Voyage à Clermont (Auvergne)

Œuvres complètes
Garnier frères (6p. 323-338).

VOYAGE
À CLERMONT
(AUVERGNE)

CINQ JOURS
À CLERMONT
(AUVERGNE)


2, 3, 4, 5 et 6 août 1803.

Me voici au berceau de Pascal et au tombeau de Massillon. Que de souvenirs ! les anciens rois d’Auvergne et l’invasion des Romains, César et ses légions, Vercingetorix, les derniers efforts de la liberté des Gaules contre un tyran étranger, puis les Visigoths, puis les Francs, puis les évêques, puis les comtes et les dauphins d’Auvergne, etc.

Gergovia, oppidum Gergovia, n’est pas Clermont : sur cette colline de Gergoye, que j’aperçois au sud-est, étoit la véritable Gergovie. Voilà Mont-Rognon, Mons Rugosus, dont César s’empara pour couper les vivres aux Gaulois renfermés dans Gergovie. Je ne sais quel dauphin bâtit sur le Mont Rugosus un château dont les ruines subsistent.

Clermont étoit Nemossus, à supposer qu’il n’y ait pas de fausse lecture dans Strabon ; il étoit encore Nemetum, Augusto Nemetum, Arverni urbs, Civitas Arverna, Oppidum Arvernum, témoin Pline, Ptolémée, la carte de Peutinger, etc.

Mais d’où lui vient ce nom de Clermont, et quand a-t-il pris ce nom ? Dans le ixe siècle, disent Loup de Ferrières et Guillaume de Tyr : il y a quelque chose qui tranche mieux la question. L’anonyme, auteur des Gestes de Pipin, ou, comme nous prononçons, Pepin, dit : Maximum partem Aquitaniæ vastans, usque urbem Arvernam, cum omni exercitu veniens (Pipinus) Clare Montem castrum captum, atque succensum bellando cepit.

Le passage est curieux en ce qu’il distingue la ville, urbem Arvernam, du château Clare Montem castrum. Ainsi, la ville romaine étoit au bas du monticule, et elle étoit défendue par un château bâti sur le monticule : ce château s’appeloit Clermont. Les habitants de la ville basse ou de la ville romaine, Arverni urbs, fatigués d’être sans cesse ravagés dans une ville ouverte, se retirèrent peu à peu autour et sous la protection du château. Une nouvelle ville du nom de Clermont s’éleva dans l’endroit où elle est aujourd’hui, vers le milieu du viiie siècle, un siècle avant l’époque fixée par Guillaume de Tyr.

Faut-il croire que les anciens Arvernes, les Auvergnats d’aujourd’hui, avoient fait des incursions en Italie, avant l’arrivée du pieux Énée ? Ou faut-il croire, d’après Lucain, que les Arvernes descendoient tout droit des Troyens ? Alors ils ne se seroient guère mis en peine des imprécations de Didon, puisqu’ils s’étoient faits les alliés d’Annibal et les protégés de Carthage. Selon les druides, si toutefois nous savons ce que disoient les druides, Pluton auroit été le père des Arvernes : cette fable ne pourroit-elle tirer son origine de la tradition des anciens volcans d’Auvergne ?

Faut-il croire, avec Athénée et Strabon, que Luerius, roi des Arvernes, donnoit de grands repas à tous ses sujets, et qu’il se promenoit sur un char élevé en jetant des sacs d’or et d’argent à la foule ? Cependant les rois Gaulois (César. Comm.) vivoient dans des espèces de huttes faites de bois et de terre, comme nos montagnards d’Auvergne.

Faut-il croire que les Arvernes avoient enrégimenté des chiens, lesquels manœuvroient comme des troupes régulières, et que Bituitus avoit un assez grand nombre de ces chiens pour manger toute une armée romaine ?

Faut-il croire que ce roi Bituitus attaqua avec deux cent mille combattants le consul Fabius, qui n’avoit que trente mille hommes ? Nonobstant ce, les trente mille Romains tuèrent ou noyèrent dans le Rhône cent cinquante mille Auvergnats, ni plus ni moins. Comptons :

Cinquante mille noyés, c’est beaucoup.

Cent mille tués.

Or, comme il n’y avoit que trente mille Romains, chaque légionnaire a dû tuer trois Auvergnats, ce qui fait quatre-vingt-dix mille Auvergnats.

Restent dix mille tués à partager entre les plus forts tueurs, ou les machines de l’armée de Fabius.

