Voulons-nous une Église nationale ?

VOULONS-NOUS UNE ÉGLISE NATIONALE ?

Rien, à vrai dire, ne « se recommence, » et on dirait plutôt que tout se continue dans l’histoire de l’humanité ! Mais les mêmes causes, en se combinant diversement, ne laissent pas quelquefois de produire des effets analogues ; et c’est ce qui fait en même temps l’attrait, — et la vanité, — des « leçons de l’histoire. » L’application n’en est jamais si juste que l’on ne puisse toujours y contredire ; et cependant, on ne saurait résister à la tentation de rapprocher le présent du passé, pour les éclairer l’un par l’autre, et demander à leur confrontation le secret de l’avenir.


I

L’un des actes que les historiens et l’opinion publique du siècle qui vient de finir auront sans doute reproché le plus sévèrement et le plus éloquemment à l’ancienne monarchie, c’est la révocation de l’Edit de Nantes, et, — quoi qu’en puissent dire quelques « nationalistes, » en vérité trop échauffés, — on a eu raison de le lui reprocher. Mais qu’était-ce donc que cet acte fameux ; et, si nous le dégageons des circonstances particulières qui l’ont inspiré, comment en résumerons-nous l’esprit ? ou, si l’on veut encore, et sans tant tourner autour du mot, ou dirons-nous qu’en fut « le crime ? » Le voici : la révocation de l’Edit de Nantes a obligé cinq ou six cent mille Français de faire un choix entre la « religion » et la « patrie. » Ou vous serez catholiques, leur ont dit en substance les dragons de Louvois, c’est-à-dire vous abjurerez les croyances qui sont les vôtres, ou vous abandonnerez le sol qui vous a nourris, et vous irez sous d’autres cieux abriter votre foi. Et en vain le pouvoir a-t-il essayé de se déguiser à lui-même ce que l’alternative avait de monstrueux. En détruisant les temples et en exilant les ministres, en vain a-t-on écrit, dans l’acte même de révocation : « Faisons très expresses défenses à tous nos sujets de la R. P. R. de sortir, eux, leurs femmes et leurs enfans, de notre dit royaume, pays et terres de notre obéissance ! » Et, en vain, si les protestans de France contrevenaient à ces « défenses, » les a-t-on même menacés, les hommes des galères perpétuelles, et les femmes de la confiscation de leurs biens. L’alternative qu’on leur proposait, ou plutôt qu’on leur imposait, était bien celle que nous avons dite : l’exil ou l’abjuration ; le sacrifice de leur conscience ou celui de leur patrie ; renoncer à la France en ce monde ou à ce qu’ils regardaient comme la condition, le moyen, la promesse de leur salut dans l’autre ; et briser enfin les liens qui les rattachaient à tout ce qui fait ici-bas pour l’homme le prix de la vie, ou fouler lâchement aux pieds la religion de leurs pères, de leur enfance, et de leur choix.

C’est précisément ce que viennent de faire, — avec d’ailleurs bien plus d’hypocrisie, — la loi de 1901 sur « la liberté d’association » et le décret qui l’a suivie. « Défendons les écoles particulières pour l’instruction des enfans de la R. P. R. » disait l’article VII de la révocation de l’Edit de Nantes. Si la loi de 1901 n’a pas osé, je ne sais vraiment pourquoi, rééditer cette défense, il est clair, aux yeux de tout le monde, à l’étranger comme en France, que les mesures qu’elle a prescrites contre les congrégations enseignantes y équivalent ; et, pour les congrégations qui n’enseignent pas, elle en a placé les membres dans l’alternative où la révocation de l’Edit de Nantes, voilà deux cents ans, avait placé les protestans de France. On a exigé des membres des congrégations, hommes ou femmes, comme autrefois de nos protestans, sous peine de « dissolution » ou de dispersion par la force, le sacrifice de leurs convictions les plus intimes, celles sur lesquelles ils avaient fondé toute une vie d’abnégation, de dévouement et d’austérité ; celles qui tiennent donc, en chacun de nous, à ce que nous avons de plus personnel ; celles qu’un « honnête homme, » — je ne dis pas même un catholique ou un « religieux, » — dès qu’il les a une fois affirmées, ne saurait renier sans honte, ou sans diminution de lui-même à ses yeux ; celles dont la civilisation moderne se vantait, comme de sa conquête la plus glorieuse, d’avoir assuré pour jamais l’indépendance entière. « Tu croiras ce que nous croyons, tu le feindras du moins, ou tu seras traité, dans ta propre patrie, comme n’étant plus digne d’en être un citoyen ; et tu plieras devant nous, puisque nous avons la force, ou lu chercheras d’autres climats, sous lesquels tu puisses vivre en homme. » On ne saurait donner un résumé plus fidèle de l’esprit de la loi sur « la liberté d’association, » ni donc en imaginer un plus conforme à l’esprit de la révocation de l’Edit de Nantes.

