Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 100-131).


VISITE À PASCAL


i. — à port-royal

Un jour que le tumulte de la calomnie et des invectives s’était répandu le plus insolemment dans Paris, et troublait le plus cette ville injurieuse, M. de Séipse, incapable de le subir plus longtemps, prit le parti de le fuir, et s’en fut à la campagne. M. de Séipse souffrait, en effet, du désordre comme d’une injure personnelle, que son temps lui eût faite, et que tout le peuple eût conspiré à lui faire. Une profonde colère, froide et secrète, le dévorait de sentir en lui-même la puissance de l’ordre, de s’en connaître la volonté, et de savoir qu’elle dût être sans effet. Le pouvoir d’un homme est la moyenne de ce qu’il peut lui-même, et de ce que les circonstances lui permettent, — l’accord de sa force propre avec la fatalité des événemens. C’est pourquoi tout homme puissant s’est toujours senti à deux doigts de ne pas l’être ; et il appelle son étoile ce bonheur de l’accident, qui ne suffit à rien, mais sans quoi la voie est fermée à tout le reste. Le hasard, qui fait naître un homme à son heure, fait plus pour lui qu’il ne fera jamais lui-même. À dix ans près, on est César ou on ne l’est pas. Pour un trait de plus ou de moins dans le visage, et le nez fait d’une forme qui plaise, on peut exercer ou non le droit de la puissance qu’on a. S’il ne le peut point, l’homme l’exerce alors contre lui-même. Et plus les faits désordonnés lui font obstacle, plus il souffre amèrement de sentir inutile en soi la force qui les ordonne. Agité de ces pensées, M. de Séipse résolut de les apaiser, sinon de s’en distraire, et il se proposa une promenade dans le vallon le plus austère et le plus retiré qui soit aux portes de Paris : il s’en fut à Port-Royal-des-Champs.

On était au temps de la Pentecôte. Le printemps tirait sur l’été ; il faisait déjà chaud ; et les jours nuageux, chargés d’orage, suivaient lourdement des nuits encore fraîches. Parti de bon matin, M. de Séipse fut rendu à l’Abbaye avant le milieu du jour. Le ciel, qui avait d’abord été d’une clarté admirable, se brouilla bientôt. Le bleu tendre, délicat et profond, qui est propre à l’Ile-de-France, se chargea de nuées laineuses et grisâtres ; et l’air, qui avait été frais, étouffé par les nuages, s’appesantit. Le ciel bleu de la France n’est point implacable ni sublime comme le regard d’un dieu : il a plutôt la fine complaisance d’un œil humain ; et quand il se voile, il invite à la réflexion ou à l’ennui plutôt qu’à la colère. Aussi M. de Séipse s’estimait-il heureux que le temps s’accordât à ses pensées diverses. Il était venu en voiture, à travers les champs mouillés de rosée, frais et limpides, comme la matinée même, le ciel clair et le vent léger. Les blés verts, et les avoines déjà hautes, aux reflets ardoisés, frémissaient dans la plaine, où parfois l’on voyait au loin, — comme un insecte en suit un autre, — une charrue guidée par un paysan.

À mesure qu’on approche de Port-Royal, le pays se fait plus désert. On ne voit plus que des hameaux couchés au ras de la terre. Le plateau âpre règne ; et l’horizon recule, grave et triste, comme tout ce qui est grand. Là, si le ciel penche un regard plus sombre, sourcilleux de nuages et chargé même de menaces, il semble seulement rendre, en miroir fidèle, l’âme des lieux. Nous n’avons affaire, en tout, qu’à l’âme ; et, comme il en va des hommes, si un pays ne nous livre la sienne, il n’a rien pour nous. Au versant de ce plateau dont l’aspect, sérieux en tout temps, est tragique quand le soleil s’y cache, on tombe dans un étroit vallon ; par un chemin heurté, entre les arbres, on descend au fond d’une sorte de trou, où, ceinte de hautes murailles, et voilée sous le feuillage, avait été fondée l’abbaye de Port-Royal.

L’abbaye a été vaste, les fabriques considérables. Il y eut plusieurs corps de bâtimens. L’hôtel où logeaient les solitaires, faisait face au cloître où les Filles du Saint-Sacrement s’étaient vouées à l’adoration perpétuelle. Dans une école illustre, on enseignait les enfans, dont l’un fut Racine. Une chapelle était le lieu d’assemblée où tant d’hommes, de femmes et de petites créatures si dissemblables se réunissaient dans une pensée commune : en dépit de tout, la marque en restait ineffaçable, tant elle avait mordu fortement sur l’âme.

Un jardin séparait la maison des religieuses et celle des Messieurs. Les enfans logeaient dans une aile basse, où se tenaient les classes et les catéchismes. Le verger, le potager, s’étendaient au delà, comme le témoignage du travail le plus agréable au ciel peut-être. La perfection de l’homme simple et paisible est, sans doute, celle du frère lai, qui passe des champs à la chapelle, de la bêche au psautier, et qui, pour son délassement, incline devant Dieu des épaules que, le reste du temps, le labeur courbe vers la terre.

Si ce n’est une tour rustique, à l’une des ailes, il ne reste rien de toute l’abbaye : une haine patiente, infatigable pour tout dire, a préparé cette ruine et l’a consommée. La charrue a passé sur le cloître. Les tombes des jansénistes ont été remuées par le soc. Louis XIV a fait voler en poussière une des forces morales, la plus solide peut-être et la plus compacte qu’il y eût en France. Ces hommes là vivaient avec leur cimetière sous les yeux, et l’avaient pour lieu de promenade. Il devait leur importer peu que leurs cendres fussent ou ne fussent pas en repos. On imagine même l’amer contentement de Pascal, s’il avait pu prévoir qu’on jetât ses os au vent. Sans parler de sa joie à souffrir persécution pour la vérité et la justice, il se fût réjoui ardemment de cet outrage à la chair ennemie ; et il y eût vu quelque faveur singulière qu’on eût faite à son âme.

Les Messieurs de Port-Royal n’étaient point des clercs. Les uns ne s’en jugeaient pas dignes ; les autres y répugnaient de nature, ou par état. Ils formaient une espèce de tiers ordre. Ils étaient à peine des laïcs, et ne voulaient point être des moines. Ils vivaient pour faire leur salut, et prétendaient le faire dans le siècle, ou s’y résignaient. Port-Royal était leur maison de retraite. Ils y venaient approcher Dieu de plus près. Ils y prêtaient une oreille plus attentive qu’ils n’auraient pu ailleurs, ni autrement. Ils y avaient leurs mille entretiens avec une puissance redoutée, et souhaitée de tous leurs vœux, comme seule à craindre sans doute, mais seule aussi secourable. En un temps où tout homme voulait, tôt ou tard, prendre quelque connaissance de soi, nulle part on n’alla plus avant dans l’art cruel de se connaître, que dans cette compagnie sévère. Or le scandale est grand, pour un monarque absolu, d’hommes qui se retirent en soi : car il n’en est pas, quelle qu’en soit la révolte, qui lui échappent plus ; et, en outre, ceux qui se connaissent sans complaisance sont, malgré tout, sans complaisance à connaître les autres. Les souverains absolus n’aiment pas cette souveraineté-là ; plus elle se tait, plus elle les brave. Son respect même est une forme du mépris, car il juge. Les souverains, qui le sont dans l’ordre de la chair, haïssent la souveraineté qui est d’un autre ordre, et qui échappe au leur. Plus elle est humble en conduite, plus elle les humilie, puisqu’elle ne leur laisse point de prise sur elle, et qu’elle s’élève sans doute au-dessus même de ce qu’elle abat. C’est pourquoi le souverain absolu, qu’il ait nom Louis XIV, Napoléon ou Peuple, se défie des solitaires et les frappe. Il ne faut pas trop de saints dans l’État, ni même dans le monde ; d’école de sainteté, encore moins : la sainteté menace la nature, et la nature ne veut que des esclaves ou de faux témoins : elle hait les juges…

Au détour du chemin creux, une porte de bois, dans un châssis de pierre, qu’une croix de fer surmonte : c’est l’entrée de l’abbaye…

Comme j’allais y frapper moi-même, je vis M. de Séipse pousser la porte, sans doute laissée entr’ouverte ; il passa le seuil, et je le suivis. Je connais M. de Séipse depuis longtemps, et je l’estime. Nous avons des pensées communes, mais je le vois peu. Au bruit criard du vantail sur le gond, M. de Séipse tourna la tête, déjà mécontent de ne pas trouver, même à Port-Royal, la solitude. J’avais eu le même sentiment d’ennui en me voyant précédé à la porte. Mais il me reconnut aussitôt, comme je venais de faire ; nous sentîmes, chacun, que la présence de l’un pourrait n’ôter rien au charme de la visite solitaire que se promettait l’autre ; et que notre silence pourrait ne se rompre qu’à l’occasion d’une émotion pareille, et pour se mieux goûter en elle.

Dès la porte poussée, l’on est dans les champs de Port-Royal. On marche au milieu d’une campagne close. C’est d’abord un sentier entre deux prés, où les bleuets fleurissent dans l’herbe verte, et où quelques coquelicots éclatent comme des cris de joie. Puis, des deux côtés, l’espace s’élargit. Le sol en pente va par bonds, de gauche à droite, où, comme un lit, se creuse le fond du vallon. On fait quelques pas, et l’on découvre tout l’horizon de la vallée solitaire. Elle semble fermée de toutes parts, pareille à une vasque de terre cachée entre des collines boisées. Les arbres voilent le bord ouvert de ce fossé. Le ciel paraît verser la clarté de plus haut que sur la plaine. La couronne des feuillages posée sur les hauteurs les ceint d’une ombre claire et pensive. Tout, ici, est ramassé sur soi-même et penché sur le fond. Et tout, en ces étroites limites, à la manière du recueillement, parle d’une grandeur intime.

Les lilas, sur leur fin, balançaient, ici et là, leurs branches fleuries, dont le vent agitait les thyrses. Un peu de pluie était tombée, que la terre, les prés et toutes les feuilles rendaient en parfums humides. On entendait le murmure doux d’une source, et le règne du beau silence. Ces champs paraissaient sans culture, et en être plus purs. Une maison dans un coin, d’où partait une allée d’arbres ; et au creux du fossé, une chapelle neuve, dont les lignes sèches et les pierres trop blanches offensent la vue.

