Quatrième livraison
Le Tour du mondeVolume 4 (p. 353-368).
Quatrième livraison

Embouchure de l’Amazone.


VOYAGE AU BRÉSIL,

PAR M. BIARD[1]
1858-1859. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].




L’AMAZONE

Départ de Rio. — Bahia. — Pernambouc. — Les passagers. — La Parahyha. — Le cap Saint-Roch. — Seará.

Quelques affaires me forcèrent de séjourner un mois encore à Rio de Janeiro ; mais rien ne pouvait plus m’y distraire : il me tardait d’être en mesure de partir, soit pour l’Europe, soit pour quelque grande excursion sur l’Amazone.

Enfin je devins libre. Un domestique m’était indispensable : on m’offrit un Suisse qui avait déjà fait un grand voyage dans l’intérieur : mais le hasard me servit. autrement : un Français avec qui j’avais fait connaissance eut, de son côté, le désir, avant de revenir en Europe, d’aller visiter le Pará. Je n’avais donc plus rien à souhaiter : j’avais un compagnon et pas de domestique ; c’était tout profit. Nous fîmes de grands projets, par exemple des razzias de tigres : nous étions tous deux bons chasseurs.

Une fois la place retenue à bord du bateau à vapeur le Paraná, j’allai prendre congé de Leurs Majestés, et le 23 juin nous partîmes. Les nombreuses embarcations qui attendaient le vapeur furent forcées de faire une foule de manœuvres dont je ne comprenais pas le sens. Quand ces embarcations étaient sur le point d’atteindre le but désiré, le navire virait de bord, et en quelques tours de roues se trouvait hors de portée. Ce jeu dura plus d’une heure.

Enfin, je dis adieu à la ville de Rio. Mon compagnon et moi avions pu choisir les deux premières places. Lorsque nous voulûmes nous installer dans notre cabine deux individus y étaient déjà : cette première chambre devait contenir quatre personnes. C’était la seule qui eût ce privilége ; nous n’avions pas eu la main heureuse.

Nos voisins étaient un commendador brésilien et un mulâtre son compagnon. Il y avait à bord une chanteuse française allant à Bahia ; elle parlait beaucoup et surtout des sympathies qui viennent subitement, sans qu’on s’en doute. Cela s’adressait tantôt à un commis voyageur (pour les gants, car il en changeait plusieurs fois par jour), tantôt à un jeune docteur indigène. Excepté le commendador, la société n’était pas brillante. La table était assez bonne, le temps calme, mais nous roulions beaucoup. Trois jours après nous étions à Bahia.

Je n’avais pour descendre qu’un motif, celui de serrer la main à un ami. Or cet ami venait de repartir pour la France, et comme la ville ne me plaisait pas plus que la première fois, je me hâtai de faire quelques emplettes et revins à bord longtemps avant le moment désigné pour le départ.

Nous avions laissé bien des passagers à Bahia, entre autres un vieil amateur de violon. Ce digne homme nous avait régalés, sans en être prié, de tout son répertoire, joué un peu faux, mais c’était la faute de son instrument. Il avait pourtant un faux air de Paganini.

Notre navire s’était aussi allégé d’un gros, gras court Hollandais, mari d’une cantatrice. Il venait de traverser les Cordillères. En l’entendant raconter ses exploits parmi les sauvages, je me sentais bien petit. Il avait d’autant plus de mérite à mes yeux qu’il les avait accomplis avec un vêtement beurre frais, des lunettes vertes et un chapeau de bergère.

À neuf heures du matin, nous entrions à Pernambouc ; un navire français parti bien longtemps avant nous n’y était arrivé que la veille. Sur ce navire se trouvaient des personnes de la connaissance de mon compagnon. Nous déjeunâmes à bord et allâmes visiter la ville, où je n’étais pas entré à mon premier passage. Elle me plut bien mieux que Bahia, n’étant point bâtie sur une colline : les courses étaient moins fatigantes.

Quand je revins à bord, on embarquait du combustible entassé sur un grand bateau plat ; des nègres se repassaient des corbeilles remplies de charbon. Le fond du bateau était plein d’eau, et les pauvres esclaves pataugeaient dans une boue noire, qui heureusement ne les tachait pas. Le maître du bateau, un gros drôle à favoris noirs, les activait, les injuriait, les battait, quand la fatigue les arrêtait un instant.

J’ai éprouvé un vif chagrin : mon compagnon est venu m’annoncer que, pour certaines raisons, il allait rentrer en France plus tôt qu’il ne l’avait pensé, profitant de la circonstance qui lui faisait rencontrer un navire sur lequel il avait tout intérêt de rester ; il espérait, ajoutait-il, que nos rapports, à l’avenir, continueraient à être les mêmes. Je ne vis pas d’utilité à lui rappeler que si je n’avais compté sur lui, j’aurais emmené le domestique qui m’avait été proposé.

Un nuage noir s’étendit sur la ville, et bientôt après creva en pluie torrentielle. Nous partîmes malgré cela. La mer était houleuse. Dans le lit occupé la veille par mon compagnon absent s’était placé un individu qui avait le mal de mer, ce qui me fit revenir sur le pont en toute hâte, en dépit du mauvais temps. Fort heureusement pour moi, ce voisin incommode descendait le lendemain à la Parahyba du nord.

Depuis mon départ, je n’avais rien vu de si pittoresque. Nous étions entrés dans le fleuve, que nous remontions, ayant des deux côtés de riches plantations. Il y avait, sur la rive droite, comme toujours, une chose appelée citadelle et un homme attaché à un porte-voix.

Après avoir dépassé ces deux objets usités à l’entrée des villes grandes et petites du littoral brésilien, je vis le plus charmant petit village, baigné par les eaux du fleuve et abrité par d’immenses cocotiers. Puis venaient les mangliers aux mille racines, aux bras qui se reproduisent et se replantent quand leur poids les courbe vers la terre. Naturellement les crabes y font leur domicile ; notre approche en faisait fuir des milliers.

Le sacristain de l’église de la Parahyba du nord.

Je descendis à terre avec mon compagnon de cabine, le Brésilien, qu’on nommait le commendador. Il ne savait pas un mot de français, je n’étais pas très-fort sur le portugais ; cependant nous nous entendions à merveille. L’embarcation était simplement un tronc d’arbre creusé. Nous allâmes chercher notre déjeuner dans l’auberge unique de la ville, où déjà se trouvaient d’autres voyageurs, entre autres deux Français dont l’un, jeune ingénieur, habitait Seará.

J’allai avec le commendador visiter la ville. On nous montra une immense croix en pierre montée sur un très-gros piédestal ; un petit homme tout contrefait, porteur d’une tête qui eût pu servir à un géant, sacristain sans aucun doute, et qui faisait à ce titre la profession de cicerone, nous assura que cette croix était, ainsi que l’église, l’ouvrage des jésuites.

Le moine bleu.

Cette église, décorée d’une façon bizarre avec de très-gros et massifs ornements dorés, avait un certain caractère sombre qui faisait penser involontairement au temps de l’inquisition. J’avais vu autrefois des ornements pareils dans certaines églises d’Espagne. Pendant que nous parcourions les diverses chapelles dont notre cicerone nous expliquait les merveilles, un moine vêtu de bleu passa près de nous. Ce moine était le seul desservant de l’église ; notre guide nous apprit en outre qu’il était très-riche, mais qu’en revanche il ne donnait rien aux pauvres. Plusieurs tableaux m’avaient intéressé. Un d’eux représentait un croissant autour duquel on avait enroulé une corde, et sur cette corde et ce croissant était une dame bien vêtue. Je demandai vite l’explication de ce singulier rébus. Le croissant, me dit-on, représentait la lune, la dame était la sainte Vierge qui, sur le point d’être piquée par le serpent, que bien involontairement j’avais pris pour une corde, l’avait enroulé autour de la lune et, pour l’humilier davantage, marchait dessus. Le pauvre artiste avait été irréligieux sans le vouloir.

