Visions de guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 456-474).
VISIONS DE GUERRE


Coulommiers. — Le Champ de bataille de l’Ourcq et l’Ordre du jour du général Joffre. — Un Quartier général d’armée. — Soissons après le bombardement. — La ruine de Senlis.


… Par les champs paisibles, les bois qui jaunissent dans la blonde lumière de l’automne, nous gagnons Coulommiers. A Chailly-en-Brie, première maison brûlée : les Allemands sont venus jusqu’ici… Le doux matin d’octobre, un ciel bleu rient sur les villages qui ont repris leur physionomie quotidienne, ces routes, ces pentes où a fourmillé un passage d’armées. Le calme plateau descend mollement vers la vallée bleuâtre, le Grand-Morin qu’on devine…

Voici Coulommiers, petite ville vieillotte, ancien cœur provincial de la Brie. Ils y sont restés deux jours. A l’hôtel de l’Ours, où nous déjeunons, ils ont bu toute la cave (sept mille francs de vin) et fait leurs ordures dans les chambres. La petite salle à manger sent le phénol. On a lavé à force. Les murs étaient gluans de sauce. Ils y jetaient les os de lapin, les fonds de plats, et puis les plats, à la volée. La ville est intacte : ils n’ont pas eu le temps, chassés par les Anglais.

Ici s’est arrêté leur élan. Coulommiers demeurera parée de ce souvenir : Von Kluck y toucha la borne mystérieuse. Ils descendaient, après leurs victoires de Belgique et du Nord ; ils descendaient par masses, en chantant, vers la cité promise. « Parisse ! Parisse !… » Henri Biraut a conté, dans l’Opinion, l’entrée du conquérant. Des témoins nous le montrent, précédé de ses fourriers. Ils s’abattent avec leurs uhlans, à l’Hôtel de Ville. Que demandent-ils ? Un cheval et une voiture. Et hop : à la recherche du Champagne. Halte à chaque café ; on monte des caves les paniers pleins, on va les entasser, par successifs voyages, dans la cour de la maison élue. Soudain, de grands cris : ce sont des cyclistes à toute vitesse, puis la galopade des hussards de la mort, revolver au poing ; l’infanterie, baïonnette au canon : État-Major ! État-Major ! personne à la rue !… Alors, dans le silence et le vide ainsi faits, l’auto de von Kluck apparaît…

Peu après, repue de pois au lard et de sardines à l’huile, Son Excellence fait comparaître la gardienne : « — Les maîtres sont à l’armée ? Bien. Avez-vous des enfans ? — Cinq fils sous les drapeaux. — Parfait. Je leur promets ma protection quand ils seront incorporés dans l’armée allemande. » Puis faisant dresser, dans un petit salon du rez-de-chaussée, trois lits pour deux généraux et lui, il ordonne qu’on amasse dans les autres pièces de la paille, pour son escorte… — « C’est ici la dernière étape, prononce-t-il ; demain nous quitterons Coulommiers pour entrer à Paris. » Et, se tournant vers la vieille paysanne en larmes, il lui assène un dur regard, il l’écrase, de toute sa haute, large carrure : « Dans huit jours, vous serez Allemande !… »

Mais les musiciens sont là, rangés devant la maison. Le général sort sur le perron, le concert commence. Des officiers n’ont pas craint, pour régaler leurs hôtes forcés, d’inviter « l’habitant : » — « Les meilleurs artistes de l’Allemagne composent l’orchestre de von Kluck. Ils n’ont pas d’égaux pour lui jouer la Mascotte et Carmen, qu’il préfère… : — Dans deux jours, ajoute un jeune officier de l’état-major, ils nous feront danser sur les boulevards, aux bras des midinettes… » Parisse ! Parisse ! c’est le but merveilleux, une hantise… La Ville élevait, au bout des combats et des marches, son mirage doré… Du dernier des « Boches » à l’Empereur, règne l’idée fixe. Même voici, pour tenir lieu de la souveraine présence, un très haut personnage, entouré d’une imposante escorte !… C’est, dit-on, le prince Frédéric-Eitel qui arrive. Le second fils du Kaiser est désigné pour entrer dans la capitale à la tête des troupes, passer sous l’Arc de Triomphe… Les cuivres de l’orchestre chantent, ce pendant que plus haut encore résonnent, salves annonciatrices, les voix brutales du canon proche. Il salue le triomphe allemand ? Non ; la défaite.

Les Anglais, au Sud-Est de la ville, ont repris le contact. Toute la journée du lendemain, un dimanche, autour de von Kluck et de ses cartes, grand remue-ménage d’estafettes : les mauvaises nouvelles se succèdent. « La méprisable petite armée du général French » avance. A l’aube, elle est là ; un kilomètre encore, et elle enlève cet état-major qui ne se résigne pas à ouvrir les yeux, hésite, stupéfait… Lorsqu’à huit cents mètres enfin ses sentinelles tombent, von Kluck se décide à tourner les talons, monte en auto… C’est la fuite. Adieu, Parisse !…

Encore les grands plateaux lumineux, les bois touchés d’or et de pourpre. Çà et là, pour témoigner du drame qui s’est joué sur ce théâtre, — et sans elles on ne s’en douterait guère ! — des voitures brisées, abandonnées… Il semble que toute la nature dise, avec sa paix : Pourquoi la guerre ?… La route s’incline, sinue en lacets charmans, vers la Ferté-sous-Jouarre, le ruban miroitant de la Marne… La ville a relativement peu souffert : quelques maisons trouées d’obus, quelques toits défoncés. Le charmant château, où coucha Louis XVI au retour de Varennes, est dévasté, détruit. Il nous faut faire, pour atteindre l’Ourcq, un détour de vingt kilomètres ; les ponts sont coupés. Ces délicieuses petites vallées, ces chemins de bois, tout ce paysage de France redevenu si calme et où ils ont traîné leurs lourdes bottes, leurs canons, leurs convois, nous semblent plus chers encore. On songe au mot de Flaubert, à ces lieux si beaux qu’on voudrait les serrer sur son cœur.


