Visions de l’Inde/Chapitre IV

Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 138-198).

CHAPITRE IV

Les Himalayas


Le Tigre. — Sur les cimes. — Naïni Tal (le lac d’Amour et de Mort). — Lamentations d’un hôtelier. — Les deux Démones. — La Vierge dans les Himalayas. — La nuit sublime. — Le Mahatma. — Le feu allumé par des paroles et l’invisibilité. — Avec les Léopards. — Le couple noyé. — Les Lavandières. — Nigra sum sed formosa.


I

Le Tigre.

Je suis parti de Lucknow vers Naini-Tal, un lac enchâssé comme un saphir dans la blanche couronne des Himalayas. J’ai laissé mon ami, qui, par chic, se rend à Simla. C’est une station dans les Himalayas aussi, mais où la présence estivale du vice-roi attire les touristes « smart » (on dit encore smart dans l’Inde) et les épouses des « députés-commissionners », des généraux et des « collectors ». À Simla, l’Inde cesse pour le triomphe du britannisme et de l’américanisme élégants. Mais Naini Tal est fréquenté seulement depuis trente années. Il n’y avait auparavant, autour de ce lac sacré, dans le sein auguste des montagnes, qu’une jungle impénétrable grouillante de tigres et de ces petits lions sans crinière, dont les Himalayas sont pleins. Naini-Tal est encore tout près du célèbre pic « China » où, dit-on, habite un miraculeux ascète, un homme-Dieu, un Mahatma. J’irai vers ces neiges, ces mystères et ces fauves…

En attendant, me voilà échoué dans une petite gare, la nuit, seul Européen. Il est dix heures ; jusqu’à minuit je dois attendre le train pour Bravery, dernière station du « Oudh and Rohilkand Railway ». Là je prendrai la « tonga » qui m’attend. Les gares sont organisées, même en ces provinces lointaines, avec un sens du confortable que, nous autres Français, nous ignorons, mais dont nous profitons volontiers. Le « station master » m’invite à prendre quelque repos dans le « rest-room », sorte de salle d’attente où l’on dort. Naturellement je ne voyage pas sans mes couvertures épaisses comme des matelas, mon oreiller, mes draps, une sorte de lit portatif nécessaire dans l’Inde. Sur un tréteau de bois, Rozian, mon boy, m’improvise une couche. Pendant ce temps, je me plonge dans la baignoire du « rest-room » ; puis je goûte un trop bref repos…

Quand je suis réveillé, une tristesse immense me gagne, cette maladie de la solitude, qui fauche là-bas plus d’Européens que la malaria, la petite vérole noire, ou le choléra. C’est un spleen spécial, fait de la tristesse éternelle de l’Inde, du regret de la patrie, de cette angoisse, de ce malaise qui ne vous quitte pas, en cette ambiance de fièvres, de famine et de peste ; vos mains deviennent moites, votre cerveau se voile, le pouls bat inquiètement, le foie se gonfle, des sueurs toxiques imprègnent votre peau. Vous vous sentez dépaysé, arraché, de la douce Europe, loin des bras et du sourire de l’aimée lointaine, dans la crainte des scorpions et des serpents, avec la vague hostilité autour de vous de ces visages noirs derrière lesquels veille une âme à jamais distante et qu’on ne pénétrera jamais. On voudrait un abri, un havre tendre ; on rêve d’une église pareille à celle des enfances pour y pleurer devant le Dieu de nos mères, loin des temples désolés et sanglants… Ici personne ou à peu près personne ne parle anglais ; pas une face blanche. Autour de moi se heurtent les troupeaux misérables des natifs, vêtus de haillons et poussés par des employés qui, bien que de leur race, pour cela même peut-être, les traitent en animaux. Au loin, un inconnu de ténèbres, une terre mystérieuse et menaçante. Je regarde une plaque sur un wagon, grillagé comme pour contenir des bêtes. « Natives females », est-il écrit brutalement. Sont-ce, en effet, des femmes, ces malheureuses nouées de foulards étincelants, tremblantes, égarées, dont le cerveau est plus obscur que la nuit et que leur face salie de signes diaboliques ?…

Rozian a transbordé mon lit dans le wagon qui va me mettre au pied des plus hautes montagnes du monde. Je suis emporté par un train à voie étroite, un train-bébé. Je me recouche encore, car je n’ai pas quitté mon « pedjama ». Ce vêtement de nuit, pratique et correct, essentiellement britannique, qui vous déshabille et vous habille à la fois, est en quelque sorte une chemise de nuit découpée en un veston ample et un pantalon lâche. J’obtiens de garder mon boy dans un compartiment voisin. Je m’enveloppe dans les couvertures dont le tissu, par hygiène, çà et là, laisse passer l’air. Pour la première fois, dans l’Inde, j’ai froid. Mon sommeil est malsain. Tout à coup je m’éveille. Je fais tomber un volet et une vitre pourvoir. Devant moi, un mur de lianes enchevêtrées et confuses, la nuit du ciel est sans étoiles, les ténèbres de la terre sont opaques. Nous coupons une jungle. Et alors un bruit étrange déchire ces noires épaisseurs, une clameur déjà entendue, certes, mais qui me paraît neuve, tant elle est vivante ; c’est un rugissement. Il n’est pas si lointain que j’aurais pu le supposer ; car — est-ce une hallucination nocturne ? — deux lueurs phosphorescentes luisent puis s’éteignent, comme d’énormes vers luisants, entre les herbes obscures… Non, je n’ai pas rêvé. Nous traversons bien l’inextricable refuge des fauves, avant de retrouver les bœufs patients et les chameaux gracieux dans les terres cultivées…

J’ai remonté le volet, j’ai fermé la vitre. Ma torpeur a été secouée par ce frisson nouveau. Et, les yeux éveillés, je rêve ; je me rappelle une histoire qui me fut contée par un « chief ingineer » à Calcutta. On venait de créer une ligne nouvelle du côté de Jeypore. Il était alors un simple ingénieur et dormait avec un camarade dans un train provisoire, sur la voie qui chaque jour enfonçait plus loin dans la forêt sa double pince de fer. La chaleur était telle qu’ils laissaient les fenêtres et les portes ouvertes.

« Une nuit, me dit-il, un vent violent souffla sur ma face, je me réveillai haletant ; et je ne vis qu’un bond phénoménal, une sorte de trombe rousse qui passait au-dessus de ma tête. Affolé, je me précipitai sur la voie ; puis, reprenant courage, ayant réveillé les ouvriers et m’étant armé, je m’approchai accompagné de torches. Le wagon était vide. Je n’ai jamais plus revu mon ami. Il avait disparu avec le tigre sans avoir eu le temps ni la force d’un cri… »


II

Sur les cimes.

À Bravery, dans la fine excitation du thé matinal, je respire l’air de la plaine, l’air tiède encore : « Sab, mettez votre pardessus. Il fera terriblement froid tout à l’heure. » Le maigre Rozian en grelotte d’avance et il m’enveloppe dans des fourrures qui me paraissent hors de saison ; mais je le laisse faire, heureux de cette sollicitude qui me console un peu de mon abandon.

Il est imprudent d’être longtemps servi par un Indien… Revenu en Europe, on ne peut plus supporter d’autres domestiques. Sa subtile servilité vous enveloppe, vous rend esclave à votre tour. Il vous épargne tout souci, surveille vos manies, les cultive, finit par s’interposer entre vous et toutes choses, touche sa commission pour chaque acte de votre vie, les corrige selon son caprice. Je me rappelle un consul étranger à Calcutta qui dut renvoyer son « boy », parce qu’il avait trouvé le moyen de prélever un impôt jusque sur les visiteurs. Les jeunes officiers anglais sont particulièrement entre les mains de ces valets dominateurs. Leurs amours elles-mêmes dépendent de ces boys, qui ajoutent à leur compte de semaine quelques roupies pour ce qu’ils appellent : « les plaisirs de Sab… »

La Compagnie m’octroie une « tonga » pour moi seul. C’est une carriole simpliste sans ressorts et sans brancards, jolie pourtant comme si elle avait été construite par un singe menuisier. Elle est ouverte aux quatre vents avec une toiture de bois ou en tôle. À mes côtés s’assied le cocher, un Hindou grave, à barbe abondante, à turban pointu. J’ai rarement vu conduire aussi adroitement, avec cet air de n’y toucher pas. Les chevaux sont bizarrement choisis, pas dressés, encore sauvages, parfois vicieux. Ils sont libres, à peine retenus par un anneau à un joug de fer.