Un tableau de l’église de la Parahyba du nord.

Le 2 juillet, à une heure après midi, nous passions devant le cap Saint-Roch, le point le plus avancé des côtes du Brésil sur l’Atlantique.

À partir de Pernambouc, nous avions toujours navigué entre la terre et le récif qui se prolonge très-loin, du sud au nord, parallèlement à la terre.

Depuis quelques jours, j’avais vu avec peine le pays prendre un aspect presque aride. Des monticules d’un sable très-blanc se détachaient sur le bleu du ciel ; mes belles montagnes disparaissaient dans le lointain.

Le matin nous avions passé devant Rio Grande do Norte ; depuis deux jours nous côtoyions un pays ayant une grande analogie avec le désert de Sahara : une plage basse et des sables mouvants ! Le lieu m’a paru fort peu important et pas du tout intéressant. Comme je ne me souciais pas de mettre les pieds dans l’eau sur les incommodes jangadas[3], je me donnai les mêmes raisons que le renard de la fable : « Ils sont trop verts. »

3 juillet. — Je m’étais couché cette nuit sur le pont. À mon réveil, le soleil était levé et très-brillant ; je revoyais ces étranges nuages noirs et opaques. J’essayai d’en dessiner quelques-uns ; mais, ainsi que les aurores boréales qui, en Laponie, ne faisaient souvent que paraître et disparaître, quand avec une branche de résine allumée que je plantais dans la terre, je veillais les nuits à les attendre au passage, de même ces nuages traversaient l’horizon avec une vitesse extraordinaire.

Nous eûmes ce jour-là de petites émotions : on pêcha une bonite ; une tourterelle venant de terre mit tout le monde en mouvement ; on donna le fouet à un mousse ; le capitaine avait ri deux fois dans la matinée. Ce brave militaire bourgeois était bien un peu bête, un peu glorieux, un peu fier de son grade et de ses fonctions, dont la partie la plus importante se bornait à bien dîner.

Vers midi on jetait l’ancre devant Seará, nommée également Fortaleza. La ville, entourée de cocotiers, me parut d’un assez joli aspect. Pour y entrer, il faut traverser une plage de sable. On ne fit qu’y remettre et prendre les dépêches. Je voyais de loin des animaux qui m’intriguaient beaucoup ; ils me paraissaient plus grands que des chevaux et ressemblaient à des chameaux ; je ne me trompais pas, c’étaient des chameaux transportés d’Afrique, sans doute par une société d’acclimatation indigène[4]. Le pays me paraît être excellent pour ces animaux, auxquels le sable est familier. Les jangadas en grand nombre sont les seules embarcations de Searà.

Je me levai le lendemain avec un grand mal de tête, ayant, malgré ma précaution de fermer ma porte, été forcé d’entendre une partie de la nuit annoncer, sur le ton le plus lamentable, les numéros d’une partie de loto commencée après dîner et finie à deux heures du matin.

Je passai la matinée, étendu sur des cordages, à regarder des matelots nègres et des soldats raccommodant leur linge, c’est-à-dire leurs pantalons, car peu d’entre eux avaient des chemises.

Depuis que nous avions doublé le cap Saint-Roch, le soleil nous gênait de plus en plus. Chaque tour de roue nous approchant de la ligne, nous plaçait directement en face du soleil le matin, en même temps qu’il nous mettait perpendiculairement dessous à midi. Il se coucha magnifiquement. Je restai une partie de la nuit sur le pont ; mais j’en fus chassé par un grand nigaud d’officier qui, après avoir chanté tristement les airs les plus vifs de nos opéras italiens, les recommença en sifflant.


L’Amazone. — Pará. — Les commissionnaires nègres. — Recherche d’un domestique. — Les boutiques. — M. Benoît.

Le 9 juillet, nous entrions dans les eaux de l’Amazone. À notre gauche était la terre de Pará ; bien loin devant nous et à droite, la grande île de Marajo. Tout le monde était ou paraissait content. Nous passions alternativement d’une chaleur insupportable à une averse qui nous forçait à fuir sous le pont, où, malgré le bruit qu’on faisait, j’entendais croasser mon officier mélomane. Je préférais l’averse.

L’officier mélomane.

La ville de Pará ou Belem avait de loin une grande analogie avec Venise[5]. La vue de ces plages basses, de ces arbres dont la petitesse ne me rappelait nullement ceux des montagnes que je venais de quitter, ne me semblait pas en rapport avec ce que j’avais espéré ; car à Rio, si on parlait d’une chose merveilleuse, elle venait du Pará ; les oiseaux les plus brillants par leurs couleurs éclatantes étaient du Pará, les fruits les plus savoureux, les ananas, les mangues, les sapotilles, toujours du Pará.

Quand le navire jeta l’ancre très-près du quai, comme nous n’étions plus rafraîchis par la brise de la mer ni par celle qui naissait de la marche même du navire, je crus que la chaleur allait me suffoquer. On déposa sur le quai, sous une espèce de hangar, tous nos effets, qui furent laissés sous la surveillance du mulâtre, et nous allâmes chercher notre logement. Nous passâmes dans une cuisine desservie par des êtres si sales et surtout d’une pâleur tellement étrange, que je ne doutai pas un seul instant d’avoir sous les yeux des malades attaqués de la fièvre jaune.

Ces fantômes débarrassèrent, sur l’ordre du maître, une grande pièce qui nous était destinée. On en retira des tas de vieilles guenilles, de vieux pots cassés, un berceau d’enfant et un tonneau de vin. Cette chambre, à peu près aussi grande que mon magasin de Victoria, n’était séparée d’une autre dans laquelle couchaient pêle-mêle le maître, les enfants, les domestiques pâles et les nègres, que par une cloison s’élevant de six pieds à peine, et qui n’atteignait pas la moitié de la hauteur du plafond.

Notre gîte assuré et certains de dîner, nous retournâmes sur le quai. Le chanteur connaissait les usages : chaque pièce de notre bagage fut portée séparément par des gens de toute couleur, de tout âge et de tout sexe. Naturellement les plus gros objets étaient tombés en partage aux plus faibles commissionnaires ; il y en avait dix-sept ; la cuisine et l’escalier étaient encombrés, et il y avait encore des porteurs dans la rue qui poussaient les premiers. Notre maréchal des logis fit entrer tout ce monde dans notre grande chambre ; puis il forma une longue file, et aligna par rang de taille chaque porteur, ayant devant lui son paquet. Comme cette manœuvre avait été faite sérieusement, la bande se gardait bien de sourire. Chacun reçut, selon son travail, une pièce de monnaie. Nous fermâmes la porte après avoir poussé un peu brutalement les traînards qui paraissaient vouloir réclamer ; c’étaient, selon l’usage, ceux qui avaient été le mieux payés.

Le dîner ne fut pas précisément bon comme je m’y attendais : la cuisine portugaise était réduite à sa plus simple expression. Nous allâmes le même soir parcourir la ville en tous sens avec le commendador. La plupart des rues sont larges, les maisons n’ont presque toutes qu’un étage ; elles ont des balcons à quatre à cinq pieds du sol. La terre rouge dont les rues sont remplies salit et tache tout ce qui est propre ; c’est ce que j’ai pu voir en rentrant, non sans quelque contrariété.

De retour à l’hôtel, dans notre chambre à quatre, il n’y avait que deux hamacs. Fort heureusement j’avais apporté le mien. L’officier musicien rentra au milieu de la nuit, et sans plus d’égard qu’à l’époque où il sifflait ses romances dans les oreilles des gens, il se mit à parler tout haut, appelant le maître du logis, les domestiques, jurant comme un possédé de ce qu’il n’avait pas de lit pour se coucher ; et tout furieux, après nous avoir réveillés, il sortit pour chercher gîte ailleurs. J’étais aussi furieux que lui, mais contre lui. Le mulâtre ne s’était aperçu de rien : seulement ses ronflements s’en étaient augmentés. J’allai passer le reste de la nuit sur un balcon, au clair de la lune, qui était très-brillante. La fraîcheur était venue remplacer cette chaleur étouffante qui commence chaque jour avec le lever du soleil.