C’est là que des hommes pieux ont réuni ce qu’ils ont pu trouver qui vînt des jansénistes. Ils ont élevé cette petite église à un culte qu’ils ne s’accoutument point à croire disparu. Au pied de la chapelle, sur l’un des côtés, l’on a rangé les restes du cimetière : car la haine et la destruction ont ici porté une main si avide, que les tombes mêmes en ont été ôtées, et que les seuls débris y sont les restes de restes, les reliques de la mort, et non pas même de la vie. Une petite place sablée, close entre de faibles murailles, où des pierres tombales s’appuient, et qui semble faite pour une assemblée, s’étend devant la chapelle. Quelques degrés mènent au portail ; le dernier forme une terrasse étalée, où le feuillage et les lilas ajoutent la grâce d’une parure charmante. Où l’art admirable n’élève pas son chant, la nature seule peut parler. Quel qu’en soit le mensonge, ou la cruauté, son langage a l’unique séduction où l’on ne sait pas résister et l’accent qui persuade.

On le sent trop à la rencontre de deux bustes en bronze, sur les marches qui mènent à cette église des reliques. C’est Pascal et Racine qu’on a posés, malgré eux, sur ces degrés, pour y recevoir toute sorte de gens, de ceux dont ils eussent décliné la visite, avec le plus d’horreur peut-être, sinon seulement avec le plus d’ennui. Passe encore Racine ; et qu’on y mette aussi le grand Arnaud, si l’on y tient. Mais Pascal !… Il ne se souciait pas qu’on lui rendît un tel honneur. Si ces bustes, du moins, n’étaient que ridicules : mais ils sont d’une extrême impertinence, et celui de Pascal n’est même pas décent, tant il y manque la vraie ressemblance, qui est de l’âme ; et tant il tient de la fatuité, sûre de soi, où le modèle commun, qu’ils en ont sous les yeux, a fini par forcer les sculpteurs de ranger tous les grands hommes.


ii. — pascal

Le musée, en forme de chapelle, contient quelques portraits. D’un côté les docteurs, les religieuses de l’autre. Au-dessus de la porte, Jansénius. L’évêque d’Ypres a l’air savant, systématique, têtu, étroit et froid ; un front haut, un visage pointu, non sans ruse. M. de Saint-Cyran montre une figure déjà d’un autre âge : une énergie violente, une force opiniâtre, le visage d’un homme qui manie l’épée et la plume du même bras ; homme du temps de la Ligue, capable de faire campagne, et de tenir tête à une armée ; non pas un docteur, un théologien en armes ; la barbe grise et dure, le teint chaud, l’air sanguin, l’accent de l’action, le pli de la colère. Le grand Arnaud justifie son nom : une vaste et forte tête, un crâne puissant, le front haut, large, droit, une forteresse de doctrine, une citadelle d’érudition et de théologie. Sa mère, la fondatrice de l’abbaye, est la source manifeste de cette force, la base de l’édifice : c’est une femme rude, épaisse, membrue comme un homme. Rien de doux, ni même de son sexe. Du poil aux lèvres ; de la chair drue en dépit des austérités ; sous la graisse, l’on sent les os, gros et larges : voilà la mère d’une famille redoutable par le nombre et les ressources ; tout en elle est solide, volontaire, nourri de substance et de raison. Qui la voit, et le grand Arnaud près d’elle, connaît aussitôt sur qui reposait tout l’établissement des jansénistes. Et, de même, qui regarde sa petite-fille, admire la fleur délicate et si pâle qu’une forte race d’hommes ou d’esprits se destine à produire, par où du moins elle finit. La seconde Angélique fait avec M. Hamon un couple délicieux dont la grâce séduit le cœur. M. Hamon a le visage charmant et fin d’une jeune fille, ou d’un prince adolescent : blond, pâle, les lèvres les plus minces, l’air candide et tendre, le menton en aiguille, toute sa force est dans les yeux, comme celle de la Sœur Angélique. Encore n’est-ce point une âme robuste qui s’y fait jour ; mais le feu d’une âme mystique, éprise d’amour divin. Quelque forte soit-elle, elle ne l’est déjà plus assez pour la vie ; capable de soutenir toute lutte, elle ne l’est pas de vaincre, dans un secret désir d’épuiser la volupté d’être vaincue ; ou plutôt ce qu’elle a de force ne s’applique qu’à un plus noble parti : la chair le cède, ici, à l’esprit qu’elle emprisonne, et l’enveloppe est trop fragile pour ce qu’elle contient.

Pascal, cependant, n’est pareil ni aux uns, ni aux autres. Il est sans liens. Sa laideur est vivante. Son masque de mort seul est beau : tous les deux également étranges, hors de lieu et presque hors de propos. Ce que Pascal a d’unique vient de lui ; mais, plus que tous les autres, il a l’air de son temps : le mélange de cette singularité propre et d’un caractère commun, général même jusqu’à en être abstrait, frappe l’imagination. On est d’autant plus surpris que les deux élémens s’ajoutent l’un à l’autre, et qu’ils sont moins combinés.

On retrouve, d’abord, dans ce visage la courbe violente qu’on voit à tant d’hommes en ce temps-là. Le front et le menton tournent court, par rapport au centre du visage, comme les deux branches d’une hyperbole. Pour la forme de la figure, Pascal tient à la fois de Descartes et de Condé. Ces visages sont des miroirs qui réfléchissent ardemment le spectacle de la vie : ils doivent tout voir, et il n’en est pas où l’on saisisse mieux le don d’imaginer. Mais si Pascal a de Descartes et de Condé, pour les traits, — il n’a ni le jet violent de celui-ci, dont toute la figure semble lancée en bec d’oiseau de proie, ni le recul défiant de celui-là, qui paraît se retirer dans l’ombre, comme une chouette, et tout fixer de ce coin obscur, en oiseau de nuit. Il n’y a rien qui se contredise plus que la bouche de Pascal et l’âme qui passe par ses yeux. Ou, plutôt, il n’est point de figure où des traits si contraires soient rassemblés plus curieusement sous un aspect unique : le regard d’un dédain et d’une tristesse infinis.

Un petit portrait de Pascal, par Philippe de Champagne, est placé à côté du masque pris sur le mort. On ne peut guère douter de l’un, pour la ressemblance, plus que de l’autre. Philippe de Champagne dessine et suit les traits de ses modèles avec une fidélité rare ; il y met de la conscience ; et, d’un janséniste comme lui, on peut dire que l’exactitude dans le dessin est la pratique d’une vertu. Quel peintre, pourtant, est fidèle comme la mort ? Elle peint par le fond ; et sa fidélité est celle qui ne cache rien, qui dévoile le mystère, et qui livre le grand secret, inconnu jusque-là, et qui, sans elle, ne se serait pas trahi.

Image inoubliable ! Étrange pendant la vie, la figure de Pascal le demeure dans la mort. Mais, alors, elle est belle. La mort est le lieu de Pascal. Il l’a tant cherchée et poursuivie partout, que cette passion trouble son visage d’homme. Mais quand il l’a enfin trouvée, et qu’il ne la craint plus, pour l’avoir vue face à face, quelle paix ineffable respire son ennui. Ce n’était donc que cela ?… Et quel mépris !…

Pour me faire savoir si Pascal est mort en Jésus-Christ, il ne faut que ce visage : jamais Pascal, depuis le jour qu’il est né, n’exprima une telle profondeur de repos. Il a reçu la main de la mort, de la main même de Jésus-Christ ; et, donnant sa main à la mort, selon l’ordre de Dieu, il a mis l’autre, avec son âme et tout son être, dans la main même de Jésus-Christ. — Pascal vivant dit l’attente perpétuelle de ce moment. Et Pascal mort en révèle l’accueil ; que le moment unique l’a rasséréné pour jamais ; et qu’enfin, dans un sublime ennui du monde, une route est ouverte qui mène à un repos sublime, où l’espoir comme la terreur, où le dédain même a pour toujours la paix.

Pascal a mesuré bien des abîmes, en lui et dans les autres hommes. Mais il a surtout connu et pratiqué les siens. Cette grosse lèvre, qui s’avance épaisse et rouge, n’a tout dédaigné que sur l’ordre d’une pensée toute-puissante. Et cet ordre impérieux lui a été cruel, sans doute. Elle a voulu peut-être s’y soustraire. Qui résistera à Pascal, si ce n’est Pascal même ? — Mais qui Pascal craindra, sinon Pascal ?

Il a connu ses précipices ; et il les a redoutés profondément, parce que la profondeur lui en était connue. Pascal sait bien que tous les hommes en seraient là s’ils pouvaient seulement soupçonner leurs abîmes. Mais comme ils ne les voient même point, ils ne les mesurent pas. Pascal soupçonne, voit et mesure. Nul n’est allé plus loin dans la connaissance de l’homme. Nul n’est donc allé plus avant dans la crainte de l’homme. Et c’est pourquoi Pascal ne quitte plus d’un instant Jésus-Christ.

Il lui faut Jésus-Christ, ou tout croule, et lui-même tombe sous le poids des mépris. Vous autres hommes, qui riez et ne savez point, vos précipices ne sont guère à vos yeux que les erreurs et les misères communes ; vous vous voyez en des rivières où c’est à peine si l’on perd pied, et il ne vous faut qu’une barque ou trouver le gué. Vous êtes noyés et rejetés en pourriture sur la rive, que vous n’avez pas encore peur de cette eau. Pascal est fait d’une autre sorte : il ouvre les yeux sur l’immense océan où il s’éveille, et il s’y voit flotter ; l’infini sous les pieds ; l’infini sur la tête ; un infini de tous les côtés ; un infini de mal, d’ignorance, de terreur et de peine. Pascal n’est pas comme vous, pour tâter un infini du pied, et chercher le gué de l’infini. Mais Pascal s’assure au contraire que l’homme est l’animal sensible à l’infini des ténèbres. Il ne lui reste donc qu’à crier à l’aide. S’il était faible comme vous, il croirait à sa force. Mais fort comme il est, il mesure sa faiblesse. Et il se tient immobile, mettant toute sa puissance uniquement à s’élever sur cette eau infinie et à tendre ses bras au secours unique.