La route n’est pas très mauvaise, mais périlleuse, sans parapet, bordée par d’effrayants précipices, et à chaque instant elle s’encombre de chars à bœufs qui dévalent, chargés de barriques et de sacs. Notre tonga doit gravir d’énormes tas de pierres, se glisser entre les lourdes carrioles. Ces mouvements s’accomplissent avec un calme plein de dignité et presque dans le silence. Comme cela me change de nos cochers parisiens, qui s’injurient et s’énervent pour un rien ! Tous les six ou sept kilomètres nous changeons de bêtes. J’ai emporté peu de bagages, un grand panier d’osier derrière moi, avec Rozian dessus enveloppé de couvertures ; ma valise est suspendue sur le flanc de la tonga, au-dessus des roues, par des cordes entrelacées avec cet art de sauvage à la fois esthétique et enfantin. Quant au palefrenier, il virevolte autour de moi, tantôt grimpé sur le toit, tantôt à cheval sur mon sac, tantôt sur le timon des chevaux. Il échange de temps en temps quelques mots sentencieux et utiles avec le cocher, dont le fouet au manche court n’effleure jamais la croupe du cheval, quand même il serait tout à fait rebelle. Il n’use pas de ce moyen barbare, trop occidental, et il n’en a pas besoin. Une communion subtile le relie à ces animaux, comme si l’homme et la bête, dans ce pays antique, parlaient encore le même langage, avaient la même âme… On rêve à des périodes fabuleuses, à l’aurore du monde ; on s’explique le mythe du centaure qui est la parfaite harmonie de l’humain et du cheval… Aussi ce fouet n’est plus un fouet, mais un sceptre. Le cocher lève cette arme innocente, la tient un moment en l’air avec un léger sifflement dans la bouche, et les rosses les plus têtues s’enlèvent irrésistiblement…

Quelle joie de respirer un autre air que l’air empesté de Calcutta ou de Bénarès ! Une végétation de paradis terrestre m’enveloppe et me parfume. Elle ragaillardit les poumons, enchante les yeux, les essences les plus ordinaires sont là, exaltées en puissance et en grâce. Des catalpas fleuris se rejoignent sur nos têtes, nous font des ciels embaumés ; les touffes de bambous, les euphorbes géants nous gardent. Nous montons toujours. Les écureuils trottent d’arbre en arbre, avec leur queue en parasol. Les singes bondissent et rient. Le paysage et les hommes changent. Une majesté se dégage des roches, une race plus forte se montre, avec des jarrets et des cuisses musclés, si différents des échalas de mon Bengali. Le visage aussi est plus noble, transfiguré d’être moins vénal et de ne plus mentir. La magnifique ambiance élève le type. La nature aime à se mirer dans les hommes. Les montagnards de l’Inde sont plus beaux que les montagnards des Cévennes ou des Alpes, mais la pauvreté et la superstition les marquent d’une tare encore. Les coolies abondent sur la route, écrasés par les déménagements des Européens, qui font porter à dos d’homme, — ça coûte si peu, — leurs meubles et jusqu’à leurs pots de fleurs. Le fameux paysan de La Bruyère, décrit avec un pittoresque féroce, est un grand seigneur, à côté du coolie. À peine vêtu, malgré le froid, beau comme un dieu grec, il plie sous d’effroyables charges de bois, de charbon, de tonneaux. Il va ainsi, des milles et des milles, sans rien voir que le sol, la tête au niveau de l’estomac, semblable à ces fourmis qui traînent des fardeaux dix fois plus gros qu’elles. Je vais les croiser sans cesse dans les Himalayas ; ils m’émeuvent, humble peuple sacrifié qui ne proteste jamais, plus intéressants que ceux des plaines, parce que, plus près du ciel, ils apparaissent davantage des hommes.

Nous voici arrivés à Kathgodam. Il fait faim. Je laisse ma tonga. J’entre dans une gentille auberge, tenue par un couple tel qu’il s’en trouve dans les romans de Dickens. Le vieux est un ancien sous-officier retraité, respectueux des règlements ; et la femme, une grosse ménagère, prépare d’excellents breakfasts, entre son corbeau familier et sa bouteille de wisky. Elle sue la santé et l’ivrognerie, qui, ici, vont souvent ensemble, et on ne sait si ses joues rebondies et roses sont dues à l’efficacité du grand air ou à un abondant alcool. Son auberge est un rez-de-chaussée coquet et propre, où quelques vieilles misses ont installé leur dédain, que la nature leur a rendu en laideur et en disgrâce. De leurs yeux glacés, elles regardent, sans le voir, au milieu des fleurs qui font de Kathgodam et de l’auberge un grand bouquet sorti du roc, ce paysage sublime d’abîmes et de torrents, où planent les aigles et les vautours…

De là, j’irai, à cheval, à Naini-Tal, cette bourgade éparpillée autour d’un lac en l’abri de cimes inaccessibles.


III

Naini-Tal (le lac d’Amour et de Mort).

Je me rappellerai toujours l’étrange impression, le coup délicieux de surprise que m’a donnés, quand j’y émergeai par une route dure, Naini-Tal, ce coin de douceur, cette vallée souriante, creusée au milieu des plus âpres montagnes du monde, qui ont huit mille mètres de hauteur. Ce lac frais et clair, qui cache des étendues inexplorées sous ses vingt-deux pieds de profondeur, est bordé de saules, comme l’Inde seule peut en créer, d’une délicatesse de teinte, d’une frêleté de lignes, d’une grâce mystique que ce pays de luxuriance et de force tient en réserve secrètement… Rien de ces décors d’opéra-comique qui gâtent la Suisse sans cesse, rien d’artificiel et de mesquin. Il y a un dieu dans cette eau limpide ; un dieu, c’est-à-dire une force sauvage, sensible, que l’on respire comme un parfum. Que dis-je ! un dieu, il y a deux déesses ! En effet, deux pagotins s’élèvent sur le sable, consacrés aux deux sœurs qui règnent sur le lac, Naïna-Devi et Nanda-Devi, au nord du Tal[1], en contre-bas d’un large cirque vide, où la garnison anglaise a installé son jeu de polo… Toujours, là comme ailleurs, la juxtaposition des deux vies qui ne se mêlent jamais, la vie britannique, la vie indigène, l’exercice violent et la rêverie… C’est comme un accord entre les maîtres et les vaincus, qui vivent les uns à côté des autres, tout en se méprisant du fond du cœur.

Mon cheval longe l’eau merveilleuse, qui me trouble comme un miroir où se seraient regardés longtemps des fantômes ; de tous côtés, les fiers monuments européens envahissent les hauteurs, écoles, églises, temples, villas, châteaux… Les hôtels sont clos encore ; tant mieux ; le paysage en sera plus pur.

Je croise deux « dundees ». On donne ce nom à des brancards douillets, où sont étendus des voyageurs, la tête sur des coussins, et que portent des indigènes. Sur l’un sourit une jeune femme, une Irlandaise sans doute, avec un teint de rose du Nord, des cheveux blonds comme ceux des fées ; presque le long d’elle, dans l’autre dundee, s’accoude un Anglais trop grand, pâle, sans doute atteint des fièvres, et qui est venu se guérir dans les montagnes.

Les épaules des coolies les balancent, mollement, les rapprochent comme s’ils étaient dans le même lit ; ils sont dans la même pensée, dans le même amour… Cela s’avoue d’une façon aussi éclatante que le péril charmant de l’eau voisine, que le tremblement des saules ou l’altière grâce des coteaux lourds de chênes et de palais blancs. S’ils ont ce sans-gêne, c’est que la « season », n’est pas commencée ; ils sont presque seuls de la société, et, moi qui passe, je ne compte pas, n’étant pas un Anglais (à tant de choses ils le devinent). Et je ne sais pourquoi, dans mon impression première, j’associe ce couple d’amour et ce lac perfide et charmant…

Ce sont à peu près les deux seuls voyageurs installés dans le pays, venus, pour devancer la saison, pour être moins surveillés sans doute, à Naini-Tal.

Je ne trouve d’ouvert que l’ « Hôtel M*** », qui plane au-dessus du lac. Je suis reçu par le propriétaire, un brave homme, serviable, qui dirige, sous son casque, les équipes d’Hindous occupés à construire une aile nouvelle à son bâtiment. Il s’excuse, la maison n’est pas en état encore, et il ne loge chez lui que deux hôtes ; je n’ai pas de peine à deviner que c’est justement le couple, tout à l’heure, rencontré. Nous en parlons, tandis qu’il monte me conduire à ma chambre, propre et claire, au plafond boisé, aux meubles suspendus, pour échapper, sans doute, aux insectes et aux reptiles…

— Ils ne sont pas raisonnables, me dit-il à propos des deux amoureux ; ils m’ont avoué qu’ils ne savaient nager ni l’un ni l’autre, et, à part leur promenade du matin en dundee, ils passent l’après-midi à canoter sur le lac, parfois même ils y restent tout le soir… Que voulez-vous ? c’est la nature des Anglais : ils veulent se donner du mouvement quand même. Celui-là a beau être malade, au point que le médecin lui a défendu de monter à cheval, il faut qu’il rame, qu’il rame…

— Ce doit être, en effet, bien agréable, quand on s’aime, de s’isoler dans les anses du Tal.

— Agréable, oui, oui, certainement ; mais nous avons des accidents toutes les années… des accidents dramatiques… Ça n’empêche pas les autres de recommencer…

Les paroles du petit homme tombaient dans mes oreilles comme des cailloux dans un puits. Je l’écoutais, distrait. Rozian plaçait religieusement sur la table mes cahiers de notes, et, dans le cabinet de toilette, un noir remplissait les cruches. Avais-je le pressentiment, déjà, que Naini-Tal compterait parmi les plus puissants souvenirs de cet éblouissant voyage, et que j’y assisterais, bientôt, à un miracle et à une tragédie ?


IV

Lamentations d’un hôtelier

De grand matin, je descends chez le « proprietor » complaisant qui, levé depuis cinq heures, lit des revues et des livres de science tout en surveillant les ouvriers :

— Si vous voulez bien connaître Naïni-Tal, me dit-il, prenez avec vous le brahmane Bharamb qui connaît à fond les indigènes et vous contera les légendes merveilleuses du pays.

J’accepte, tout en regardant par la fenêtre les natifs, découpant des solives, fendant des planches. Tout cela va se transformer en escaliers, en vérandas. Des femmes travaillent aussi, déblaient le terrain, emportant ou rapportant sur le coussinet de leurs chevelures, avec un sens exquis de l’équilibre, des pierres superposées qui jamais ne glissent. Leur cou est musclé, leur sein ferme sous l’étroite tunique. Parfois, elles s’arrêtent pour jouer comme des chèvres, se poussant de la tête, se renversant avec des rires… Et l’on croirait assister à quelque idylle champêtre extraite du « Mahabaratta ».