J’appris avec peine le lendemain que je ne trouverais pour me servir aucun domestique qui parlât le français. On m’indiqua un horloger qui peut-être pourrait me renseigner un peu mieux. Il demeurait à côté de l’hôtel. Il faut avoir voyagé dans un pays dont on ne connaît pas bien la langue, pour comprendre avec quel plaisir j’écoutai parler ce brave homme. Il m’offrit de m’accompagner pour remettre mes lettres d’introduction. J’acceptai avec grand empressement cette proposition, et nous allâmes aussitôt faire nos visites. Je fus reçu à merveille ; l’hospitalité me fut offerte de toute part avec cette cordialité qui est générale chez les Brésiliens ; mais je préférais ma liberté, puisque j’avais trouvé à me loger, et remerciant ces messieurs, je revins avec mon guide faire quelques emplettes.

Nous courûmes toute la ville pour trouver les choses les plus ordinaires. Un petit livre qui, en France, m’aurait coûté cinq sous, me coûta six francs. On rencontre par hasard chez un marchand de tabac des objets complétement opposés à son commerce : des souliers ou un parapluie ; le bottier a quelquefois de l’élixir de la Grande-Chartreuse, ou une guitare ou des perroquets à vendre ; ainsi des autres. J’ai longtemps cherché une écritoire ; j’avais perdu un scalpel, il m’a été impossible de m’en procurer un autre ; les marchands chez lesquels mon horloger me conduisait pour cette emplette s’empressaient de me donner, non un scalpel, mais une lancette à saigner ; tout le commerce en avait à vendre ; j’ai oublié de m’informer pourquoi la lancette joue en ce pays un si grand rôle.

La paye des commissionnaires, au Pará.

J’appris en courant les rues, que ces figures pâles, ces cadavres vivants qui m’avaient d’abord impressionné désagréablement, n’étaient pas malades le moins du monde. La plupart de ces individus sont des Portugais venant des îles. Par économie, ils ne dépensent rien ; on m’a dit que plusieurs vivaient avec quelques bananes par jour. Leur sang s’appauvrit, ils perdent leurs forces. Ce régime, auquel pourtant ils s’habituent, leur donne cette couleur dans laquelle le vert domine, ce qui ne les empêche pas, en amassant sou sur sou, de devenir très-riches. Mon guide faisait toujours cette plaisanterie en les voyant :

« Voilà M. le commendador futur ; ces gens-là le deviennent tous. »

J’avais l’intention d’en peindre un, car cette couleur de cadavre vivant était une étude curieuse à joindre à celles que je possédais déjà ; mais quand j’ai été en mesure de le faire, j’étais moi-même devenu pâle et malade comme eux.

Par l’intermédiaire de mon horloger, j’eus l’espoir de me procurer pour domestique un Français habitant le Pará depuis trente-deux ans : malheureusement on ne savait où il logeait. Une fois mes lettres remises, j’allai faire une visite à M. de Froidefond, consul du Pará. Il habitait à une demi-lieue de la ville, à Nazareth. C’est dans ce lieu que les gens riches vont habiter généralement ; c’est encore, comme le Catete, à Rio, le faubourg Saint-Germain de l’endroit.

Je trouvai le consul étendu dans un hamac ; il était fort pâle et fort maigre. Il me présenta à sa femme, une fille de Mme la duchesse de Rovigo. J’avais eu l’honneur de la connaître, et c’était avoir bien du bonheur dans ce pays lointain, de pouvoir presque en arrivant parler ensemble de personnes qui m’avaient honoré de leur bienveillance.

Quand j’exprimai le désir d’avoir un domestique sachant le français, M. le consul me répondit que le peu de Français résidant au Pará étaient des négociants représentants des maisons de commerce, soit de Nantes, soit du Havre. Mon guide alors parla du vieux Français qu’on n’avait pas pu trouver.

« Mais, me dit M. de Froidefond, cet homme est un misérable, un ivrogne. Gardez-vous de le prendre à votre service ; il s’est fait chasser de partout. »

Je témoignai aussi mon désir d’aller dans les bois vierges pour y faire de la photographie. M. de Froidefond s’écria : « Des bois vierges ! mais il n’y en a pas, ou du moins il faudrait aller bien loin. »

Pas de forêts vierges ! mais il m’en fallait, et je me dis tout bas : « J’en aurai, dussé-je aller jusqu’au Pérou ! »

Une boutique au Pará.

J’avais rencontré le matin un individu dont la mine m’avait déplu ; je le revis en rentrant : il était très-sale, très-vieux, très-laid ; des sourcils descendant au-dessous des yeux les lui cachaient complétement ; il était en outre un peu boiteux : j’ai su depuis que c’était par suite d’une blessure reçue à la jambe à l’époque des révoltes de Pará : or c’était précisément le Français, mon futur domestique, Monsieur Benoît.

Au Brésil, à tous les garçons d’hôtel, on dit : — « Monsieur, faites-moi le plaisir de me faire servir un potage. » Si par malheur vous conservez la mauvaise habitude que vous avez prise en Europe, de dire simplement : — « Garçon, mon potage, » vous êtes jugé, vous attendrez toujours.

Je questionnai M. Benoît, et je crus avoir affaire à un polyglotte, car il me répondit dans une langue inconnue. N’ayant besoin que d’un homme sachant le français et le portugais, je répétai ma question ; il me répondit quelque chose que je ne compris pas davantage. L’horloger m’expliqua que, depuis son séjour prolongé au Pará, M. Benoît avait un peu oublié le français, et pas beaucoup appris le portugais, mais qu’il avait bonne volonté ; et c’était vrai, car à peine lui eus-je dit d’aller me chercher une chaise à droite de la chambre, qu’il se précipita à gauche et m’apporta mon chapeau.

Ce trait seul m’eût décidé. J’engageai M. Benoît au prix de mille reis par jour (un peu moins de trois francs) et la nourriture ; il avait son hamac et un petit coffre dans lequel étaient un pantalon et une chemise de rechange. M. Benoît n’a jamais changé de linge pendant tout le temps qu’il a passé avec moi.

Il s’agissait maintenant, avant de me composer un petit ménage, de trouver à me loger dans le voisinage des bois, non pas vierges, mais tels qu’ils étaient, faute de mieux.

Un jour, devant la porte du consul, je me lamentais de ne rien pouvoir faire, quand de loin nous vîmes un jeune homme monté sur un cheval blanc.

« Voilà votre affaire, me dit-il ; c’est M. G…, un ingénieur français ; il a fait une route dans les bois, et il connaît tous les Indiens des environs, les ayant employés à ce travail. »

Il l’appela. M. G… se mit à sa disposition, et une heure après nous courions la campagne. Nous entrâmes dans le bois où la route avait été faite par ses ordres. Nous découvrîmes une case bien cachée par les arbres. Elle appartenait à un médecin, et était habitée par deux Indiens, homme et femme. Nous allâmes de suite chez le propriétaire, qui, sans hésitation, me donna la permission de m’y loger, lorsqu’il aurait fait faire quelques réparations indispensables.


Nazareth. — L’art et la chasse dans les bois. — Boas. — Les négresses. — Les marchés.

M. G… me conduisit chez lui, à Nazareth, et ne voulut pas me laisser retourner à Pará ; J’acceptai volontiers, car j’avais un moyen de le remercier : c’était de faire son portrait que je donnerais à sa famille, dont il était séparé depuis longtemps. Je pris pour logement une grande pièce au rez-de-chaussée, où j’installai mon hamac et mes instruments pour la peinture, la préparation des animaux, les produits photographiques et mes ingrédients de chasse.