Voilà l’Ourcq et le canal, et les petits ponts qu’ils ont essayé de faire sauter : Et voilà Lizy. Nous stationnons sur une place, devant une boutique à devanture rouge : Gombault, épicier ; volets clos. Un voisin, mécanicien, chez qui l’on a pillé les bicyclettes et cassé les vitres, nous invite : « Entrez, ça vaut la peine ! »

Il nous conduit par un couloir d’arrière… L’humble débit est un amas de choses innommables ; denrées éventrées, bouteilles brisées, paquets en lambeaux, tiroirs vidés pêle-mêle… Dans la chambre du haut, même saccage ; des armoires forcées et des commodes ouvertes dégorge le fouillis des nippes arrachées, piétinées. Les meubles sont en morceaux, les cadres disloqués, et partout l’odeur ignoble, le relent excrémentiel. La voisine nous montre des lambeaux d’une robe de soie rose, exprès choisie. On a eu beau ouvrir les fenêtres, depuis… c’est à vomir. Partout nous retrouverons cette marque : détruire et puis souiller, pour le plaisir… Cette dégradante manie les peint. Déjà, en 70, c’était leur signature…


Nous gagnons les plateaux de la bataille. Après les sombres jours de la retraite, c’est de ce point, jusqu’à la lointaine frontière des Vosges, que se sont levées, pour la reprise de l’offensive, toutes les armées de Joffre. Glorieuses journées du 5 au 10 septembre, déjà baptisées : Victoire de la Marne ! L’Histoire saluera, d’une admiration étonnée, cette lutte gigantesque, quand elle la connaîtra mieux. Ici s’opéra l’un des plus prodigieux renversemens de la destinée. La France, qui roulait au gouffre, s’est ressaisie. Elle se cramponne au sol, y reprend force, comme Antée. La nation, du premier de ses généraux au dernier de ses soldats, fait front. Et l’innombrable légion barbare qui déjà, croyant tenir Paris, escomptait la facile défaite de nos armées, à son tour chancelle. Frappée au centre, pressée aux ailes, elle recule, elle fuit.

Une grande route bordée d’arbres longe les vastes terrains où déjà se voient les tranchées, et les tombes. La terre remuée là, ces épaulemens, ces trous où leurs tirailleurs étaient blottis, toute cette défense sent l’improvisé, pioches et pelles fiévreuses. Ils ne s’attendaient pas à voir surgir, si prompte et si hardie, cette armée de Paris, qui fonce, menace, de flanc. Le sol maintenant est nettoyé. Ensevelisseurs et brancardiers ont fait la toilette. Les blessés qui, sur place, longuement moururent, les morts aux figures noires que, plusieurs jours après, on vit encore, par tas, joncher les champs de leurs cadavres gonflés, toute cette épouvante a disparu. Plus rien que la terre brune, le chaume à perte de vue. L’immense écume de la bataille, le pêle-mêle des débris : caissons épars, fusils en monceaux, cartouches allemandes jetées par centaines de chargeurs, casquettes, sacs, on l’a soigneusement ramassé. Pourtant voici, oublié en arrière de cette crête, un de ces étroits hauts paniers à trois compartimens qui semblent faits pour les longs cols des bouteilles de vin du Rhin, et qui a contenu leurs obus jaunes et bleus. Une batterie a tiré d’ici…

Les talus de la route sont couverts de branches fracassées. Les fils télégraphiques emmêlent leurs guirlandes coupées. De loin en loin, un peuplier fauché net. D’autres portent de profondes blessures rousses, fibres arrachées, sang séché de la sève. Il est quatre heures et demie. On s’arrête pour interroger des paysans, qui travaillent, des courbés, dans un champ. Soudain on entend le canon. Cela vient de loin, — une trentaine de kilomètres, — du côté de l’Aisne. Roulement de tonnerre sur lequel se détachent des détonations sourdes… « Ça n’arrête pas ! » dit tranquillement le vieux et il appelle sa femme, en train d’arracher des pommes de terre. La vieille, toute torte et ridée, avec sa bouche finaude, conte la bataille, comment les Allemands sont arrivés, se sont fait faire du café toute la nuit. Leurs officiers parlaient français, connaissaient le pays… Elle remémore tout cela sans émotion visible, comme une chose naturelle, avec cette philosophie paysanne qui est une foi, et où l’on sent la patience, la résistance triomphante de la race.

Le soir vient. Nous gagnons Vareddes. Un pont de planches jette sa réparation de fortune sur un ruisseau bordé de saules. Quelques façades éventrées, des murs criblés de balles. Ici, une quincaillerie montre, à l’air, son pauvre étalage d’articles de ménage. Les vitres sont en miettes. Plus de porte, ni de fenêtres. Les balcons pendent… Là, sur un vantail, cet avis à la craie : « Les pillards seront fusillés sur place. » Arrêta l’école. L’institutrice est rentrée de la veille. On savonne à grande eau les parquets bruns de sang, les murs, les meubles… Il y a eu du sang partout ! On avait empilé les blessés dans la classe, dans les petites chambres. Matelas et canapé sont couverts de larges plaques raides. Dans le jardinet où ne reste plus qu’une allée, avec quelques rosiers contre le bâtiment, une grande fosse ronde occupe tout le centre. Quarante-cinq Allemands y sont enterrés. Sur la terre frais retournée, flambe un grand feu bas, alimenté de choses informes. Un paysan retourne le brasier ; ce sont les vêtemens des morts qu’on fait brûler depuis le matin. Dans un coin, contre le mur, trois Français ont été couchés à part.