Mon brave Anglais m’expose ses doléances résignées et d’ailleurs courageuses. Ces âmes d’insulaires sont si différentes de nous Latins, profondes, tenaces, naïves et intéressées à la fois, s’immolant volontiers à un idéal collectif, au bien-être de la famille, à la grandeur de la race. Nous les comprenons de moins en moins, nous autres individualistes acharnés, nous que tout divise. Je regarde les yeux doux et patients de ce bourgeois typique, sa moustache qui grisonne. Il a vieilli loin de l’Angleterre qui est pour lui le plus beau pays du monde, et peut-être mourra-t-il à la peine, dans ces montagnes, dont il ne sent nullement la poésie et qui sont pour lui un laborieux exil. Qu’importe ! il doit faire les siens riches et heureux. À ce but, il se sacrifie entièrement.

Il faut lutter contre le mauvais vouloir des natifs, leur duplicité. L’hiver est dur. Quand il vient, les neiges s’accumulent, la montagne tremble, l’hôtel oscille dans le déplacement des rocs, les fauves descendent. La bonne saison est courte. Il faut payer très cher le cuisinier français qu’exige la clientèle…

— Ah ! continue-t-il, vous ne vous amuserez pas beaucoup ce mois-ci, il faut que la société soit arrivée pour que le pays devienne gai… (cet hôtelier pense comme presque tous les Anglais ; l’Inde à leurs yeux ne renferme pas d’autre intérêt que la présence d’autres Anglais retrouvés). Mais on se plaît beaucoup à Naïni-Tal pendant la season, on s’y amuse hommes et femmes… en tout bien tout honneur, s’entend… On joue au tennis, on excursionne dans la montagne et surtout on fait des parties de canot sur le lac… Malheureusement, nous, Anglais, nous sommes très imprudents… ces promenades exquises finissent trop souvent en coups de théâtre.

C’est un refrain lugubre que cette appréhension du lac redoutable sur des lèvres courageuses pourtant… Je cherche à le ragaillardir.

— Quelles sont les distractions des officiers de la garnison pendant toute l’année ?

Le petit homme, résigné, sourit :

« Ah ! les Anglais n’ont pas les mêmes goûts que les Français ; pourvu qu’ils fassent jouer leurs pieds et leurs bras, ils sont contents. D’abord, ils mangent beaucoup, — quatre ou cinq repas par jour, — puis ils montent à cheval, s’exercent au foot-ball, aux rackets, au polo. À l’Assembly-Room, il y a des jeux deux fois par semaine. La danse aussi… Oh ! la danse, ce n’est pas le fort des Anglais… Deux ou trois bals par mois, ça suffit, c’est même trop. Certains sont obligatoires comme ceux du gouverneur. En ce cas, recevoir une invitation c’est l’accepter. — Et la vie se passe de la sorte, en santé, sans souci, sous un climat qui est, après tout le meilleur de l’Inde.

— Votre existence à vous vous sourit-elle ?

Le petit homme est pris d’un de ces accès de confidences d’autant plus complets chez les Anglais, qu’ils sont plus rares. Voilà près de trente ans qu’il loge les autres en ce coin perdu des Himalayas, près de trente ans qu’il n’a pas vu la « City », qu’il n’en a pas respiré la fièvre, le brouillard, qu’il regrette l’odeur du chemin de fer souterrain. Il s’y est résigné pour élever ses enfants trop nombreux, comme des « gentlemen », pour donner des distractions à sa femme qui s’est ennuyée ici où il n’y a ni théâtre ni soirée ; eux sont disséminés un peu partout sur la terre ; elle habite décidément Londres, d’où elle ne retourne à Naïni-Tal que tous les trois ans pour y passer un été.

« Un de mes fils pourtant s’était décidé à venir aux Indes. Il était dans les affaires à Calcutta ; je comptais sur lui pour qu’il consentît à m’aider ; car je commence à vieillir et je souffre de la solitude. Mais il vient de m’écrire qu’il partait se battre au Transvaal… Et comme je lui ai fait l’observation qu’on pouvait se passer de lui là-bas, tandis qu’ici il devenait indispensable, il m’a répondu : « Père, votre métier d’hôtelier ne me plaît pas. Je préfère l’aventure… » Alors je lui ai envoyé de l’argent et je lui ai dit : « Va ! » C’était mon dernier espoir qui partait… »

Ce brave hôtelier m’a ému. Il ne s’indigne pas contre les siens, il ne récrimine pas contre le sort, il garde sa patience anglo-saxonne. Et je songe qu’ils sont des milliers et des milliers d’Anglais dans son cas, parmi cette Inde, et non pas, comme trop souvent dans nos colonies, le rebut de la nation, mais au contraire sa moelle, silencieusement immolés à leur femme et à leurs fils…

« Vous autres Français, ajoute-t-il, vous avez un sentiment plus exact du bonheur, vous faites peu d’enfants et vous les gardez le plus longtemps possible auprès de vous, avec une femme qui partage votre destin… La vie est courte et vous savez en jouir… »


V

Les deux Démones.

Je descends vers les pagotins des deux déesses au bord du Tal avec le brahmane Bharamb. Comme l’on ne vit plus, même dans l’Inde, en enseignant le « Brahma vidya » (la science divine), cet Hindou de haute caste s’est résigné à devenir un simple « babou ». Il tient les comptes de l’ingénieur. Il reste avec moi retors et fermé, jusqu’au moment où je lui chante en sourdine, avec l’accent, un verset sanscrit des Upanischads[2] qui glorifie le dieu Shiva. Alors ses joues ridées se détendent, son œil éteint de caissier flambe, une jeunesse le gagne, l’âme religieuse de son pays le régénère comme un sang neuf.

En marchant, il me raconte la légende des deux déesses dont nous allons visiter les petites chapelles. Ce sont deux vierges mystérieuses, Naina-Devi et Nanda-Devi qui règnent sur la vallée. On leur offrait encore, il y a cinquante ans à peine, des sacrifices humains.

— Pour le moment, me dit Bharamb, elles doivent se contenter du sang des chevreaux, qui coule sous la hache des prêtres. Voilà les seuls hommages officiels que les Anglais permettent de leur offrir. Mais nous savons, nous autres initiés, qu’elles ne se résignent pas à cette famine d’offrandes. Il faut quand même qu’elles aient leur compte, et le lac leur accorde amplement ce qu’on voudrait leur refuser.

Je craignais de comprendre… pourtant j’insistai :

— Comment cela ?

— Comment cela ? Mais par les accidents qui se succèdent sur le « Tal ». Les Anglais y canotent éperdument, et il n’est pas rare dans la saison qu’une barque soit engloutie. Si, pendant une année, le lac n’a pas eu sa proie, l’année suivante, il met les bouchées doubles…

Nous approchions de l’eau délicieuse, fraîche, claire, troublante comme un miroir où trop de fantômes se seraient regardés. Çà et là demeurait un peu de brume encore, comme une voilette que la nuit, en courtisane, aurait oubliée. Cette onde redoutable affectait l’innocence de l’œil bleu et vert d’une vierge, et sa ceinture de saules avait une délicatesse de cils. Œil grand ouvert, œil loyal, on eût dit et où dormaient pourtant des projets sauvages…

À cause de Bharamb, je pus pénétrer dans l’enceinte sacrée, réservée au culte des déesses sœurs. Il baisa la porte avant de l’ouvrir. Des prêtres dormaient sur le sable : accroupis dans une paresse où tournoyaient des rêves d’absolu et des convoitises d’argent, de jeunes mendiants voués à Shiva nous regardaient, couverts de cendres, beaux comme des statues de musée. Tout à coup une femme se leva, horrible, sa tunique fendue jusqu’à la ceinture, exhibant des seins plissés et lourds qui, dans ses gesticulations, claquèrent sur sa poitrine, avec le bruit mat de fruits desséchés, de pendeloques noires. Sur sa tête, ainsi que sur la tête d’un homme, se pavanait un turban sali et déteint, d’où fuyaient des mèches d’une indéfinissable couleur. De loin je les pris pour des cordes. Un poète aurait cru y voir les serpents de la face de Méduse. Mais c’était bien réellement des cheveux. D’abord bruns, ils avaient été décolorés par les pluies, jaunis par le soleil ; la poussière des routes enfin les avait imprégnés de sa cendre grise. La vieille m’adressait, à moi l’étranger, des imprécations. Et ses yeux luisaient de l’éclat artificiel des moires ou de ces paillettes qui, brèves, scintillent sur l’eau. J’en détournai mon regard comme d’un piège hypnotique. Ce miroitement malsain faisait souffrir, dénonçant un organisme consumé de fureur et d’hystérie.

— C’est la sainte de Naïni-Tal, prononça Bharamb avec respect, elle voit les idoles, elle prophétise.

Et, comme je ne pouvais cacher mon dégoût, il ajouta gravement :

— Jamais une parole n’est tombée de sa bouche en vain !

… Je m’avançai vers les deux idoles. Les portes des minuscules pagodes ouvertes à l’adoration décelaient Naina-Devi et Nanda-Devi, petites et noires, avec des yeux immenses, rouges, de folles, d’ogresses. Poupées précieuses et envoûtantes sous leur chape de pierreries et d’or ! Des ex-voto baroques décoraient les murs : fourrures d’animaux himalayens, plumes de paon, coquillages du lac, petites cloches pour faire fuir les fantômes. Ces larves riches et ténébreuses, ces pygmées femelles, ont toujours faim. Sur les marches de l’autel traînent des gâteaux, des « sweets », quelques grains de riz sur des feuilles, des fruits de cocotier. Pour leurs narines de démones, du camphre brûle, et des pétales de rhododendrons épars font songer, mouillés aux eaux lustrales, à des gouttes de sang humain, rose et violacé, qui aurait coulé là.