M. Benoît commença son service par casser une bouteille contenant du nitrate d’argent, et le fit assez adroitement pour tacher complétement un pantalon que je mettais pour la première fois. Il s’excusa beaucoup, et je vis bien qu’il prendrait garde à l’avenir et que je pouvais être tranquille, car le même jour il mit son pied sur une glace qui séchait contre le mur, et sur laquelle j’avais photographié M. G…, en attendant la peinture dont je voulais lui faire la surprise.

M. Benoît fuit quand on l’appelle.

J’allai le lendemain dans le bois : la chaleur me joua de mauvais tours ; mon collodion ne coulait pas ; l’éther séchait immédiatement. Je n’en persistai pas moins à vouloir travailler. Me défiant un peu de M. Benoît, j’avais chargé un grand gaillard de nègre de porter mon bagage ; puis je l’avais renvoyé. M. Benoît avait suivi de loin, et tout le temps que je passai à travailler, il resta immobile, appuyé sur un grand bâton. J’évitais de regarder de ce côté : son air et sa pose m’agaçaient ; j’avais tort, car sans doute il attendait mes ordres. Il cherchait à deviner mes goûts, et, comme il était plein de bonne volonté, je pouvais espérer qu’il me serait fort utile un jour. Je lui fis gentiment signe d’approcher : aussitôt il s’empressa de s’en aller le plus vite que sa jambe le lui permit. Je fus obligé de courir après lui, et comme il était un peu sourd et que son organisation le faisait se méprendre sur les intentions autant que sur les paroles, soit françaises, soit portugaises, il me fallut le rattraper à la course.

Je restai quelque temps à dessiner à l’ombre. Ensuite, je me mis à chasser, pour faire l’essai d’un magnifique fusil anglais que j’avais acheté à Rio.

Pour revenir à Nazareth, ou demeure M. G…, j’avais marché plus d’une demi-d’heure au soleil : or le soleil du Pará était bien brûlant. J’ôtai donc peu à peu de mes vêtements tout ce que la décence permettait, et comme personne ne se hasarde à courir les routes à cette heure de midi, je pouvais en prendre à mon aise ; j’étais ainsi occupé à simplifier ma toilette, quand de l’autre côté de la route, je vis passer lentement un boa rouge, et sans trop me hâter aussi, je lui cassai les reins d’un coup de fusil. J’ai appris plus tard que cette espèce était assez rare.

Je passai fort peu vêtu, en revenant à Nazareth, devant plusieurs maisons de campagne ; deux messieurs causaient sous une porte. Mon humiliation fut grande en reconnaissant le président de la province, que j’avais déjà visité à la ville. J’aurais bien voulu l’éviter, mais il était trop tard : j’avais été éventé, moi et mon serpent.

M. le président parut prendre un vif intérêt à ma chasse ; il profita de l’occasion pour me parler assez longuement de Rio de Janeiro et des personnes qui m’avaient donné des lettres pour lui. J’aurais préféré m’en aller.

Enfin, arrivé à Nazareth, je dépouillai mon boa sous les yeux de M. Benoît. Cela lui donna l’idée de me faire une surprise. Deux jours après il attendait mon réveil, tenant enroulé autour de lui un boa vivant, avec la précaution pourtant exigée en pareil cas, d’avoir une main sur le cou du reptile, très-près de la tête. Tout habitué que j’étais aux serpents, ce ne fut pas avec une bien grande satisfaction que je vis à quelques pouces de ma figure cette grande gueule très-ouverte.

M. Benoît avait rencontré un nègre qui faisait jouer ce boa avec un rat attaché à une ficelle, au grand plaisir des enfants nègres et indiens. Comme le serpent ne mangeait pas son rat, le nègre le lui reprenait très-adroitement ; il lui passait sur le cou une petite palette en bois de la forme d’une bêche, et, derrière cette palette, il l’empoignait sans crainte d’être mordu.

Au Pará tout le monde connaît les boas et on sait qu’ils ne font pas de morsures dangereuses ; aussi l’on ne s’en inquiète guère ; on en trouve dans beaucoup de maisons faisant office de chats ; ils sont inoffensifs, à moins qu’on ne les frappe ou qu’on ne les dérange.

J’allais à la ville flâner et faire mes observations. Je n’ai vu nulle autre part les négresses et en général les personnes de couleur se vêtir d’une façon si coquette qu’au Pará. Les négresses et les mulâtresses surtout, grâce à leur laine frisée, se font des échafaudages d’une grande dimension, qui pourraient se passer du secours du peigne : cependant toutes en ont, et d’immenses. Les fleurs jouent là dedans un grand rôle aussi, et quelquefois ces femmes sont assez agréables à voir, avec leurs robes décolletées et toujours de couleur brillante.

Quand je n’allais point dans les bois, je partais de bonne heure de Nazareth, et, ainsi qu’à Rio, j’allais me promener sur le marché, qui se tient tout à fait sur le bord de la rivière. De grandes et de petites embarcations viennent s’amarrer contre le quai ; les acheteurs, sur le bord, plongent dans ces embarcations, car le quai est élevé, et ils peuvent voir d’un seul coup d’œil, à vol d’oiseau, ce qui est à leur convenance. Il ne faut pas oublier de faire ses provisions d’assez bonne heure, car dans la journée on ne trouverait presque rien, surtout en fait de viande.

Un autre marché intérieur me convenait moins à parcourir. La terre rouge dont j’ai parlé, quand il n’a pas plu de quelques jours, s’élève de tous côtés par le piétinement de la foule ; malheur aux vêtements. Ce marché, d’ailleurs, a moins d’étendue que l’autre, et, sans en être bien sûr, je crois qu’il est composé d’objets ayant déjà passé entre les mains des revendeurs et des revendeuses.

Là on voit tous les croisements de race, depuis le blanc jusqu’au noir, en passant par les diverses nuances : le Mamaluco d’abord, le Cafusa, le mulâtre, le métis, le Tapuyo, l’Indien pur et le nègre.

M. G… me fit faire la connaissance d’un Français, M. L…, représentant d’une maison de Paris, et par ce dernier, je me vis de suite en rapport avec d’autres Français, MM. G…, de Nantes, et H…, du Havre.


Ara-Piranga. — Fabrique de vases. — Serpents. — Un repas brésilien.

Nous fîmes un jour la partie d’aller dans l’île d’Ara-Piranga, tout près de l’île des Ouces et de la grande île de Marajo, la patrie des crotales et des tigres. C’est de l’ile de Marajo qu’on tire les bœufs pour l’alimentation de Pará. L’année 1859 avait été fatale : les inondations de l’Amazone avaient presque tout détruit ; j’ai oublié le chiffre, il était considérable, et comme il n’y a pas beaucoup de carne secca et de feigoens, les Français habitués à un régime différent de celui du Brésil, mangent beaucoup de conserves d’un prix très-élevé, comme tout ce qui vient d’Europe et des États-Unis.

Nous partîmes un dimanche sur une assez grande barque, et au bout de quelques heures nous arrivâmes devant une belle fazenda. Le maître de la maison, un Portugais, vint nous recevoir et nous conduisit immédiatement dans la salle à manger, lieu de passage pour aller visiter le reste des appartements. La table était parfaitement desservie ; je l’aurais préférée autrement, mais l’heure ordinaire du déjeuner n’avait pas sonné, et j’appris avec terreur qu’il fallait attendre encore longtemps.

Dans cette fazenda étaient une cinquantaine d’esclaves ; on y fabriquait des vases de toute sorte ; on nous en montra de magnifiques ; puis on nous conduisit au jardin. Il y avait du raisin verjus qui faisait le désespoir du propriétaire. Ce jardin, comme la plupart de ceux du Brésil, était composé de petites allées ; des plates-bandes, souvent en pierres ou en coquillages, remplaçant les buis ou les gazons, donnent à l’aspect de ces jardins quelque chose de sec et d’aride. La chaleur empêche les fleurs de se développer ou les développe trop tôt.

Jardin de la fazenda, à Ara-Piranga.