Bien entendu que les Auvergnats ne se sont pas défendus du tout, que leurs chiens enrégimentés n’ont pas fait meilleure contenance, qu’un seul coup d’épée, de pilum, de flèche ou de fronde, dûment ajusté dans une partie mortelle, a suffi pour tuer son homme ; que les Auvergnats n’ont ni fui ni pu fuir ; que les Romains n’ont pas perdu un seul soldat, et qu’enfin quelques heures ont suffi matériellement pour tuer avec le glaive cent mille hommes ; le géant Robastre étoit un Myrmidon auprès de cela. À l’époque de la victoire de Fabius, chaque légion ne traînoit pas encore après elle dix machines de guerre de la première grandeur, et cinquante plus petites.

Faut-il croire que le royaume d’Auvergne, changé en république, arma sous Vercingetorix quatre cent mille soldats contre César ?

Faut-il croire que Nemetum étoit une ville immense, qui n’avoit rien moins que trente portes ?

En fait d’histoire, je suis un peu de l’humeur de mon compatriote le père Hardouin, qui avoit du bon : il prétendoit que l’histoire ancienne avoit été refaite par les moines du xiiie siècle, d’après les Odes d’Horace, les Géorgiques de Virgile, les ouvrages de Pline et de Cicéron. Il se moquoit de ceux qui prétendoient que le soleil étoit loin de la terre : voilà un homme raisonnable.

La ville des Arvernes, devenue romaine sous le nom d’Augusto-Nemetum, eut un capitole, un amphithéâtre, un temple de Wasso-Galates, un colosse qui égaloit presque celui de Rhodes ; Pline nous parle de ses carrières et de ses sculpteurs. Elle eut aussi une école célèbre, d’où sortit le rhéteur Fronton, maître de Marc-Aurèle. Augusto-Nemetum, régie par le droit latin, avoit un sénat, ses citoyens, citoyens romains, pouvoient être revêtus des grandes charges de l’État : c’étoit encore le souvenir de Rome républicaine qui donnoit la puissance aux esclaves de l’empire.

Les collines qui entourent Clermont étoient couvertes de bois et marquées par des temples : à Champturgues un temple de Bacchus, à Monjuset un temple de Jupiter, desservi par des femmes fées (fatuæ falidicæ), au Puy de Montaudon un temple de Mercure ou de Teutates ; Montaudon, Mons Teutates, etc.

Nemetum tomba avec toute l’Auvergne sous la domination des Visigoths, par la cession de l’empereur Népos ; mais Alaric ayant été vaincu à la bataille de Vouillé, l’Auvergne passa aux Francs. Vinrent ensuite les temps féodaux, et le gouvernement, souvent indépendant, des évêques, des comtes et des dauphins.

Le premier apôtre de l’Auvergne fut saint Austremoine : la Gallia christiana compte quatre-vingt-seize évêques depuis ce premier évêque jusqu’à Massillon. Trente-un ou trente-deux de ces évêques ont été reconnus pour saints ; un d’entre eux a été pape, sous le nom d’Innocent VI. Le gouvernement de ces évêques n’a rien eu de remarquable : je parlerai de Caulin.

Chilping disoit à Thierry, qui vouloit détruire Clermont : « Les murs de cette cité sont très-forts et remparés de boulevards inexpugnables ; et, afin que Votre Majesté m’entende mieux, je parle des saints et de leurs églises, qui environnent les murailles de cette ville. »

Ce fut au concile de Clermont que le pape Urbain II prêcha la première croisade. Tout l’auditoire s’écria : « Diex el volt ! » et Aymar, évêque du Puy, partit avec les croisés. Le Tasse le fait tuer par Clorinde.

..... Fu del sangue sacro
Su l’arme femminili ampio lavacro.

Les comtes qui régnèrent en Auvergne, ou qui en furent les premiers seigneurs féodaux, produisirent des hommes assez singuliers. Vers le milieu du xe siècle, Guillaume, septième comte d’Auvergne, qui, du côté maternel, descendoit des dauphins viennois, prit le titre de dauphin, et le donna à ses terres.

Le fils de Guillaume s’appela Robert, nom des aventures et des romans. Ce second dauphin d’Auvergne favorisa les amours d’un pauvre chevalier. Robert avoit une sœur, femme de Bertrand Ier, sire de Mercœur ; Pérols, troubadour, aimoit cette grande dame ; il en fit l’aveu à Robert qui ne s’en fâcha pas du tout : c’est l’histoire du Tasse retournée. Robert lui-même étoit poëte et échangeoit des sirventes avec Richard Cœur de Lion.

Le petit-fils de Robert, commandeur des templiers en Aquitaine, fut brûlé vif à Paris : il expia avec courage dans les tourments un premier moment de foiblesse. Il ne trouva pas dans Philippe le Bel la tolérance qu’un troubadour avoit rencontrée dans Robert : pourtant Philippe, qui brûloit les templiers, faisoit enlever et souffleter les papes.

Une multitude de souvenirs historiques s’attachent à différents lieux de l’Auvergne. Le village de la Tour rappelle un nom à jamais glorieux pour la France, la Tour d’Auvergne.