Ainsi l’Europe entière du XVIIe siècle, Angleterre, Prusse, Hollande, Russie mente enrichies de l’industrie, du travail, de l’intelligence de nos exilés ou de nos « expulsés ; » ainsi deux siècles écoulés depuis lors ; ainsi la « tolérance » poussée jusqu’à l’indifférentisme, la dialectique de Bayle, l’esprit de Voltaire, l’éloquence de Mirabeau ; ainsi la Révolution, et une révolution dont on a pu dire que la grande erreur était de s’être exagéré « le droit de l’individu ; » ainsi toutes ces polémiques ardentes et passionnées dont le tumulte a rempli l’histoire des idées au XIXe siècle, rien de tout cela n’a pu nous servir de « leçon ! » et ce que la République a trouvé de mieux, après deux cents ans écoulés, pour se défendre contre les dangers qui ne la menaçaient point, ou pour consolider l’unité morale de la patrie, ç’a été de reprendre les pires erremens de la monarchie. Quelle est la signification de cet étrange phénomène ? et, depuis deux cents ans qu’on eût cru que tout avait changé, comment se fait-il qu’en continuant de « flétrir » la révocation de l’Edit de Nantes, et généralement la politique religieuse de l’ancien régime, nous ne semblions avoir d’objet que de la recommencer ? C’est que le rêve d’une « Eglise nationale » continue de hanter nos esprits. « Internationalistes » ou « cosmopolites » en tout le reste, nous redevenons « nationalistes » en matière de religion. S’il existe un moyen sûr, presque infaillible, de soulever contre le catholicisme une nation catholique, c’est de lui montrer aujourd’hui, dans le chef du catholicisme, un « souverain étranger. » Plus d’affaire avec le Vatican ! C’est le mot d’ordre de tout un parti ; et, dans la discussion à laquelle a donné lieu la loi contre les congrégations, j’oserais presque dire qu’aucun argument, — si c’en est un, — n’a fait plus d’impression, désemparé plus de consciences, ni déterminé plus de votes.

On aurait tort, en effet, de croire que nos gouvernans, en général, soient animés contre le catholicisme lui-même, et surtout contre la religion, d’une haine de sectaires. Il y a certainement des sectaires : il y en a même beaucoup plus que je n’en voudrais, pour le bien du pays, et pour l’honneur de l’intelligence française. Le pharmacien Homais, d’immortelle mémoire, n’est pas une invention de Flaubert, et encore moins une caricature. Je lis tous les jours de sa prose dans les colonnes du Siècle, ou du Radical, ou de la Petite République ; et ce sont d’ailleurs autant de journaux que j’aime vicieusement à lire. La Petite République est surtout instructive quand M. Jean Jaurès y explique, avec sa grandiloquence accoutumée, les raisons « personnelles » qu’il a de retenir, pour les exercer en famille, les droits qu’il fait profession et métier, comme politicien, de travailler à enlever aux autres. Notez à ce propos que son raisonnement n’est pas si mauvais ni sa tactique si maladroite ! N’ayant pu convertir les siens, il s’en venge en maltraitant ceux qui pensent comme eux ; et, en vérité, n’a-t-il pas quelque lieu d’espérer qu’un jour, s’il n’y avait plus moyen de « communier » en France, les siens ne « communieraient » pas ? Que voyez-vous à répondre à cela ? Mais la plupart de nos hommes politiques n’en demandent pas tant. Il leur suffirait, pour le moment au moins, de ce qu’ils appellent un « changement d’inscription religieuse, » c’est-à-dire d’un passage du catholicisme au protestantisme, par exemple, et d’une conversion de la France, en masse ou en bloc, à une autre religion. Puisque le « peuple » veut une religion, et puisque les « femmes, » — à l’exception des dames aristocrates de la Fronde, — sont presque toutes « peuple » en ce point, ils veulent, eux, faire quelque chose pour les femmes et pour le peuple. Donnons-leur donc, disent-ils, une religion, que nous composerons d’un mélange ou d’un extrait de toutes les autres, une religion « raisonnable » dont nous nous ferons volontiers les prédicateurs et les théologiens : la religion du « Dieu des bonnes Gens » et de Pierre-Jean de Béranger. Mais donnons-leur surtout une « religion d’Etat, » c’est-à-dire une religion dont l’Etat soit le maître ; une religion dont il s’attribue le droit et la charge de diriger lui-même l’enseignement ; une religion dont les prêtres soient des « fonctionnaires » ; et une religion au moyen de laquelle on refasse « l’unité morale » de la patrie divisée, à peu près comme nos Codes ont fait son « unité juridique. »

D’autres dangers sont-ils plus graves ? Je ne crois pas du moins qu’il y en ait de plus pressant, ni la persécution violente et, comme il y a vingt et un ans, les expulsions manu militari, ni la suppression du budget des cultes, ni la séparation de l’église et de l’Etat, qui s’ensuivrait. La séparation de l’Eglise et de l’Etat, « l’Eglise libre dans l’Etat libre, » un catholicisme comme en Amérique, le droit pour nos évêques de tenir des conciles ? de fonder des Universités ? de prendre leur part de l’action politique ? Je suis persuadé que la République n’en voudrait pas ! Elle en aurait trop de peur ! Elle ne voudrait pas, elle ne voudra pas davantage de la persécution violente, ou du moins elle attendra, pour en user, que les circonstances la permettent, et on ne peut sans doute répondre de rien, dans le temps vraiment et proprement révolutionnaire où nous vivons depuis trois ans ; mais cette persécution, j’espère encore que les circonstances ne la permettront pas. Mais ce que l’on voudrait, c’est la séparation de l’Eglise et de Rome, Los von Rom, comme on dit ailleurs ; et la loi de 1901, à la bien considérer, n’est que le premier pas vers la « nationalisation, » si je puis ainsi parler, de l’Eglise et de la religion.