— Ces offrandes ne sont que des desserts, chuchote Bharamb. Leur repas est le sang véritable, la chair qui fume… ou la face pâle des noyés.


Je m’assieds sur le sable, près de l’eau, comme ces prêtres nonchalants. Je veux respirer cette atmosphère païenne, me croire tout à fait loin de ceux de ma race, qui adorent un Dieu invisible et vénèrent une Vierge plus pure que les lys. J’omets les siècles qui ont apporté la foi et la science. Je savoure l’atroce, la charmante, la sauvage idolâtrie. À ma droite et à ma gauche, les saules tremblent, me cachant les monuments européens. Je ne vois plus que ces poupées dévoratrices et presque vivantes dans leur niche d’ombre, ces sacerdotes abrutis, ces ascètes possédés par le Démon de la Paresse et de l’Absurdité, — et surtout cette folle au turban dérisoire dont les cheveux se tordent en cobras.

Parfois ma main glisse jusqu’au lac qui meurt là, caresse de sa langue captieuse et humide. Et je comprends pour la première fois peut-être ce qui n’était pour moi jusqu’alors que lecture ou rêverie, le culte des forces naturelles, de « ces objets inanimés qui ont une âme » selon l’expression du poète, la présence de ces dieux mystérieux que le Christ chassa de l’Europe, mais qui continuent de vivre en Asie…

Une pauvre femme de la montagne entra timidement dans l’enceinte, tenant entre ses humbles bras aux bracelets de cire un chevreau.

Bharamb me dit :

— C’est une fidèle qui vient supplier les Déesses. Un des prêtres, qui somnolait sur le sable, ramassa une hache et marcha vers le lac. Ayant levé son arme dont le tranchant s’alluma d’un rai de soleil, il la trempa dans une flaque en se prosternant. Ce boucher sacré appelait l’âme du Tal, l’énergie subtile et cruelle de l’eau qui vivifie et engloutit.

La mignonne bête noire restait par terre, immobile sur ses pattes, humant l’air frais, tournant le museau çà et là, étonnée, avec ses petites cornes frêles.

Saisissant d’un poing rapide le chevreau qui se débattit, il se tourna vers les poupées noires aux chapes étincelantes. Un seul coup. La tête bondit jusqu’aux pagodes. Le petit corps velu tomba. Des artères du cou gicla un double flot de sang ; et, — chose horrible ! — le chevreau sans tête se redressa, trébuchant, voulut marcher, se tordit trois fois, le ventre secoué d’un spasme posthume. Le prêtre le saisit de nouveau, lui coupa la queue et les cuissots de derrière, qu’il posa devant Naina-Devi et Nanda-Devi. Alors la folle au turban bondit vers la mare de sang que déjà buvait le sable, et elle y plongea ses mains, et elle y essuya sa face ridée et obscure qui se leva vers moi, affreuse, dégouttante de gouttes rouges. Et elle dansa de ses maigres jambes nues, et ses mamelles sèches claquaient jusqu’à son ventre. Elle chanta, prise dans le vertige du sang, possédée par l’âme perfide du Lac, prophétesse où passait le souffle des deux Démones, — le vent du meurtre.

Parmi cette anse délicieuse, sur cette rive douce où l’eau finit en caresse, c’était la personnification du Vice secret, caché dans la Nature, du Mal qui pourrit, dans ses racines, l’univers…

Je serrai la tunique du brahme ; mes nerfs souffraient à la contagion de ce délire :

— Que dit-elle ?

Bharamb répondit :

— La sainte proclame les volontés de Naina-Devi et de Nanda-Devi. Le sang du chevreau ne suffit pas. Il faut à chaque déesse l’immolation d’un humain.

Et comme, dans un cauchemar réel, la folle s’avançait toujours plus près de moi, glapissante :

— Que dit-elle ? répétai-je.

Bharamb se taisait, gêné :

— Parle, criai-je, brutalement, je l’ordonne.

Et l’Hindou avoua :

— La sainte dit que les Déesses exigent le sacrifice de chrétiens, de blancs comme toi.

Maintenant, je rôde autour du lac perfide et doux, dans l’après-midi finissante, l’âme irritée et blessée, les nerfs chavirés comme si j’avais bu un de leurs poisons d’ici. Serais-je devenu lâche ? À certaines pentes, je retiens d’une main inquiète mon cheval. Il me semble que je vais dévaler parmi ces chênes énormes, rouler, poussé par quelque main invisible, dans ce grand œil de vierge aux cils de saule, dans ce lac attirant qui semble me regarder, en effet, avec un vorace amour.

Les fleurs roses et violacées des rhododendrons s’effeuillent sur la soie blanche de mes vêtements légers sous lesquels j’ai froid. Et quand je les observe, il me semble que mon sang, sur eux, a coulé. J’oublie de répondre aux saints des soldats du Népaul qui passent, pareils à des Chinois jolis, tout fiers de leur costume européen. Les poupées envoûtantes oppressent mon cœur. Mes oreilles bourdonnent encore des malédictions de la sainte infâme. Bharamb me suit, sautillant sur ses pieds de singe, tout rajeuni par les cérémonies de sa race et de sa religion.

— Sâb, me dit-il, ne craignez rien…

Et comme je fais un geste d’impatience en comprenant que cet homme a deviné que j’ai peur :

— Excusez-moi, Sâb, si je vous parle si librement. Je voudrais que vous ne soyez pas troublé par la prophétie. Vous savez le verset du dieu Shiva « le Bienveillant[3] », qui préserve de tous les maléfices. Vous ne mourrez point ici.

Mais ces mots qui veulent m’apaiser, m’agitent plus encore. Alors, qui mourra ? Il n’y a guère, comme Européens à la merci du lac, à part moi, que le couple anglais rencontré dès mon arrivée à Naini-Tal. Ils aiment s’isoler des soirées entières sur cette eau tentante…

Justement je les aperçois ; lui vient d’attacher à un saule la barque fine, étroite, où chaque mouvement brusque est dangereux. Elle le regarde avec ces yeux des femmes qui aiment, où il y a des printemps à en rassasier un dieu. Ses cheveux d’or sont nus. Elle vient d’accrocher son chapeau tressé de fleurs à la rame. Il se tourne vers elle, il l’étreint de ses bras maigris par les fièvres et qui flottent dans les manches larges. Elle sourit, leurs lèvres se joignent. C’est l’amour dans les solitudes des Himalayas, la vieille idylle toujours fraîche, la volupté qui se rit de la mort…

De la main, je frappe mon cheval qui galope. Derrière moi sonne le rire abominable de Bharamb. Quitte à passer pour insensé, j’avertirai des menaces de la vieille ces enfants étourdis et délicieux, je leur dirai de prendre garde… que les deux démones les ont désignées…


VI

La Vierge dans les Himalayas.

Maintes fois, il m’est arrivé au cours de cette promenade en Asie de toucher ma propre solitude comme un reflet de moi-même morne et noir. Triste camaraderie avec un fantôme, pacte avec l’Ange de la Détresse et de l’Abandon. J’avais goûté en de longues conversations avec les pundits qu’enivrèrent les Védas, l’amer transport du Nirvana et du désespoir ; et quand j’étais descendu parmi les foules idolâtres, l’odeur du sang, l’émanation des paresses pestilentes, l’hypnose des images obscènes et cruelles me laissaient en même temps plus agité et plus las. Et mon âme qui n’était encore chrétienne que par le souvenir et le regret, mourait de cette inanition spéciale que ressentaient, disent les grimoires, au sabbat, les sorcières qui avaient mâché la cendre des feux diaboliques et les vieux os des morts. Où chercher un havre, où quémander un cordial sinon auprès de ceux qui parlent la même langue que la mienne (parler la même langue, c’est presque avoir le même cœur), ou qui vénèrent le même Dieu, la même Vierge (suivre la même religion, c’est presque avoir la même âme) ? Alors j’allais frapper à la porte de nos moines. Ce sont là-bas des Belges, des Hollandais, des Italiens le plus souvent. En eux s’amassèrent les forces de la foi et du courage que j’ai dissoutes en de vaines errances. Et je me sentais à leur porte plus hagard et plus pauvre que les mendiants à qui ils donnaient une portion de riz…

Les missions de l’Inde sont respectées à la fois par le gouvernement anglais et par les indigènes. Un évêque romain est officiellement aussi honoré qu’un évêque anglican. Dans un dîner d’apparat, invités tous les deux, l’un prononce le Bénédicité avant le repas, et l’autre, à la fin, dit les Grâces. Devant les indigènes, cette égalité cesse ; seul, le prêtre romain, le « padre » comme ils disent là-bas, est regardé comme l’homme de Dieu. Volontiers les indigènes lui confient l’éducation de leurs enfants.

Les deux signes distinctifs auxquels un Asiatique, un Hindou surtout, reconnaît l’homme de Dieu, sont la chasteté et la pauvreté. Quiconque, comme les pasteurs protestants, a femme et enfants, fréquente les bals, mène la vie mondaine, ne saurait être pris au sérieux par ces peuples mystiques, en tant que ministre de la divinité. Aussi la propagande catholique réussit-elle dans une certaine mesure aux Indes ; les conversions obtenues sont beaucoup plus sincères, malgré la pénurie des ressources, que les retentissantes adhésions au christianisme réformé, déterminées le plus souvent par la vénalité ou l’ambition.

