Texte établi par Les Éditions du Zodiaque (p. 201-236).

Annabel.

J’étais de retour par miracle dans cette ville étrangère qui fut longtemps la mienne. C’était le soir, un soir pareil à ceux que j’y avais vécus, de mi-septembre, avec une pluie sirupeuse qui tombait des érables rouges et poissait de sombre les trottoirs. Assise sur le bord de mon lit comme sur une malle-cabine, je plongeais dans l’irréalité de me retrouver dans une atmosphère qui m’avait lentement pétrie, de sentir battre les artères de la ville canadienne où se mêlaient et s’affrontaient tant de races diverses, faite pour les batailles du sang, les tourmentes du rêve, les vagabondages d’un pôle à l’autre de l’humain. Il m’arrivait de demeurer immobile de longs moments à m’écouter respirer dans ma maison de jadis, à regarder au plafond les ombres hallucinantes qu’y projetait la colonne de fumée montant de l’hôtel aux dix étages d’en face, quand elle passait sur le soleil, et à suivre les pas incertains de la lumière sur les murs. Je ne parvenais plus à croire à mon absence, qui diminuait de durée, et se réduisait à une traversée furtive et balancée d’un pont transatlantique, la nuit, à la suite de laquelle j’étais revenue chez moi, vêtue de la même robe, avec le plaisir inouï de tenir à la main une clé qui allait me livrer un domicile dans l’énorme ville. Je dépliais le journal que le même vendeur ukrainien venait de jeter dans le vestibule, comme si je n’avais pas été des années partie, et je parcourais des yeux le bric-à-brac des nouvelles des cinq continents étalées sur ses pages innombrables que je laissais au fur et à mesure choir sur le tapis, comme si un vent de départ les eût éparpillées là, dans toutes les directions, pour me donner l’impression, quand je les ramasserais hâtivement en les remettant ensemble, de rétablir l’ordre dans ma vie.

Pourtant je consultais avec une certaine timidité les colonnes où un pays neuf accorde une naïve hospitalité aux nouvelles dites « sociales », annonçant les fiançailles, mariages et déplacements d’un peuple qui se meut comme une seule vague d’une rive à l’autre de son immense continent. Beaucoup de noms m’étaient devenus étrangers comme si par mon absence j’eusse incité toute une population à se désagréger.

Ce soir de septembre, l’un d’eux forma soudainement îlot au milieu de ceux qui m’échappaient.

Mrs Allan W. Kentfield née Annabel Randolph vient d’arriver de Londres pour passer quelque temps au Canada et est descendue au Ritz.

Je dis tout haut : « Annabel » et cela résonna comme un nom d’argent, dissipant les grisailles léthargiques qui s’amoncelaient autour de moi.

Je fis de la lumière, traversai vivement la chambre, m’assis devant le téléphone, appelai le Ritz, et demandai d’un ton ferme Mrs Kentfield comme si ce fût hier que nous avions tenu notre dernière conversation.

Je ne cherchais pas par quel propos j’allais l’aborder. Il suffirait que je dise : « Annabel ! » En attendant qu’elle vînt, je restai sans pensée, incapable d’aller plus loin que son nom qui remplissait le vide, ni faire une brèche dans la masse de mes souvenirs.

— Hello ?

C’était bien la voix que j’attendais, mais dédoublée par les années et rendue transparente. L’interrogation qu’elle contenait ajoutait à sa ténuité. Elle semblait descendre du dixième étage du Ritz. Je prononçai : « Annabel ! » en donnant à chaque syllabe chantante le temps de refouler devant elle le silence des années.

Je n’eus pas à dire mon nom.

— Vous !… Je vous croyais en France !

— Et moi, je vous croyais à Londres !

— Comment avez-vous appris ?

— Je viens d’ouvrir le Star.

— Où êtes-vous ? Je veux vous voir ! Venez !

— Venez, vous, Annabel ! Je suis à quelques minutes du Ritz. Mon ancienne rue : McGill College.