Il y aurait bien des choses à dire sur le rôle des congrégations dans l’Eglise, j’entends ces grandes congrégations qui sont dans la main du Souverain Pontife, les Jésuites, par exemple, ou les Dominicains. Ce n’est pas ici le lieu d’y insister, et aussi bien l’ai-je fait ailleurs. Mais ce qu’il faut pourtant savoir, c’est qu’elles sont dans le catholicisme les organes et l’instrument même, si je puis ainsi dire, de la « catholicité. » Le clergé séculier, d’une manière générale, — et je n’offenserai sans doute personne en le rappelant, puisqu’un Bossuet lui-même en a pu mériter le reproche, — ou encore, et, d’un autre mot, les clergés « nationaux » ont une tendance naturelle à « localiser » la religion. Sans remonter plus haut, et sous le régime de la plus entière liberté, n’est-ce pas ce que l’on a vu récemment, de l’autre côté de l’Atlantique, par exemple ? Et ce qu’à Rome, un moment, on a le plus redouté de l’ « américanisme, » n’est-ce pas de le voir devenir, si l’on n’y prenait garde, un « catholicisme américain ? » Le rôle des grandes congrégations est précisément de s’opposer à cette « localisation » du catholicisme. De Rome, c’est-à-dire du centre de l’unité catholique et sous l’inspiration du Souverain Pontife, leur mission est de veiller sur tout ce qui pourrait compromettre, atteindre, ou rompre cette unité. Les protestans impartiaux, je crois en avoir fait plusieurs fois la remarque, ont beaucoup admiré cette faculté que possède effectivement l’Eglise catholique, d’absorber ses propres hérétiques, et de faire servir l’intempérance même de leur ardeur à ses progrès et à sa gloire. L’hérétique est « celui qui a une opinion, » et l’Eglise catholique, tout au rebours de ce que l’on croit, ne condamne une « opinion » qu’autant qu’il lui est tout à fait impossible de la concilier avec son enseignement. C’est aux congrégations qu’il appartient plus particulièrement de surveiller la naissance de ces « opinions » qui souvent, à leur début, n’ont rien de condamnable ou de répréhensible, d’en suivre le développement, d’en arrêter les déviations, et d’épuiser, pour les concilier, tout ce qu’il y a de ressources dans la vitalité, et, si je l’ose dire, dans la « plasticité » de la tradition dogmatique. Elles nous apparaissent ainsi comme chargées d’entretenir dans le corps de l’Eglise la circulation de l’unité. S’il arrive que le mouvement se ralentisse ou s’interrompe quelque part, il leur appartient de le rétablir ou de l’activer. S’il est trop rapide, elles le modèrent. Elles le redressent quand il s’égare. Et puisqu’il ne saurait y avoir de catholicisme « individuel » ni « local ; » puisque les expressions mêmes sont contradictoires ; l’universalité, la pérennité, l’ubiquité du catholicisme, c’est, entre les mains du Souverain Pontife, et sous son inspiration, ce que les congrégations ont pour objet d’assurer. Elles font équilibre aux tendances « particularistes » des clergés nationaux. Et comme au fond on le sait, et parce qu’on le sait, c’est pour cela que, dans la discussion de la loi sur les associations, on a feint de vouloir distinguer, séparer l’une de l’autre la cause du clergé séculier, diocésain, paroissial, « national, » de la cause des congrégations. On a essayé perfidement d’intéresser le second à la ruine des premières. Mais c’est aussi pour cela qu’il ne faut voir dans la loi qu’un acheminement vers la constitution d’une « Eglise nationale : » — et c’est ici qu’il faut examiner ce que c’est qu’une « Eglise nationale ; » comment elle pourrait devenir « nationale » sans cesser d’être « universelle ; » et si la notion même d’Eglise n’est pas incompatible avec ce mot de nationalisation.


II

Que le pouvoir civil, en tout temps, ait essayé de « nationaliser » l’Église, on le conçoit aisément, et il faut convenir qu’à cet égard, quand ils se donnent pour les continuateurs de Louis XIV et de Napoléon, nos hommes politiques n’ont pas tort. Assurément, du haut de la tribune, — ou dans leurs Dominicales, quand ils s’en vont célébrer en province la betterave ou le colza, — si l’occasion s’offre à eux d’outrager la mémoire de l’Empereur ou du Roi, ils la saisissent, avec plus d’empressement qu’il ne serait d’ailleurs utile à leur réélection ; mais ils ne se montrent pas moins jaloux qu’eux du « droit de l’Etat, » quand c’est eux qui l’exercent, et, en effet, dans l’Etat centralisé, l’Eglise est toujours la seule force qui leur échappe encore. On a bien vu des évêques complaisans, et j’ai ouï dire qu’il y en avait toujours de tels. Pourquoi n’y en aurait-il pas ? L’institution canonique n’élève pas les hommes au-dessus de l’humanité. Mais l’Eglise n’en demeure pas moins un pouvoir distinct et séparé de l’Etat, et c’est ce que ne saurait souffrir un ministre vraiment « républicain. » Il a hérité de nos légistes la superstition de l’Etat, et l’Etat, ce n’est pas vous ni moi, c’est lui ! O grande puissance du parlementarisme et du suffrage universel ! De cet avoué de sous-préfecture ou de ce pharmacien de chef-lieu de canton, en en faisant un député, la moitié plus un des électeurs, non pas même inscrits, mais votans, de Pons ou de Saint-Flour, l’a substitué dans tous les droits qui furent un moment ceux du vainqueur d’Austerlitz et du petit-fils d’Henri IV. Toute indépendance l’offusque et toute résistance l’irrite. Et comme il n’ignore pas que, si l’esprit de résistance et d’indépendance était chassé du reste du monde, il trouverait un dernier refuge dans l’Eglise, il ne veut pas précisément anéantir l’Eglise, dont il peut un jour avoir besoin, — pour communier sa fille, ou pour marier son… neveu, — mais il veut la soumettre à l’Etat, et c’est ce qu’il appelle une « Eglise, » ou comme disent les Anglais « un établissement national. » Est-ce vraiment pour cela que nos pères ont fait la « grande Révolution ? »