J’ai cueilli, en m’en allant, la seule rose du jardin : une chétive petite rose sanglante, presque noire, la dernière de l’année… Et j’ai songé au vers d’Agrippa d’Aubigné :

Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise…

J’ai mis la fleur funèbre dans une enveloppe ; elle y séchera pieusement.

Passé ensuite à Barcy, pauvre petit village vide, aux trois quarts démoli… Barcy, Vareddes, Saint-Soupplets, Étrépilly, lieux hier obscurs, désormais lettres étincelantes du nom de gloire ! Dans ces maisons, ces ruelles, ces fermes ravagées et noircies, on s’est battu avec acharnement. L’église de Barcy, sur l’humble place, est en ruines. Point de mire des obus, le clocher est à jour, et les cloches à nu. Le toit est crevé. Contre un hangar, à vingt mètres, git le cadran de l’horloge. Plus d’aiguilles. Qu’importe ! il marque une heure impérissable…

Nous repartons. Au ciel bleu a succédé un ciel balayé de nuées. L’ombre s’épaissit vite, insidieuse, sur la morne étendue des sillons, la vapeur des creux. Et de nouveau, éparses, puis bientôt serrées en rangs funèbres, par tous les grands vallonnemens du plateau, voilà les tombes… Leurs longues files s’alignent, bombant le chaume ras, les champs déserts. Des sections de képis, au bout de bâtons, surmontent ces fosses anonymes. Quantité d’autres, bordant le chemin, s’égrènent, petits tas ronds de terre jaune… Je songe aux mères, aux femmes, aux sœurs… Beaucoup ne savent pas encore. Au loin pèse un immense horizon gris, aux lourds nuages… ; Minute poignante. Nous nous découvrons pour un salut muet, et nous quittons, la gorge serrée, le cœur gros, ce cimetière solennel et sinistre…

Et je me rappelle, chemin faisant, cet admirable ordre du jour du commandant en chef à l’armée de Paris, où le général Joffre, en immortalisant les vivans, ressuscite les morts, dans la pérennité de l’héroïsme. Page encore inédite et que je suis heureux de pouvoir publier. Elle resplendira désormais, comme une couronne toujours fraîche, sur ces sillons funèbres.


ORDRE GÉNÉRAL N° 5
AUX TROUPES DE LA SIXIÈME ARMEE

« La sixième armée vient de soutenir pendant cinq.jours entiers, sans interruption ni accalmie, la lutte contre un adversaire nombreux et dont le succès avait jusqu’à présent exalté le moral. La lutte a été dure ; les pertes par le feu, les fatigues dues à la privation de sommeil et parfois de nourriture ont.dépassé tout ce que l’on pouvait imaginer ; vous avez tout supporté avec une vaillance, une fermeté et une endurance que les mots sont impuissans à glorifier comme elles le méritent.

Camarades, le Général en chef vous a demandé, au nom de la Patrie, de faire plus que votre devoir : vous avez répondu j au-delà même de ce qui paraissait possible. Grâce à vous, la victoire est venue couronner nos drapeaux. Maintenant que vous en connaissez les glorieuses satisfactions, vous ne la laisserez plus échapper.

Quant à moi, si j’ai fait quelque bien, j’en ai été recompensé par le plus grand honneur qui m’ait été décerné dans une longue carrière, celui de commander des hommes tels que vous.

C’est avec une vive émotion que je vous remercie de ce que vous avez fait, car je vous dois ce vers quoi étaient tendus, depuis quarante-quatre ans, tous mes efforts et toutes mes énergies, la revanche de 1870.

Merci à vous et honneur à tous les combattans de la sixième armée. »

Claye (Seine-et-Marne), 10 septembre 1914.

Signé : JOFFRE.

Contresigné : MAUNOURY.


De quel commentaire affaiblir ce trait de feu ?… La nuit est venue, on rattrape l’Ourcq, la voiture route silencieusement, vite, par la Ferté-Milon, vers X… Dans la forêt très sombre, on dépasse de longues files d’Anglais et d’Écossais, cyclistes, cavaliers. A un carrefour, un officier, coiffé de la casquette plate, nous arrête, vérifie le sauf-conduit.

A mesure qu’on approche de la petite ville, la route se couvre de postes et d’arrière-gardes ; sur les bas-côtés, des feux de cuisines et de popotes éclairent des groupes de soldats au bivouac, des files de chevaux à la corde, des voitures en parcs Les trottoirs regorgent de troupes cantonnées, c’est une fourmilière. Hôtels combles, tous les logemens réquisitionnés. Atmosphère de sécurité, d’entrain. Ce quartier général d’armée, on y respire vraiment la victoire. Sur la chaussée de la grande rue, que gardent gendarmes et fantassins, défilent, depuis le matin, des troupes anglaises. Elles donnent une étonnante impression de calme, de jeunesse et de force. Il est onze heures du soir, le flot coule toujours. On regarde se succéder sans arrêt, dans un clair de lune fantastique, ces alertes théories de chevaux et d’hommes. Cavaliers, fantassins, artilleurs en vêtemens kaki, les caissons et les pièces, les charrois d’autos. Un fleuve qui déferle et clapote, inlassablement… Les trompes meuglent, les moteurs ronflent. Toute la nuit, le pas scandé, les fers des chevaux, le tumultueux chaos des camions retentissent sur le pavé… L’aube se lève que le fleuve humain coule encore… Salut à ces frères qui s’en vont, allègrement, vers leur destin !…