Après tout, j’avais connu Annabel presque enfant. Il était naturel que ce fussent ses pas, qui devaient avoir encore quelque chose de l’enfance, qui vinssent à moi. Autrefois, il lui plaisait de s’égarer dans mon quartier, avec la curiosité qu’ont les Anglais pour le bric-à-brac, et de flairer l’odeur forte des échoppes, de s’emplir l’œil de leurs bariolages où le rouge et le vert dominaient, de passer entre les pensions de famille grisonnantes où logeaient des étudiants imberbes, et au printemps d’éclabousser ses guêtres dans les flaques de neige boueuse couvrant le trottoir.

J’entendais l’épaisse pluie couler des lattes du toit sur la terrasse goudronnée au-dessous de ma fenêtre, et la distance entre l’avenue McGill et le Ritz augmenta. Comment se risquer dehors par ce déluge ? J’eus l’impression désagréable que je n’étais ici que de passage puisque j’avais laissé mon imperméable en France.

— Je vous attends, Annabel !

La voix hésita, devint tout à fait aérienne.

— Vous ne savez pas ?… Je ne vais pas bien… Je devrais être au lit… Prenez un taxi.

Je fus prête en moins de cinq minutes. Et me moquant du taxi, j’abordai avec vigueur, moi bien portante, la rue où les lumières se noyaient dans les flaques, où les lampes à arc n’étaient plus que de tremblantes veilleuses au cœur rond des feuillages pensifs. L’ascenseur du Ritz me déposa devant une porte marquée d’un numéro d’or mat, à plusieurs chiffres. Épaisse cette porte, fermée, muette, comme s’il n’y eût eu derrière personne de vivant, et d’acajou si poli qu’elle ne donnait pas de prise.

Je sonnai. Annabel vint ouvrir. Car c’était bien Annabel, éclairée de dos, le visage dans l’ombre. Annabel et sa voix, et sa poignée de main nerveuse. Je fus soulagée de la trouver debout. À l’intérieur, une lumière pluvieuse tombait d’un plafonnier opaque sur l’immobilité des meubles et le silence du tapis.

Une fois assise à ses côtés sur le divan, je commençai à m’apercevoir des ravages que ces dix années qui l’avaient tenue éloignée du Canada avaient exercés. C’était elle et quelqu’un d’autre en même temps, la jeune femme inconnue doublant d’une ombre la jeune fille qui m’était familière, ou plutôt substituant son corps fait de plus d’ombres que de chair à ses formes pleines. Le visage avait été buriné en profondeur et à l’expression jadis grave et ironique des traits, s’ajoutait une nervosité qui allait jusqu’à l’égarement.

Elle n’avait plus la masse de ses cheveux qui jadis lui tiraient la tête en arrière, la forçant à tenir le visage levé et à recevoir la lumière sur son large front carrément modelé ; ils étaient courts à présent, séparés en boucles abondantes, et de temps en temps elle portait la main à sa nuque comme si elle eût senti un froid, un manque, une amputation précisément à cet endroit, et sa tête baissée avait l’air songeuse. Elle n’écoutait plus qu’elle-même à ces moments. Ses yeux avaient pris la couleur indéfinissable des eaux troublées de la mer, et c’étaient bien les profondeurs inconnues et le remous passionné de la mer que son regard recouvrait. Le nez aquilin dont les lignes massives dominaient jadis le bas du visage avait perdu de son orgueil. Les traits s’étaient creusés et réduits, mais c’était surtout dans leur expression que résidait le changement d’Annabel.

La lumière arrivait obliquement jusqu’à ce divan d’angle où nous étions assises, de sorte que son visage demeurait dans une demi-pénombre, donnant l’impression d’être recouvert d’un léger voile. Les yeux troublés à dessein, la bouche contractée, un réseau nerveux tendu du front au menton défendaient la retraite farouche d’Annabel et le secret qu’elle y avait emprisonné.

Elle m’avait, quelque douze ans plus tôt, annoncé ses fiançailles avec un officier anglais dont elle avait fait la connaissance vers la fin de la guerre dans un hôpital militaire, ayant réussi, malgré l’opposition de sa famille, à se rendre en Angleterre et à s’engager comme V. A. D.[1] pour se rapprocher autant que possible des lieux où brûlait la poudre.