Marguerite de Valois se consoloit un peu trop gaiement à Usson de la perte de ses grandeurs et des malheurs du royaume ; elle avoit séduit le marquis de Canillac, qui la gardoit dans ce château. Elle faisoit semblant d’aimer la femme de Canillac : « Le bon du jeu, dit d’Aubigné, fut qu’aussitôt que son mari (Canillac) eut le dos tourné pour aller à Paris, Marguerite la dépouilla de ses beaux joyaux, la renvoya comme une péteuse avec tous ses gardes, et se rendit dame et maîtresse de la place. Le marquis se trouva bête, et servit de risée au roi de Navarre. »

Marguerite aimoit beaucoup ses amants tandis qu’ils vivoient ; à leur mort elle les pleuroit, faisoit des vers pour leur mémoire, déclaroit qu’elle leur seroit toujours fidèle : Mentem Venus ipsa dedit :

Atys, de qui la perte attriste mes années,
Atys, digne des vœux de tant d’âmes bien nées,
Que j’avois élevé pour montrer aux humains
Une œuvre de mes mains.
................
Si je cesse d’aimer, qu’on cesse de prétendre :
Je ne veux désormais être prise ni prendre.

Et dès le soir même Marguerite étoit prise, et mentoit à son amour et à sa muse.

Elle avoit aimé La Molle, décapité avec Conconas : pendant la nuit, elle fit enlever la tête de ce jeune homme, la parfuma, l’enterra de ses propres mains, et soupira ses regrets au beau Hyacinthe. « Le pauvre diable d’Aubiac, en allant à la potence, au lieu de se souvenir de son âme et de son salut, baisoit un manchon de velours raz bleu qui lui restoit des bienfaits de sa dame. » Aubiac, en voyant Marguerite pour la première fois, avoit dit : « Je voudrois avoir passé une nuit avec elle, à peine d’être pendu quelque temps après. » Martigues portoit aux combats et aux assauts un petit chien que lui avoit donné Marguerite.

D’Aubigné prétend que Marguerite avoit fait faire à Usson les lits de ses dames extrêmement hauts, « afin de ne plus s’écorcher, comme elle souloit, les épaules en s’y fourrant à quatre pieds pour y chercher Pominy, » fils d’un chaudronnier d’Auvergne, et qui, d’enfant de chœur qu’il étoit, devint secrétaire de Marguerite.

Le même historien la prostitue dès l’âge de onze ans à d’Antragues et à Charin ; il la livre à ses deux frères, François, duc d’Alençon, et Henri III ; mais il ne faut pas croire entièrement les satires de d’Aubigné, huguenot hargneux, ambitieux mécontent, d’un esprit caustique : Pibrac et Brantôme ne parlent pas comme lui.

Marguerite n’aimoit point Henri IV, qu’elle trouvoit malpropre. Elle recevoit Champvallon « dans un lit éclairé avec des flambeaux, entre deux linceuls de taffetas noir. » Elle avoit écouté M. de Mayenne, bon compagnon gros et gras, et voluptueux comme elle, et ce grand dégoûté de vicomte de Turenne, et ce vieux rufian de Pibrac, dont elle montrait les lettres pour rire à Henri IV ; et ce petit chicon de valet de Provence, Date, qu’avec six aulnes d’étoffe elle avoit anobli dans Usson ; et ce bec jaune de Bajaumont, le dernier de la longue liste qu’avoit commencée d’Antragues et qu’avoient continuée, avec les favoris déjà cités, le duc de Guise, Saint-Luc et Bussy.

Selon le père Lacoste, la seule vue de l’ivoire du bras de Marguerite triompha de Canillac.

Pour finir ce notable commentaire, qui m’est échappé d’un flux de caquet, comme parle Montaigne, je dirai que les deux lignées royales des d’Orléans et des Valois avoient peu de mœurs, mais qu’elles avoient du génie ; elles aimoient les lettres et les arts : le sang françois et le sang italien se mêloient en elles par Valentine de Milan et Catherine de Médicis. François Ier étoit poëte, témoin ses vers charmants sur Agnès Sorel ; sa sœur, la royne de Navarre, contoit à la manière de Boccace ; Charles IX rivalisoit avec Ronsard ; les chants de Marguerite de Valois, d’ailleurs tolérante et humaine (elle sauva plusieurs victimes à la Saint-Barthélemy), étoient répétés par toute la cour : ses Mémoires sont pleins de dignité, de grâce et d’intérêt.

Le siècle des arts en France est celui de François Ier en descendant jusqu’à Louis XIII, nullement le siècle de Louis XIV : le petit palais des Tuileries, le vieux Louvre, une partie de Fontainebleau et d’Anet, le palais du Luxembourg, sont ou étoient fort supérieurs aux monuments du grand roi.