J’avais appris dès mon arrivée à Naïni-Tal, que les Franciscains avaient érigé une maison d’éducation qui est aussi un sanatorium, sur ces magnifiques cimes. Le trouble où m’avaient jeté les deux déesses maléfiques, Nanda-Devi et Naina-Devi, à qui sont offerts des sacrifices sanglants au bord du lac attirant et redoutable qui groupe cette station estivale, m’incitait plus encore à visiter ces maisons pures, planant victorieuses très au-dessus de cette eau perfide et charmante. J’y vais à cheval, longeant les précipices, traversant les bazars de la petite ville de délassement. Peu à peu, laissant derrière moi des villas délicieuses, toutes enveloppées d’arbres et de fleurs, séparées les unes des autres par de véritables parcs, je respire un air vivace et sec en des étendues qui semblent inhabitées. Je questionne les passants afin de ne pas m’égarer ; un Anglais ivre me donne des indications incertaines, accompagnées d’injures contre ces « papistes ». Mais un indigène m’accompagne jusqu’à la petite maison neuve, d’où tout Naïni-Tal se déroule avec son lac limpide au fond, et, sur les versants des montagnes, à profusion, les maisons commodes et plaisantes que les Européens, les Anglais surtout, ont dressées en quelques années… Elles mettent un peu de la précieuse joie particulière à l’effort des hommes, au milieu de cette nature opulente et farouche, où seuls régnaient, il y a quarante ans à peine, les fauves.

Un cimetière chrétien s’étend tout près de moi. Ces quelques tombes envahies par les plantes luxuriantes m’émeuvent plus que nos cimetières d’Europe, si riches et si nombreux. La simple croix de bois qui s’érige au milieu de ce champ, situé dans une clairière de la forêt, sur ce sol que des chrétiens tentent d’arracher aux dieux innombrables, n’est pas, comme chez nous, un symbole de convention, la dernière parure accoutumée, la mode occidentale de la mort. Cet instrument de supplice est bien à sa place ici. Des héros obscurs dorment là. Explorateurs, moines ou moniales, ils ont quitté la famille aimée, la saine patrie, pour une race parfois répugnante, et, malgré la vie côte à côte, toujours distante, — pour un pays de vertige et de danger.

Ils ont porté la croix de l’exil et, avec raison, la croix demeure sur leur tombe, — leur tombe, elle-même, exilée.

Le Père Engelberg m’accueille selon la virile hospitalité hollandaise. Nous trinquons ensemble avec ce « claret » blanc qui vient du Portugal et qui est ici la boisson des catholiques tandis que le wisky heurte le palais protestant. Son visage énergique est tempéré par cette douceur dans la voix, qui est souvent une des caractéristiques de la véritable force. Tout de suite, il me fait visiter la maison nouvelle dont les balcons sont éclatants de fleurs. Nous causons de notre Europe ; elle est si lumineuse en son souvenir, mais elle s’obscurcit dans son cœur attristé.

Le christianisme s’affaiblit chez nous, mais il va renaître dans cet Extrême-Orient qui deviendra peut-être son dernier refuge. Le Père est accompagné par un frère capucin italien d’une politesse et d’une humilité excessives. La volonté têtue d’un de ces hommes du Nord, qui construisirent leur patrie aux dépens de la mer, a dressé dans les Himalayas, ces maisons d’éducation et de prière. Il me les fait visiter. Les garçons d’abord. L’Occident, avec sa méthode, sa netteté, a carrelé ces salles claires où des tableaux noirs sont chargés de chiffres, a aligné ces pupitres remplis des abrégés de notre littérature et de notre science. Là se penchent des visages sombres que tout leur atavisme semblait devoir séparer de nos études. Ils sont mêlés à des enfants blancs et aussi à ces « half cast » qui forment, dans l’Inde, une clientèle puissante pour le christianisme grandissant.

La maison des Sœurs est plus souriante encore et plus imposante. Comme le labeur de la femme est plus élégant, plus vivifiant que celui de l’homme !

Ce collège, qui est aussi un couvent, complété par une église, est plein de parfums de fleurs, de frissons musicaux, de jolis meubles « modern style ». Ces excellentes filles doivent tenir propre et net le linge des moines, de loin veiller à ces menus détails de la vie qui composent le confortable. Sous la véranda je les trouve, malgré la chaleur, laborieuses, cousant comme des épouses sages, elles, les vierges de Dieu. Leur apparition est délicieuse, sous leurs longs vêtements blancs. Elles sont jeunes, jolies, malgré la modestie qui les efface, douées de ce teint de rose que donne l’air vif des montagnes et qui semble fait avec la neige même des Himalayas colorée par les aurores.

Elles m’accueillent, accompagné par le Père Engelberg, avec une aménité exquise où tremble leur cœur qui, souffrant d’être arraché à la terre natale, salue en tout voyageur européen un ami.

C’est justement le retour des vacances ; quelques petites « half cast » viennent d’arriver, un peu tristes, dirait-on, de tout le sang noir qui coule encore dans leurs veines, et rayonnantes pourtant à cause de cette vie de couvent reprise dans une ambiance de mystique douceur, de musique et de parfums. Je revois l’une d’elles à la fenêtre, tenant dans ses mains une poupée bariolée, mi-anglaise, mi-barbare, selon le goût de Bombay ou de Calcutta. Elle me jeta un regard que je n’oublierai jamais ; la mélancolie de la paria y corrigeait l’orgueil invaincu de la race blanche. Tout cela dans ce naïf désir de vivre, qui fait le charme et la force des enfants. Ses attitudes s’alanguissaient à cette indolence incurable qui caractérise les mélanges de sang. Une enfant Irlandaise joue de la harpe, insouciante, fière de son sang pur. Et dans le jardin, la splendeur dénouée des chevelures blondes, secoue du soleil parmi des jeux et des rires puérils.

Je me repose ici, je n’ai même pas à trop admirer, car le zèle monastique à Naini-Tal se borne aux rejetons riches. Je ne découvre pas de natifs dans ces écoles qui accueillent même des protestants. Rien du zèle ardent de ces sœurs toutes blanches que je vis à Lahore, ramassant les enfants des pestiférés et des affamés. Ces petits paysans hindous par l’ordure, la difformité et la laideur, sont tombés au-dessous des nourrissons des bêtes. Ces rédemptrices de la chair autant que des âmes m’effrayèrent par leur héroïsme qui rappelle l’antique folie de la croix. L’évêque de Lahore, Mgr Pelkman, m’initiait à ses prodiges d’un prosélytisme qui pousse des jeunes filles belles et souvent fortunées vers ces villages infects ; toutes les privations et les plus cruelles épidémies les guettent ; elles couchent dans la boue pendant la saison des pluies et subissent en été, sous des tentes, soixante degrés de chaleur. La moitié meurent au bout de six mois ou un an, et elles sont remplacées aussitôt par d’autres, pareilles en dévouement, passionnées de s’immoler pour une progéniture sordide et ingrate.

J’entre dans la chapelle toute neuve, trop jeune. C’est l’après-midi, sur le tard déjà. Les murs tout blancs ne connaissent point de tentures, ni les tableaux qui décorent nos vieilles églises. Il n’y a point d’œuvre d’art comme dans nos basiliques ou au fond des antiques sanctuaires l’Hindous. Le voisinage du protestantisme a exagéré l’austérité, qui est aussi une réaction contre la profusion des cultes idolâtriques. — Je vais d’un élan vers l’autel de la Vierge. La statue n’a rien d’esthétique, hélas ! Banale, blanche et bleue : mais ses yeux sont levés vers le ciel, ses mains sont jointes pour la prière, rien de criard ni d’impur ne pèse sur elle, et, seuls, des lis lui sont offerts. Je remarque, étonné, un ruban profane avec une médaille d’or qui pend au cou de la Très-Sainte. Le bon franciscain m’expose que, la décoration qu’il a reçue pour ses services d’Européen, il ne l’a pas gardée ; il l’a offerte à la Vierge. Tel est son ex-voto à lui, ce don de sa seule récompense, cette offrande de son honneur. Cet acte naïf et touchant achève de me dilater le cœur.

Je suis enveloppé ici d’une grande propreté morale et physique que soutiennent la fraîcheur de ces murs, l’odeur survivante de l’encens, l’effusion des hymnes comme restée dans cet air léger, l’arôme enfin d’âmes chrétiennes qui pleurèrent leur patrie et espérèrent dans l’au-delà.

Cette aspersion de chaste tendresse me lave des impressions de meurtre, de luxure, d’orgueil dont je suis encore sali après mes visites en ces terribles temples de l’Inde païenne. J’ai oublié que là-bas, près du lac perfidement tranquille, se dressent des pagotins de folie et de sang ; et j’ai oublié ma solitude d’âme, mon inquiétude, mes demi-terreurs, le malaise de me sentir sans cesse étranger et menacé. Ah ! il me fallait, pour mieux comprendre l’idéal supérieur que représente « Marie », ce voyage lointain, cet arrachement de la terre où je suis né, ce contact avec des peuples raffinés et barbares, l’apparition des anciens dieux. Je constate l’ascension dont le christianisme a doté l’âme humaine ; il l’a émancipée de cette nature splendide et maléfique où la lient et la noient les plus hautes philosophies païennes ; les instincts mauvais et bons, également glorifiés, s’entrelacent dans l’âme qui n’a pas connu le Christ, comme les jungles que je viens de traverser sont pleines de serpents, de miasmes, de fauves et aussi de fleurs inconnues, de fruits délicieux, de végétations magnifiques et d’oiseaux variés portant sur leurs ailes toutes les couleurs du prisme avec des gosiers où vibrent toutes les harmonies !

Ici aucun faste, pas assez même ; rien qui surexcite les nerfs, tout est simple et presque nu, mais l’âme délivrée s’élance. Elle s’est péniblement échappée de la prison merveilleuse de l’univers ; et elle grelotte, n’étant pas encore habillée d’Absolu, sous la gaze humble et parfois déchirée de l’espérance. Ah ! pureté faite de sacrifice, tu es belle d’une beauté que l’artiste, s’il n’est que cela, ne saurait même entrevoir !