La guerre finie, elle n’avait fait qu’une brève apparition au Canada, offrant à ses amies une Annabel d’un aspect nouveau qui prenait goût, disait-on, aux « cocktail parties », paraissait aux thés du Ritz avec une cigarette entre ses minces lèvres rouges, aimait une note de couleur violente dans sa toilette et portait les bijoux hérités de sa mère. Les photos qu’on reçut d’elle à cette époque la montraient de profil, un profil singulier et théâtral.

Je ne m’étais pas laissé prendre à ces apparences et je savais qu’au fond elle demeurait un être d’exception dans un milieu tout de surface, qu’elle s’exercerait en vain à la frivolité et serait ramenée aux profondeurs amères. Il est naturel quand on y appartient de chercher à s’en échapper.

De sa voix qui se maintenait dans le registre supra-terrestre, elle m’expliquait que son mari assistait à un dîner d’affaires et que son petit garçon était chez des amis à la campagne, au Lac Écho, dans les Laurentides, où elle-même venait de passer un mois. Elle était arrivée à Montréal la veille.

J’hésitais à en venir à la question de son état. Il fallait apporter dans l’examen que je faisais d’Annabel la prudence avec laquelle on approche un blessé inconnu.

Un maître d’hôtel frappa à la porte, apportant le repas qu’elle avait commandé. Il fit rouler devant elle une table servie et se retira. Annabel demeura sans bouger, puis, à ma prière, parut se réveiller, remplit d’eau son verre et y versa une petite cuillerée de poudre blanche. Elle se décida à plonger sa cuiller dans le bol d’argent du potage, fit la grimace, ajouta du sel, y goûta de nouveau, et le repoussa. Ensuite elle attira à elle un plat qui contenait je ne sais quelle volaille diminutive sur un sombre lit de champignons, s’exclama en français : « Mon Dieu ! Qu’est-ce-que-c’est-que-ça ? et laissa retomber le dôme brillant du couvercle.

Elle se rabattit sur la meringue glacée du dessert. Puis elle ouvrit un nouveau flacon, fit glisser dans sa belle main de larges tablettes d’un gris foncé, en compta quatre qu’elle avala en toussant, après quoi elle but un nouveau verre d’eau.

— Eh bien ? fit-elle en me regardant de côté, avec un léger défi dans sa voix et quelque chose de l’ironie ancienne.

Comme je ne répondais pas, elle ajouta :

— C’est la seule chose qui me fasse dormir.

Le téléphone sonna, et quand elle se leva pour y répondre, je vis que ses épaules, qu’elle avait presque anormalement développées, s’étaient voûtées et que ses hanches étroites en comparaison paraissaient encore plus fuselées.

Elle portait une robe élégante mais sombre, dont le tissu légèrement fripé trahissait qu’Annabel passait ses journées allongée, de divan en divan, et était peut-être moins prise qu’autrefois des robes de mille-et-une nuits. Elle vit mon regard attaché à cette robe :

— C’est une amie qui me l’a choisie à Londres. Je ne l’ai même pas essayée. Je ne puis plus supporter les magasins !

Je reconnus l’épingle de brillants qui fermait le col.

J’aiguillai la conversation sur son mari, son fils, sa maison de Londres.

— Allan ? Il est vraiment très gentil, vous savez. Je l’ai connu à Douvres. Il venait de recevoir la V. C. Après la guerre, il a repris sa profession et il dirige une usine de produits chimiques. J’espère bien que vous allez faire connaissance. Et mon petit Stephen… Vous verrez, he is a darling ! Je vais vous montrer son portrait.

Sa figure s’était animée. Annabel jeune fille transparaissait à travers le masque.

Je la suivis dans l’autre pièce. Une lampe voilée de mauve était allumée sur la table de chevet qui séparait les lits jumeaux larges et bas dont la couverture était faite. Annabel, un trousseau de clés à la main, se pencha sur une valise posée sur un tabouret. Elle s’efforçait de lire, en les approchant de son visage, à la hauteur de ses yeux, les étiquettes des petites clés brillantes qu’elle se mit à essayer l’une après l’autre. Ne réussissant pas à ouvrir, une expression d’angoisse passa sur ses trait, et elle me regarda, l’air indécis, avant de s’avancer vers la sonnette sur laquelle elle appuya longuement en pensant à autre chose, la nuque courbée sous le nuage lourd de ses cheveux.