Pour demander si Pascal doute, il faut douter s’il vit. Qui ôte Jésus-Christ à Pascal lui ôte tout. Le doute pour Pascal est la mort même. Pour vivre, mieux vaut tenir le pari qu’on est sûr de croire, que douter de ne croire pas. Quand le doute le traverse, comme tout homme à son heure, Pascal meurt. Il y a tel cri en lui qui est un cri de mort. Et chaque fois Jésus-Christ l’a ressuscité, le sortant du tombeau. Sans Jésus-Christ éprouvé et senti dans le cœur, la vie de Pascal est une agonie éternelle. On ne peut vivre en agonie. Pascal, du moins, ne le pouvait pas encore.

« Il a distingué notre agonie, — me dit M. de Séipse, — en sortant enfin de la chapelle, où il semblait ne pouvoir plus s’arracher à la méditation de ce masque. Il en a pressenti les extrémités et l’horreur. C’est la raison qui l’a rendu, pour toute sa vie, si fidèle à la vénération de son père. M. Pascal le père avait nourri son fils d’un aliment si fort et si chrétien, que Pascal y a toujours trouvé une réserve et de quoi souffrir la famine dans les temps où il put craindre disette de foi. Mais à peine s’il connut plus de deux époques pareilles. En Pascal, les variations ne furent que de la charité commune à la charité parfaite. De même que les hommes ne savent point le danger où ils sont, ils ignorent le sacrifice qu’il exige. Pascal, connaissant le péril, ne pouvait jamais consentir longtemps à ne point faire tout ce qu’il faut pour en sortir ; je vous dirai, du reste, qu’il n’y a point de demi-vérité ni de demi-foi que dans les âmes médiocres. C’est la médiocrité des hommes qui assure le train du monde. Et il n’irait pas au delà de l’heure où nous sommes, sans les moyens termes de cette médiocrité qui ne finissent pas.

« Tous ces atermoiemens assurent la durée à la pauvre heure des hommes. Elle se passe ; ils passent avec elle ; et n’en demandent pas plus. Il leur suffit de ne se point voir passer. Peu de gens vivent dans la vue de ce terme où ils doivent aller. Et ceux qui l’entrevoient, comme on fait d’une croix en haut d’un tertre, entre deux routes, en Bretagne, détournent les yeux de ce sentier.

« La médiocrité, qui conserve le monde, est la même vanité qui sauve les hommes. Car tous les hommes vivent de vanité. S’ils n’avaient pas mille petits soins, ils n’en auraient qu’un seul, qui les tuerait. C’est pourquoi ils l’évitent : sinon eux, le misérable et magnifique instinct qui les attache à ce qu’ils sont. Ils veulent vivre ; et n’en ont pas de raison plus forte, à la vérité, sinon qu’ils le veulent. Admirons encore ici un des coups de la nature, ce tyran qui fait chérir et désirer sa tyrannie.

« Ceux qui ne sont médiocres en rien, ni par le cœur ni par l’esprit, se portent bientôt à contempler deux abîmes : le néant du monde et le néant de soi. La plupart des grandes âmes s’arrêtent à l’un des deux précipices, qu’elles comblent en y jetant l’autre. Et, à ne rien dissimuler, peut-être ne peut-on vivre à moins d’un parti héroïque. Il faut prendre parti pour le monde contre soi, ou pour soi contre le monde. On ne se tire pas à moins de cet espace effrayant où règne le vide, et où il a toutes les dimensions de l’esprit, qui sont plus de trois. De là ces partis pris sublimes, celui des saints ou de Tolstoï. Quelque forts qu’ils soient, ils s’immolent : ils veulent croire en Dieu, ou à ce monde, à tout prix. Et comme la volonté d’une parfaite croyance est déjà la moitié d’une foi, bientôt ils s’y immolent.

« Ils ont des partis désespérés : soit de la raison, soit du cœur contre elle, mais toujours désespérés ; car la plus haute démarche de l’un et de l’autre, c’est qu’ils désespèrent. Je ne sais point ce que c’est qu’un homme qui en est réduit à soi-même et qui ne désespère pas. Et pourtant on ne rentre en soi qu’après avoir quitté le monde. Il faut donc trouver, coûte que coûte, quelque lieu où fixer son âme et sa vie. Tolstoï ne doute point de la raison ; il la juge naturellement droite ; il n’en méprise que le mauvais usage ; Tolstoï, enfin, croit beaucoup plus à la raison et à la vie que Pascal. Et son Évangile est raisonnable. Pascal n’y adhérerait pas, à cause de cette raison même où Tolstoï se range. Il le jugerait absurde, sinon impie. Pascal a de bien plus puissantes attaches au Moi ; et enfin c’est toujours le cœur qu’il exalte, et la raison qu’il humilie. Pour géomètre qu’il fût, il n’y faisait que l’essai de sa force ; et toute la vraie puissance, toute la vérité, il les juge seulement dans le cœur. Or ce cœur aussi lui est ennemi.

« Il est riche de cœur comme pas un autre : et sa crainte vient de là. Ce grand cœur déborde d’un grand moi : Pascal voudrait l’y tarir à sa source. Voilà où il aspire. Pascal se sent superbe, plein d’amour et de haine, égal à tout, supérieur à tout même. Si grand qu’il fût, il se savait plus grand encore, en bien et en mal, que ne le pouvaient savoir les autres. C’est pourquoi il se fait une guerre admirable. « Si j’avais le cœur aussi pauvre que l’esprit, je serais bien heureux, » s’écriait-il quelquefois. Mais il l’avait riche infiniment. Vous n’avez pas remarqué la puissance de ce cœur…

— Je n’y ai point pris garde. Ou plutôt, je ne la distinguai point de la grandeur propre à cet homme unique.

— Elle est unique, en effet. Personne ne l’a pressentie, si ce n’est quelque peu ses proches, et M. de Sacy. On devine quelque effroi mêlé à l’étonnement de ce sage théologien, quand Pascal lui révèle Épictète et Montaigne. « M. de Sacy ne put s’empêcher de témoigner à M. Pascal qu’il était surpris comment il savait tourner les choses. » En ce monde, où la plupart sont si pauvres de cœur, qui comprendra le danger de s’en connaître trop riche ? Tous les hommes qui veulent se sanctifier n’ont guère besoin d’abattre que leur esprit, et de ne mettre que leur chair dans les liens. L’ascétisme y suffit ; la raison humiliée dans la prière, et le corps réduit à la portion congrue de l’esclave, on croit avoir assez fait. Le triomphe de cette sainteté-là n’est encore pour Pascal qu’une victoire précaire. Selon moi, Pascal n’est nulle part si grand que par la nécessité de dompter et de dénuer son cœur, où il s’est vu. Mais le monde ne l’a pas connue, car il ne l’éprouve pas.

« Cependant, pour autant qu’il y aura de grandes âmes en cette vie, l’ascétisme du cœur leur semblera le seul nécessaire. Il ne sera pas si difficile de mortifier la chair et d’humilier la raison. Il faut s’en fier à toute raison assez forte, à toute âme assez noble. Elles se dégoûteront assez de leur impuissance, pour ne se point donner l’aliment de vanité qu’elle réclame. Mais plus le cœur sera grand, plus il aura de peine à se quitter. Car n’oubliez point qu’il lui faut tout quitter en se quittant.

« Je m’assure qu’il y a des hommes pour qui le contact d’un cilice pointu sur la peau peut être délicieux ; et d’autres que l’orgueil même d’une pensée profonde porte à la fouler dédaigneusement aux pieds : ils oseront rehausser à ses dépens l’instinct désordonné de la brute. Mais ce cœur, avide de s’égaler à tout l’univers, avide même de tous les plus beaux supplices, il n’est pas si facile de le rendre désert ni de le dépouiller. Il veut bien donner tout son sang ; mais il veut le sentir couler. Il consent à se laisser déchirer ; mais à la condition de jouir qu’on le déchire. Il se laisse épuiser, il ne veut point tarir ses sources lui-même. Cette sécheresse lui fait horreur. Le parti pris de Tolstoï n’est pas moins beau que celui de Pascal : mais il n’est pas si rare. Tolstoï ne connaît point un abîme si profond, et il ne revient pas de si loin en dépit de la différence des temps. Son néant n’est qu’un des cercles de la spirale, où l’infini néant de Pascal se décrit ; et Pascal n’eût jamais comblé le sien de ce qui le comble. Le dieu de Tolstoï n’est, après tout, qu’un être de raison, et que le cœur suscite à la raison.

« On force la raison ; on la courbe au service du cœur ; c’est que le cœur lui-même se plie volontiers à servir ; il fait souvent plus de la moitié du chemin. Pascal, ici, douterait encore, comme disent ces âmes faibles. Encore un coup, Pascal ne doute jamais : il nie.

« Le doute n’est pas tenable pour une volonté grande. Le doute n’est une preuve de force que dans l’esprit, et la faiblesse consommée du caractère. L’homme puissant en vérité préfère se tromper contre le doute, à douter en ne se trompant pas. Il ne joue pas avec la raison : il la rend souveraine, ou il l’accable. Il fait la bête à dessein, par dégoût de faire l’homme ; et il y peut mettre un comble d’orgueil et de force. Il se venge sur l’esprit des maux soufferts par la volonté. »

Déjà le jour baissait, et se retirait de la chapelle ; je voulus voir une fois encore cette figure mystérieuse qui respire un sentiment si profond de satiété, de paix sereine, et de dédain. Le plâtre, qui l’a faite si blême, communique à cette figure un caractère éternel. Sur tout l’ennui de la vie, un séduisant repos semble répandu, celui que rien, jamais plus, ne trouble, parce que rien dans l’homme ne s’y prête plus. C’est d’un reflet pareil que la mer brille languissamment, quand le dernier cercle de l’eau se ferme sur un navire englouti. Personne, selon mon goût, n’a vu ce masque. Non plus qu’un aspect profond du ciel ou de la mer, il n’est facile de le décrire. Il retient pour l’éternité le souffle passager d’une âme supérieure. Il montre, arrêté dans la mort, tout l’ennui de la vie : de cette tristesse indicible, la mort a fait, ici, une passion. Les traits de Pascal ont dû être en perpétuel mouvement : la force de cet esprit et sa volonté dédaigneuse, toujours agissantes et toujours inquiètes pendant la vie, ne sont fixées que là. Dans la mer de ce cœur passionné, la mort enfin a jeté l’ancre. Un trait singulier est celui des paupières abaissées, dont les bords paraissent s’entr’ouvrir, et dont l’épaisseur surprend ; c’est que la cire, qu’on y mit pour défendre les cils contre la brûlure du plâtre, a fait corps avec lui, et l’empreinte étrange en est restée au masque. Ainsi cet ennui sans bornes, ce parfait dédain dans la sérénité du repos, semblent sourire. Et rien n’est plus émouvant pour la pensée que cette paix sereine de Pascal entre les mains de la mort : elle contemple la douceur du salut, au sein de la volonté divine, et sourit désormais à son mépris même de la vie, et de toutes les misères qui tourmentent cette malade.