C’étoit tout un autre personnage que Marguerite de Valois, ce chancelier de L’Hospital, né à Aigueperse, à quinze ou seize lieues d’Usson. « C’étoit un autre censeur Caton, celui-là, dit Brantôme, et qui savoit très-bien censurer et corriger le monde corrompu. Il en avoit du moins toute l’apparence avec sa grande barbe blanche, son visage pâle, sa façon grave, qu’on eût dit à le voir que c’étoit un vrai portrait de saint Jérôme.

« Il ne falloit pas se jouer avec ce grand juge et rude magistrat ; si étoit-il pourtant doux quelquefois, là où il voyoit de la raison… Ces belles-lettres humaines lui rabattoient beaucoup de sa rigueur de justice. Il étoit grand orateur et fort disert ; grand historien, et surtout très-divin poëte latin, comme plusieurs de ses œuvres l’ont manifesté tel. »

Le chancelier de L’Hospital, peu aimé de la cour et disgracié, se retira pauvre dans une petite maison de campagne auprès d’Étampes. On l’accusoit de modération en religion et en politique : des assassins furent envoyés pour le tuer lors du massacre de la Saint-Barthélemy. Ses domestiques vouloient fermer les portes de sa maison : « Non, non, dit-il ; si la petite porte n’est bastante pour les faire entrer, ouvrez la grande. »

La veuve du duc de Guise sauva la fille du chancelier, en la cachant dans sa maison ; il dut lui-même son salut aux prières de la duchesse de Savoie. Nous avons son testament en latin ; Brantôme nous le donne en françois : il est curieux, et par les dispositions et par les détails qu’il renferme.

« Ceux, dit L’Hospital, qui m’avoient chassé prenoient une couverture de religion, et eux-mêmes étoient sans pitié et religion ; mais je vous puis assurer qu’il n’y avoit rien qui les émût davantage que ce qu’ils pensoient que tant que je serois en charge il ne leur seroit permis de rompre les édits du roi, ni de piller ses finances et celles de ses sujets.

« Au reste, il y a presque cinq ans que je mène ici la vie de Laerte… et ne veux point rafraîchir la mémoire des choses que j’ai souffertes en ce département de la cour. »

Les murs de sa maison tomboient ; il avoit de la peine à nourrir ses vieux serviteurs et sa nombreuse famille ; il se consoloit, comme Cicéron, avec les Muses : mais il avoit désiré voir les peuples rétablis dans leur liberté, et il mourut lorsque les cadavres des victimes du fanatisme n’avoient pas encore été mangés par les vers, ou dévorés par les poissons et les vautours.

Je voudrois bien placer Châteauneuf de Randon en Auvergne ; il en est si près ! C’est là que Du Guesclin reçut sur son cercueil les clefs de la forteresse ; nargue des deux manuscrits qui ont fait capituler la place quelques heures avant la mort du connétable. « Vous verrez dans l’histoire de ce Breton une âme forte, nourrie dans le fer, pétrie sous des palmes, dans laquelle masse fit eschole longtemps. La Bretagne en fut l’essai, l’Anglois son boute-hors, la Castille son chef-d’œuvre ; dont les actions n’estoient que heraults de sa gloire ; les défaveurs, theastres élevés à sa constance ; le cercueil, embasement d’un immortel trophée. »

L’Auvergne a subi le joug des Visigoths et des Francs, mais elle n’a été colonisée que par les Romains ; de sorte que s’il y a des Gaulois en France, il faut les chercher en Auvergne, montes Celtorum. Tous ses monuments sont celtiques, et ses anciennes maisons descendent ou des familles romaines consacrées à l’épiscopat, ou des familles indigènes.

La féodalité poussa néanmoins de vigoureuses racines en Auvergne ; toutes les montagnes se hérissèrent de châteaux. Dans ces châteaux s’établirent des seigneurs qui exercèrent ces petites tyrannies, ces droits bizarres, enfants de l’arbitraire, de la grossièreté des mœurs et de l’ennui. À Langeac, le jour de la fête de saint Galles, un châtelain jetoit un millier d’œufs à la tête des paysans, comme en Bretagne, chez un autre seigneur, on apportoit un œuf garrotté dans un grand chariot traîné par six bœufs.