Représentons-nous, en effet, ce que serait une telle Eglise ? Quand on aura bientôt achevé d’étrangler dans notre pays la liberté de l’enseignement, — et naïfs seraient ceux qui ne voudraient pas voir que l’échéance en est prochaine, — le Conseil supérieur de l’Instruction publique, pour satisfaire au vœu des familles, formulera le programme d’une « philosophie d’Etat ; » et un nouveau Cousin, qui s’appellera Buisson ou Darlu, se chargera d’en enguirlander, des fleurs de son éloquence, le bas et plat utilitarisme. Sur l’origine du monde et sur « le nommé Dieu, » on ne professera plus dans nos lycées que les opinions qui seront reconnues conformes au dernier état de la science, ce qui veut dire, pour parler plus franchement, « analogues » aux nécessités de la défense républicaine ! Pareillement, à une Eglise nationale correspondra d’abord un Credo national dont on arrêtera les termes en Conseil d’Etat. La France étant catholique de tradition, de mœurs et de fait, on respectera le catholicisme, mais, s’il s’élève une difficulté d’interprétation sur un verset de saint Paul ou de saint Jean, c’est la section du « contentieux » qui la tranchera. Des fonctionnaires du ministère des Cultes « expurgeront » le catéchisme ; et les prédicateurs ne leur soumettront peut-être pas leurs sermons, mais de sévères « communiqués » en assureront l’orthodoxie politique. Est-ce que j’exagère ? Est-ce que ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans les Eglises vraiment « nationales, » en Russie, par exemple, sous l’œil inquisitorial de M. Pobédonotseff ? et en Angleterre même, au moins dans l’Eglise « établie ? » Les récentes biographies de Wiseman, de Newman, de Manning ont remis en lumière la mémorable allaire du révérend Gorham. Comme il niait « la régénération spirituelle de l’homme dans le baptême, » l’évêque d’Exeter avait refusé de l’investir de je ne sais plus trop quel bénéfice à charge d’Ames, et la juridiction ecclésiastique de la « Cour des Arches » avait confirmé la décision de l’évêque. Mais le révérend Gorham en appela de la « Cour des Arches » au « Conseil privé de Sa Majesté la Reine, » et, le 8 mars 1850, un arrêt de cette cour laïque déclara que le fait de ne pas croire « à la régénération spirituelle de l’homme dans le baptême » ne saurait empêcher un ministre anglican d’être investi d’un bénéfice. On se rappellera qu’au XVIIIe siècle, les « gallicans » de nos Parlemens ont rendu plus d’un arrêt semblable, notamment dans l’affaire des refus de sacremens. Nos tribunaux les imiteraient, si nous avions une Eglise « nationale, » vraiment « nationale, » et, contre son évêque, vous les verriez maintenir en fonctions le curé qui s’aviserait de mer « l’infaillibilité pontificale, » ou « l’immaculée conception de la Vierge ! » Il suffirait pour cela, que le ministre n’y crût pas lui-même, ou qu’il jugeât bon, et le Conseil avec lui, d’éliminer du nombre des articles de foi ces deux dogmes « nouveaux. » A moins encore qu’étant le gouvernement ou l’Etat, il ne prît l’initiative de ramener la France à l’arianisme, et d’en imposer l’enseignement dans les séminaires, comme étant plus conforme à l’idée que les bureaux se feraient du rapport des deux natures dans la personne de Jésus-Christ.

Telles seraient quelques-unes des premières conséquences de la formation d’une Eglise ; « nationale » ou d’un « changement d’inscription religieuse. » Une contrainte, et je crois que je puis dire une tyrannie, qui ne s’exerce encore que dans le domaine des opinions politiques, s’étendrait promptement au domaine des croyances et des convictions religieuses. On exigerait de cette Eglise que sa doctrine, libre d’ailleurs en tout ce qu’on croirait ne pas toucher l’Etat, coïncidât de tout point avec les besoins changeans du gouvernement. Domine, salvam fac Rempublicam ! Sa mission deviendrait de fortifier dans les cœurs l’amour du ministère. Le « Roi Très Chrétien » s’appelait jadis lui-même, « l’évêque du dehors : » les évêques nationalisés ou, si je l’ose dire, domestiqués deviendraient les « préfets du dedans. » Et finalement la « religion d’Etat » manquerait à la principale destination d’une religion en ce monde, qui est, comme on l’a dit, de « constituer un vrai régulateur social, capable de contenir ou de redresser les déviations auxquelles tout gouvernement se trouve disposé. » Cette conception de la religion n’est pas de Bossuet, ni de Joseph de Maistre, mais d’Auguste Comte, en son Système de politique positive, où je renvoie ceux de mes lecteurs qui, lorsque je leur parle de « la faillite de la science, » me répondent par la « banqueroute du positivisme. »