Le maître de la maison m’ayant fait plusieurs présents, cela m’avait réduit au silence ; car en arrivant je disais franchement mon avis sur certaines choses qui me plaisaient ; immédiatement on me les offrait avec une grâce parfaite.

On alla ensuite parcourir le pays ; nous chassâmes en chemin, bien abrités sous les bois, et nous arrivâmes ainsi de l’autre côté de l’île, où je fis un croquis de mangliers et ramassai des coquillages.

Le lendemain, après avoir plié les hamacs, on prit congé du maître de la fazenda. Mon parti était arrêté : des Indiens à peindre commodément, des oiseaux peu méfiants et en grand nombre, des allées sombres pour la photographie… Il fut convenu que je viendrais n’installer dans ce lieu. Effectivement quelques jours après, je profitai de la barque qui va et vient régulièrement de Pará à Ara-Piranga, et, M. Benoît en tête de mes bagages, nous vînmes nous installer dans l’île.

Je m’étais permis de dire à M. Benoît avec les plus grands ménagements, avant de partir, qu’il était complétement malpropre et abruti ; que je le priais de se modifier un peu par pudeur pour une maison étrangère : mon avertissement parut le toucher, il changea de cravate. Je n’osai pas insister sur le reste, me réservant de le pousser dans l’eau, par mégarde, le premier jour où j’irais me baigner.

Il n’y avait dans la maison, quand je revins à Ara-Piranga, que le frère du patron et un petit jeune artiste qui, sans avoir eu de maître, faisait les dessins de vases, quelquefois d’un style assez pur. Je m’installai de mon mieux dans une grande chambre ayant vue sur le fleuve, et pendant quinze jours je peignis tout à mon aise pour la première fois depuis mon départ d’Europe ; car chez le senhor X… ce n’était guère facile ; moins encore dans mon ancienne pauvre case, ou la porte-fenêtre avait à peine cinq pieds de hauteur, tandis que les feuilles du toit, descendant fort bas, interceptaient la lumière.

Quand je fus fatigué de peindre, je pris mon fusil. Je rencontrai sur mon chemin deux nègres esclaves de la fazenda ; ils me suivirent ; ils me montraient des oiseaux à tirer quand je ne les voyais pas. En poursuivant une perruche nous entrâmes dans le bois. J’avais déjà témoigné le regret de ne pas rencontrer de serpents. Mes nègres en avaient vu de différents côtés, entre autres un boa énorme, qu’ils s’engagèrent de guetter et de m’apporter vivant. Ces braves gens me contèrent toutes sortes d’histoires au sujet de ce reptile dangereux : il avait mangé des animaux d’une grandeur fabuleuse ; mais, puisque cela me faisait plaisir, demain au plus tard il serait pris en jouant.

Nous nous glissâmes pendant quelque temps à travers les lianes, et j’essayais de franchir un tronc d’arbre abattu par la foudre, quand de l’autre côté je vis étendu à terre, sans aucune espèce d’ondulation, un très-grand serpent couleur de fer. Je connaissais les inconvénients du fusil en pareille circonstance ; mais quand je me retournai vivement pour dire aux nègres de le prendre vivant, ils étaient devenus invisibles : leur bravoure avait failli en présence de la réalité.

Cependant la barre de fer commençait à se mouvoir ; il fallut prendre le parti ordinaire : mon coup fit balle et je vis aussitôt, à mon grand regret, un grand trou près de la tête. L’animal avait près de quatre mètres. Je rentrai bien vite dans ma chambre ; j’y réparai le dommage occasionné par mes balles. Ce serpent, d’une espèce assez peu dangereuse, car il n’a pas de crochets, fait le pendant avec le fameux souroucoucou que j’ai rapporté en Europe ; tous deux sont chez moi, enroulés maintenait autour d’un candélabre et, ainsi que d’autres animaux gigantesques, font peur aux enfants qui se hasardent dans les profondeurs de mon atelier.

On vint ensuite me dire qu’un grand crotale, le cuscavel, s’était glissé entre les poutres d’une baraque construite en haut du débarcadère.

Il était bien d’une espèce dangereuse : sa tête plate, sa queue obtuse ne me laissèrent aucun doute. Il fallait de grandes précautions pour le prendre sans être touché par ses crochets. Ses couleurs me tentaient beaucoup ; je n’avais jamais vu son pareil. On alla chercher de grosses ficelles : il n’était pas facile de le prendre, car il se glissait de poutre en poutre ; à chaque mouvement qu’il faisait, il répandait une odeur fétide. Enfin, à force d’essayer divers moyens, nous lui serrâmes le cou fortement, et on le tira à terre à moitié étranglé, puis on le fixa à un piquet.

En ce moment on vint m’appeler. Le dîner était servi. Nous n’étions que trois à table, dans une salle immense ; la table aussi était fort grande et arrondie par les deux bouts, places ordinaires des maîtres. Nous mangeâmes beaucoup d’herbages, des œufs de tortue, des agoutis (le lapin de l’Amérique), de la paca, du tatou et de la tortue ; des fruits nommés avocats, dans lesquels est une crème fort bonne, surtout quand on y joint du rhum et du sucre, des melons d’eau et des ananas ; les oranges ne sont pas bonnes au Pará. On plaçait toujours du pain près de moi ; les deux autres convives mangeaient de la farine de manioc, et comme ils buvaient de l’eau, je n’avais pas osé accepter du vin qu’on m’avait offert, quoique ma santé eût alors besoin d’un breuvage tonique. Nous avions près de nous chacun un grand vase de terre en forme de calice ; une Indienne le remplissait d’eau à mesure que nous buvions.

Le repas achevé, je me hâtai de revenir à mon serpent… Hélas ! M. Benoît, par excès de zèle, avait voulu détacher la peau et y avait fait une cinquantaine de trous : elle était perdue. Je l’arrachai des mains de M. Benoît, j’achevai de la mettre en pièces et je jetai le malencontreux à la porte, lui défendant de me parler ni de me regarder.

Bientôt le maître du logis fut de retour ; nous causâmes : il me donna le conseil de descendre l’Amazone en canot, après l’avoir remonté en bateau à vapeur. Je pris congé de lui et dis adieu à cette île que je devais revoir au retour, pour de là aller visiter celle de Maraja, d’où j’avais le projet de passer à Cayenne et de voir cette fameuse prororaca dont un navire anglais venait d’éprouver la puissance et s’était retiré tout désemparé, par suite de la jactance du commandant, qui s’était vanté de la braver.


Départ pour Manáos. — Un nouveau domestique. — Navigation.

Aussitôt que le président de la province sut que mon intention était de remonter l’Amazone, il me fit la faveur de me donner gratis mon passage à bord d’un bateau à vapeur allant à Manáos, petite ville située à l’embouchure du rio Negro[6].

M. Benoît était ravi ; il se rappelait ses courses au Pérou ; il avait remonté plusieurs fleuves, fait le commerce avec les Indiens. En conséquence, il m’avait demandé de l’argent pour se faire une pacotille ; il avait acheté des colliers, du tabac ; j’en fis autant ; et comme il était à peu près probable que je ne trouverais pas grand-chose soit à Manáos, soit partout ailleurs, j’achetai, comme lors de ma première excursion dans les bois, des fourchettes, des couteaux, quelques livres d’huile, du poivre et du sel. J’aurais bien voulu avoir une soupière. Il y en avait deux à vendre chez un tailleur, je profitai de l’occasion. J’achetai neuf livres de poudre anglaise de première qualité ; un hasard très-grand me fit trouver du petit plomb ; car dans ce pays les petits oiseaux sont négligés ; on ne chasse que pour manger.