L’âme, ébranchée par la douleur et par la foi, s’aiguise plus haute et plus saine.

Quelle noblesse est gagnée à cette apparente diminution ! comme l’esprit est allégé, comme le cœur bat plus heureux et plus calme ! Cette maison moderne sans splendeur ni grâce dépasse les richesses et les complexités de l’imagination asiatique, parce que l’Idéal l’habite et que la pensée d’une Vierge bienfaisante s’y repose…


Dans le silence, tandis que le père Engelberg vient de s’agenouiller, il me semble que j’entends une voix :

« Voilà que ta jeunesse, dit-elle, a cherché dans les perversités que tu as cru artistisques, dans les livres emphatiques de l’Orient, dans ses paysages et dans les âmes troublantes et compliquées, le vrai et le beau, alors qu’il ne s’y trouve qu’une ivresse suivie de dépression et de remords. Et tu n’as rencontré ni la certitude, ni le bonheur, ni l’art suprême.

« Un grand dégoût de toutes choses te vint d’avoir voulu respirer toutes choses à la fois. Le dieu Pan est un faux dieu. Devant l’autel de cette Vierge, dans cette église presque nue, te voilà ému et apaisé comme devant la solution d’un problème cherché longtemps. La plus maladroite évocation de la Bonté a suffi pour t’expliquer la vanité des précédents efforts et te faire entrevoir une nouvelle voie. La nature et l’homme, enivrés de leur luxuriance et de leur orgueil, valent peu ; et cette Inde païenne qui croule dans la misère et l’ignominie le prouve assez.

« C’est l’idéal unique — et non les dieux innombrables — c’est la simplicité de l’âme — et non la subtilité toute proche du vertige et du délire, — c’est le travail patient et méthodique, — non l’exaltation factice, fleur vénéneuse du rêve oisif — qui conduisent à cette paix intérieure et à cette force féconde par lesquelles l’homme est grandi et l’univers transformé ! »


VII

La nuit sublime.

Ce séjour à Naini-Tal avec sa tragédie et son miracle me paraît aujourd’hui un rêve, tant il faut l’atmosphère de l’Inde pour comprendre les prodiges de cette terre incomparable et presque insensée ! Je réduirai le plus possible mon imagination, je tâcherai de n’être pas dupe des mirages où se complaisent les Hindous, je donnerai telles quelles mon impression et mon aventure. J’ai vécu dans les Himalayas les heures de l’effroi dont parle Job, et j’ai aperçu un de ces hommes mystérieux qui semblent réaliser les légendes fantastiques. Était-ce un prodigieux mystificateur ou en effet un humain divinisé, diabolisé, peut-être, jouissant de prérogatives absurdes et merveilleuses ? Il m’apparut, tel un problème vivant, un démenti à nos sciences médiocres, à nos étroits concepts de l’âme et de la vie.

Mon âme, que la Vierge des Himalayas avait rassérénée se souvenait encore des menaces de la folle au turban, quand je m’assoupis dans mon hôtel, après cette journée réconfortante. Je fus réveillé en sursaut vers deux heures du matin. Mon lit m’était insupportable. J’allai sur la terrasse de bois devant ma chambre.

Jamais, même en Syrie, même en Égypte, je n’assistai au spectacle féerique d’une pareille nuit. Les mots n’ont plus de valeur pour décrire ces choses, cet enchantement. Une nappe d’argent traîne sur le lac ; le croissant lunaire se détache contre le ciel limpide, sans un nimbe, aussi net qu’une découpure de métal. Tout est si doux, si pur ! Il ne me semble plus possible qu’il existe près de ce lac délicieux, Nanda-Devi et Naina-Devi, petites ogresses de pierre à qui il faut le sang des chevreaux égorgés et l’haleine suprême des noyés. Un souffle généreux me pénètre, la brise qui descend des neiges éternelles et qui s’est apaisée dans ce val. Une lumière impalpable, diffuse, demeure suspendue, fine comme une poussière d’astres. Je n’entends plus ces cris déchirants ou railleurs — oiseaux de nuit et chacals — qui me gâtèrent les magnifiques soirées de Bénarès. Parfois seulement un chant frôle s’élève, une note si délicate qu’on ne sait si elle jaillit du gosier d’un oiseau ou de deux fleurs froissées. Oui, l’on dirait que c’est la lune elle-même qui chante !

Je marche avec précaution sur la terrasse légère, inquiet de troubler cette sérénité par le craquement à peine perceptible de mon pied nu. Pas une fumée au-dessus du village aux ardoises sommeillantes. Un joyau scintille sur le lac, une pierre de lune, — sans doute, la barque de l’Irlandaise et de l’Anglais malade qui se sont attardés dans les baisers. Ce n’est qu’une brève apparition ; car un arbre, un de ces chênes de l’Inde, aussi hiératique, aussi dentelé qu’un houx, se dresse entre le « tal » et moi. Je bois la nuit comme un philtre. Les déesses montent vers mes lèvres dans le parfum de la nuit ; vers mes yeux, dans la clarté froide, languide, qui enveloppe toutes choses. C’est comme une double femme invisible que je vais posséder. Je n’ai plus peur d’Elles ; Elles ne sont plus cruelles et sanglantes, mais le lait même de la nuit. Des bouches que je ne vois pas frôlent ma peau… Et cette caresse ne ressemble à rien dans l’univers…


… Tout à coup, une clameur affreuse fend le silence. Le bruit d’un choc dans l’eau m’arrive, comme les coups d’aile d’un immense oiseau blessé qui se débattrait avant de mourir.

Mon cœur se glace. Je me précipite vers l’escalier de ma terrasse. Je suis au troisième étage. L’escalier est clos, par précaution contre les voleurs. Je veux crier, appeler, mais l’hôtelier dort très loin d’ici dans une aile séparée de l’hôtel, — vide, puisque le couple est sur le lac…

Je suis isolé, incapable d’un effort utile. Je sens le petit frisson de la mort. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’un accident vient d’arriver, que le couple téméraire a chaviré dans l’eau perfide. Les divinités du lac, impitoyables et hypocrites, ont assouvi leur méchanceté. Je ne sais quoi de haineux et de faux, comme cette lueur spéciale aux yeux des fauves, vient de passer sur ce paysage sublime.

Rozian, mon boy, continue de dormir, dans mes couvertures de voyage, d’un sommeil de bête assommée ; c’est un tas obscur au coin de la terrasse. Je le regarde dans l’indifférence de son anéantissement profond. Et une lâcheté me vient de cet être qui dort, une torpeur orientale qui incite à laisser s’accomplir les destinées, à ne pas intervenir dans le crime des dieux…


Le silence, — un silence mortel, cette fois — recommence. Je regarde le pic de « China » qui plane sur Naini-Tal. Le roc géant garde un air sauvage, avec sa chevelure foncée d’arbres, çà et là tachée de neige. Les confidences de Bharamb, mon brahme, traversent mon cerveau enfiévré. Là résiderait un Mahatma, un homme-Dieu ; il aurait le don d’apparaître et de disparaître, vivrait depuis des siècles, jeune toujours ; et il méditerait près d’un feu que ses paroles allument, en face des sommets de huit mille mètres qui protègent le Thibet impénétrable. Je dois escalader cette montagne demain, avec l’ingénieur de Naini-Tal qui y a installé ses réservoirs hydrauliques alimentant d’eau le pays, les plus lointaines villas sur les hauteurs.

Est-ce un jeu de la lune ? l’hallucination de mes yeux las de veiller ? un peu de fièvre qui déjà me tracasse ?… Je crois apercevoir sur la cime une sorte de feu follet qui danse. Oui, le pic China allume un signal dans la nuit. Mais, pour qui et pour quoi ? Alors je me rappelle ce que m’a dit gravement Bharamb. Parfois la flambée qui désigne la place secrète de l’homme-Dieu est visible de Naini-Tal. Et c’est toujours pour celui qui l’a aperçue un signe de bonheur, la promesse d’un miracle…


VIII

Le Mahatma.

L’ingénieur et moi, suivis de nos boys, nous escaladons, sur nos chevaux, le lendemain matin, de bonne heure, le pic mystérieux. Mon hardi compagnon est jeune, bavard, tout à fait clos aux beautés de ce paysage inouï, où il n’admire que ses tuyaux de fonte. Ils sillonnent la montagne, propagent à des milles et à des milles une eau limpide qui, çà et là, s’amasse en des bassins artificiels, Quoique le soleil dore déjà les versants où se serrent les sapins et les chênes, où éclate la floraison violente des rhododendrons, le froid devient de plus en plus vif. Nous laissons plus bas que nous les plantations de thé et de café, les feuilles éplorées des eucalyptus, l’écorce fauve des cinchonas.

— Snow ! crie-t-il.

Et l’ingénieur me montre, avec la joie d’un enfant devant un jouet imprévu, la neige qui s’épaissit sur les pentes. Le sabot de nos chevaux hésite sur la terre glissante, dans le verglas qui a fondu. Je propose de mettre pied à terre, mais ces Anglais sont fous, ils aiment l’extraordinaire, flairent l’accident comme une délicieuse proie. Il s’entête. Nos chevaux s’effraient, leurs jarrets s’enfoncent dans la toison blanche, ils deviennent indociles. Enfin, la route cède tout à fait sous eux. Les voici jusqu’au poitrail dans ce linceul dense qui craque. Ils bondissent, se relèvent, retombent. Nous roulons dans des arbustes qui, heureusement, nous arrêtent au commencement de l’abîme. Mais les bêtes ont fui, poursuivies par les boys. Nous restons seuls tous deux, l’ingénieur et moi, aux trois quarts du chemin. L’Anglais éclate d’un rire bref.