Le lendemain, à dix heures, en route vers Soissons. On emporte un panier de provisions pour le déjeuner et deux mousquetons chargés, en vue des mauvaises rencontres possibles. Route charmante par le ravissant Valois, la forêt où çà et là des cadavres ballonnés de chevaux se décomposent, dans les taillis. Voici Longpont, avec son beau château, sa ruine gothique ; la destruction du temps, fatale, ajoute aux pierres une beauté ; l’imbécile ravage des hommes n’y apporte que de l’horreur… Toute cette région est pleine de campemens anglais. Les pittoresques villages ne voient-ils pas sans surprise ces imprévus soldats de France, grands enfans qui, près de leurs faisceaux, jouent au football, ou écoutent la prière du pasteur ? Plus loin, de solides gaillards demi-nus, des highlanders, se lavent au bord des ruisseaux…

Nous sortons des lignes anglaises ; nous arrivons à l’extrémité des lignes françaises. Le terrain, par d’heureux mouvemens, s’abaisse vers l’Aisne…

Rien ne signale qu’on est au front. Embusquées dans les replis, voilées par les haies, les lignes d’arbres, nos troupes sont invisibles. Soissons est là, devant nous, dans sa ceinture verte. par-delà la rivière, sur la côte crayeuse et jaune, des fermes s’étagent… Nul bruit. Nous ne croirions jamais, si nous ne le savions, que l’ennemi fait face, tapi dans ces carrières dont à la lorgnette nous voyons l’entrée, dans ces tranchées dont on distingue la ligne terreuse. Pas plus que nous ne croirions que ces jolies routes, que nous venons de suivre, les Boches y précipitaient leur retraite, il y a trois semaines, semant derrière eux, avec leurs munitions, des milliers de bouteilles. Hélas ! le chapelet des tombes, à chaque pas, nous le rappelle.

Elles parsèment les prés, bossuent le sol, un peu partout. Sur certaines déjà l’herbe repousse, plus drue. Pauvres petits gas, qui étiez « de la classe, » et vous, et vous, et vous, Français de toutes les provinces, de tous les âges, de toutes les conditions, et qui par centaines dormez là où vous êtes tombés, on ne peut se résigner à l’idée que vous y allez pourrir, inconnus ! Ces corps que jamais on n’identifiera, et que toujours les parens pleureront, cette moisson d’hommes irréparablement fauchée en tant de coins de la terre française, cette immense perte éparse, — il faut se dire, — pour que ces fiers mots : la nécessité, la gloire nous consolent, — il faut se dire qu’une telle mort est de la survie. Elle a reconquis, pied à pied, le sol natal, elle libère, elle libérera la France ! Et pas seulement la France. Mais ces autres mots où bat le cœur des plus hautes idées, le droit, la justice, le progrès, tout ce qui vaut qu’après le père, l’enfant grandisse…


Soissons. Une ville déserte ; l’abandon et la ruine. Partout des maisons effondrées, toits crevés, façades trouées, fenêtres arrachées. Autour de l’hôtel du Lion Rouge, — où nous garons l’auto, — l’obus a particulièrement sévi. Il y a des murs pareils à des écumoires, des devantures de tôle zébrées, criblées, à l’emporte-pièce. D’énormes trous creusent la chaussée ; les trottoirs sont barrés de décombres. La caserne est à demi détruite ; à côté, cinq squelettes de maisons se suivent, noirs d’incendie. Le grand séminaire, la poste ont servi de cibles. La belle chapelle latérale de la cathédrale est atteinte. Quant à la délicieuse église de Saint-Jean-des-Vignes, — ruine qui déjà avait connu le ravage de 1870, — elle a perdu la pointe d’une de ses flèches, l’autre est dentelée de shrapnells…

On se demande pourquoi cette furie barbare. Soissons est ville ouverte. Sa caserne était vide. Nulle défense française n’a motivé le bombardement qui, chaque jour, et trois fois par jour, durant deux semaines, s’est acharné. De six à huit, de midi à deux heures, de cinq à sept. Joie d’outrager une des plus antiques cités de la Gaule ? Ou peut-être passaient-ils ainsi leur rage d’avoir reculé, fui ?… Nous pèlerinons à travers les rues muettes. De grandes flèches, indicatrices de la retraite, sont peintes à tous les tournans : Brück in Soissons (Pont de Soissons). De loin en loin, quelques faces hagardes de vieilles femmes, guettant derrière des volets entr’ouverts, et, sur le seuil d’une ou deux portes, de pauvres, jaunes figures d’habitans, sortant des sous-sols. Ils y vivaient depuis le 15 septembre. Le bombardement a cessé d’avant-hier.

On se met à table, autour des provisions déballées. L’hôtel ne peut rien fournir, qu’un peu de purée de pommes de terre, du café, — et la seule bouteille d’eau minérale qui lui reste. Le vin, on n’en parle plus ! Toutes les caves sont à sec. Quand les Allemands arrivèrent, ils étaient admirablement renseignés : « Il y a ici N… qui est marchand de vins en gros. Conduisez-moi chez lui. » Et de rafler tout… Mais, brusquement, nous sursautons. On se regarde. Coup sur coup, des détonations, très proches, et le sifflement si caractéristique de nos obus (l’air déchiré comme de la soie), puis le bruit lointain, atténué, de l’éclatement… Est-ce le bombardement qui recommence ? On va aux renseignemens. C’est une batterie de 155 court, deux groupes de trois pièces arrivées la veille et mises en place pendant la nuit. Elles ouvrent le feu sur les tranchées allemandes, de l’autre côté de la vallée. On part à la recherche de la batterie. Un officier payeur nous mène au premier groupe défilé à l’entrée de la ville ; il avait cessé de tirer ; on va au second, dissimulé non loin, sous un boqueteau de peupliers. Et nous assistons à cette chose étonnante :

A vingt mètres de nous, dans leurs abris, les canons accroupis pareils à de grosses bêtes noires à l’arrêt. Les artilleurs derrière vont et viennent, comme à la manœuvre. Ils portent sur l’épaule les longs et lourds obus chargés de mélinite. Le lieutenant qui commande est assis sur un banc, déjeune, tout en donnant avec tranquillité ses ordres. Il découpe à petit morceaux son beefsteack figé, son pain bis. Le secrétaire est dans le trou du téléphone, où les indications sont transmises par l’officier observateur. Celui-ci est posté à cinq kilomètres, de l’autre côté de la vallée, là-bas sur cette crête boisée. Cinq cents mètres seulement la séparent de la crête adverse, où s’étend, dans le champ des jumelles, la ligne des tranchées allemandes.