« Quel homme en France, pensait M. de Séipse, fut jamais l’égal de celui-là ? — Il a été le plus grand ; car il a eu les grandeurs de presque tous les autres. Il est à la fois le poète, le saint et le savant, l’homme qui voit, l’homme qui sait, l’homme qui pense ; — bien plus : l’homme qui a toutes sortes de puissances, et qui les dédaigne toutes au prix de celle qu’il se sent. La force de sa pensée ne le cède à aucune autre ; mais il se plaît à l’humilier. Il n’est pas sensible à ce qu’elle peut, mais à ce qu’elle ne peut pas ; il se porte d’abord à ses bornes ; il se tient pour son ordinaire où les autres finissent seulement par s’arrêter. Il a un bien plus grand mépris qu’il ne veut dire des petits esprits et des médiocres : mais son dédain ne s’y attarde pas, et préfère aller du premier coup aux plus grands. Sans doute, il fait fi de ceux qui déraisonnent ; mais c’est pour faire moins de cas encore de ceux qui s’enorgueillissent de la raison. La science est l’essai qu’il fait de sa force ; et il ne veut pas que rien y aide ; pas même une méthode : il répugne à la mécanique de l’esprit comme indigne du sien. C’est le secret de son ressentiment contre Descartes : outre que Dieu révélé n’est pas nécessaire à ce système du monde, Descartes donne trop à la mécanique de la pensée ; il n’oblige plus le géomètre aux prodigieux efforts de la recherche à la manière des anciens ; au gré de Pascal, il ôte trop à l’imagination. Pascal est comme Archimède, son héros dans l’ordre de la géométrie : il veut ne devoir qu’à lui seul toutes ses découvertes ; il veut contempler les figures, et les réduire au nombre par la force même du raisonnement ; il ne lui plaît pas que le symbole se place entre l’objet du problème et la construction géométrique : Pascal, le premier, a passé le seuil du calcul de l’infini, allant, par ses voies propres, du même pas qu’un ancien aurait pu faire, sans prendre les chemins aisés où Newton et Leibniz se rencontrèrent. Et c’est ce qu’il fait en géométrie, qu’il me semble lui voir faire en morale comme en tout le reste.

« Nul homme n’a aimé plus que lui les tâches difficiles. Il les tente toutes avec passion. Il veut être saint, parce qu’il ne s’en croit pas capable. Il veut être saint, autant par tout ce qu’il se sent de forces qui y sont propres, que par tout ce qu’il sait en lui de puissances contraires à la sainteté. Il mesure donc son cœur aux tâches les plus difficiles ; et sa grandeur d’âme ne les estimait peut-être qu’en raison de la difficulté.

« Les moyens qui abrègent, et ceux qui aident l’esprit ne lui répugnent pas moins que ceux qui prétendent prêter l’épaule à la vie. Pour une âme si forte, rien n’est digne d’elle qui ne l’exerce pas ; et ce qui ne coûte pas beaucoup a peu de prix pour un goût si rare. À un certain degré, ni le cœur ni la raison ne se satisfont de rien qui ne soit achevé. Celui qui est épris de perfection n’a qu’une volonté, — qui est de la joindre, et que tout contrarie. Sans cesse il y va pour lui de la vie, et de rien moins. Nul effort ne le retient à ce qu’il a. Il est tout en ce qu’il cherche. Au cœur passionné, le déplaisir de vivre s’accroît infiniment plus par la foi que par le doute. C’est pourquoi les passionnés doutent peu : ils préfèrent naturellement leur ardeur triste à une joie tempérée. À leurs yeux, il n’est de vrai bien que le souverain bien. La morale facile est la mort de la morale, et ils la haïssent. Il n’y a point de devoir si aisé, que la plupart du temps le contraire ne soit bien plus aisé encore. Tout ce qui est facile est selon la nature ; et la nature est pleine de crimes… Quoi, de crimes ?… Oui : et bien plus, de crimes aisés.

« Rien n’était donc trop difficile pour Pascal ; c’est qu’il se proposait la vérité et la perfection mêmes, le bien unique, enfin Dieu. Il n’aime et ne souhaite que Dieu ; mais il voit toute la nature en révolte contre lui. L’homme n’y manque pas. L’homme est le prince des rebelles qui doit déposer les armes, et se repentir de sa rébellion. Quoiqu’on pense du reste, l’idée de sa rébellion est dans l’homme le commencement de la conscience, sinon de la sagesse : c’est par là qu’il commence à défaire le nœud du Moi.

« S’il n’avait eu tant de passions secrètes, Pascal ne les eût pas accablées toutes. Mais il les avait découvertes, et ne leur laissait pas de repos. Il connaissait seul le terrible rebelle qu’il avait à vaincre. Jamais il ne l’estima assez vaincu. Il aimait à dompter la nature, comme Alexandre à conquérir. Chacun de nous, s’il est assez fort, prend de plus en plus plaisir à ses victoires : et si elles sont âpres, douloureuses, remportées sur soi-même, peu importe ; tant nous sommes, malgré tout, attachés à notre propre force que nous aimons mieux l’exercer contre nous que de ne l’exercer pas. C’est une joie aussi de la mettre dans les fers, et de l’y retenir. On la sent alors, et ses bonds cruels ou ses soupirs dans les chaînes.

« Souvent la nature entravée plaît à celui qui la déteste libre ; elle paraît plus belle, comme l’homme dans les liens de la mort. Esclave, elle n’est plus haïssable. Tous les morts ont la beauté de ce qui est accompli. Le visage glacé d’un ennemi à terre, au milieu même du dégoût, fait pitié.

« Pascal regardait les passions en ennemies qu’on n’a pas assez abattues, si elles ne sont mortes. Elles lui plaisaient étrangement peut-être, quand il les touchait avec le fouet et les tenailles, ou qu’il les retournait sur la claie.

« Sa charité est pareille à l’égard des hommes. Il les connaît trop pour croire à leur bonté naturelle. Ce n’est qu’une amorce de la méchanceté des uns à la méchanceté des autres. Il voit leur perversité de nature, qui les porte au mal, et leur mollesse pour s’en écarter. Il les poursuit donc tous en lui-même et il les enferme dans leur repaire de péchés.

« La première démarche d’une âme pleine et libre n’est pas plus de succomber à l’humiliation de ses crimes que de les aimer. Mais c’est de les connaître ; et, connus, sans les aimer, sinon sans les haïr, de les tenir pour des faits. Ils sont asservis dès qu’ils sont mis à leur rang. Le mal est le plus souvent un effet de la faiblesse, une usurpation de la partie mauvaise sur la bonne, qui est la plus faible, mais qui n’en existe pas moins. C’est le point de vue d’un Dieu, celui d’où tout est à son rang, et selon son ordre : là, le pire a une sorte de place aux pieds de l’excellent, — et même une manière de droit. Les jugemens humains ne sont si médiocres et si injustes même, que parce qu’ils n’ont jamais égard au bien dans le mal, ni au mal dans le bien. Dans l’hypocrisie des mœurs, il y a plus d’aveuglement involontaire qu’on ne croit : la vue est bornée ; elle ne veut pas aller au delà de ces bornes ; et l’erreur de jugement s’ensuit. »

Le gardien ferma derrière nous les portes de la chapelle. Les lilas se balançaient avec la même grâce le long de la muraille. La lumière inclinée prêtait une âme nouvelle à la campagne. La mélancolie parlait plus haut dans le silence, de cette voix si chère aux cœurs tristes de vivre, qui leur rend plus douce l’amertume, en retour de la saveur un peu amère qu’elle mêle à toute douceur. Nous allions, au milieu des ruines qui n’ont même plus l’air du désordre.

« Je perds cœur, dit M. de Séipse, quand je vois la mort même vêtue de neuf, et la destruction singer la vie. À coup sûr, il eût mieux valu cacher tous les débris de Port-Royal, les portraits et les manuscrits des solitaires dans un caveau, creusé sous le sol, que de leur élever une église. On ratisse aujourd’hui les allées de la mort, pour faire honneur aux promeneurs ; et l’on commet des jardiniers aux décombres. Vous savez le luxe affreux des cimetières. J’aime les ruines, où l’insolence de la nature s’ajoute : l’une et les autres se nient. Pascal n’eût pas voulu de cette gloire posthume. Il suffisait qu’on vît Port-Royal en poussière et ce que c’est que la nature livrée à elle-même. Qu’est-ce bien que les restes d’un grand esprit ? Il n’est tout entier qu’en lui-même, — je dis en nous. Il faut des tombeaux fastueux aux rois, aux poètes de cour, aux philosophes rentés, aux chevaux promus consuls par Caligula, voire à Nicole et aux gens de lettres. Mais il est des hommes qui répugnent à ce faste. Pour eux, tous les tombeaux sont trop petits. Ils sont la honte de ce qu’ils prétendent contenir ; et font un grand triomphe à ce qu’ils contiennent : car ce n’est rien.

— De la boue et des vers, dis-je. Et non même plus cela, au bout d’un peu de temps, quand la centième herbe a séché sur le tertre, qui n’est séparée de la première que par cent autres qui sèchent cent fois. »

M. de Séipse s’informa si les étrangers visitent Port-Royal ; et il apprit volontiers, du gardien, que les étrangers ne viennent point ici. « Le bonheur est rare, fis-je. Ils ne peuvent comprendre Pascal. Comment sauraient-ils jamais que cet homme, s’il a pensé plus gravement que tous les autres en son temps, a toujours ajouté la beauté de la forme à celle de la pensée ? ils n’y peuvent pas être sensibles ; ils verront la force de la pensée, et lui feront tort de l’art.

— Les étrangers, dites-vous ? repartit M. de Séipse. Cependant, les gens de lettres y viennent, depuis peu ; et ils infligent à Pascal l’encens public de leur admiration. Grâce au ciel, ce n’est encore que tous les cent ans ; et vous voyez ce qu’ils y laissent : des caricatures coulées en bronze ; une parodie qui se flatte d’être éternelle. Image de ce temps, en vérité.