Mais il convient d’insister sur ce que deviendrait le clergé d’une Eglise ainsi « nationalisée ? » Je lis dans un livre récent : « Une question se présente. Le traitement fait au clergé sera-t-il conservé ? S’il l’est, celui de tous les cultes venus et à venir doit être également accordé. Mais qui décidera quand c’est un culte ? Voilà l’Etat redevenu théologien. Et puis le salaire est un moyen d’oppression, d’humiliation, de vexation. En principe il vaut donc mille fois mieux que nul subside légal ne nous vienne de l’Etat. » Ces quelques lignes sont extraites d’une lettre datée de 1848, — on pourrait s’y méprendre et les croire d’hier, — et c’était un évêque, Mgr Parisis, qui les adressait à Montalembert. Mais, si la question se pose aujourd’hui comme alors, avec combien plus de menaçante urgence et d’impérieuse autorité ne se poserait-elle pas dans le cas de la formation d’une Eglise « nationale ? » C’est en vain que le prêtre aurait alors privément toutes les vertus qu’on exige d’un saint, et j’admets qu’il les eût, mais sa situation serait celle d’un « fonctionnaire, » et l’Eglise ne serait plus qu’une administration, comme l’Enregistrement ou le Timbre. On serait curé comme on est percepteur ; on serait évêque comme on est trésorier général. On avancerait comme dans le « civil » ou dans le « militaire : » un tour à l’ancienneté, deux tours au choix ; et ce serait naturellement le gouvernement qui choisirait. De la main du directeur des Cultes, qu’on nommerait d’un nom plus sonore, l’évêque recevrait ses vicaires généraux, ses curés, ses secrétaires, ses chanoines ; le ministère le déplacerait, selon les besoins du service, d’un bout de la France à l’autre bout, et, par hasard, s’il faisait mine de résister, on le mettrait « en disponibilité ! » N’est-ce pas alors qu’on aurait une Eglise vraiment « nationale ? » Elle le serait bien plus encore si l’on mariait les prêtres, et qu’on leur interdît de porter la soutane ! Quelques maires de France ont pris, comme l’on sait, des « arrêtés » en ce sens. Je veux qu’on les ait annulés. Mais les annulera-t-on toujours ? Et, en attendant, sans appuyer plus qu’il ne faut sur cette question de forme, ce qui est bien certain, c’est que moins il y aura de différence entre le laïque et le prêtre, plus une Eglise en sera « nationale » ou « d’État ; » et, en ces termes généraux, c’est bien lace que l’on voudrait : faire du prêtre un « fonctionnaire » et confondre ou unir intimement en lui, comme dans la Rome antique, ce que le christianisme est précisément venu séparer dans le monde, les droits de la conscience, même « errante, » et les droits de l’État, ou, si l’on veut encore, la morale et la politique.

Car il faut bien s’en rendre compte : une religion « nationale » ou « d’État, » — qu’elle soit celle de Louis XIV, de Calvin, ou de Robespierre, — c’est encore, et de plus que tout ce que nous avons dit, la confusion de la morale et de la politique. Elle ne contraignait tout à l’heure que les « idées » sous la loi de son enseignement officiel, et on l’eût pu croire enfermée dans l’école ou dans l’Eglise. Mais, aux yeux des hommes politiques, les « idées » ne prennent d’importance ou d’intérêt, elles n’existent à vrai dire qu’autant qu’ils les jugent capables de se traduire en « actes ; » et ainsi, par l’enseignement d’abord, puis ensuite par la loi, c’est de la conduite entière qu’une Eglise ou une religion « nationales » voudront nécessairement s’emparer. Elles avaient leur métaphysique ! Elles auront leur morale, et les préceptes de cette morale ne se formuleront qu’en fonction de la raison d’État. Ecoutons ce docteur : « Il y a une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentimens de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. » On a reconnu les paroles de Rousseau dans son Contrat social. On en retrouvera l’esprit dans le mémorable rapport de Robespierre, daté du 18 floréal an II, sur les Rapports des Idées religieuses et morales avec les principes républicains, et dont la conclusion était la reconnaissance de l’Etre suprême et l’institution de fêtes décadaires en l’honneur de la Haine des tyrans et des prêtres, de la Pudeur, de la Frugalité, du Désintéressement, de l’Industrie, de la Piété filiale, de l’Agriculture, de la Foi conjugale, etc.

C’est dans ce Rapport aussi qu’on trouve la phrase souvent citée : « Les ennemis de la République sont tous les hommes corrompus ; » et sans doute c’est ce que l’on voudrait qu’une Eglise « nationale » enseignât. La vertu se définirait, pour elle, par la pratique du devoir civique, et les noms de péché, de vice, ou de crime ne serviraient plus qu’à en flétrir l’inobservation. Un nouveau Code s’ajouterait aux cinq autres, pour en aggraver les dispositions, que sanctionneraient, lot ou tard, des pénalités analogues. On serait puni d’avoir mal voté ; on le serait de n’avoir pas d’enfans ou de n’en avoir qu’un ; on le serait de n’avoir point « illuminé » au jour de la fête de la Tendresse maternelle ou de l’Age viril. Juge et maître du faux et du vrai, l’État le deviendrait du bien et du mal. Sic volo, sic jubeo. Les théologiens disputent sur la question de savoir si le bien est le bien parce qu’il est la volonté) de Dieu, ou s’il est la volonté de Dieu parce qu’il est le bien. Dans le système d’une Eglise nationale, on résoudrait la difficulté par l’apothéose de l’État. L’État serait tout, puisqu’il pourrait tout, Son inquisition s’étendrait jusqu’aux choses de la vie intime. Des lois humaines réglementeraient la nature des croyances et la liberté des costumes. Et qu’on ne dise pas que nous nous moquons, si ces choses se sont vues, en effet, non seulement à Sparte, mais à Genève, du temps de Calvin, et que sans doute il n’y ait jamais eu d’Eglise plus « nationale » que celle dont il était tout ensemble le fondateur, l’apôtre et le pape. Lisez aussi l’histoire de la Réforme en Écosse. Une Eglise nationale ne peut pas, tôt ou tard, ne pas tomber sous la dépendance entière du « pouvoir civil » et, quand il l’a dans la main, il n’est pas de l’essence du « pouvoir civil » de la faire servir à la préparation de son « salut éternel, » ni du nôtre.