Il s’agissait de bien cacher ma poudre. Le bruit courait alors dans la ville qu’un individu convaincu d’avoir trop parlé avait vu saisir et jeter à l’eau ce qu’il n’avait pas su cacher, de la poudre et des capsules. En conséquence, et pour ne pas avoir le même sort, je pris de très-grandes précautions : j’enveloppai chaque livre de poudre, contenue dans des boîtes de fer-blanc, de papier d’abord, puis de serviettes, et j’emballai mes provisions prohibées dans un grand sac de nuit bourré d’oranges par-dessus. Ce qu’il me fut impossible de trouver, ce fut du papier de couleur pour dessiner aux deux crayons. Je courus partout ; je fis demander de ce papier-là où personne ne pouvait supposer qu’il y en eût… Je pouvais tout espérer du hasard… Il ne me servit pas, car aucun marchand n’en possédait même le souvenir, et sans une heureuse idée que me fit naître une caisse envoyée de Paris à un négociant, et dans laquelle se trouvaient des étoffes enveloppées dans un papier grossier, j’aurais été bien embarrassé. Je fis des albums avec ce trésor inattendu et tant cherché.

Le navire partait le lendemain dans la nuit. M. Benoît, que j’avais envoyé au consulat pour son passeport, ne parut pas de la journée. Le lendemain, au point du jour, une forte odeur d’eau-de-vie m’éveilla. M. Benoît se tenait à peine debout ; quoique appuyé sur son bâton, sa pose manquait de cette régularité dont j’avais été charmé..

Inondé de larmes, il me déclara qu’il ne pouvait plus me faire l’honneur de m’accompagner ; qu’en conséquence, j’eusse à le payer. M. L…, chez lequel j’étais alors, vint pour m’aider à faire mes comptes, ce qui ne fut pas facile : l’état dans lequel était l’ivrogne lui faisait oublier ce que j’avais acheté pour lui, et il n’était pas davantage capable de me rendre compte des dépenses dont je l’avais chargé. Nous engageâmes M. Benoît à se retirer ; il nous dit des injures : il me faisait présent de tout. Comme on ne pouvait pas rosser un homme dans cet état, j’envoyai une petite négresse chercher la police, mais il se retira en nous accablant d’invectives.

Il revint quelques heures après complétement dégrisé ; il apportait ses comptes, me priant en outre de lui acheter ses colliers de perles, puisque j’étais mécontent de son service et que je ne voulais plus l’emmener avec moi. Blasé sur les excentricités de M. Benoît, dont cette dernière phrase, dite moitié en français et moitié en portugais, pouvait donner une juste idée d’après ce qui venait de se passer, je le fis mettre à la porte.

Je demeurai plus embarrassé encore que le jour où je quittai mon Italien pour aller chercher un gîte chez les Indiens ; plus qu’en arrivant au Pará ; car j’ignorais alors l’impossibilité de me procurer un domestique et l’espoir du moins me restait.

M. L… eut la bonté d’envoyer à tout hasard s’informer à la compagnie des nègres si on pouvait m’en donner un pour compagnon, car il fallait bien se garder de dire pour domestique. Le chef de cette compagnie vint me parler. S’il y a une grande différence entre la laideur d’un vieux nègre et une jolie Parisienne, il y en avait une aussi grande de lui à un vieux nègre. C’était bien la plus horrible tête que j’eusse jamais vue ; de plus il avait pour ornement, ainsi que cela se pratique dans certaines tribus africaines, une crête partant du front et descendant jusqu’au bout du nez. Cette crête, ou plutôt ces crans ont dû être inspirés par la queue du crocodile (j’en ai rapporté un jeune qui m’inspire cette comparaison à l’instant où j’écris : heureusement pour moi, car j’étais embarrassé pour dire à quoi ressemblait cet ornement inusité parmi nous). Quand la bouche s’ouvrit pour répondre à notre demande, je crus Voir la gueule d’un tigre : les dents, taillées en pointe très-aiguë, ajoutaient à l’horreur du phénomène.

Cet homme nous dit qu’il ne pouvait pas me donner un noir, mais qu’il avait un Mura à ma disposition. Cet Indien connaissait le pays puisqu’il était des bords de l’Amazone.

J’étais pressé : une heure après l’Indien parut. C’était de plus fort en plus fort ; je reculai d’un pas : j’avais devant moi Méphistophélès en chair et en os. Goethe et Scheffer avaient deviné Polycarpe… Il s’appelait Polycarpe. Ce nom qui éloignait de la pensée toute idée diabolique, me rassura. À toutes les recommandations qui lui furent faites, il baissait la tête et ne répondait pas. Il parlait pourtant déjà le portugais, car il habitait le Pará depuis un an. Je n’avais pas le choix ; l’affaire fut conclue à l’instant.

Polycarpe.

Le bâtiment était petit ; sa dunette, au lieu de porter une tente, était couverte en planches supportées par de petites colonnettes. Quand je montai à bord, quoiqu’il fût encore jour, déjà des voyageurs, tous Portugais, avaient accroché leurs hamacs et empêchaient de passer. Je fis de même pour le mien ; les malles les plus essentielles furent rangées le long du bord, près des hamacs, et servirent de bancs plus tard.

La dunette du bateau à vapeur du Pará à Manáos.

Nous partîmes à minuit ; nous passâmes entre des myriades d’îles après avoir laissé derrière nous celle de Marajo. On jouait au trictrac tout près de moi ; un joueur enthousiaste, à chaque mouvement brusque qu’il faisait, — et il en faisait beaucoup, — repoussait mon hamac. Il ne s’apercevait pas qu’en revenant je le repoussai à mon tour. J’avais commencé par grogner, et peu à peu je pris autant d’intérêt à ce jeu de va-et-vient que l’autre à son trictrac, et comme la lune était belle, je pouvais, de ma balançoire voir les îles toutes couvertes de palmiers et de lataniers, près desquelles nous passions.

Ne pouvant dormir, grâce à mon entourage, je repassai dans ma mémoire tout ce que déjà j’avais éprouvé de bien et de mal depuis mon départ de Paris. J’avais voyagé de Southampton à Rio avec des Français, de Rio a Victoria avec des colons, presque tous Allemands ; à Espiritu-Santo avec des Indiens ; de Rio au Pará, avec des Brésiliens pour la plupart ; j’étais sur l’Amazone avec des Portugais : avais-je gagné au change ?

Toutes ces réflexions et d’autres d’une nature bien différente se faisaient en escarpolette, au bruit des cornets qu’on versait sur le jeu de trictrac d’une façon à tout briser.

Le jour vint et, plus que dans la nuit encore, nous passâmes à toucher très-près le long des îles. Toutes étaient basses, les arbres peu élevés ; les lataniers étaient en très-grand nombre ainsi que les palmistes. De loin en loin je voyais des huttes supportées par des pierres, précaution qui ne les sauve pas toujours des inondations. L’une de ces huttes, un peu plus importante que les autres, se reliait avec une espèce de quai, à l’aide d’une grande planche également supportée par des pierres. Sur cette planche étaient posés en grand nombre des vases de fleurs. Derrière la hutte se voyait un défrichement récent. Pendant que je regardais, bercé dans mon hamac, le chant bien connu d’un oiseau d’Europe me fit retourner. C’était un chardonneret, objet de l’attention toute paternelle d’un vieil amateur portugais. Il avait probablement acheté à grand prix cette curiosité européenne : ce chardonneret avait du moins sur les magnifiques oiseaux du pays l’avantage de bien chanter.

Depuis le lever du soleil je voyais des objets emportés par le courant ; cela m’avait semblé des orchidées qui, tenant aux arbres seulement par des rudiments de racine sans force, doivent tomber facilement.

Nous étions toujours au milieu des îles. On me dit que nous ne naviguions pas encore sur l’Amazone. Il est probable que je ferai quelquefois involontairement des erreurs géographiques. J’ai employé au Pará tous les moyens pour me renseigner : chacun m’apportait sa version, et rarement la même. Par exemple, j’ai appris que la ville de Pará ou Belem est bâtie sur l’Amazone ; d’autres m’ont dit sur le Gucyarrá ; d’autres sur le Guamá, et le plus grand nombre sur la rivière des Tocantins[7].