Un seigneur de Tournemine, assigné dans son manoir d’Auvergne par un huissier appelé Loup, lui fit couper le poing, disant que jamais loup ne s’étoit présenté à son château, sans qu’il n’eût laissé sa patte clouée à la porte. Aussi arriva-t-il qu’aux grands jours tenus à Clermont en 1665 ces petites fredaines produisirent douze mille plaintes rendues en justice criminelle. Presque toute la noblesse fut obligée de fuir, et l’on n’a point oublié l’homme aux douze apôtres. Le cardinal de Richelieu fit raser une partie des châteaux d’Auvergne ; Louis XIV en acheva la destruction. De tous ces donjons en ruine, un des plus célèbres est celui du Murat ou d’Armagnac. Là fut pris le malheureux Jacques, duc de Nemours, jadis lié d’amitié avec ce Jean V, comte d’Armagnac, qui avoit épousé publiquement sa propre sœur. En vain le duc de Nemours adressa-t-il une lettre bien humble à Louis XI, écrite en la cage de la Bastille et signée le pauvre Jacques ; il fut décapité aux halles de Paris, et ses trois jeunes fils, placés sous l’échafaud, furent couverts du sang de leur père.

Charles de Valois, duc d’Angoulême, fils naturel de Charles IX et de Marie Touchet, frère utérin de la marquise de Verneuil, fut investi du comté de Clermont et d’Auvergne. Il entra dans les complots de Biron, dont la mort est justement reprochée à Henri IV. A la mort d’Henri III, Henri IV avoit dit à Armand de Gontaud, baron de Biron : C’est à cette heure qu’il faut que vous mettiez la main droite à ma couronne ; venez-moi servir de père et d’ami contre ces gens qui n’aiment ni vous ni moi. Henri auroit dû garder la mémoire de ces paroles ; il auroit dû se souvenir que Charles de Gontaud, fils d’Armand, avoit été son compagnon d’armes ; il auroit dû se souvenir que la tête de celui qui avoit mis la main droite à sa couronne avoit été emportée par un boulet : ce n’étoit pas au Béarnois à joindre la tête du fils à la tête du père.

Le comte d’Auvergne, pour de nouvelles intrigues, fut arrêté à Clermont ; sa maîtresse, la dame de Châteaugay, menaçoit de tuer de cent coups de pistolet et de cent coups d’épée d’Eure et Murat qui avoient saisi le comte : elle ne tua personne. Le comte d’Auvergne fut mis à la Bastille ; il en sortit sous Louis XIII, et vécut jusqu’en 1650 : c’étoit la dernière goutte du sang des Valois.

Le duc d’Angoulême étoit brave, léger et lettré comme tous les Valois. Ses Mémoires contiennent une relation touchante de la mort d’Henri III, et un récit détaillé du combat d’Arques, auquel lui, duc d’Angoulème, s’étoit trouvé à l’âge de seize ans. Chargeant Sagonne, ligueur décidé, qui lui crioit : « Du fouet ! du fouet ! petit garçon ! » il lui cassa la cuisse d’un coup de pistolet, et obtint les prémices de la victoire.

L’Auvergne fut presque toujours en révolte sous la seconde race ; elle dépendoit de l’Aquitaine ; et la charte d’Aalon a prouvé que les premiers ducs d’Aquitaine descendoient en ligne directe de la race de Clovis ; ils combattoient donc les Carlovingiens comme des usurpateurs du trône. Sous la troisième race, lorsque la Guyenne, fief de la couronne de France, tomba par alliance et héritage à la couronne d’Angleterre, l’Auvergne se trouva angloise en partie : elle fut alors ravagée par les grandes compagnies, par les écorcheurs, etc. On chantoit partout des complaintes latines sur les malheurs de la France :

Plange regni respublica,
Tua gens, ut schismatica,
Desolatur, etc.

Pendant les guerres de la Ligue, l’Auvergne eut beaucoup à souffrir. Les sièges d’Issoire sont fameux : le capitaine Merle, partisan protestant, fit écorcher vifs trois religieux de l’abbaye d’Issoire. Ce n’étoit pas la peine de crier si haut contre les violences des catholiques.

On a beaucoup cité, et avec raison, la réponse du gouverneur de Bayonne à Charles IX qui lui ordonnoit de massacrer les protestants. Montmorin, commandant en Auvergne à la même époque, fit éclater la même générosité. La noble famille qui avoit montré un si véritable dévouement à son prince ne l’a point démenti de nos jours ; elle a répandu son sang pour un monarque aussi vertueux que Charles IX fut criminel.