Une femme de chambre parut, lui prit les clés des mains et du premier coup ouvrit la valise.

There you are, Madam !

Annabel regardait dans sa direction avec un demi-sourire, continuant à passer lentement la main sur sa nuque.

Nous prîmes dans la valise un porte-papiers de cuir fin et revînmes dans le salon couleur de pluie pour y examiner les photos. La serviette contenait aussi un album de feuillets tapés à la machine.

— Ce sont les vers de Stephen, dit Annabel. Ils ont été publiés dans le journal de son collège. Le principal les trouve remarquables.

Je me rappelai que c’était une tradition de famille chez les Randolph d’être poètes. Annabel elle-même avait connu à l’âge que devait avoir Stephen une espèce de célébrité et son père avait fait faire de ses poèmes une petite édition de luxe qu’il distribua discrètement parmi leurs amis.

— Et vous, Annabel, qu’avez-vous fait toutes ces années ?

Elle secoua la tête.

— Oh ! moi… La poésie me semble aussi lointaine que les Rocheuses au milieu desquelles j’écrivais mes premiers vers. Vous vous rappelez ?

Si je me rappelais !… Mais le moment n’était pas venu de se laisser dominer par les Rocheuses et emporter par le torrent de nos souvenirs… Heureusement qu’elle avait repris :

— J’écris encore de temps en temps. Le Times, qui ne publie jamais de vers, a fait paraître en première page, au dernier anniversaire de l’armistice, un grand poème de moi, écrit après une visite du cimetière d’Ypres. Mais tout cela n’est pas ce que j’avais rêvé. Ce ne sont que des bribes d’Annabel Randolph. Des bribes ! Voilà tout ce que je suis.

Son langage devint presque incohérent :

— Je plains mon mari : une femme toujours malade, toujours partie : la Riviéra, la Suisse. Jusqu’à présent, Stephen n’en a pas souffert, il m’accompagnait avec sa gouvernante. Mais lui ! seul dans la maison à Londres avec les domestiques. Ça ne peut pas durer. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que nous nous séparions ? Chacun referait sa vie.

Sa voix était devenue plus normale, presque basse, et elle s’arrêta comme si elle attendait une réponse à sa question. Car c’était bien une question, non une réflexion inconsidérée qu’elle venait de faire. Et au silence qui suivit, on sentait que ce n’était pas la première fois qu’elle se la posait.

Elle n’avait pas dit : « Il referait sa vie ; mais chacun referait sa vie. » Comment concilier cela avec son état de grande malade ? Était-ce donc dans un drame intime qu’il fallait trouver l’explication de la débâcle évidente qui emportait Annabel ? Ou bien celle-ci était-elle une conséquence d’une condition physique dont j’ignorais la gravité ?

Je devais la quitter ce soir-là sans avoir pu résoudre le problème.

Ses parents étaient morts ; mais il lui restait dans la ville un grand nombre d’amis, de ceux qui demeurent fidèles à une famille considérée et riche. Un frère de sa mère, le colonel Murray, qui avait commandé au front le régiment des Black Watch canadiens, habitait la maison où Annabel était née ; c’était lui qui lui avait servi de tuteur et géré une fortune composée surtout de valeurs de Bourse qu’il fallait surveiller de près. Ses filles avaient été les compagnes d’enfance d’Annabel. Mais elles avaient presque perdu de vue leur cousine mariée et habitant Londres, qui n’écrivait que fort irrégulièrement et n’était jamais revenue dans son pays.

Depuis ce retour extraordinaire, elle devenait le centre de l’intérêt, la préoccupation quasi passionnée de tous, et principalement des femmes. Amies et parentes se téléphonaient chaque jour, et plusieurs fois le jour, à défaut de se rencontrer à l’heure du thé, et ce n’était plus de leurs maris, de leurs enfants, du coiffeur et de la couturière, de potins domestiques ou mondains qu’elles s’entretenaient, mais d’Annabel, des raisons secrètes qui la ramenaient inopinément au Canada, de son apparence, de sa nervosité, de ses insomnies, de ses propos rompus. Personne ne savait exactement le nom de son mal. On parlait de ses yeux étranges, de sa voix, de ses épaules.