Pendant la nuit nous-avons touché à Brevès ; on a pris et laissé des passagers et embarqué des bois. Ici on ne brûle pas de charbon. Les bûches, jetées de main en main, sont rangées sur le pont ; chaque homme, nègre ou autre, en les recevant, répète d’une voix monotone le chiffre déjà chanté par celui qui est en tête de la bande.

Depuis Brevès, on a passé plus près encore des îles ; un enfant eût pu jeter une pierre de l’une à l’autre. Le fleuve était calme ; cette merveilleuse nature se reflétait comme dans un miroir. Plus on s’éloignait de la mer, plus la végétation semblait grandir. Nous étions alors éloignés de l’influence des marées ; l’eau était cependant encore un peu salée.

Dans la journée, nous passâmes devant une case bâtie sur pilotis ; une foule de femmes et d’enfants, vêtus pour la plupart de costumes bleus, se pressaient pour y entrer : c’était sans doute le repas de la famille. Plus loin, une grande case enduite à la chaux : c’était une venda ; on y voyait des nègres buvant et payant leur eau-de-vie. Tout près de là jacassaient des perruches.

Le fleuve s’élargissait sensiblement et le vent commençait à souffler ; nous nous éloignâmes des cases, toujours placées à une assez grande distance les unes des autres. J’avais dans la journée fait connaissance avec un Brésilien, M. O*****, allant ainsi que moi à Manáos. Il savait autant de français que je savais de portugais. Il m’assura que personne ne pouvait dire au juste le nombre des îles qui sont sur l’Amazone ; il m’expliquait différentes choses que j’aurais pu toujours ignorer ; il me faisait remarquer certains arbres et me disait à quels usages ils étaient propres. J’avais entendu, dans les rues de Pará, crier une boisson nommée assayi ; j’en avais même bu ; je crois me souvenir qu’elle m’avait plu médiocrement, étant épaisse et un peu aigre. L’île près de laquelle nous passions était remplie des arbres dont on la fait. C’est une espèce de palmier. On met simplement le fruit dans l’eau bouillante, et on passe le liquide dans un crible. Il me montra un arbre colossal dont la feuille donne la mort instantanément ; il se nomme assaca. Je vis également le siringa, arbre qui produit la gomme élastique. Les hommes qui font cette récolte gagnent beaucoup ; il en est qui se font ainsi jusqu’à vingt livres par jour quand les bois sont bons. On part le matin, de bonne heure, et après avoir fait au tronc une légère blessure on attache au-dessous un petit pot de terre, et on continue ainsi d’arbre en arbre jusqu’à la limite qu’on veut. En retournant, on vide chaque pot dans un grand vase ; puis, avec une qualité de bois dont je n’ai pas su le nom, on fait sécher à la fumée.

Depuis quelque temps, je voyais des individus assis au-dessus de leurs canots, sur des échafaudages formés avec de petits troncs d’arbres ; ils étaient immobiles comme des statues. M. O***** m’apprit que c’étaient des pêcheurs ; j’étais trop éloigné pour m’apercevoir qu’ils étaient armés de flèches. Ils passent ainsi des journées entières sans faire d’autre mouvement que celui nécessaire pour rouler un cigarette. Ces hommes, qui habitent les rivages des îles de l’Amazone, sont les Mura. Aucune autre tribu ne veut s’allier avec celle-là. On pense généralement que ces Indiens ont émigré lors de la conquête du Pérou ; ils sont voleurs, leur parole ne les engage jamais, ayant pris plus encore que les autres Indiens, en contact avec notre civilisation, nos vices et laissé nos qualités. Polycarpe était Mura !

Partout où nous passions, la végétation descendait jusque dans l’eau ; jamais de plage visible ; les plantes aquatiques s’avançaient bien avant ; souvent nous avions l’air de naviguer au milieu d’un jardin couvert de fleurs, si bien que, pour donner de la nourriture fraîche aux deux bœufs que nous avions à bord, l’aide-cuisinier ayant coupé en passant des roseaux fleuris, ou y trouva un petit serpent tout bleu, dont je ne pus sauver que la tête, le reste ayant été écrasé par les peureux.

Je ne pense pas qu’il existe dans le monde de navigation plus agréable que celle que je faisais. J’avais cru, en approchant de l’Amazone, voir une mer intérieure n’ayant que le ciel pour horizon, ou tout au plus des montagnes perdues dans le lointain ; et rien de ce que je voyais ne ressemblait à ce que j’avais supposé. J’étais loin de m’en plaindre : à chaque instant, à la place de cette monotonie, je voyais se dérouler des panoramas toujours nouveaux dans leurs aspects variés. Et ce spectacle changeant, je le contemplais couché dans un hamac léger comme un filet, ne laissant pas à la chaleur la possibilité de pénétrer mes vêtements, que je pouvais d’ailleurs simplifier beaucoup, sous une dunette d’ordinaire découverte comme le reste du navire, ayant pour me distraire sans fatigue en face le mouvement de l’équipage, à droite et à gauche des oiseaux et des fleurs, au milieu d’une atmosphère tempérée par la marche du navire et par cette brise qui règne presque toujours sur l’Amérique du Sud.


L’Amazone. — Une bourrasque. — Les rivages. — Santarem. — Un bain dangereux.

À quatre heures après midi, nous entrions dans le lit de l’Amazone, après avoir quitté le rio Tarragui. Voilà bien cette fois le grand fleuve, toujours parsemé d’îles, mais à une très-grande distance : c’était, en diminutif, cette mer que j’avais pensé trouver. Peu à peu le vent fraîchit, et vers le soir une bourrasque des tropiques, accompagnée de pluie, vint nous donner une idée de ce dont l’Amazone était capable. On s’empressa de fermer les rideaux de grosse toile qui entouraient la dunette, notre réfectoire et notre dortoir habituel, ce qui n’empêcha pas la pluie d’en faire en quelques instants une salle de bain. On tira de même deux immenses rideaux qui séparaient la dunette du reste du navire, à peu près comme un rideau de spectacle sépare le public des acteurs. La différence était qu’au lieu d’un seul, nous en avions deux se fermant au milieu, comme le corset des dames, à l’aide d’un lacet.

Bourrasque sur l’Amazone. — Un capitaine prudent.

Je m’étais blotti à l’avant, dans un petit réduit, à l’abri de l’eau. La nuit était venue tout à fait ; j’entendais les commandements du capitaine, mais je ne pouvais le voir. Ses ordres ne s’exécutaient pas facilement, tant le pont était encombré de bois pour le chauffage : nous venions récemment de faire notre provision. Le tonnerre grondait de telle sorte qu’il semblait être bien près de nous. Un éclair plus éblouissant encore que les autres illumina le pont, et je vis d’où partait la voix du capitaine. Bien abrité sur la dunette, il avait un peu desserré le lacet et avait passé sa tête couverte d’un grand chapeau qui le préservait de la pluie. De ce poste confortable il commandait la manœuvre, à peu près comme un régisseur prévient l’orchestre qu’il peut commencer l’ouverture. J’avais vu déjà bien des officiers, des généraux portant des parapluies, je ne pus qu’approuver la précaution du capitaine.

Quant à moi, j’aurais bien voulu être à sa place ; je me trouvais dans un bain de siége toutes les fois que le tangage faisait plonger l’avant dans les lames, les ouvertures pour faire écouler l’eau n’étant pas suffisantes. Quand je pus revenir à mon hamac, je le trouvai dans un triste état et tout dégouttant d’eau ; il m’était impossible de songer à m’en servir. Heureusement c’était le seul : tous les autres avaient été serrés avec soin. Personne n’avait songé au mien. Polycarpe n’avait pas paru.