Voltaire nous a conservé la lettre de Montmorin :

« Sire,
« J’ai reçu un ordre, sous le sceau de Votre Majesté, de faire mourir tous les protestants qui sont dans ma province. Je respecte trop Votre Majesté pour ne pas croire que ces lettres sont supposées ; et si, ce qu’à Dieu ne plaise, l’ordre est véritablement émané d’elle, je la respecte aussi trop pour lui obéir. »

C’est de Clermont que nous viennent les deux plus anciens historiens de la France, Sidoine Apollinaire et Grégoire de Tours. Sidoine, natif de Lyon et évêque de Clermont, n’est pas seulement un poëte, c’est un écrivain qui nous apprend comment les rois francs célébroient leurs noces dans un fourgon, comment ils s’habilloient et quel étoit leur langage. Grégoire de Tours nous dit, sans compter le reste, ce qui se passoit à Clermont de son temps ; il raconte, avec une ingénuité de détails qui fait frémir, l’épouvantable histoire du prince Anastase, enfermé par l’évêque Caulin dans un tombeau avec le cadavre d’un vieillard. L’anecdote des deux amants est aussi fort célèbre : les deux tombeaux d’Injuriosus et de Scholastique se rapprochèrent, en signe de l’étroite union de deux chastes époux, qui ne craignoient plus de manquer à leur serment. Quelque chose de semblable a été dit depuis d’Abailard et d’Héloïse : on n’a pas la même confiance dans le fait, Grégoire de Tours, naïf dans ses pensées, barbare dans son langage, ne laisse pas que d’être fleuri et rhétoricien dans son style.

L’Auvergne a vu naître le chancelier de L’Hospital, Donat, Pascal, le cardinal de Polignac, l’abbé Gérard, le père Sirmond, et de nos jours La Fayette, Desaix, d’Estaing, Chamfort, Thomas, l’abbé Delille, Chabrol, Dulaure, Montlosier et Barante. J’oubliois de compter ce Lizet, ferme dans la prospérité, lâche au malheur, faisant brûler les protestants, requérant la mort pour le connétable de Bourbon, et n’ayant pas le courage de perdre une place.

Maintenant que ma mémoire ne fournit plus rien d’essentiel sur l’histoire d’Auvergne, parlons de la cathédrale de Clermont, de la Limagne et du Puy-de-Dôme.

La cathédrale de Clermont est un monument gothique qui, comme tant d’autres, n’a jamais été achevé. Hugues de Tours commença à la faire bâtir en partant pour la Terre Sainte, sur un plan donné par Jean de Campis. La plupart de ces grands monuments ne se finissoient qu’à force de siècles, parce qu’ils coûtoient des sommes immenses. La chrétienté entière payoit ces sommes du produit des quêtes et des aumônes.

La voûte en ogive de la cathédrale de Clermont est soutenue par des piliers si déliés qu’ils sont effrayants à l’œil : c’est à croire que la voûte va fondre sur votre tête. L’église, sombre et religieuse, est assez bien ornée pour la pauvreté actuelle du culte. On y voyoit autrefois le tableau de la Conversion de saint Paul, un des meilleurs de Le Brun ; on l’a ratissé avec la lame d’un sabre : Turba ruit ! Le tombeau de Massillon étoit aussi dans cette église ; on l’en a fait disparoître dans un temps où rien n’étoit à sa place, pas même la mort.

Il y a longtemps que la Limagne est célèbre par sa beauté. On cite toujours le roi Childebert à qui Grégoire de Tours fait dire : « Je voudrois voir quelque jour la Limagne d’Auvergne, que l’on dit être un pays si agréable. » Salvien appelle la Limagne la moelle des Gaules. Sidoine en peignant la Limagne d’autrefois semble peindre la Limagne d’aujourd’hui : Taceo territorii peculiarem jucunditatem, viatoribus molle, fructuosum aratoribus, venatoribus voluptuosum ; quod montium cingunt dorsa pascuis, latera vinetis, terrena villis, saxosa castellis, opaca lustris, aperta culturis, concava fontibus, abrupta fluminibus : quod, denique, hujusmodi est ut semel visum advenis, multis patriæ oblivionem sæpe persuadeat.

On croit que la Limagne a été un grand lac ; que son nom vient du grec λιμεν : Grégoire de Tours écrit alternativement Limane et Limania. Quoi qu’il en soit, Sidoine, jouant sur le mot, disoit dès le ive siècle : Æquor agrorum in quo sine periculo quæstuosæ fluctuant in segetibus undæ. C’est en effet une mer de moissons.

La position de Clermont est une des plus belles du monde.

Qu’on se représente des montagnes s’arrondissant en un demi-cercle ; un monticule attaché à la partie concave de ce demi-cercle ; sur ce monticule Clermont ; au pied de Clermont, la Limagne, formant une vallée de vingt lieues de long, de six, huit et dix de large.

La place du[1] ..... offre un point de vue admirable sur cette vallée. En errant par la ville au hasard, je suis arrivé à cette place vers six heures et demie du soir. Les blés mûrs ressembloient à une grève immense, d’un sable plus ou moins blond. L’ombre des nuages parsemoit cette plage jaune de taches obscures, comme des couches de limon ou des bancs d’algues : vous eussiez cru voir le fond d’une mer dont les flots venoient de se retirer.