N’est-ce pas comme si l’on disait que l’idée d’une Eglise « nationale » est incompatible avec la notion même de « religion ? » Une Eglise ne saurait devenir « nationale » qu’en épousant les préjugés, les passions, les intérêts et, si je l’ose dire, le tempérament d’un peuple, et une religion ne saurait se « localiser » qu’en abjurant sa raison d’être, qui est de tendre, par-delà les distinctions de races et les frontières historiques, à l’universalité. Une religion « nationale » est nécessairement une religion jalouse, une religion de défiance et de haine, dont l’esprit est contraire à toute idée de religion. Quand sa morale ne serait pas en quelque sorte surchargée et comme accablée du poids de sa dette envers l’Etat, elle serait encore obscurcie et au besoin faussée de tout ce qu’il lui faudrait faire de concessions à son nationalisme. Les prélats anglicans nous l’auraient bien prouvé depuis deux ou trois ans, si nous l’ignorions ! Mais « un Dieu anglais » est-il encore Dieu ? L’Eglise « établie » nous permettra d’éprouver quelque peine à le croire. Depuis que le christianisme a paru dans le monde, et même le bouddhisme, une religion ne saurait être la propriété d’aucun peuple, et, au contraire, le propre de la société religieuse est de déborder la société politique, d’être plus étendue, plus vaste et plus humaine qu’elle. « Organe direct de la plus vaste solidarité, qui n’a d’autres limites que celles de la planète humaine, la société religieuse, dit encore Auguste Comte, possède plus exclusivement le privilège normal de la pleine continuité… » et ainsi… « la véritable Eglise peut seule cultiver le sentiment de l’ensemble des destinées humaines dans l’espace et dans le temps. » Mais, si telle est la fonction de la véritable Eglise, qui ne voit qu’elle y renoncerait en se faisant « nationale ? » C’est ce que nous venons d’essayer de montrer. Il nous reste maintenant à dégager celle juste notion de la société religieuse des argumens que l’on invoque en faveur de la formation d’une Eglise « nationale. »


III

Je ne parle pas ici des philosophes qui n’y veulent voir qu’un premier pas, et comme qui dirait l’origine d’un lent acheminement de l’humanité vers ce qu’ils appellent « l’irréligion de l’avenir. » Il suffit de savoir qu’ils existent, et d’ailleurs que, sous le nom même d’irréligion, beaucoup d’entre eux ne font profession d’aucune hostilité contre les religions existantes : ils les regardent seulement comme destinées à disparaître, ou, pour mieux dire, à se fossiliser ; et, en attendant que le jour en soit venu, puisqu’il faut, comme ils disent, « une religion pour le peuple, » — moi, je croirais volontiers qu’il en faut surtout une pour les « classes dirigeantes ! » — la formation d’une Eglise nationale n’est guère, à leurs yeux, qu’un moyen transitoire de concilier le souci de l’avenir avec le respect du passé. C’est M. Guyau, je crois, qui a inventé cette expression d’irréligion de l’avenir. Mais une publication périodique, aujourd’hui disparue, La Critique Religieuse, a dix ans vécu des mêmes idées. Elle était dirigée par le seul philosophe ou le seul penseur original que nous ayons eu depuis Auguste Comte : c’est M. Charles Renouvier. L’influence en a été considérable, et c’est là, dans La Critique Religieuse, que beaucoup de nos « politiciens » ont fait leur éducation philosophique. Nous définirions, je crois, leur idéal assez correctement, si nous l’appelions l’acheminement du gallicanisme à l’incrédulité totale par le moyen de la laïcisation.

Cependant, moins touchés de l’importance intrinsèque et proprement religieuse que de l’importance politique des idées religieuses, quelques autres partisans de la formation d’une Eglise nationale, parmi lesquels, si l’on cherchait bien, on trouverait jusqu’à des évêques, voient surtout dans la formation de cette Eglise un moyen d’assurer, et en tout cas, de consolider l’unité de la patrie française. Et de fait, en France, il n’est pas douteux que, depuis une trentaine d’années, nous ne soutirions de rien tant que de nos divisions. Il n’est pas douteux non plus qu’en principe et métaphysiquement, l’union, et l’unité, qui n’en est que la manifestation extérieure, ne soient de très grands biens. Pour les réaliser, ni l’Allemagne, ni l’Italie d’aujourd’hui ne regrettent ce qu’elles ont dû faire de sacrifices ; et le moment approche où les États-Unis eux-mêmes, par d’autres moyens, les imiteront. Mais encore faut-il savoir quelle est la nature de ces moyens ! La fin ne les justifie pas tous ! Il y a des sacrifices que nous ne saurions faire ! Et il faut surtout se garder de confondre l’unité avec ce qui n’en est souvent que la contrefaçon.