— Sans doute, ils viennent s’encourager à la mort dans la contemplation d’un si grand passé qui n’est plus…

— Vous voulez rire, dit-il. Ils ne sont pas envieux de la mort, ceux qui vivent. La curiosité de la mort glace toute vie. Surtout une vie si pauvre. Ces gens-là veulent, d’abord, bien dîner. Ils font un tour à Port-Royal pour gagner de l’appétit.

Je m’excusai d’avoir raillé.

— Je suis venu voir Pascal aux lieux où sa grande âme avait trouvé un horizon qu’elle ne passait pas.

— N’en doutons point : elle l’avait choisi. Elle s’y était fixée dans la vue de ce qui demeure, et pour échapper à ce qui s’en va. On voudrait savoir comment tout ce sable se dissipe : on sait bien que ce n’est que du sable. La vie est un triste rêve…

— Et de la sorte, on aime le coin de terre où l’on rêve à son gré.

— Dites qu’on s’en empare, et qu’on se l’asservit. Nous sommes tous les mêmes : il nous faut des esclaves ; c’est là ce que nous appelons l’amour. Quand tout paraît soumis au changement, les lieux, pour montrer que ce n’est aussi qu’une apparence, ne changent pas. Et si les hommes avaient un goût plus vif des choses éternelles, ils se garderaient de toucher à celles où s’attache une mémoire unique, qui sera toujours seule, là où elle est, et qu’on ne remplacera pas. »

Nous vîmes un bel arbre, isolé, qui porte le nom de Pascal : le noyer où Pascal vint s’asseoir. Et si ce n’est celui de Pascal, il faut que ce le soit ; car s’il ne l’est, que m’importe cet arbre ? Mais je crois y voir cet homme, terrible en pensée, accabler de mépris sa pensée même, et chercher pour son repos l’aide qui n’est pas refusée aux feuilles naïves. Car elles naissent sans douleur au temps marqué, et tombent sans angoisse à l’automne… M. de Séipse, alors, me parla de la tristesse de Pascal : c’est un effet de son ardeur et de sa gravité.

« Plusieurs, qui l’admirent le plus, et en font presque métier, distinguent entre divers objets qu’il offre à leur admiration. Ils l’approuvent pour sa conclusion et pour sa foi, mais ils n’en acceptent pas la marche, ni les prémisses contre la raison. Ou bien ils le louent d’être si hardi à douter, et font bon marché de ce qu’il croit, au prix de son doute. Mais ni Pascal ne croit, ni il ne doute, comme ils se l’imaginent, par parties séparées. Le doute de Pascal est un regard de la foi, et sa foi a toute sorte de liens à son doute. Il est admirable que personne n’ait parlé de Pascal plus pauvrement, ni avec plus de louanges, qu’un philosophe et qu’un géomètre de profession. C’étaient, à la vérité, gens de métier, l’un et l’autre, et qui lui devaient bien de le louer sans l’avoir compris.

« Certain grand maître de philosophie, qui n’est pas si loin non plus de l’être de danse et de maintien, s’indigne du bon marché que fait Pascal de la philosophie. Il le trouve bien peu réservé avec le fond des choses. Il le juge outré dans sa foi, et outré dans son doute. Il le blâme pour son dédain des philosophes, et le gourmande sur la violence sombre de sa religion. Après quoi, on ne sait guère ce qu’il en accepte : et Pascal dirait peut-être avec amertume, que c’est l’auteur et le bel esprit de profession. Mais Pascal n’est assurément Pascal que pour ne se point satisfaire de la religion ni de la philosophie de M. Cousin, — si tant est qu’il y ait rien qui réponde à ce mot-là. Et bien plus, pour tout dire, Pascal n’est Pascal, que pour ne se point contenter des places et des cordons que l’on trouve en ce monde. M. Cousin le reprend sur ce que « la philosophie ne vaut pas une heure de peine, » et que Pascal ne pardonne pas à Descartes : c’est, croit-il, ne pas bien juger le grand homme de la Méthode, et le méconnaître. C’est le mieux connaître, au contraire, qu’il ne fût jamais connu de personne, ni de lui-même, peut-être. Et M. Cousin peut en penser ce qu’il lui plaira : Pascal sait mieux son Descartes et sa philosophie que lui.

« Si l’Évangile est le vrai, il n’est pas une carrière aisée, où l’on se promène, donnant et prenant de toutes mains. Jésus-Christ n’est pas mort sur la croix pour la commodité du chrétien, mais pour son exercice sur la terre. Et la raison n’est pas non plus la superbe ennemie qu’on abat en la flattant, ni celle à qui l’on s’abandonne pour la vaincre. La foi de Pascal n’est point une bonne femme à tout faire, qui nettoie la chambre du vivant, et lui prépare un lit moelleux en paradis. Elle se fait servir, et ne sert pas. De la même manière, austère avec l’austérité, Pascal est méprisant et dur pour ce qu’il méprise et déteste en effet. Le mot qu’il a sur Descartes est le plus profond, et qui dit tout : « Il voudrait bien, dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui accorder une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu[1]. » Il peint toute la puissance de Descartes, qui construit sa mécanique de l’univers, et se fût passé de la chiquenaude, s’il l’avait pu. Encore est-il douteux qu’au fond il ne s’en passe point, et ne donne lui-même le branle à la machine, ou ne l’en anime de toute éternité. Tout ce que la puissance de Descartes place dans la raison, Pascal le lui refuse. Et le peu que Descartes réserve à Dieu, c’est le rien même où Pascal plonge l’homme et le monde. Pascal ne doute point ; il ruine l’objet du doute. Pascal affirme sans cesse, et d’une force insurpassée : c’est pour ou contre ; mais toujours affirmé.

« Entre les deux, il ne se tient point : à ses yeux, il n’y a là que la vie : — c’est-à-dire qu’il n’y a rien. Il n’eût senti qu’un extrême mépris pour une espèce de religion philosophale, qui n’est ni religieuse, ni philosophe : il nie la philosophie.

« Qui nie la philosophie, on n’en peut pas dire qu’il tombe dans le doute des philosophes. Si je nie de vous devoir rien, je ne doute pas, que je sache, de vous devoir quelque chose. Mais, au contraire, je vous confonds ensemble, vous et cette dette prétendue. Non seulement je ne l’ai pas, — je vous défends de croire que je l’aie. Tant je suis sûr de ne l’avoir pas, et tant il est vrai ! Il y a crime à la réclamer encore, si vous persévérez. Il y a crime à la philosophie de prétendre conduire l’homme, et à se flatter de rien connaître. Car, outre qu’elle ne connaît rien, elle sait qu’elle ne peut pas connaître. Et Pascal passe le temps à le lui prouver.

« La philosophie n’est pas même la science des géomètres, qui, elle du moins, exerce la force de l’esprit, et en fait l’essai, sinon l’emploi. Au contraire, la philosophie est tout à fait sans objet ; et, comme elle se donne insolemment le plus grand de tous, qui même est l’unique, elle ne mérite que le mépris, ou, peu s’en faut, la haine. Elle est haïssable en ce qu’elle trompe sur l’unique affaire où il y aille de tout, pour l’homme, de n’être pas trompé, — et qu’elle feint de ne le savoir pas.

« Que prouve toute la philosophie, et de quoi est-elle certaine touchant la vie et la mort, l’univers et l’homme ? Voilà la question ; et comme il y faut répondre qu’elle n’a pas la moindre certitude, il est juste de conclure que toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine.

« Ce n’est point là douter, — c’est nier. Et, pour moi, partout où Pascal n’est point en Dieu même, il ne doute pas : — il nie.

« Il faut à Pascal une certitude. Et il me la faut comme à lui. À défaut de ce qui est certain, je ne vois point le doute, mais le vide. Ce qui n’est pas — n’est point. Je ne le nomme pas ce qui peut être. Je préfère une certitude horrible, faite d’abîmes et de négations, à vos demi-vérités, toutes faites d’affirmations contraires, qui se détruisent et qui ne sont que des doutes honteux, ou si médiocres qu’ils ne se savent même pas douteux.

« Pascal pénitent et extrême, qui nie dans la mesure exacte où il affirme, violent contre le doute, passionné pour la foi, — c’est lui seul qui est vrai, raisonnable et prudent ; et non pas vous, qui louvoyez entre rien et tout, qui ne savez donc ce que c’est que tout ni rien, et qui perdez tout pour ne rien perdre.

« Vous tremblez de vous connaître ; et sans doute non sans raison. C’est pourquoi vous vivez de moyens termes. Comme s’il y avait un terme moyen entre être et ne pas être ; comme si une demi-vie, une demi-mort, une demi-vérité pouvaient avoir le moindre sens ! N’y eût-il pas de vérité, nous sommes bien obligés de faire comme s’il en était une, et de toute évidence. Et comme si vous ne montriez pas que vous n’êtes vous-mêmes que des demi-riens, pour que cette médiocrité infinie puisse vous suffire ?

« Il en faut un peu plus à Pascal : rien de moins que cette vérité pleine. Et d’abord, sans la certitude, il ne peut vivre. L’homme qui vit dans l’incertitude lui semble absurde, et un prodige décevant, s’il s’y plaît. L’état où il trouve Montaigne le remplit d’étonnement, et lui fait peur. Il voit bien la force de cet esprit ; mais il soupçonne la faiblesse de ce cœur ; et la vue de ce contraste le porte au mépris ; puis, une trop grande âme est lourde à subir, parfois : à de certaines rencontres, il me semble que Pascal accable Montaigne parce que, peut-être, il l’envie. Ce sont ses momens de faiblesse cachée, et ses soupirs à la vie.

« Enfin, il n’y a rien entre le néant et Dieu, — entre l’une et l’autre foi : rien où l’on puisse se tenir, aucun lieu pour l’homme ni pour la vie. Sans la foi, on ne peut vivre ; et c’est en Pascal qu’on l’éprouve le mieux, comme en l’âme la plus puissante et la plus en souci d’infinité qu’il y ait eu. La foi est la vérité sentie par le cœur, et vivante pour lui. Pascal ne la trouve, et ne la peut concevoir qu’en Jésus-Christ : c’est Jésus-Christ qui est la preuve de Dieu ; ce n’est pas Dieu qui prouve Jésus-Christ ; Dieu est à toutes fins : qu’il soit, si l’on veut, le nom de la vérité sensible au cœur ; — cette vérité ne fût-elle pas la même, en sa forme, pour tous les hommes. Le monde comprend plus d’un langage. Mais sentie par le cœur, elle est parfaite ; elle est unique ; par là elle suffit : elle ruine le Moi, et elle l’enferme dans tout le reste : il n’en faut pas plus.