Le tir a pour but de préparer l’attaque de quatre régimens d’infanterie, qui attendent massés, sous le couvert du bois. Il faut, au préalable, que nos obus écrasent les tranchées ennemies, détruisent le lacet des fils de fer qui hérissent la pente. Les salves partent sans discontinuer, sauf les intervalles nécessaires au repère du tir. Aux commandemens des sous-officiers chefs de pièce, les coups tonnent. On voit les gros canons se dresser, cracher leurs jets de flamme, retomber à l’affût : on dirait, vraiment, des monstres irrités… L’obus file, on suit sa chantante trajectoire : on guette, au point visé, l’éclatement. Une énorme colonne de terre et de fumée le signale. A notre gauche, neuf batteries de 75 se mettent de la partie, et, à notre droite, le canon anglais. Le terrain commence à être suffisamment arrosé, l’heure fixée pour l’assaut, trois heures et demie, va sonner. A ce moment, un Taube est signalé. Les artilleurs se dissimulent dans leurs abris. On nous fait cacher contre les arbres. Il paraît que, d’en haut, la batterie et nous-mêmes sommes invisibles. On aperçoit le vilain oiseau, le moteur ronfle, se rapproche… Fausse alerte. — « C’est un Voisin, » assure le capitaine, et chacun reprend sa place dans une sécurité complète… Mais voilà les mitrailleuses qui là-haut crépitent, l’assaut français s’ébranle. C’est malheureusement l’heure où il faut partir. Nous apprendrons demain, par le Communiqué, que l’opération a réussi : « Nous avons progressé dans la région de Soissons, où des tranchées ennemies ont été prises… »

On est à X… vers cinq heures ; les Anglais y défilent encore. En route pour Senlis, à travers les chemins sillonnés par l’armée alliée. On croise dans les champs un parc d’aéroplanes, des cavaliers au trot, qui ont fière allure… : La nuit vient, on roule en silence.

Senlis !…

C’est une chose inoubliable.

À la lueur éclatante du phare de l’auto, les ruines surgissent.

La grande rue dans sa longueur, l’amorce des rues transversales ne sont qu’un gigantesque amas de décombres. Vrai spectacle d’apocalypse que ce couloir de murs écroulés et noircis, ces façades lézardées aux ouvertures béantes. Du toit au sol, tout s’est abattu sur les mobiliers fracassés. On ne voit rien que de mornes tas de pierres, des fers déchiquetés et tordus, ça et là une cheminée en fol équilibre… Senlis, ou Pompeï ?… On contemple, stupéfait. On se croirait en présence d’on ne sait quoi fléau surhumain, de quelque ravage sismique. Le cataclysme. Comment admettre que des mains d’hommes, de civilisés, ont ; méthodiquement commis un tel crime ?

Il convient de fixer, dès maintenant, cette histoire.

Et d’abord rappelons ce qu’est, ou plutôt, ce qu’était Senlis, fleur du Valois.

Il est, sur notre douce terre de France, de ces sites entre tous choisis où le ciel, la nature, la main des hommes et le travail harmonieux du temps composent un ensemble sans second. Senlis était un de ces lieux d’élection. Plus que partout ailleurs l’âme charmante de l’Ile-de-France y est sensible. On a écrit de bien jolies pages sur Senlis ; nulle n’égale la page de pierre, — cette pierre du pays « plus belle que celle de Saint-Leu, plus fine que celle d’Arcueil, » — que du XVe au XVIIIe les siècles avaient construite, ligne à ligne, avec les vieux hôtels aux noirs pans de lierre et ces églises aux flèches dentelées dont J.-M. de Heredia, après Gérard de Nerval, après Rousseau, écouta les cloches… Il résonnera encore, ce bruit « qui portait une douce mélancolie » aux âmes du philosophe d’Ermenonville et du rêveur de Mortefontaine. Mais sur quelle vision d’enfer !