Le bassin de la Limagne n’est point d’un niveau égal ; c’est un terrain tourmenté, dont les bosses, de diverses hauteurs, semblent unies quand on les voit de Clermont, mais qui, dans la vérité, offrent des inégalités nombreuses et forment une multitude de petits vallons au sein de la grande vallée. Des villages blancs, des maisons de campagne blanches, de vieux châteaux noirs, des collines rougeâtres, des plants de vignes, des prairies bordées de saules, des noyers isolés qui s’arrondissent comme des orangers ou portent leurs rameaux comme les branches d’un candélabre, mêlent leurs couleurs variées à la couleur des froments. Ajoutez à cela tous les jeux de la lumière.

À mesure que le soleil descendoit à l’occident, l’ombre couloit à l’orient et envahissoit la plaine. Bientôt le soleil a disparu ; mais baissant toujours et marchant derrière les montagnes de l’ouest, il a rencontré quelque défilé débouchant sur la Limagne : précipités à travers cette ouverture, ses rayons ont soudain coupé l’uniforme obscurité de la plaine par un fleuve d’or. Les monts qui bordent la Limagne au levant retenoient encore la lumière sur leur cime ; la ligne que ces monts traçoient dans l’air se brisoit en arcs dont la partie convexe étoit tournée vers la terre. Tous ces arcs, se liant les uns aux autres par les extrémités, imitoient à l’horizon la sinuosité d’une guirlande ou les festons de ces draperies que l’on suspend aux murs d’un palais avec des roses de bronze. Les montagnes du levant, dessinées de la sorte et peintes, comme je l’ai dit, des reflets du soleil opposé, ressembloient à un rideau de moire bleue et pourpre ; lointaine et dernière décoration du pompeux spectacle que la Limagne étaloit à mes yeux.

Les deux degrés de différence entre la latitude de Clermont et celle de Paris sont déjà sensibles dans la beauté de la lumière : cette lumière est plus fine et moins pesante que dans la vallée de la Seine ; la verdure s’aperçoit de plus loin et paroît moins noires :

Adieu donc, Chanonat ! adieu, frais paysages !
Il semble qu’un autre air parfume vos rivages ;
Il semble que leur vue ait ranimé mes sens,
M’ait redonné la joie et rendu mon printemps.

Il faut en croire le poëte de l’Auvergne.

J’ai remarqué ici dans le style de l’architecture des souvenirs et des traditions de l’Italie : les toits sont plats, couverts en tuile à canal, les lignes des murs longues, les fenêtres étroites et percées haut, les portiques multipliés, les fontaines fréquentes. Rien ne ressemble plus aux villes et aux villages de l’Apennin que les villes et les villages des montagnes de Thiers, de l’autre côté de la Limagne, au bord de ce Lignon où Céladon ne se noya pas, sauvé qu’il fut par les trois nymphes Sylvie, Galatée et Léonide.

11 ne reste aucune antiquité romaine à Clermont, si ce n’est peut-être un sarcophage, un bout de voie romaine et des ruines d’aqueduc ; pas un fragment du colosse, pas même de trace des maisons, des bains et des jardins de Sidoine. Nemetum et Clermont ont soutenu au moins seize sièges, ou, si l’on veut, ils ont été pris et détruits une vingtaine de fois.

Un contraste assez frappant existe entre les femmes et les hommes de cette province. Les femmes ont les traits délicats, la taille légère et déliée ; les hommes sont construits fortement, et il est impossible de ne pas reconnoître un véritable Auvergnat à la forme de la mâchoire inférieure. Une province, pour ne parler que des morts, dont le sang a donné Turenne à l’armée, L’Hospital à la magistrature et Pascal aux sciences et aux lettres, a prouvé qu’elle a une vertu supérieure.

Je suis allé au Puy-de-Dôme par pure affaire de conscience. II m’est arrivé ce à quoi je m’étois attendu : la vue du haut de cette montagne est beaucoup moins belle que celle dont on jouit de Clermont. La perspective à vol d’oiseau est plate et vague ; l’objet se rapetisse dans la même proportion que l’espace s’étend.

Il y avoit autrefois sur le Puy-de-Dôme une chapelle dédiée à saint Barnabé ; on en voit encore les fondements : une pyramide de pierre de dix ou douze pieds marque aujourd’hui l’emplacement de cette chapelle. C’est là que Pascal a fait les premières expériences sur la pesanteur de l’air. Je me représentois ce puissant génie cherchant à découvrir sur ce sommet solitaire les secrets de la nature, qui devoient le conduire à la connoissance des mystères du Créateur de cette même nature. Pascal se fraya au moyen de la science le chemin à l’ignorance chrétienne ; il commença par être un homme sublime pour apprendre à devenir un simple enfant.