It is quite an adventure (c’est tout à fait une aventure).

Il a dit cela sur un ton jovial, un éclair de satisfaction dans ses prunelles grises. Je suis meurtri, je prends son bras, et, à pied, nous allons plusieurs heures dans des sentiers barbares, moi soufflant, lui riant. Parfois, dans une éclaircie, nous apercevons, assis sur d’énormes pierres, des oiseaux de proie qui ne daignent même pas se déranger pour nous ; leurs ailes brunes ou jaune sale pendent comme de vieux drapeaux en loques ; quelques-uns, des vautours chauves, leur cou pelé engoncé dans leur manteau de plumes, semblent un conciliabule de mauvais prêtres.

Un aigle plane dans le soleil, telle une île noire de l’espace. Le versant se dénude, nous arrivons au sommet de « China ». Vraiment mon Anglais n’a pas eu tort de me faire violence. J’assiste sur ce roc dépouillé au plus beau spectacle que sans doute je regarderai jamais.

Les montagnes, les montagnes à l’infini, les montagnes qui grandissent jusqu’à disparaître dans le ciel. Des vagues colossales et immobiles ; et, dans l’intervalle qui les sépare, toute la poésie des vies heureuses, le frisson des verdures opaques, les jardins enchantés, multicolores comme les tapis de Perse. Les routes et les fleuves ne sont plus que des ornements inscrits par un artiste capricieux ; les forts se dressent comme d’autres pics construits par les hommes, les villes s’incrustent aux rochers comme des coquillages roses… Tout au loin le mur, — le hérissement de farouches poitrines dont les têtes sont mangées par le ciel !… Ah ! ces formidables Himalayas où stationnent éternellement des nuages ! On dirait des gardiens jaloux voulant éclipser aux yeux des créatures une altitude que l’imagination, elle-même, n’ose concevoir… Himalayas ! vous m’avez expliqué ce mystère du génie qui, lui aussi, est une chose trop haute pour qu’elle ne soit pas cachée !

L’ingénieur tourne le dos à ce spectacle. Il a tiré de son sac sa longue-vue, et il regarde du côté du Naini-Tal, s’efforçant de discerner ses réservoirs et son usine… Puis, il improvise, sur l’herbe rase, une dînette. Je mange peu ; j’ai la migraine du Vertige. Mon compagnon mange à peu près tout, puis sur le sac vide pose sa nuque et commence sa sieste.

Je fais quelques pas, presque ivre de cette immensité. Je ne sais quoi m’attire irrésistiblement au bord extrême de ce rocher, qui se dresse comme une conque. Je la contourne, et je m’arrête stupéfait. Un homme est là, accroupi sur une peau de tigre, tout nu, l’épiderme brun, les cheveux abondants, de ce noir luisant spécial aux Asiatiques. Ses yeux sont aussi grands que les yeux immenses des dieux hindoux. Sa lèvre épaisse et délicatement ourlée sourit. Il n’est point étonné de me voir. Son buste se balance avec un rythme lent. Devant lui, comme près des sanyasis que je vis à Bénarès, est planté, dans ce roc, le trident de Shiva, ou saigne une guirlande de rhododendron. Un feu de bois mort s’éteint sous de la cendre. Il a quelques fruits à portée de la main, et un petit faon dilate les narines à ses côtés.

Serait-ce le Mahatma dont me parlait Bharamb ? Il me fait signe de m’approcher, de m’asseoir comme lui.

J’ai appris, depuis Constantinople, à m’accroupir à l’orientale. Derrière ce soulèvement du rocher, qui me cache Naini-Tal et le reste de l’Inde, avec devant moi le déroulement infini des Himalayas, je me sens, avec cet homme, seul dans le monde.

Il sait l’anglais. Je lui demande qui il est. Il sourit de nouveau, continuant à se balancer avec ce rythme doux qui hypnotise.

— Vous vouliez me rencontrer ? dit-il, cette nuit mon feu brillait vers Naini-Tal.

— Vous me connaissez donc ?

— Je connais toutes choses.

Ses yeux se ferment ; son regard me brûle entre ses longs cils rapprochés.

— Qui je suis ? Vous avez lu, dans vos livres sacrés, l’histoire d’Élie ? À sa volonté, le feu s’allume sur les autels, il est invincible, il ne meurt pas. Il a été emporté dans un char de feu et réservé pour la fin des temps. Il y a beaucoup d’autres Élies. Je suis un de ceux-là. Je vis depuis des siècles. J’étais déjà né, quand votre Christ naquit. J’ai connu Rama et Chrisna. Vous le voyez, je ne porte pas de vêtement. Je marche ainsi sur les cimes de ces montagnes (et il montra de la main les neiges éternelles au loin, mêlées au ciel). Pas plus que le froid, je ne sens la douleur. Je me rappelle qu’il y a des siècles, je fus malade, une fois : c’était que j’avais voulu de nouveau descendre au milieu des hommes. Je les ai aimés. Maintenant, je n’ai plus de haine ni d’amour. Je suis libre, je suis Dieu.

Il caressa le faon que ma présence avait un peu effrayé et qui posait contre lui son fin museau frémissant.

Je ne fus pas trop étonné de ces allusions à notre Bible ; les « pundits » de Calcutta ont l’image du Christ dans leur maison. Je connaissais déjà ces théories nihilistes. Elle m’indignaient.

— Comment, dis-je, vous, un Hindou, vous désintéressez-vous de votre patrie qui souffre et qui meurt ?

Le sourire se tarit sur les lèvres épaisses que creusa un pli d’universel dédain.

— Le bien sort du mal, le mal sort du bien. Toute action est inutile. Tout amour est un esclavage. Non seulement les passions désordonnées mais les naturelles affections. J’ai mis beaucoup de temps à déraciner mon amour pour mon père et ma mère. Dans l’Inde, le père et la mère sont comme des divinités ! Mais j’ai fini par arracher cette dernière fibre humaine ; car je savais que, la gardant, il me faudrait mourir pour renaître encore. J’ai adoré ma patrie, je l’ai vue grande, débordant sur toute la terre, puis, elle s’est épuisée comme un arbre qui a trop porté de fleurs et de fruits. J’en ai souffert, d’abord, mais qu’importe ? La Loi irrésistible conduit les choses. Rien n’est éternel et permanent que la Substance, l’Être inconnaissable où je suis plongé… Le phénomène et tout l’univers changeant sont illusions… Maintenant l’Ouest est notre maître, mais son triomphe sera moins beau et plus court… Sa lumière s’éteindra, pour que la nôtre recommence.


IX

Le feu allumé par des paroles et l’invisibilité.

Il prit une tringle de fer, agita les derniers tisons, ils étaient morts. J’eus pitié de ce dieu seul et nu comme un mendiant.

— Voulez-vous que je rallume les branches ?

Le sourire dédaigneux abaissa les commissures des lèvres. La tringle de fer réunit les morceaux de bois noir.

— Soufflez, proposa-t-il.

Je soufflai, les charbons restèrent inertes, sans étincelles ; le feu était bien éteint.

Alors, il se baissa sur les braises mortes, parla quelques paroles sanscrites. Les braises pétillèrent. Ces mots avaient créé la flamme.

— Je commande au feu, dit-il.

Un malaise étrange m’étreignit. L’étonnement, la méfiance, le doute, me divisaient. Était-ce un fou, un imposteur, un sorcier ou un saint ? Ce n’était pas un saint, car le saint est humble, et cet homme n’était qu’orgueil.

— Êtes-vous heureux ? dis-je à voix basse.

Un éclair intraduisible traversa l’œil immense. Il m’émut comme quelque chose d’humain enfin, en ce monstre sublime, comme une plainte infinie, secrète, pareille à cette supplication de Lucifer qui, dans le célèbre poème d’Alfred de Vigny, bouleverse Eloa. J’eus, moi chrétien, un immense désir de consoler, de racheter ce dieu égoïste, qui me sembla un damné. Mais l’œil reprit son impassibilité provocante et sauvage, les lèvres tombèrent en plis de désenchantement. Une fumée se levait épaisse de petit tas de branches.

I am dark, dit-il (je suis noir, je suis sombre).

Parlait-il de sa peau ou de son âme ? Puis il sourit. Il prit un fruit et me le donna.

— L’Inde vous sera douce, reprit-il, ne craignez rien. Même malade, vous n’y mourrez pas.

Et il leva la main pour me bénir, puis il me congédia d’un geste.

Je m’écartai, les jambes faibles. De nouveau l’éminence du rocher le cacha. J’allai vers l’ingénieur. Il sommeillait encore. Je rebroussai chemin. Un irrésistible attrait me reconduisait vers le solitaire.

Une minute à peine s’était écoulée dans ce va-et-vient…

Il n’était plus là…

Je regardai de tout côté. Devant moi, l’abîme. Derrière, la solitude. Comment avait-il pu s’enfuir, échapper ? Nulle voie possible, nul chemin, que mes yeux ne puissent sonder. Le rocher cependant n’avait pu s’entr’ouvrir. Ce Mahatma était-il doué, comme le contait gravement Bharamb, du don d’invisibilité ? Avais-je fait tout éveillé un rêve ? Non, puisque les cendres étaient là, bien éteintes, cette fois ; sur le trident saignait toujours la guirlande de rhododendron, et le faon, peu farouche, avait pris la place du disparu. Je le vis allonger ses jambes grêles sur la peau de tigre, et, très doux, fermer les yeux pour s’endormir…


X

Avec les Léopards.

Je m’entendis appeler ; je retournai vers l’ingénieur, qui était debout, rafraîchi par la sieste. Il souriait ; les « boys », derrière nous, attendaient, avec les chevaux qu’ils avaient rattrapés dans la montagne.