Relisons, pour aviver nos regrets, les mots évocateurs de Jacques Boulenger. Avec ses arènes vénérables, ses murs ecclésiastiques, son clair ruisseau de la Nonette, Senlis détruit s’y perpétue, comme survit à l’étoile éteinte le rayon, et à la rose morte, le parfum… « La petite cité de bourgeois et de nobliaux continue de vivre sur le rythme d’autrefois, et tout y évoque un passé français : les honnêtes maisons qu’on y voit encore, en bonnes pierres bien taillées, ajustées de main d’ouvrier, comme la campagne mesurée qu’on découvre par-delà les cyprès du cimetière, la couleur des murailles, le ciel fin, l’air léger, la grâce des filles… Il faut errer sous les arbres antiques des cours et par ces rues qui ont conservé leurs noms : la rue Rouge-maille, la rue du Heaume, du Chat-Héret, du Puits-Saint-Sanctin, la rue aux Fromages ou celle aux Pigeons-Blancs. N’est-ce point au pied de ce mur, qui a gardé ses bornes et que festonne le lierre, que Des Grieux marchait en regrettant Manon ? M. de La Guéritaude ne logea-t-il point dans ce riche hôtel, précédé d’un portail somptueux ? Çà et là, dans un jardin, au coin d’une rue, dans une cave, le moyen âge, la Renaissance apparaissent : voici l’Hôtel-Dieu de Gallande et sa haute salle, l’hôtel des Trois-Pots avec son enseigne sculptée, son ange, ses bornes, sa haute façade de briques à chaînes de pierre ; voici le XVe siècle : des gargouilles et des fenêtres à meneaux flamboyans ; le XVIe : des linteaux armoriés, des murs à pilastres, des médaillons. Au carrefour de la Licorne, qui, grâce à Dieu, ne s’appelle point place Jules-Ferry ou Gambetta, une vieille enseigne montre trois écolâtres discutant avec un singe qui tient un broc et leur tend un hanap ; plus loin, le rempart domine toujours la Fosse aux Anes où les Ligueurs ouvrirent la brèche lors du siège de 1589 ; ailleurs encore, un rouge tronçon de la muraille romaine semble cacher sous le lierre le sang de ses blessures ; et tout à coup, au détour d’une rue, entre deux maisons, le clocher de Notre-Dame jaillit et, comme une fleur née de la ville, embellit le ciel… Se pourrait-il qu’on n’aimât point Senlis ?[1] »

Et se pourrait-il, maintenant que toute cette grâce est meurtrie, qu’on ne l’aimât davantage encore ? Si la rue de la République, grande artère de Senlis, a perdu tout le sang vivace du passé, Notre-Dame — en dépit des obus qui l’assaillaient — est encore debout. L’herbe verdoie toujours, aux pavés de son étroit parvis. Rien n’a bougé, du lourd portail à plein cintre, ni du décor paisible qui l’encadre, et la vieille maison voisine érige, comme naguère, au-dessus de son mur, le pignon et la tourelle de jadis. Seules, — témoigne M. Robert de Fiers, — « certaines parties furent endommagées : entre autres, dans le haut du clocher les arêtiers de la flèche, les crochets qui les décorent, les pinacles qui surmontent les angles de l’étage carré ; les têtes en saillie au bas de ces pinacles, l’archivolte de la baie inférieure de l’étage des cloches, la balustrade au bas de la façade principale, et, sur cette balustrade, une statue qui, dans sa chute, brisa une gargouille. » Dommages facilement réparables. Si les canons allemands n’en causèrent point davantage, ce ne fut pas, assurément, par respect du précieux sanctuaire. Il n’en faut accuser que leur insuffisante portée. Autrement, ils visaient juste.

Mais contons l’aventure.

Le mercredi 2 septembre, la marche de l’aile droite allemande (venant de la direction de Verberie) atteignait Senlis. La retraite franco-anglaise, une fois de plus, fit front. Couverte par des troupes britanniques, que soutenaient hussards et turcos, la ville respirait encore, durant la matinée. Mais, convergeant des villages environnans, les masses ennemies resserraient l’étreinte. A midi trois quarts, le bombardement commença. Le tir, repéré avec soin, écrasait la gare, tentait d’atteindre, avec les édifices publics, la cathédrale, touchait l’hôpital plein de blessés allemands et français. Une vive fusillade crépitait, plusieurs habitans, qui se trouvaient alors dans les rues, furent tués ou blessés par les éclats d’obus et les balles. Vers une heure, les premiers uhlans apparurent, par les routes de Crépy-en-Valois et de Nanteuil-le-Haudouin.

En bon ordre, les alliés se replièrent alors vers Chantilly, et évacuèrent la ville, non sans avoir détruit les magasins à approvisionnerions. Une heure plus tard, par les rues de la République, du Faubourg-Saint-Jacques, et Vieille-de-Paris, les Allemands faisaient leur entrée. En avant de leurs hussards pédalaient leurs cyclistes, et, parmi eux, les guidant, ceux qui déjà connaissaient, — pour y avoir vécu, trafiqué, — la région et la ville. En tête, notamment, le chauffeur d’un propriétaire allemand dont le commerce fut, bien entendu, immunisé. Ainsi put-on plus tard lire, écrites à la craie sur les portes, des recommandations de ce genre : Maison à épargner (Haus zu schonen)… Prière de ne rien prendre, braves gens (Bitte schœn, gute leute, nicht nehmeri)… De la mention : mauvaise gens, d’autres désignaient en revanche, au pillage et à l’incendie, des demeures de gros commerçans, d’Alsaciens, et celles des officiers de la garnison.

Cependant, un major et plusieurs officiers se rendaient droit à la mairie, en automobile. Ils n’y trouvèrent que le maire, M. Odent. Le sous-préfet, M. Douarche, étant mobilisé, son intérimaire avait cru devoir donner la veille, aux différens chefs administratifs, l’ordre (ou le conseil) d’abandonner leurs services. Et d’autre part, la plus grande partie des habitans, et notamment les classes aisées, n’avaient pas attendu, pour déserter en masse leurs demeures, que les Allemands fussent à proximité. M. Odent, « écrasé par la douleur, » était donc seul. Plus de conseil municipal ; aucune mesure n’avait été prise, aucun avis donné, nulle affiche… Les vainqueurs s’enquièrent : garantie peut-elle leur être donnée que les Senlisois ne s’opposeront en rien à l’occupation ?

« — Vous nous en répondez sur l’existence ?

« — Monsieur, répondit d’une voix très faible M. Odent, ma ville est une ville pacifique. On ne s’y livrera à aucune violence et vous pouvez être sûr…[2]. »

Des coups de fusil, partis des bas faubourgs, coupèrent la phrase. C’était l’adieu de nos turcos, battant en retraite, à l’arrière-garde. Rouge de fureur, le major fait saisir le maire. Premier otage. Son compte est bon ! Et dans la rue, au hasard, ou bien entrant dans les maisons, les soldats allemands saisissent qui se montre ou qui passe. Il est trois heures.