Les gouvernemens, en général, n’hésitent guère sur ces deux points, et pour la réaliser, cette unité, ni Louis XIV n’a cru que les dragonnades, ni la Convention n’a pensé que la permanence de la guillotine en fussent des moyens condamnables ou illégitimes. Mais, si violens qu’ils fussent, — ou peut-être parce que violens, — ces moyens sont demeurés inefficaces, et, l’histoire est là pour nous le dire, quelle est cette « unité » qu’ils ont réalisée ? La Révolution d’abord, et, depuis la Révolution, l’histoire entière du XIXe siècle ont bien montré ce qu’elle avait de factice ou d’artificiel. Ceux qui s’efforcent aujourd’hui de la reconstituer par des moyens, non pas précisément moins violens, mais, je le répète, plus hypocrites, comme, par exemple, en étranglant doucement la liberté d’enseignement, n’y réussiront pas, eux non plus, et ce que n’ont pu ni le dragon ni le bourreau, l’instituteur laïque ne le pourra pas davantage, ni le clergé constitutionnel ou « national, » si jamais on brisait les liens qui le rattachent à Rome. Au contraire, et comme autrefois, c’est une cause de division nouvelle qu’on introduirait parmi nous. Une Eglise « nationale » aurait d’abord contre elle tous ceux qui partagent les opinions que nous venons d’exprimer, et qui ne conçoivent pas qu’une Eglise puisse vivre, sans cesser d’en être une, dans la dépendance de l’État. Elle se heurterait aux mêmes résistances qu’autrefois le « gallicanisme « ou la « constitution civile » du clergé. La Papauté, comme alors, interviendrait au débat. Il y aurait schisme. Si nous avons déjà quelque peine à nous entendre sur la question des rapports de l’Eglise et de l’État, nous nous entendrions encore moins sur ceux d’une Eglise séparée avec l’Eglise universelle. Alors comme autrefois, sur ces questions douteuses qui flottent, pour ainsi parler, aux confins du « temporel » et du « spirituel, » on verrait des prêtres, et mêmes des évêques, revendiquer contre le Pape l’autonomie de leurs opinions. Nous prendrions parti pour l’un ou pour les autres. La passion s’en mêlerait. Et ainsi le moyen même qu’on aurait cru merveilleux pour fortifier l’unité nationale, n’aboutirait qu’a la diviser plus profondément contre elle-même. De telle sorte que ce n’est plus ici seulement dans l’intérêt de la religion, c’est dans l’intérêt même de l’unité de la patrie que nous ne voulons pas d’une Église « nationale. »

Cette conclusion choquera-t-elle peut-être quelques « nationalistes, » et la trouveront-ils pour le moins paradoxale ? Et, en effet, elle le serait, si plutôt ils ne se méprenaient à la fois sur la nature du « catholicisme » et sur le caractère du « nationalisme. »

Oui, si le « nationalisme » consistait dans l’orgueilleuse ou naïve admiration de soi-même, dans un isolement farouche, dans la haine de l’étranger, dans la méconnaissance des liens qui lient les nations entre elles, oui, sans doute, le « nationalisme » s’opposerait alors au « catholicisme ; » et ainsi l’ont conçu jadis, en des temps plus ou moins anciens, les Églises qu’on appelle « séparées : » la grecque, par exemple, pu encore l’anglicane. Un Anglais se croit plus anglais de ne pas être « papiste, » et d’ailleurs il plaint moins les « papistes » d’être catholiques que de ne pas être Anglais. Mais le « nationalisme, » — puisque « nationalisme » il y a, — ne consiste pas plus en tout cela que l’indépendance du caractère et la véritable individualité ne consistent à se conduire comme si l’on ne ressemblait à personne et qu’on fût seul de son espèce au monde. Il ne consiste, si l’on veut s’en faire une idée juste, que dans le sentiment des nécessités permanentes ou actuelles qui conditionnent l’existence d’une nation comme telle, et ces nécessités n’ont rien d’incompatible avec une conception plus haute, plus générale, et plus généreuse des destinées de l’humanité. Je ne crois pas, moi qui écris ces lignes, être suspect d’avoir mollement défendu l’idée de patrie, et au contraire, dans un temps où beaucoup de nos « nationalistes » d’aujourd’hui, s’ils ne la traitaient pas précisément de préjugé d’un autre âge, ne s’émouvaient guère des assauts qu’on lui donnait déjà de toutes parts, je n’ai pas été des derniers à dénoncer le danger. Mais la « religion de la patrie, » comme on l’appelle quelquefois, ne saurait suffire aux aspirations de l’âme humaine, et celui-là ne serait pas un homme dont le regard n’aurait jamais dépassé l’horizon de ses frontières ou de son ciel natal.

Aimons donc la patrie ! et aimons-la comme on fait quand on aime passionnément, je veux dire : aimons-la d’un amour constamment attentif, ombrageux et jaloux. Aimons-la pour elle, et parce qu’elle est elle ! Aimons-la pour tout ce que nous lui devons dans le présent comme dans le passé ! Aimons-la pour tout ce que sa prospérité, sa grandeur et sa gloire ajoutent, en quelque manière, à nos raisons de vivre. Nous vivons de sa vie autant que de la nôtre ; tout ce qui l’atteint nous touche ; et on en connaît qui sont morts de ses malheurs ou de sa diminution. Mais prenons garde pourtant qu’elle n’est pas tout, même en ce monde, et bien moins encore au regard de l’éternité. S’il nous la faut défendre contre les attaques de l’ « internationalisme, » rendons-nous compte que l’ « internationalisme, » si nous savons l’entendre, a, lui aussi, sa raison d’être ! Il y a des choses qui ne sauraient acquérir tout leur développement et toute leur signification qu’en devenant « internationales. » Une politique, une littérature, un art peuvent être « nationalistes » on « nationaux. » Peut-être même doivent-ils l’être ! Mais ni la science, ni la morale, ni la religion ne le doivent, et ne le pourraient quand elles le voudraient. Il y a un art allemand et une littérature anglaise ; il ne saurait y avoir de science « russe, » de morale « américaine, » ou de catholicisme « français. » En admettant même que l’on se servît un peu abusivement de ces noms pour désigner des particularités locales ou des singularités de forme, qui n’atteignent pas le fond des choses, l’objet de la religion, de la morale et de la science n’en serait pas moins toujours de les « universaliser. » Si elles le perdaient de vue, c’est elles qui cesseraient d’être la science, la morale et la religion. et je vois bien ce qu’il en coûterait à la religion, à la morale et à la science, niais, en vérité, je serais curieux de savoir ce que le « nationalisme » y gagnerait.