« Je ne dis rien de l’objet de la foi ; l’objet y importe beaucoup moins que la foi même. L’essentiel est que vous ne vous passiez point de foi, et qu’enfin vous y pensiez. Sans la foi, qui oblige le cœur, il faut perdre la vie ou la raison : on ne peut les borner à la prison de la pourriture charnelle. Il est insupportable de voir cette foule d’hommes s’accoutumer à ne rien être qu’un peu de chair qui pourrit sur pied : je l’entends tout ensemble des dévots sans cœur, et des athées sans âme ; ils ne diffèrent pas plus qu’ils ne se ressemblent. Qu’y a-t-il où la foi n’est point ? — Des miettes de moi, sous la table de la vie. Entre la foi qui nie et la foi qui affirme, pour les âmes fortes il n’est pas de milieu. Entre Dieu et le néant, c’est un abîme immense, dont le fond est unique, et qui offre, de loin en loin, des bords opposés à des étages divers : ou l’on va au fond, ou l’on se tient sur une de ces pointes. Les âmes nulles peuvent seules flotter dans le vide intermédiaire ; et pour légères que soient ces plumes, elles finissent par s’accrocher aux bords, ou bien par tomber. Montaigne, qui est si vif, erre de tous les côtés, et a aussi son lieu : car Montaigne est bien plus stoïque qu’on ne pense.

« Pascal, qui sait le néant de toute philosophie, en donne le nom à cet abîme. Et, ne pouvant vivre à moins d’une parfaite foi il se fait tout à Dieu. Mais l’étant, il ne l’est que par Jésus-Christ. La foi de Pascal, c’est Jésus-Christ sensible au cœur. « Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c’est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes[2]. »

« Hors de lui, il n’y a que vice, misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir[3].

« Sans Jésus-Christ, le monde ne subsisterait pas, car il faudrait ou qu’il fût détruit, ou qu’il fût comme un enfer[4]. »

M. de Séipse répéta lentement ces mots, comme s’il en parcourait les précipices. Et je ne pus m’empêcher de lui dire : « Ainsi, voilà le terme de votre philosophie ? Je vois mieux désormais d’où vient la mélancolie désespérée qui vous anime…

— Ce n’est point une philosophie ; elle est sans doute ; c’est une foi très sombre. Je respire une peine infinie…

— Il faudrait que ce monde fût comme un enfer, ou qu’il fût détruit… ?

— Oui, monsieur. Je suis Pascal sans Jésus-Christ. Il me manque les miracles. Ils lui eussent peut-être manqué, aujourd’hui. Je l’envie d’être mort.

— Il y en a de faux et de vrais, dit-il[5].

— Mais il ne dit point qu’il n’y en ait pas[6]. Il lui est plus facile de prêter foi aux miracles des imposteurs, que de la refuser aux vrais ; et pour ne pas douter de ceux-ci, il croit même aux miracles des charlatans. « Ayant considéré, fait-il, d’où vient qu’on ajoute tant de foi à tant d’imposteurs qui disent qu’ils ont des remèdes, jusques à mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m’a paru que la véritable cause est qu’il y en a de vrais[7]. » Pour conclure enfin, il pense qu’on croit de nature aux miracles. Or l’esprit en doute, de nature ; et la raison, de nature, n’y croit pas.

— Hé, laissez donc la raison, puisque la fin en est absurde.

— Ce n’est point que je ne la veuille laisser : c’est elle qui ne me laisse pas. »

Nous fîmes quelques pas dans la Solitude : c’est le beau nom d’un beau lieu, sous les arbres. Au haut d’un orme, un oiseau s’épuisait à chanter.

— Ce passereau a le bonheur, dis-je…

—… Jusqu’à ce qu’un milan lui donne du bec sur le crâne, et lui mange la cervelle.

— Qu’importe, s’il ne le prévoit point ?

— On ne le sait pas, fit M. de Séipse.

— L’homme seul n’est pas heureux.

— C’est qu’il sait qu’on ne peut l’être.

— Non : c’est peut-être qu’il s’ôte le bonheur.

— Où est la différence ? Qu’on lui ravisse le bonheur, ou qu’il se l’ôte, il ne l’a point. Mais il y a plus : l’homme a compris qu’il n’y a point droit. »

Nous nous étions assis sur un tertre, au pied d’une croix noire, dressée au fond d’une retraite ombreuse, où l’on accède par quelques degrés de terre, sorte d’oratoire rustique. Pascal a peut-être prié là. Il devait aimer passionnément la prière : toutes les puissances d’amour s’y portent, à qui l’on ferme les autres voies. M. de Séipse reprit : « Pensez-vous qu’on puisse jamais être heureux, quand on a les yeux ouverts sur la vie ? Vous même ne le croyez pas. Nous rêvons ; et quand nous ouvrons les yeux, nous avons peur.

— Les enfans rêvent plus que nous, et sont heureux…

— Sans doute : les enfans ne savent pas qu’ils rêvent. La conscience du mal qu’on a ruine le bien qu’on pourrait avoir. Pascal est bien sage : l’idée seule du bonheur lui paraît tout à fait absurde. Il sait ce qu’en vaut l’aune, sous la règle de la mort. Je désire et je meurs. Je veux comme un Dieu, et tout l’univers m’écrase comme un ver ; et sans qu’il soit besoin du monde, un autre ver, un bacille, un infiniment petit, le premier venu, entre des myriades qui pullulent. Toute vue sur l’infini est un rayon d’étrange lumière au sein d’innombrables ténèbres. Il court, venu on ne sait d’où, entre deux berges de mornes éternités, plus noires que le fond des mers, ou la lie du délire. L’abîme est au bord de toute vue profonde : c’est celle que se propose une imagination avide de son objet, jusqu’à s’y ardemment perdre. Et cette vue, au bord de l’abîme, produit le vertige. Un ou deux hommes, tous les cent ans, vont dans la vie, les yeux fixés sur cette vision, pèlerins de l’abîme, voyageurs très douloureux de l’infini…

— On accepte communément ce qu’on ne peut éviter ; on finit même par l’avoir pour agréable ; on pense peu, ou on ne pense pas. Et tout est dit : en voilà pour jamais. C’est le mot de Pascal sur les cadavres. À force de vide, on n’est pas sensible au vide. C’est l’avantage de la vanité. Les hommes sont bien contens d’être vains. Que feraient-ils s’ils pensaient ?

— Ils ne vivraient pas, sans doute. Il y a trois sortes d’esprits : ceux qui voient la nécessité et l’acceptent ; ceux qui la subissent et ne la voient pas ; et ceux qui, la voyant, ne l’acceptent pas. Les premiers sont les plus sages ; les derniers, les plus clairvoyans. Car ceux qui acceptent le plus volontiers ce qu’ils voient du monde ne sont pas si sûrs de le voir, bien qu’ils le croient. Ceux qui ne voient point, ni ne résistent, sont les plus heureux, et peu différens des bêtes et des enfans. Ainsi il ne vaut rien d’être homme : car c’est alors que plus l’on vit, et moins l’on accepte. On s’excuse bien d’accepter ce qu’on ne comprend pas, — et toujours mieux que de ne le pas comprendre. Étant ce qu’il est, Pascal trouve doux de se réduire à cet état d’enfant : car combien d’effort n’y faut-il pas ? Mais le cœur n’est jamais assez dénué ; et pour un enfant, il ne lui voit jamais assez d’innocence…

— L’étrange image, cependant, d’un Pascal qui s’exerce à l’enfance…

— Il nous le semble : c’est que nous n’avons pas, comme lui, une raison toute parfaite et toute bonne de faire ce qu’il fait. Il veut être un enfant, parce qu’il ne se sait point sans père. Mais, au contraire, il court à un père divin qui lui ouvre les bras. La douceur est sans pareille d’avoir un père ; s’il est aussi tendre qu’il est puissant, quel salut et quel refuge que ses bras ? Qui ne voudrait d’une telle enfance, qu’accueille une telle paternité ? La grande différence de Pascal à tous les autres, c’est que Jésus-Christ lui est tout, et que tout le reste ne lui est rien. Notre Tolstoï aime tant les raisons et les faits, qu’à peine si la personne de Dieu l’occupe. Il aime tant l’Évangile, qu’il se passe de Jésus-Christ. Mais, pour Pascal, s’il n’y a un Dieu dans l’Évangile, l’Évangile lui paraît presque aussi vide que tout le reste. Pascal est tout homme et tout passion ; il ne connaît que la passion et que l’homme. Il lui faut un homme en son Dieu, et un Dieu dans l’homme. Il en sait les blessures. Il en écoute l’agonie. Il recueille le sang qui coule. Il boit les paroles suprêmes et le dernier souffle. Il s’en enivre. Toute lumière, il la reçoit des yeux divins. Il parle aux plaies qui lui parlent. Dans le sein de la mort, il parle à la vie, qui lui répond par la vie, et le peut seule. Il ne sait pas ce que c’est que le salut sans le Sauveur. Et je ne le sais pas plus que lui.

« Qu’eût-il été, ce grand Pascal, s’il n’avait pas été chrétien ? Il n’eût jamais fait un athée. Il avait trop d’étoffe ; et il avait mesuré que, s’il en faut un peu pour tailler un athée, il n’en faut pas beaucoup pour l’en draper.

« Il faut un Dieu à toute âme puissante. S’il n’avait eu Jésus-Christ, dans l’impuissance d’en avoir aucun autre, il eût donné dans quelque désespoir infini. Il n’avait pas l’âme froide d’un Spinoza, raison parfaite et glaciale. Il était bien trop grand pour se suffire de lui-même, comme font ces petits. Se plaire à soi marque la force, mais jusqu’à un certain point seulement.

« Pour que Pascal supportât la vie, il était nécessaire qu’il crût. Il a eu la foi la plus vive. Et la preuve, c’est qu’elle était triste. Les simples d’esprit sont seuls joyeux : cette récompense leur est acquise. Une grande âme qui croit est toujours triste. Car elle est dans le monde comme Colomb revenant d’Amérique : et elle pense que le monde est peu.