Un entrepreneur de pavage, Alexandre Boullet, est ramassé rue de la République, avec cinq autres. On les pousse en avant, au milieu de la chaussée, contre les balles françaises que les Allemands évitent, en se blottissant contre les murs. Dans le débit de boissons tenu par le sieur Mégret, rue de la République, une dizaine de fantassins font irruption, tapagent. Mégret, caché dans un réduit de sa courette, se montre : « Prenez I Prenez ! » dit-il. Lorsque sa femme, au bout d’un quart d’heure, se décide, met le pied dans le vestibule, elle voit son mari abattu sur l’escalier, la tête en bas. Deux balles ont, après le corps, troué le mur. Le débit est vide, vide aussi l’écurie. On a emmené cheval, harnais et voiture. Rue de Paris, chez l’hôtelier Simon, un officier et quelques soldats exigent à boire, raflent épicerie et tabacs, brisent les bocaux. D’autres leur succèdent, sifflent tout ce qui reste de liquides et, mécontens, entraînent patron et garçon. Simon proteste, les bras levés. Il n’a pas « le temps de prononcer deux paroles, » tombe, tiré à bout portant. Le garçon, Wagner, témoin du meurtre, est conduit jusqu’à l’hôpital où attendent déjà quelques autres prisonniers civils. Chemin faisant, il sert de bouclier, contre les tirailleurs dont les derniers coups de feu claquent…

En face de la rue de l’Épée, voici quatre badauds qui s’en revenaient de contempler l’incendie du parc à fourrages. Ils aperçoivent les uniformes gris, se sauvent à toutes jambes. Les balles en tuent deux, blessent le troisième. Le survivant, Vilcocq, est pourchassé jusque dans un grenier où il peut se blottir. Le soir, sa cachette flambant, il en sort, on le cueille. Prisonnier. En route, avec d’autres malheureux, vers Chamant…

Déjà quelques maisons brûlent. Entr’ouvrant les portes, en fracassant d’autres, brisant les vitres, les exécuteurs ont jeté, au passage, des bombes et des fusées, « par poignées de petites boules ou rubans, » — sans doute leurs longs sachets emplis de poudres, ou encore de ces pastilles noires et carrées, véritables comprimés d’incendies. Quelques instans après, le feu éclate. Emile Budin, jardinier fleuriste, a (d’une terrasse, 14, rue Bellon), vu pratiquer l’opération, « dans des maisons de commerce ou d’habitation. » Cependant, trouée par les sinistres lueurs, la nuit est venue. Les otages, — au nombre de vingt-six, — après de mortelles attentes, menacés d’exécution sommaire, ont été dirigés par groupes d’abord au Poteau, sur la route de Compiègne, puis à Chamant. Leurs gardiens les bourraient à coups de crosse, à coups de pied, à coups de poing. « Ils agissaient ainsi, — a déposé le témoin Boullet, — pour le plaisir de se distraire. »

En quatre tas, — un de treize personnes, un de sept où était le maire, un de six, — on les parque. A une certaine distance, pour qu’ils ne se puissent voir. Le groupe des six fut passé par les armes. Le groupe des sept assista, muet d’horreur, au tragique débat de son sort. D’abord ordre de se coucher à terre. C’était dans un champ, au lieu dit « les Glands… » — « Gardons le maire comme otage, et fusillons le reste ! » Mais un officier supérieur intervient : « Fusillez le maire, et gardez les autres. » On fait lever, avancer M. Odent. Deux bourreaux lui appuient les canons de leurs fusils au corps, font feu. Il s’effondra sur le côté droit, sans un cri. Puis ce fut le coup de grâce. « Je crois cependant qu’il n’était pas mort, relate le témoin Boullet, et que les soldats allemands l’achevèrent avec une hache. » Toujours est-il que les rescapés tremblèrent jusqu’au matin, à une dizaine de mètres du cadavre étendu… On les relâcha le lendemain, après les avoir traînés deux ou trois kilomètres, à la suite d’une colonne. Le groupe des treize, livrés à l’humeur des occupans qui se succédaient, eurent également, après d’anxieuses alternatives, la vie sauve grâce à l’un d’eux, M. Mader, qui parlait allemand. Il dut, en gage, servir d’interprète et faire l’essai constant des nourritures. La crainte du poison hantait les cervelles grossières.

A Senlis, cependant, on s’était installé. Le vaste pillage, aussitôt, de commencer. (Proportion : soixante-quinze des maisons sur cent.) Beaucoup flambaient comme de grandes torches. On fracturait les coffres-forts, on forçait les meubles. Ville conquise. Un paralytique (septuagénaire) qui gémissait, on le traîna dehors, et à coups de botte on lui brisa les jambes… Demeures abandonnées, certains hôtels largement ouverts, ils firent ripaille. Les caves se vidèrent. A l’hôtel du Nord, coupable, au temps de la garnison, d’avoir hébergé les officiers de hussards français, les officiers de hussards allemands saccagent. Leur bel espionnage les avait, préalablement, renseignés… « Vous aviez le mess, ici ! » ricanèrent-ils, en arrivant. Champagne, vins fins et liqueurs, — tout ce qu’en contenait l’hôtel, — leur est monté au premier étage. Ils y tiennent quartier, dansent lourdement, au son d’un gramophone. Ils ne dessaouleront pas de quatre jours, ivres morts au point qu’un des leurs, lorsqu’ils évacueront, sera oublié dans le bâtiment en flammes. Les zouaves l’y égorgèrent, vautré.