Ai-je besoin, après cela, de montrer que l’enseignement du catholicisme n’a rien, dans son universalité, qui ne se puisse concilier avec le nationalisme le plus exigeant ? Si, dans le cours de l’histoire, l’organisation politique du catholicisme a été parfois trop exclusivement italienne, — et, disons-le respectueusement, mais sans détour, si peut-être elle l’est encore ; — il n’y a rien là qui tienne à l’essence du catholicisme, et pas un iota ne serait changé à la doctrine, si, comme on l’a demandé plus d’une fois, les nations ou fractions de nations catholiques étaient représentées, dans le Sacré-Collège et dans la curie romaine, au prorata de leur population de fidèles. C’est ce qui se prépare présentement, mais lentement, et ce sera dans l’avenir, selon toute apparence, un des effets du développement du catholicisme en Angleterre et en Amérique. En attendant, et aussi longtemps qu’il continuera d’enseigner « qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César » et que « toute puissance vient de Dieu, » le catholicisme romain ne désaffectionnera ni de leur souverain les sujets du tsar de toutes les Russies, ni de leur constitution ou de leurs institutions les électeurs américains. Aux uns comme aux autres, si jamais ils en manquaient, il fournira plutôt de nouvelles raisons d’aimer leur patrie, cette patrie contre laquelle il n’a jamais admis que nous eussions ni droit ni titre, et aux persécutions de qui, tout ce qu’il nous permet d’opposer, c’est la résignation, l’exil ou le martyre. Cette forme de nationalisme » en vaut peut-être une autre ! Car elle dérive le patriotisme d’une source plus haute ; elle lui donne, eu en faisant un devoir parmi les autres devoirs, une force obligatoire que ne saurait lui communiquer l’enseignement d’une Eglise « nationale ; » et elle l’épure en le dépouillant de tout ce que l’« impérialisme », le « chauvinisme » ou le « jingoïsme » y mêlent, eux, au contraire, d’orgueil, de haine, et de cupidité.

Que l’on cesse donc d’opposer l’un à l’autre, ou plutôt d’entre-choquer l’un contre l’autre, dans une antithèse aussi perfide qu’elle est mal fondée, ces deux termes de « nationalisme » et de « catholicisme. » Ils ne se sont nulle part mieux accordés qu’en France, dans le pays de saint Louis et de Jeanne d’Arc. et, parce que l’accord n’a été nulle part plus intime, c’est pour cela que de tout temps, en dépit du pouvoir, fût-il celui de Louis XIV ou de Napoléon, l’instinct national a résisté à la formation d’une ; Eglise « nationale. » C’est une chose ; curieuse que la persistance de l’Eglise anglicane à s’intituler « catholique ! » Mieux inspiré, plus logique en France, l’instinct national a compris qu’une Eglise « nationale » ne pouvait continuer d’être « catholique ; » ou peut-être, et mieux encore, que la condition même de son « nationalisme » était de demeurer « catholique ; » et que l’unique mesure de la catholicité, c’est l’union avec Rome. Ce que l’on essayait ainsi de diviser, l’instinct national n’a pas permis qu’on le séparât. Il a compris que l’unité de la doctrine, la sainteté de la morale, la conservation de la discipline, tout cela dépendait de l’union avec Home. Il a compris qu’en devenant, aux mains du « pouvoir civil, » ce qu’on appelle un instrument de règne, une Eglise « nationale » cesserait tôt ou tard d’être même une Eglise, et ne serait plus qu’une « branche de l’administration. » Il a compris qu’au-dessus, ou, si on le veut, à côté des intérêts dont l’Etat a la charge, il y en a d’autres, qui sont comme le terme ou la borne de ses droits, et que, par conséquent, on ne saurait livrer à l’Etat. Si l’Etat n’est pas juge des croyances, comment en serait-il le maître ? Et, ne pouvant nous obliger à croire, comment lui confierons-nous le soin de fixer les termes d’un Credo ? C’est ce que ferait pourtant une Eglise « nationale. » Et l’instinct national a compris que, si l’objet de la croyance était menacé par l’Etat, il fallait qu’il y eût dans le monde une autre autorité, d’un autre ordre, pacifique et modératrice, qui fût investie du pouvoir de définir, de déterminer, ou de défendre l’objet de la croyance. Une Eglise de fonctionnaires pourrait-elle être cette autorité ? Nous avons essayé de montrer qu’elle ne la serait pas. Mais, si rien n’a changé depuis lors, c’est-à-dire si la même question se pose toujours dans les mêmes termes, à nous maintenant de savoir ce que nous voulons faire ; si nous tomberons dans le piège où ne sont jadis tombés ni les contemporains de Napoléon, ni ceux de Louis XIV ; et si nous sacrifierons à l’inutile vanité d’avoir une Eglise « nationale » la liberté des consciences, les intérêts de la morale, et la dignité de la religion. Car c’est le moins qu’il nous en coûterait.


FERDINAND BRUNETIERE.