« Le mol oreiller, que dit Montaigne, a beaucoup de douceur, en effet : il est bon aux têtes bien faites, qui le sont au tour commun. Mais il n’y a point de repos sur cette plume à des têtes singulières. Il en est qui ne peuvent dormir sur le duvet.

— De toutes parts, observai-je, on les accuse alors de maladie…

— C’est le propos vulgaire, qui a, d’ailleurs, sa vérité. Tous, nous sommes des malades qui périclitent. La maladie est mortelle, c’est le mot ; et l’issue en est sûre. Les plus heureux ne connaissent pas leur maladie, ou la portent en riant. Un peu de santé change toute la vue des choses. Mais ceux dont l’âme est non commune payent de leur santé cette maladie-là. Pour toujours ils sont malades. Ne renient-ils pas la joie ? Et cependant qu’ils en sont riches parfois, et qu’il en est, dans leur nombre, qui l’aiment… Mais ils ne veulent plus y croire. Les partis de la volonté sont les plus beaux de tous. Ce sont ceux de l’Intelligence qui a pénétré l’abîme du Cœur. Et la beauté de l’âme ascétique est là.


iii. — ascétisme du cœur


L’ascétisme du cœur est le triomphe le plus rare de l’âme. C’est l’exercice de prédilection pour les âmes qui n’ont point de semblables. Il est la grande tentation des plus saintes, qui l’envient quand elles le connaissent, mais sans pouvoir y atteindre, car bien peu y réussissent. Les âmes froides ne peuvent seulement pas comprendre en quoi cet ascétisme consiste. Et il y faut d’abord, en effet, des passions brûlantes, un feu qui se replie sur soi-même, qui se cache et se dévore.

J’ai connu des hommes épris de pénitence et qui eussent voulu avoir deux corps à faire souffrir, pour travailler leur chair d’une double souffrance. J’en ai vu d’autres, tentés par le zèle de charité, qui eussent créé les malades en ce monde pour leur donner des soins, les coupables pour les sauver, et les lépreux pour les entretenir. Mais ce n’est encore qu’une charité sans passion. Pour sainte qu’elle soit, elle a toute sorte de limites ; elle est même basse, parfois ; car enfin il y a des degrés dans la sainteté même. Chacun est saint à sa manière, quand il l’est ; ou plutôt, chacun qui peut l’être, ne le peut que d’une manière seulement, qui est la sienne. On ne doit rien demander à personne que d’aller sur sa voie, jusqu’au bout ; et si c’est à deux pas, c’est qu’on n’a point de quoi fournir une marche plus longue. Il est admirable que toute égalité est vaine, si ce n’est devant la pensée unique qui nivelle tout, en réglant tout à son néant.

La plus belle route à la perfection et la plus difficile, où presque personne ne va, est celle que le cœur ouvre, dans l’ascétisme, à la passion. Et rien n’est si peu connu, car rien n’est si rare. La passion, rare en tout, l’est bien davantage quand elle se persécute pour décupler ses forces, et, quand elle les exerce uniquement afin d’en mettre la puissance doublée au service d’une amour parfaite. Ce feu de passion, elle l’alimente donc pour entretenir la flamme d’une lampe hors de toute vue, pour le plus grand nombre des hommes, et où tout l’égoïsme, incessamment renouvelé en sa source, ne brûle que de se consumer. Une fin presque divine est celle-ci : persévérer en soi-même au delà de toute mesure, pour soi-même s’immoler.

Les saints, en vérité, doivent en être tentés ; et s’ils ne sont pas séduits, c’est que la prudence les retient au bord de cet abime, où l’orgueil séjourne. Puis, ils n’ont pas en eux assez de cette force surprenante, pour en avoir assez l’intelligence. Elle les attire par son mystère, et leur fait peur, comme la séduction. Pascal est l’homme de cette fin presque divine. Il ne veut pas qu’on le range parmi les saints. Sa grandeur, pleine d’une humilité superbe, s’en confesse très indigne. Oh, que je le vois viser plus haut !… Et par ce qu’il voit, lui-même, au fond de son cœur, comme nul autre homme n’y a vu, ce grand chrétien s’emplit d’amertume ; et… il tremble.

L’ascétisme du cœur est l’exercice de l’homme qui dirige sa passion au terme de l’infini, et à ce terme seulement. De l’infini, il fait son objet unique, où toute cette passion s’applique, en tout moment. Là, un comble de passion sans cesse se dépassionne de tout et de soi, passionné d’une beauté unique, et d’une seule vérité, l’une ou l’autre étant la perfection.

Les cœurs froids n’ont pas de peine à se déprendre. Beaucoup de saints n’ont rien pu faire de mieux que d’être saints, sans doute ; mais plus d’un, peut-être, n’eût pas pu faire autrement. La charité peut être le pis aller d’une âme sèche et lente, à qui la raison persuade le beau parti de s’émouvoir. L’imitation de Dieu, ou un zèle décidé pour le devoir, ouvrent une vie inespérée à des hommes, honnêtes par nature, mais d’une vertu sans horizon jusque-là, et pour ainsi dire sans espoir. Parfois ils sont tels qu’ils font tort de leur vertu à la vertu même. Plus d’un sectaire froid ignore que la raison qu’il a est moins féconde que les torts qu’elle n’a point et qu’elle combat. Il y a, dans la vertu qui court le monde, beaucoup de paille, et l’apparence seulement de l’épi ; faute de cœur, l’épi est vide ; la moisson paraît belle, et sur l’aire on recueille à peine un peu de grain. Que de gens doux sans douceur, et que de mollesse ou de froideur qui paraît bonne ? Le plus souvent, la bonté n’est faite que du mal absent, comme la paix entre les hommes résulte, non de l’horreur qu’ils ont de la guerre, mais de leur lâcheté à la faire.

L’ascétisme du cœur est donc une lutte et une victoire continuelle. La force la plus grande s’y exerce à vaincre sans cesse, pour triompher sans cesse d’elle-même. Voilà comme est Pascal. Son image seule conte ce combat perpétuel en traits inoubliables. L’extrême tristesse de ce visage sans maigreur, la profonde attention de ce regard penché ne parlent pas d’une âme naturellement sainte. Toute la puissance de cette âme est cachée. Le front de l’homme fuit ce que ce regard rêve en lui-même, tant il l’a pris à soi ; et tout ce que cette bouche, si avide à la fois et si dédaigneuse, s’avance pour goûter, le menton en dément l’appétit, et le ravale.

Il n’y eut point, je le sais, d’homme plus passionné que celui-là. À cause de sa passion, il est malade. À cause d’elle, il aime, il appelle, il attend Jésus-Christ comme personne ne le pouvait faire ; non pas seulement en fidèle ; non pas seulement en fils prosterné qui espère, ou qui craint, ou qui court au-devant de son père, mais, en propre participant des plaies. Il les ressent aussitôt que pensées. Les extases des plus grands saints ne sont pas plus humbles que les siennes, et il en est de plus amoureuses. Mais leur humilité tient plus de la faiblesse que celle de Pascal qu’il tire de sa force. Leur amour est de créature ; et l’amour de Pascal est, en quelque sorte, de compagnon et de héros souffrant au côté de son maître. Familiarité sublime que celle-là, dans l’agonie, dans le sang, dans les angoisses humaines où la mort d’un Dieu est toute trempée. Familiarité dans ce qu’il y a de plus auguste et de plus fort, où la passion s’est faite si grave qu’elle tombe, de tout le poids infini dont elle s’est chargée, sur le cœur de la mort, et d’une mort divine. Dans une telle âme, une telle douleur est seule éternellement présente, en son mystère. Et enfin, elle est seule enviable.

Il ne faut pas moins pour tirer de soi un homme si fort au-dessus des autres hommes. Voilà les délices où toutes les autres ensemble ne se comparent point, car peut-être elles s’y anéantissent.

C’est à les goûter seules que Pascal se destine. Il dirige tout le feu de son cœur sur ce foyer. Il est brûlant, même quand il paraît de glace. On ne l’a point connu ni approché, sans l’aimer ou le haïr. Tiède en rien, il n’a pas trouvé de tièdes. Son père a pleuré de joie, dès l’origine, à la vue du fils qu’il s’était donné. Pascal a mis toutes les femmes de sa famille en sainteté. Il effraye M. de Sacy, et ne fait point peur à sa servante ; mais, au contraire, superbe malgré tout, et superbe caché, ce qui le fait deux fois l’être, il est simple avec elle ; il peut être humble avec cette bonne femme, sans penser à son humilité, idée qui la ruine. C’est pourquoi Pascal vit seul, et se retire dans une chambre, avec un mendiant et de pauvres gens. Il ne veut pas même d’une cellule dans un cloître, ou dans un logis de famille. Il sait bien qu’il ne peut toucher à la vie, sans l’embrasser d’une étreinte puissante ; et qu’enfin vivre pour un homme de sa sorte, c’est toujours dominer. Il prévient sa sœur et son père du danger de l’aimer trop ; et plus il use de termes froids, plus je le sens qui se défend du trop d’amour lui-même. Ou même est-il trop grand pour s’en défendre : il prend le flot de cette passion, il le précipite et l’accroît ; mais il le détourne sur ce qui n’est plus rien de propre au moi. Il parle contre les attachemens du monde, non pas en homme qui se dépouille, mais en avare secret, qui thésaurise un trésor incalculable, d’une espèce inconnue. L’ascète, qui ne l’est que selon la chair, a beau tomber de fatigue et de peine : il a l’expression de la joie ; il est tranquille, comme tout ce qui se dépassionne ; et s’il chante les louanges de sa victoire, les paroles sont en vain les plus chaudes : elles sortent d’une bouche froide. Il est bien nécessaire qu’il en soit ainsi : un corps sanctifié se mortifie assez pour faire un lit commode à une âme sainte. Mais Pascal prononce des sentences glacées avec une langue et des lèvres brûlantes.

Le fiévreux Pascal livre sa vie froide à ce monde, qu’il ne veut pas aimer ; il réserve les tisons de son âme à l’amour unique et caché qui est tant digne d’être aimé et où la parfaite douleur elle-même est aimable. Tel est l’ascétisme du cœur : il ne ruine point ses passions par esprit de charité. Il n’est que passion pour cette charité. Il est si fort qu’il réclame tout l’homme, sans en retrancher rien, afin de se consacrer, dans toute sa force, à ce qui la mérite toute, et accrue plutôt que diminuée.