C’est le 5, après-midi, — la veille de leur définitif départ, — que le crime monstrueux fut accompli. Crime prémédité. L’archiprêtre de Senlis a certifié qu’un colonel, chez lui logé, lui tint ce propos : « Demain vous n’aurez plus de ville. Elle sera brûlée, détruite. Nous allons faire de Senlis un nouveau Louvain. Ce sera notre Louvain français… »

Il faut, à tout crime, un mobile. Quel fut le prétexte de celui-ci ? Les coups tirés par les habitans. Or, nous avons vu que seuls les belligérans français firent feu. C’était plus que leur droit : leur devoir… « Pour expliquer leurs cruautés et leurs violations de droit, les Allemands ont répandu le bruit que les civils auraient tiré sur eux à leur arrivée dans la ville de Senlis. Des personnes de cette ville accordent même une certaine créance à ces dires. Je les ai interrogées, et il leur a été tout à fait impossible de fournir même des suppositions de preuves. » Tels sont les termes, formels, de l’enquête officielle faite par un commissaire spécial. Alors ? Reste, sans doute, la vraie raison : Senlis désertée par Senlis, cela, et la rage de renoncer à la descente sur Paris, le sadique besoin de se venger sur d’inoffensives pierres, qui incarnaient un pur visage de France.

Dès le 5, l’infernale besogne recommença. Les préposés au crime vont de maison en maison, et, dans les édifices publics. (Palais de Justice, casernes) de chambre en chambre. Des bidons de pétrole suspendus au col par des bretelles, ils aspergent, au moyen de petites pompes foulantes, les murs, les tentures, les meubles. L’essence gicle à pleins robinets. Puis vient le boute-feu. Et d’une extrémité à l’autre de la rue de la République, sur des centaines de mètres, de nouveau l’incendie court, ne respectant que quelques îlots protégés. Les tourbillons de flammes s’élèvent, secouent dans le soir magnifique, puis dans la nuit sereine, leur dansante furie. De grands panaches de fumée, où pétillent des bouquets d’étincelles, se tordent et s’étalent, en voile opaque. Une pluie noire s’envole, au loin retombe. L’acre odeur serre à la gorge, les yeux pleurent. Interdiction à quiconque d’approcher. Senlis voit, sans rien pouvoir en sauver, consumer sa forme vivante. Ceux qui furent témoins de ce spectacle en conservèrent longtemps, à leurs visages contractés, un douloureux reflet. Le propriétaire de l’hôtel du Nord demeure frappé de démence. Le brasier fut si formidable, et si terrible l’impression de fléau que les bêtes même s’effarèrent. Des chiens devenus fous s’enfuyaient par bandes, vers la forêt d’Hallate. On dut charger spécialement, ensuite, un homme d’abattre les animaux enragés.

Voilà, d’après des documens certains, le récit du forfait de Senlis. Deuil irréparable. Et non point seulement deuil matériel. De fond en comble, sans doute quantité de maisons sont détruites, et l’on évalue à plusieurs millions le dégât. Mais comment chiffrer la perte morale ? Sous ces masses informes de moellons sont enterrées plus que des fortunes, — tout le trésor évanoui des souvenirs. Des vies entières avec leurs traditions de familles, et qui par générations s’étaient succédé là, les voici mortes, pour toujours. Passé, présent, avenir, il n’y a plus rien. Et sans doute Senlis se relèvera de sa ruine. Plus d’un, selon un mot touchant que j’ai entendu, reconstruira sur l’emplacement cher « une petite boîte. » Hélas ! on aura beau se remettre à l’œuvre, réédifier avec courage. Ce ne sera plus la Senlis d’hier, — et d’autrefois.


L’auto roule. Des champs, des bois, la nuit… Ces deux jours, ce kaléiodoscope d’heures… Il semble qu’on soit parti depuis un siècle ! Voici Enghien et son lac de pierreries sous la lune. Voici Gennevilliers, Courbevoie… Là, à notre gauche, tout près, nous devinons, dans l’obscurité tiède, l’énorme sommeil, le souffle puissant de Paris. Paris, grand et noble Paris de la guerre ! Il n’a plus, au-dessus de lui, l’habituel resplendissement, la géante lumière rousse qui désignait son mondial foyer, cet éclat qui attirait, il y a quelques semaines, l’invasion barbare, la ruée des armées, de l’illusion allemandes…

L’auto roule. Voici Ville-d’Avray. Un tour au bord de l’étang, si calme dans sa brumeuse clarté bleue que l’impression de rêve, de cauchemar s’accentue… Le champ de bataille de l’Ourcq, Soissons bombardée, la ruine de Senlis, est-ce que tout cela est possible ?… Et ce n’est qu’un infime coin de l’immense horreur ! Partout ailleurs j’ai vu, dans la Champagne où se déroulèrent les combats géans, dans l’Argonne, en Lorraine, d’autres lieux plus désolés encore. Rians villages, douces petites villes provinciales qui n’êtes plus que des décombres, et dont le nom seul survit ! Et vous, Arras, Reims, grandes cités où avec la richesse du présent la rage teutonne s’est acharnée à détruire jusqu’à la forme auguste du passé ! Et cette monstruosité dont parfois la pensée essaye de s’évader, et qui vous ressaisit aussitôt, comme un carcan : la terre de France couverte de tombes, les hôpitaux de la mutilation et de la mort, les foyers en misère et en deuil !… Alors on ne sait plus. Je regarde avec étonnement cette nuit silencieuse, les bois profonds, l’eau magique, et j’ai beau être certain de la victoire, certain aussi de la grandeur et de la nécessité du destin qui se joue, je ne me sens pas très fier de l’exemple que l’humanité donne, devant la leçon de la nature.


VICTOR MARGUERITTE.

  1. Au pays de Gérard de Nerval, par Jacques Boulenger.
  2. Figaro du 28 octobre : Le Louvain Français.