ? — Du saumon salé. — Hé ! À quel arbre l’avez-vous cueilli ? — Ce n’est pas le fruit d’un arbre, grommela le Maître impatienté : c’est un poisson qu’on nomme saumon. » Ickyu prit un air ébahi : « Hé vraiment ! Un poisson nommé saumon ! Les bonzes peuvent donc manger des poissons maintenant ? — Non, mais cela m’est permis parce que je célèbre un indo, c’est-à-dire que je conduis une âme dans un autre monde. — Hé vraiment, un indo ! — Oui, un indo ! répète le Maître de plus en plus irrité. Ce poisson est mort, et, mort, pareil à une branche morte. Si même je le rejetais à l’eau, pourrait-il nager ? L’indo consiste à lui dire : « Il vaut mieux que tu entres en moi et qu’avec moi tu parviennes à la sempiternelle béatitude. » Sur ce, le Maître joignit les mains et tomba en prières devant son poisson dont le parfum qui chatouillait pieusement les narines : Namu-amida-butsu ! Namu-amida-butsu ! » tandis que l’enfant incliné murmurait : « J’ai compris et je vous remercie, Maître ! » Le lendemain, aussitôt levé, Ickyu attrape une carpe dans l’étang, entre à la cuisine, et, le couteau à la main, se met en devoir de l’écailler. Toute la moinerie s’émeut. Le Maître accourt. « Ne vous inquiétez point, s’écrie le petit bonze. Je n’offense pas les dieux : l’indo est fait ! — Ah ! le coquin ! Et quel indo as-tu fait, je te prie ? — J’ai dit à cette carpe, répond gravement Ickyu : « Tu vis et même tu te sauverais volontiers. Mais l’eau de l’étang est bien sale et il vaut mieux pour toi que tu descendes dans mon estomac… » Et cependant la carpe attestait par ses tressaillemens qu’elle n’était point de cette opinion.

Comment ce même Ickyu, fâché que le peuple lui attribuât des miracles, voulut le guérir de son imbécile crédulité, comment il annonça que tel jour, à telle heure, il mangerait des poissons et les rendrait vivans, et, comment, après les avoir mangés sous les yeux écarquillés de la foule, il entreprit d’aller les rendre, je le raconterais si je disposais du vocabulaire de Panurge. Et je dirais aussi de quelle façon ce brave homme de moine fit sa prière un jour devant une femme endormie, comme devant la porte merveilleuse par où le Bouddha et le grand Confucius sont entrés dans ce monde. Un de nos compatriotes, dont les lettrés japonais apprécient eux-mêmes l’expérience et l’érudition, avançait un jour que notre parler du XVIe siècle traduirait comme de cire ces contes et ces fabliaux. O buveurs de saké, gens du Nippon, nos frères jaunes, se pourrait-il que, dans une existence antérieure, nous eussions vendangé de compagnie et, sous la treille gauloise, mêlé nos brocs et nos chopines ? Il me paraît que vous titubez encore de notre antique et joviale ivresse.

Ce n’est pas seulement de l’accent, de la mimique et du geste que les diseurs de yosé enrichissent leur matière. Servis par une langue très souple, naturellement verbeuse, et qui, malgré son manque de pronom relatif, peut se développer en périodes d’une facilité et d’une ampleur déconcertantes, surexcités par un public dont ils doivent ménager l’attention et dont le rire ou les larmes stimulent leur initiative, ces improvisateurs rencontrent dans la libre carrière où court leur fantaisie une variété de sentimens et d’émotions que nous refusent trop souvent le théâtre et le roman classiques. A leur voix les héros conventionnels se dégourdissent, les personnages même d’arrière-plan s’individualisent. Si le conteur a besoin de modèles, cent modèles animés posent sous ses yeux. L’auditoire collabore avec lui. La foule qu’il retrouve tous les soirs lui sert de décor houleux, où ses rônins, ses geishas, ses marchands, ses rufians, ses ivrognes font leurs caravanes. Je ne pense pas que la littérature japonaise ait rien de plus original que ces romans parlés qui, coupés habilement, se poursuivent d’une séance à l’autre et mêlent parfois avec tant de prestesse le burlesque à l’héroïque, la cruauté à la politesse, le cynisme au raffinement, le Japon grouillant au Japon fastueux. C’est à la fois le conte de Boccace, le genre picaresque et, au milieu de personnages et de visages à nasardes qu’on dirait empruntés aux anciennes farces gauloises, une raideur d’attitudes, une courtoisie guindée, une emphase de matamores, une gueuserie brodée au point d’honneur, qui sentent la fraise espagnole, le pourpoint Louis XIII et les quinquets romantiques du capitaine Fracasse.

A coup sûr, il ne faudrait pas presser la comparaison ! Je sais combien notre conception de la vie et surtout de l’amour nous distingue des Japonais. Mais enfin je les trouve plus près de nous dans ces récits qui sont en quelque sorte des créations de l’âme populaire que dans la plupart des romans où leurs nouveaux écrivains nous imitent et nous plagient. Ces auteurs modernes, ainsi que nous le verrons plus tard, ne valent que s’ils continuent en l’assouplissant la tradition réaliste et pittoresque du vieux Japon. Leurs adaptations souvent maladroites des ouvrages européens font uniquement ressortir les incohérences où se débat aujourd’hui l’esprit japonais, tandis que les amuseurs illettrés de la foule gouailleuse et romanesque représentent le meilleur peut-être du génie national. Leurs tableaux et leurs pochades nous offrent une fidèle image de ce peuple qui, à défaut d’une intelligence large, n’attendit ses jouissances que de la seule imagination. Imagination souvent délicate, parfois brillante, que lui manqua-t-il pour atteindre aux grands chefs-d’œuvre ? La raison trop débile fut impuissante à mesurer ses bonds fantasques ; la sensibilité trop comprimée ne put ennoblir ses accès de mélancolie. Pareille au dragon qui enroule et déroule ses anneaux sur la porte des temples, elle se replie, se tord, se crispe, s’allonge, se dresse, s’élance, rit, bâille, grimace, flatte les yeux, les caresse ou les effraie, se divertit à mille figures, mais, alors même que le peintre ou le sculpteur lui ont donné des ailes, on sent qu’elle rampe.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1899, 15 janvier, 15 mars et 15 septembre 1900.