Il me proposa de descendre par un autre chemin de lui connu et qui conduisait à Naini-Tal directement. J’étais si abasourdi par les prestiges du Mahatma, si hypnotisé par sa parole grave, douce, qui soulevait des voiles et des voiles sur des horizons endormis en moi, si déconcerté par sa façon d’allumer le feu avec des paroles et de disparaître, que j’acceptai cette fatigue nouvelle supérieure à mes forces. Je m’arrachai au sublime spectacle des glaciers, et je suivis l’Anglais alerte, qui dévalait le long de la pente neigeuse où, peu à peu, les dangers nous cernent. J’enfonce jusqu’à mi-corps dans le piège blanc, parfois je glisse sur le frimas durci ; il me faut saisir les ronces pour me retenir de couler dans le gouffre.

L’Anglais s’amuse énormément, et il me montre sur le tapis perfide de neige des traces de pattes, étranges, légères.

« Léopards », dit-il.

Je crois qu’il plaisante, lorsqu’une branche qui craque non loin de nous me fait tourner la tête. Je m’arrête, étonné.

Peut-être à dix mètres, une bête nous inspecte avec un œil mouvant, inquiet, beau comme l’œil agrandi d’un chat que n’auraient pas terni les médiocres spectacles de nos maisons, mais dont le phosphore serait puisé au soleil libre et dans le sang des proies déchirées.

J’avoue que l’admiration fut plus forte que le malaise. Je sortis pourtant mon revolver ; il était mouillé. Je crois bien qu’il eût été une arme insuffisante, car d’autres léopards glissèrent le long des chênes, prudents et affairés, rentrant, sans doute, de quelque fructueuse excursion. La couleur variée de leur robe se mariait avec cette nature fruste, altière ; ils étaient comme le fruit vivant et fauve de la forêt, la rouille tachetée d’une écorce veloureuse qui marche.

Je sentis mieux les Himalayas devant ces coureurs silencieux ; le « Mahatma » m’avait expliqué les cimes, ces léopards révélaient la forêt. Ils passaient et repassaient à la queue leu leu, dociles au chef de file, qui s’était écarté de notre route, — la leur, et parfois ils bondissaient avec leur robe précieuse, gracieux et terribles malgré leur petite taille, emblèmes de la force, de la cruauté nécessaire et de la périlleuse beauté. Un peu de fierté me prit d’avoir croisé ces fauves ; ils m’avaient respecté. J’étais l’homme, — celui dont l’intelligence et le prestige valent mieux que les ongles et que les dents. Mon énergie recommença dans cette descente brusque, le long de ce casse-cou où mon Anglais me précipitait vers Naini-Tal. En bas, luisait comme un lambeau de soie, près des toits d’ardoise, le lac charmant, plus redoutable que les bêtes, et je resongeai à cette clameur lugubre qui, la nuit passée, m’avait épouvanté.


XI

Le couple noyé.

Quand nous fûmes aux premières maisons du village, j’entraînai avec moi au bord de l’eau mon compagnon ; je ne pris pas la précaution de changer de vêtements ; j’avais hâte de connaître les nouvelles. Il me semblait que les déesses me diraient sûrement le secret de la dernière nuit.

Près des pagotins une foule se pressait ; des soldats du Népaul, des officiers anglais, des marchands noirs ou métis, et la foule nue… Mon cœur battait bien plus précipitamment que devant le Mahatma ou à la première vision des libres et fiers léopards…

J’écartai des prêtres hindous au visage clos par l’indifférence et le rêve… Aux pieds des déesses Naina-Devi et Nanda-Devi, les deux sœurs méchantes avides d’holocaustes humains, un paquet informe gisait. C’étaient des étoffes lacérées, des chairs bouffies, une chose sans nom, que les crocs des perches avaient encore défigurée. Les hommes de police en écartaient cette populace curieuse.

Je pus m’approcher, et, avec horreur, je reconnus le couple d’amour qui fut ma première vision de Naini-Tal, l’Anglais et l’Irlandaise s’attardant sur le lac et dont j’avais bien, l’autre nuit, entendu le cri suprême de naufragés… Ils étaient enlacés dans une crispation suprême. Elle avait eu le bras cassé par l’effort de son mari pour la sauver, sans doute. Lui était affreux à voir : la face tuméfiée, les vêtements salis par la boue des bas-fonds…


J’eus aussitôt horreur de ce site magnifique. La folle au turban avait donc été une véridique annonciatrice de malheurs ! Je me sentis solidaire de ces Européens qu’avait exterminés une haine occulte… En ce moment, je n’étais que trop disposé à croire aux prodiges… Les poupées en voûtantes, les Devis souriaient, satisfaites, cette fois, dans leurs niches ténébreuses… Pauvres amants, victimes de ces deux Démones ! Sur eux, comme par une suprême pudeur, s’étendait la chevelure splendide de la femme, — drapeau de volupté devenu un linceul !


XII

Les Lavandières.

En hâte, je quittai Naini-Tal, dès le lendemain, saturé de miracle et de tragédie. J’allai vers Agra, la plus belle ville de l’Inde septentrionale, afin d’apaiser au spectacle sublime du Taj mes nerfs d’Occidental bouleversé par les dieux d’Asie.

… À pied, je suis redescendu vers Brawery. En passant devant le torrent profond qui transporte la fonte des neiges éternelles, je me suis arrêté un instant pour regarder les lavandières. Rien n’est plus pittoresque, plus doux à l’œil et aux sens. Ces belles enfants des montagnes, presque nues, — certaines sont nues tout à fait jusqu’à la ceinture, lavent leurs voiles et ablutionnent leur corps. Rien de ces membres grêles des méridionales dont le sein gonflé sur la poitrine frêle paraît une excroissance difforme. Leur gorge est ample, remplie de sève, offerte à l’amour, prête pour la maternité, telle une fontaine d’utiles délices avide de jaillir. Les hanches s’épanouissent, les reins se cambrent par l’habitude de porter les fardeaux ; les jambes sont musclées et fortes pour avoir escaladé le roc où le pied nu s’accroche comme une main.

Les unes piétinent sur les linges ; d’autres, penchées, frappent du poing avec une telle ardeur que leur tricot se soulève, laisse voir la chair des reins et des flancs qui frissonnent de force. Certaines se détournent nues, pour se rhabiller ruisselantes, et la draperie colle à leur chair, en fait de divines statues.

Mais ce que le marbre ne rendrait pas, c’est le bistre de cette peau, comme cuite par le soleil, la bizarrerie multicolore des pierreries et des colliers, et ces magnifiques chevelures noires qui bougent dans ce désordre chaste de femmes moitié bêtes, moitié nymphes, qui communient avec l’eau éternelle…


XIII

Nigra sum sed formosa.

Je passe sur les petites terreurs d’une « tonga » attelée de chevaux vicieux qui se ruent vers l’abîme, défendu seulement par un parapet plus bas que le plus petit enfant. Il me semble que les deux Démones de Naini-Tal veulent me poursuivre, haineuses, jusqu’ici. Il faut l’habileté, la force du cocher, la providence spécialement dévolue aux voyageurs, pour, à chaque contour, nous épargner une chute d’une centaine de pieds.

Autour de nous bondissent, agiles, avec un regard inquisiteur, de grands singes blancs, aux poils longs, au visage pareil à un masque ; les graves vautours tiennent des conciliabules sur les rochers ; des chariots passent, traînés par des taureaux doux et formidables.

Ah ! les beaux relais sous l’ombre fraîche, à côté de l’eau tentatrice des sources !

De délicieux enfants nus chassent devant eux des poulains ; et les coolies, les mélancoliques et opiniâtres coolies, presque à quatre pattes, comme des bêtes, sous l’énormité de leur charge, ne regardant pas, ne parlant pas, ne se plaignant pas, gravissent ou descendent, pendant des milles et des milles, cette montagne sans fin, pareils aux condamnés d’un enfer moderne, d’un enfer créé par nous, par les hommes…


… Un tableau charmant pendant ces vingt-deux heures de route dans les wagons, sous la chaleur torride de l’après-midi et le perfide rafraîchissement des nuits commençantes. Une petite Hindoue reconduit sa mère malade dans la plaine. Son visage d’enfant, joyeux de vivre malgré l’esclavage et le dénuement, apparaît d’une rare beauté sous le voile virginal. « Nigra sum sed formosa. Je suis bronzée, mais je suis belle. » L’anneau de son nez danse sur sa lèvre. Cette frêle et parfaite statuette de l’Ève orientale se débat avec une grâce de princesse au milieu du laid tourbillon de la gare ; ses mains appellent une aide, tandis que la vieille mère s’écroule, mincie par les années, réduite aux os. Elle s’agite, la petite Hindoue, incertaine, ignorante, effrayée peut-être, mais sans avoir pu tarir sur sa bouche ce sourire qui contient tout le printemps. Ses bras, mûrs pour l’étreinte, se dévêtent ; sa poitrine apparaît, merveille de délicatesse et déjà de plénitude ; ses jambes luisent au soleil. Ses pieds craquent, plus chargés de bagues que ses mains étincelantes : j’en admire le pouce, qui, pareil à un oiseau, se dresse ; il attire la caresse, et on voudrait le prendre dans ses lèvres pour le préserver de la poussière des chemins, ce pouce où toute son inquiétude vibre, étranglé par un épais anneau d’argent.


  1. Tal, lac, Naini-Tal, le lac de Naini ; Devi, dieu, déesse.
  2. Les Upanischads sont les commentaires mystiques des Védas. Ces œuvres collectives, d’un haut lyrisme philosophique, ont inspiré déjà en Occident maints systèmes modernes, depuis leur récente traduction.
  3. « Le Bienveillant » comme les « Euménides ».