Le beau temps avait remplacé l’orage ; la lune brillait ; nous avions tout près de nous, à droite, l’île de Gouroupa ; le fleuve Chingo à gauche. Nous nous étions rapprochés peu à peu du rivage. Le fleuve s’était resserré de nouveau : nous passâmes près d’une île fort petite nommée Adajouba. À notre approche, une bande de toucans, perchée au sommet d’un arbre plus élevé que les autres, s’envola en faisant grand bruit. Les plantes aquatiques s’avançaient dans l’eau ; là aussi se trouvaient ces palissades fleuries, et comme je venais d’en voir emportées par le courant, je reconnus que je m’étais trompé en les prenant pour des orchidées.

Les montagnes de la Guyane se dessinaient au loin. M. O*** me fit remarquer une terre qui n’existait pas l’an dernier. On voit très-souvent des îles formées ainsi : des arbres arrachés par les courants, trouvant des bas-fonds, des obstacles quelconques, arrêtent au passage des terres et des détritus emportés aussi, et un terrain solide s’élève en peu de temps.

Les rivages se couvrirent ensuite d’arbres déracinés : le côté sud des îles avait été plus ravagé que le côté nord. Quand venait l’après-midi, le soleil nous gênait beaucoup ; nous naviguions presque directement de l’est à l’ouest.

Mon enthousiasme pour la nature vierge était toujours le même : partout où je pouvais me mettre à l’abri du soleil, j’écrivais ou je dessinais, malgré la marche du navire.

Ce matin, des cris de toute sorte m’ont éveillé ; un instant je me crus dans ma case au milieu des bois ; je m’empressai d’ouvrir les rideaux : nous traversions encore les plantes aquatiques ; trois aras se sauvaient en répétant ce cri auquel ils doivent leur nom ; une aigrette, plus brave sans doute, resta perchée sur une branche et ne se posa pas même sur sa seconde patte, qu’elle avait repliée sous son ventre, quand nous passâmes près d’elle. Je ne me trompais pas, c’était bien le cri de l’oiseau fantôme, ce cri, le premier qui salua le jour de mon arrivée, quand je couchais sur ma natte dans les forêts vierges. Alors, comme à cette époque, je l’entendis et ne le vis pas. Était-ce donc une âme ? Les Indiens avaient-ils raison ? Cet oiseau de malheur m’avait prédit ce qui m’était arrivé plus tard chez mon hôte ; était-ce un nouveau présage de ce qui m’attendait dans les solitudes où j’allais vivre de nouveau ?

Ce chant me faisait éprouver une singulière impression : il m’avait découragé ; il me faisait voir seulement le mauvais côté des choses : les îles ne me paraissaient plus aussi intéressantes ; on m’avait parlé de plages immenses toutes couvertes d’œufs de tortue : les eaux les couvraient entièrement, et l’Amazone ne paraissait pas devoir rentrer de sitôt dans son lit. Cela changeait beaucoup mes projets.

On jeta l’ancre devant Prahina.

C’était la première petite ville que nous voyions depuis que je m’étais donné la tâche de faire toutes celles devant lesquelles nous passerions. Celle-ci, comme toutes les autres, se composait de baraques, dont quelques-unes étaient enduites de chaux. L’église m’a paru très-petite ; on sonnait la messe.

Nous prîmes en passant un jeune prêtre, à tournure modeste : une heure après on ne l’eût plus reconnu : il reparut sur le pont sous la forme d’un élégant dandy avec cigare et lorgnon.

Nous approchions de Santarem ; la terre ferme commençait à paraître ; les arbres n’avaient plus les formes gracieuses empruntées aux plantes grimpantes. Le paysage ressemblait plus à ceux d’Europe qu’à ceux d’Amérique, et pour compléter l’illusion, des bandes de canards s’envolaient devant nous. Nous entrâmes dans des eaux bien différentes de celles de l’Amazone, qui sont jaunes et sales ; celles-ci étaient d’un noir bleuâtre et avaient la tranquillité d’un lac ; l’Amazone, au contraire, était fort agitée ; les lames s’élevaient très-haut.

Santarem dans la province du Pará.

Nous arrivâmes à Santarem vers midi. Cette petite ville est bâtie sur les bords du fleuve Tapajóz, dont nous avions vu les eaux bleues. Le capitaine, allant à terre, m’offrit de descendre avec lui dans son embarcation.

Polycarpe m’avait demandé la permission d’aller de son côté. Il était de Santarem ou des environs : cette demande était trop juste ; je lui avais donné en outre de l’argent pour s’acheter quelques effets, n’ayant pas eu le temps de le faire au Pará. Il me promit non en paroles, mais par gestes, de revenir dans une heure.

Je me promenais solitairement sur la plage, quand je vis un monsieur venir à moi : c’était l’agent principal de la compagnie des bateaux à vapeur de l’Amazone. Le capitaine l’avait prévenu de mon passage ; il mit sa maison à ma disposition, ne voulant pas qu’à mon retour, si je séjournais à Santarem, j’allasse autre part que chez lui. La lettre que je lui remis produisit également son effet sur le capitaine, qui depuis ne cessa de me témoigner une grande déférence.

Nous avions laissé quelques passagers à Santarem et à Brevès. Depuis leur départ tout le monde était gai à bord : le capitaine, gros bon garçon, riait toujours ; l’immediato (le second), était un charmant jeune homme, blond comme un Américain du Nord. Il y avait en outre un jeune docteur militaire, allant ainsi que moi et mon nouvel ami à la Barra do rio Negro[8]. Quand on voyage au Brésil dans les navires à vapeur, on est certain de voir toujours des employés du gouvernement en grand nombre, quelques négociants, mais jamais de curieux. Comme toutes les professions ont des docteurs, nous en avions quitté plusieurs et nous en possédions encore, et moi aussi j’en étais un.

Un bain dangereux.

En sortant de Santarem et du fleuve Tapajóz, nous regagnâmes l’Amazone par un charmant petit canal. La nature ici n’était pas grandiose, mais si jolie, que je regrettais de passer outre. Des oiseaux de toute couleur se promenaient sur les bords fleuris de ce petit paradis terrestre ; l’eau était si calme que, la chaleur aidant, tout le monde exprimait le désir de se baigner. On ne courait aucun danger, et déjà nous parlions de demander la permission au capitaine. Un quart d’heure eût suffi ; ceux qui ne savaient pas nager se seraient aidés et soutenus par des troncs d’arbres qu’on voyait glisser légèrement à fleur d’eau. Ce qui fit qu’on ne demanda rien, ce fut qu’on vit que ces pièces de bois remontaient le courant ; ce fut qu’en y regardant de plus près, on s’aperçut qu’il y avait eu erreur : c’étaient des caïmans.

Biard.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 1, 17 et 33.
  2. Tous les dessins joints à cette relation ont été exécutés par M. Riou d’après les croquis de M. Biard.
  3. Voy. p. 5. « Jangadas » et non « rengades. »
  4. Il s’agit ici d’un envoi de la Société d’acclimatation de Paris.
  5. Pará ou Belem, capitale de la province du même nom, est située sur la côte sud de la baie de Guajará, à la jonction du Pará et du Guamá. Sa population est d’environ neuf mille blancs et de quatre mille cinq cents noirs. C’est l’un des ports les plus commerçants du Brésil. Le golfe de Pará n’est, à proprement parler, que l’embouchure du grand fleuve des Tocantins qui s’unit au nord-ouest avec l’Amazone par le chenal de Brevès.
  6. Manáos (N. S. da Conceicao de), Barra do rio Negro, capitale de la province qui porte ce dernier nom, située sur le rio Negro, au point de sa jonction avec l’Amazone.
  7. Voy. la note p. 356 et la carte p. 370. La grande embouchure est au-dessus de l’île de Marajo. La baie de Guajará, où est bâtie Pará ou Belem, s’ouvre au nord, sur le golfe de Pará formé par la réunion des eaux du Guamá, du Moju, de l’Acara, du Capim, du Tocantins et de l’Amazone lui-même.
  8. Ou à Manáos. Voyez la note de la page 362. En 1848, la population du district de Barra était de trois mille six cent quatorze blancs et de deux cent trente-quatre esclaves.