L’état de lutte ne saurait aller plus loin. Pascal s’y assied, d’une volonté maîtresse, comme le confesseur de la foi au lieu de son supplice. Pascal n’élude rien. Il ne le daigne pas. Voilà à quoi sert d’être bon géomètre jusque dans la sainteté. Il préfère outrer la rigueur du combat. La difficulté infinie est la séduction suprême pour le cœur d’une force infinie. La passion de Pascal fait la guerre à sa passion, comme au seul ennemi digne d’elle, et elle lui en fournit des armes. Pascal vit dans la fièvre, le tremblement, et les délices tristes de ce cœur qu’il nourrit et qu’il dévore.

Pascal, malade dans sa chambre, est un des plus grands spectacles qu’il y ait de l’homme. Il fait mettre à ses côtés un mendiant, malade comme lui. En d’autres temps, un pauvre ; et, d’abord j’en suis sûr, un homme, quel qu’il soit, c’est toujours un malade. Celui qui souffre dans son corps ne l’est que deux fois. Mais la maladie originelle, et mortelle dès l’origine, qui la guérit ? — C’est la vie.

À l’époque où il n’avait pas rompu avec le monde, l’ami de Pascal devait être son malade. J’imagine que c’était Miton, et surtout parce que Miton devait voir en Pascal son malade. Pascal n’a jamais quitté Miton : il l’avait pris en lui ; il n’en était pas troublé, comme on veut dire : Miton est athée et ne doute pas ; c’est une assez bonne tête. Mais meilleure elle est, mieux Pascal en fait sa cible. Elle est fière de sa raison ; il faut qu’elle le soit : sans quoi, quel profit à l’abattre ?

Ce puissant Pascal va-t-il humilier une pensée affaiblie ? Vous n’en jugez que par vous et vos commodités. Pascal accroît son ennemi, pour l’accabler. Il attend d’avoir si mal aux dents qu’il trouve la cycloïde ; et, du reste, il en propose le problème à toute l’Europe, dans le dessein qu’on ne peut nier d’humilier tout le monde. Outre qu’il est jésuite, le P. Lalouère apprend ce qu’il en coûte de vouloir se dérober à cette humiliation. Mais où l’on ne voit que l’orgueil, ou même la mauvaise foi de Pascal, je reconnais son humilité superbe. Pas plus qu’au doute, il ne laisse point de place en lui à la contradiction. Il ne méprise point la géométrie en lui-même, mais dans les géomètres : car ils ne sont que géomètres. Et de petite géométrie. Jusqu’à la fin de sa vie, il veut au contraire porter l’esprit géométrique au comble de sa force. Il doit à un effort incroyable de la géométrie pure les fondemens mêmes du calcul de l’infini. Il ne méprise donc point la géométrie : il l’abaisse. Que sert d’abaisser ce qui n’est pas très haut ? — Il honore toujours Fermat ; et s’il en veut à Descartes, c’est en partie que la mathématique de Descartes n’exerce pas assez l’esprit. La grandeur de l’esprit lui est chère : mais il la mesure.

La solitude est le lieu de l’orgueil et de l’humilité. Elle y est également propre. La grande âme humilie son orgueil en secret : c’est une armure qu’on porte dans le monde et dont on se délivre. Mais on met de l’orgueil même à dépouiller l’orgueil. C’est pourquoi les quatre murs d’une chambre où l’on est seul sont l’espace qu’il faut à cette discipline. On ne s’arrête pas à la première peau ; et nulle pudeur n’empêche de tout ôter. Et enfin l’on est plutôt un grand saint que bon connaisseur de soi-même. Les enfans et les simples pourraient dire qu’ils ne craignent pas la bonté, ni celle d’autrui, ni la leur. Mais Pascal se dira toujours : « Je crains ma bonté même, parce que je la connais. »

La vue de cette chambre, où Pascal est retiré, émeut le fond de mon âme. Pascal fait son lit, et se sert lui-même : cette idée me plaît, qu’en ce que les autres pourraient faire pour lui, il les supplée, lui que nul homme au monde n’eût alors suppléé en ce qu’il a fait. C’est où l’on connaît la vraie grandeur. Mais il est bien plus grand par l’amour où sa passion se consacre, que par où il force son cœur à s’oublier.

Il me semble qu’il s’estime avec douleur et se désaime, à mesure qu’il aime les hommes et les mésestime. La charité, où il exerce son cœur, est une recherche passionnée de l’amour unique. Il est donc vrai, et l’on éprouve à toute heure, quand la première en est venue, ce sentiment si hardi et si triste que l’amour passionné de Dieu implique un amour des hommes, qui puisse aller même à l’entier sacrifice, — mais dédaigneux de soi, et plus encore d’eux.

Pascal entretient un commerce familier avec le sépulcre. Voilà encore à quoi la solitude d’une chambre est bonne. Cette intimité avec la fièvre de la mort n’a point du tout la froideur d’une pratique dévote ; à plus forte raison ne l’a-t-elle pas des vues inanimées où les esprits sans vie se plaisent, et beaucoup de philosophes. L’entretien de Pascal avec la mort n’est pas une conversation vaine ; car le sépulcre, où Pascal prête sans cesse l’oreille, n’est pas vide. Pascal, au contraire, y voit couché tout l’univers, qui y tient, et quand il parle, il attend la réponse d’une voix éternelle.

Aussi Pascal peut tout dédaigner ; et, s’il le faut, se soumettre à tout. Car où est le tyran, la chaîne, le supplice même, y parût-il soumis, où son âme en vérité n’échappe ?

Pascal ne sort guère plus de sa chambre que pour se rendre à Port-Royal, ou à l’église. Et, quand il est dans la rue, il vit de même entre les quatre murs de la solitude, comme au moment où on l’y trouve assis.

C’est ce Pascal de la solitude, que je vois parler, un soir d’hiver, à une fille de la campagne, l’ayant trouvée sur la place, errante, jeune et belle, seule, en haillons, presque perdue comme un enfant. Il ne peut la voir, sans penser avec une ardeur égale à sa perte, où elle a déjà le pied, et au salut où il veut la conduire. La séduction de l’innocence est sans pareille pour les esprits qui en connaissent l’espèce fragile. Il la prend avec lui ; il la met entre les mains d’un prêtre, il veille à sa nourriture et à son vêtement ; enfin il est sûr de l’avoir ôtée à l’abîme de la chair, où elle devait tomber. Tant qu’il vit, cette action reste cachée. Mais quand il est mort, on la publie ; et elle n’en reste pas moins voilée aux yeux de ses amis, et de sa sœur qui l’admirent. Ils ne la voient en lui, que comme elle eût été en un autre : et pourtant, quelque saint homme eût été celui-là, il ne pouvait pas être Pascal, ni sage à sa manière. Ce n’est ni par piété froide, et détachée de la créature, quand elle s’attache même le plus à son objet, que Pascal agit, ce soir-là. Ce n’est pas, non plus, par charité pour cette fille : perdue, elle eût peut-être goûté des plaisirs, qui la fuirent sauvée ; elle les eût peut-être préférés à ce qu’ils coûtent ; et enfin, si elle avait eu le choix entre les deux bonheurs, celui de la perte l’eût faite plus heureuse, de son propre aveu peut-être. Car ce monde est plein d’ombres, qui ne souhaitent qu’un peu de vent, pourvu qu’il souffle vers les bords où elles veulent être poussées. Le sage ecclésiastique, qui vante la vertu de Pascal à ce propos, n’en juge pas comme Pascal eût fait lui-même. L’homme qui a mesuré à une ligne près le nez d’où dépend l’empire du monde, ne s’abuse pas sur le prix d’une petite fille. S’il la sauve, c’est beaucoup moins pour elle, que pour l’amour passionné de Dieu, où l’ascétisme du cœur l’incline. Cet amour ne va pas sans la haine de la nature. Pascal, qui prend cette fille par la main, ne s’inquiète guère d’une once de sa chair, en plus ou en moins. Mais il brûle de zèle pour une autre cause, qui en vaut la peine, celle-là : ce qu’il en fait, c’est pour vaincre et ployer la nature. Son délice est de la contrarier. Il veut qu’elle ait le dessous ; et cette bête terrible, ce monstre tout en appétit insatiable, il faut l’affamer, si l’on rêve de le réduire ; voilà une lutte digne d’un homme. Voilà un ennemi pour Pascal.

On dit de beaucoup d’hommes qu’ils valent mieux que ce qu’ils font. Et c’est le contraire qu’il faut dire, et qui est vrai. Car cette opinion les vante, comme toute la force de leurs mensonges. Presque tous les hommes valent encore moins que le peu qu’ils font ; et la preuve en est bonne, de la grande peine qu’ils ont à le faire. Pascal est du petit nombre en qui l’homme passe infiniment les actions. Le livre de Pascal est le plus beau qu’il y ait en France. Il ne contient rien, pourtant, qui vaille la Vie que la sœur de Pascal a écrite de lui, en quelques pages.

Cette femme, d’un esprit si solide, d’une vertu si ferme et si drue, ne put pourtant pas assez connaître son frère : mais il suffit qu’elle en ait eu le modèle sous les yeux, et qu’elle en retînt des traits, pour donner l’idée de cette grandeur incomparable : un homme que la nature a créé pour son triomphe, et qui ne vit que pour triompher de la nature.

Enfin, ce Dieu qu’il faut conquérir, Pascal touche à sa conquête. Enfin Pascal est sur le lit de mort. Enfin, le voici comme un enfant : c’est qu’il meurt. Le temps en est venu : le plus haut effort de cet esprit l’a porté là, qu’il a le bonheur de l’innocence parfaite : qui est, pour l’homme, de n’être point.

Et pourtant, cette âme puissante, qui se croit toute à Dieu, est encore combattue. On dirait qu’elle ne veut pas de sa victoire. Elle livre un combat terrible à la chair. Tout un jour s’écoule dans l’agonie. A la fin, elle reçoit le prix. Avide comme elle est de toute fixité, sa grandeur se fixe : elle n’est plus.

A. Suarès.

  1. Madame Périer ; Cf. Lettre de Pascal à Fermat, 10 août 1660.
  2. Pensées, art. xxii, 8.
  3. Ibid., art. xxii, 9.
  4. Ibid., art. xxii, 10.
  5. Pensées, art. xxiii, 3, xxv, 90, 92.
  6. Ibid., art. xxii, 16, 18, 20, 36.
  7. Ibid., art. xxiii, 24.