Le Puy-de-Dôme n’est élevé que de huit cent vingt-cinq toises au-dessus du niveau de la mer ; cependant je sentis à son sommet une difficulté de respirer que je n’ai éprouvée ni dans les Alleghanys, en Amérique, ni sur les plus hautes Alpes de la Savoie. J’ai gravi le Puy-de-Dôme avec autant de peine que le Vésuve ; il faut près d’une heure pour monter de sa base au sommet par un chemin roide et glissant, mais la verdure et les fleurs vous suivent. La petite fille qui me servoit de guide m’avoit cueilli un bouquet des plus belles pensées ; j’ai moi-même trouvé sous mes pas des œillets rouges d’une élégance parfaite. Au sommet du mont on voit partout de larges feuilles d’une plante bulbeuse, assez semblable au lis. J’ai rencontré, à ma grande surprise, sur ce lieu élevé trois femmes qui se tenoient par la main et qui chantoient un cantique. Au-dessous de moi, des troupeaux de vaches paissoient parmi les monticules que domine le Puy-de-Dôme. Ces troupeaux montent à la montagne avec le printemps, et en descendent avec la neige. On voit partout les burons ou les chalets de l’Auvergne, mauvais abris de pierres sans ciment ou de bois gazonné. Chantez les chalets, mais ne les habitez pas.

Le patois de la montagne n’est pas exactement celui de la plaine. La musette, d’origine celtique, sert à accompagner quelques airs de romances, qui ne sont pas sans euphonie, et sur lesquels on a fait des paroles françoises. Les Auvergnats, comme les habitants du Rouergue, vont vendre des mules en Catalogne et en Aragon ; ils rapportent de ce pays quelque chose d’espagnol qui se marie bien avec la solitude de leurs montagnes ; ils font pour leurs longs hivers provision de soleil et d’histoires. Les voyageurs et les vieillards aiment à conter, parce qu’ils ont beaucoup vu : les uns ont cheminé sur la terre, les autres dans la vie.

Les pays de montagnes sont propres à conserver les mœurs. Une famille d’Auvergne, appelée les Guittard-Pinon, cultivoit en commun des terres dans les environs de Thiers ; elle étoit gouvernée par un chef électif, et ressembloit assez à un ancien clan d’Ecosse. Cette espèce de république champêtre a survécu à la révolution, mais elle est au moment de se dissoudre.

Je laisse de côté les curiosités naturelles de l’Auvergne, la grotte de Royat, charmante néanmoins par ses eaux et sa verdure, les diverses fontaines minérales, la fontaine pétrifiante de Saint-Allyre, avec le pont de pierre qu’elle a formé et que Charles IX voulut voir : le puits de la poix, les volcans éteints, etc.

Je laisse aussi à l’écart les merveilles des siècles moyens, les orgues, les horloges avec leur carillon et leurs têtes de Maure ou de More, qui ouvroient des bouches effroyables quand l’heure venoit à sonner. Les processions bizarres, les jeux mêlés de superstition et d’indécence, mille autres coutumes de ces temps, n’appartiennent pas plus à l’Auvergne qu’au reste de l’Europe gothique.

J’ai voulu avant de mourir jeter un regard sur l’Auvergne, en souvenance des impressions de ma jeunesse. Lorsque j’étois enfant, dans les bruyères de ma Bretagne, et que j’entendois parler de l’Auvergne et des petits Auvergnats, je me figurois que l’Auvergne étoit un pays bien loin, bien loin, où l’on voyoit des choses étranges, où l’on ne pouvoit aller qu’avec de grands périls, en cheminant sous la garde de la Mère de Dieu. Une chose m’a frappé et charmé à la fois : j’ai retrouvé dans l’habit du paysan Auvergnat le vêtement du paysan breton. D’où vient cela ? C’est qu’il y avoit autrefois pour ce royaume, et même pour l’Europe entière, un fond d’habillement commun. Les provinces reculées ont gardé les anciens usages, tandis que les départements voisins de Paris ont perdu leurs vieilles mœurs : de là cette ressemblance entre certains villageois placés aux extrémités opposées de la France, et qui ont été défendus contre les nouveautés par leur indigence et leur solitude.

Je ne vois jamais sans une sorte d’attendrissement ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde, avec une boîte et quelques méchantes paires de ciseaux. Pauvres enfants qui dévalent bien tristes de leurs montagnes, et qui préféreront toujours le pain bis et la bourrée aux prétendues joies de la plaine. Ils n’avoient guère que l’espérance dans leur boîte en descendant de leurs rochers ; heureux s’ils la rapportent à la chaumière paternelle !

fin du voyage à Clermont.
  1. Je n’ai jamais pu lire le nom, à demi effacé, dans l’original, écrit au crayon ; c’est sans doute la place de Jaude.