Par amour-propre, la famille inclinait à croire qu’elle souffrait simplement de ses nerfs : a nervous breakdown est si commode pour expliquer tous les désarrois ; quelqu’un murmura le mot de cancer ; d’autres se rappelèrent son hérédité : sa mère morte à l’âge qu’elle atteignait elle-même, qui s’était éteinte lentement dans sa maison après des années de claustration ; ses oncles succombant l’un après l’autre, victimes de la tuberculose, de l’alcoolisme et des drogues, protégés du scandale par leur argent qui leur permettait de recourir, à l’heure où ils se fussent donnés en spectacle, à la maison de santé discrète. Quand on s’informait de l’un ou de l’autre, les familiers murmuraient : He has gone to pieces.

Est-ce que Annabel allait connaître le même destin, « tomber, elle aussi, en morceaux » ? Sa cousine May, la fille aînée du colonel, qui était de son âge et avec laquelle elle était intime autrefois, exprima d’un air pensif l’opinion qu’il ne fallait pas chercher l’explication de l’état d’Annabel dans ses nerfs ou dans sa pression artérielle, dans ses reins ou ses poumons, mais ailleurs. Pour elle, c’était une raison d’ordre intime qui l’expliquait. Après tout, ce mari d’Angleterre, qui avait l’air d’un parfait gentleman, personne ne le connaissait. Chacune s’intéressait donc au sort d’Annabel, et la commisération qu’il était de bon ton dans leur monde d’éprouver pour le malheur en général s’était localisée sur sa tête. « Pauvre Annabel ! » servait de conclusion à leurs conversations.


Le lendemain de notre rencontre au Ritz, un pas masculin et vif monta mon escalier. Un homme qui répondait à ce pas par l’élancement de sa taille, sa tournure militaire, la décision de sa brune figure aux tempes serrées, éclairée par des yeux gris au regard direct, se présenta : Mr Kentfield. Il faisait une tournée de visites aux anciens familiers d’Annabel et de ses parents. Il ne resterait que quelques minutes, car il avait nombre de personnes à voir et il s’embarquait dans quelques jours. Il était possible qu’il revînt prochainement au Canada, où sa firme projetait de créer une usine.

Allan W. Kentfield était décidément sympathique. Il me fit l’effet de réunir en sa personne le type de l’officier, du gentleman et de l’homme d’affaires, avec prédominance de ce dernier. Assis avec aisance dans son fauteuil d’osier, rien ne faisait soupçonner qu’il n’avait à disposer que de quelques minutes. Son intention était d’en tirer tout le parti possible afin de ne point laisser l’impression qu’il avait accompli un vague et vain devoir de politesse. Pressentant la curiosité qu’il inspirait, il résumait en quelques mots le double objet de son voyage au Canada : une raison commerciale et l’état d’Annabel. Après avoir annoncé cela, il fit une légère pause. Il sentait qu’il touchait au vif de la question. Si tous étaient âprement avides de ce moment de tête-à-tête avec lui, c’était moins l’ingénieur-chimiste que le mari d’Annabel qu’ils voulaient connaître pour lui arracher quelque parcelle de vérité.

Cette vérité, il avait l’air de l’ignorer lui-même plutôt que de la vouloir celer. Son regard si direct se troubla ; sa voix tout à l’heure si précise se fit hésitante, et je me rappelai, à je ne sais quoi de brusquement affaissé dans son buste, que c’était un ancien grand blessé de guerre.

— Je ne sais vraiment pas, dit-il, ce qu’il y a. Les médecins eux-mêmes ne se prononcent pas, ou ce qu’ils disent est contradictoire.

Sa dignité britannique l’empêchait de s’aventurer sur un autre terrain. Que sa femme traversât une crise d’ordre psychique ou sentimental, c’était son secret, et plus encore à elle qu’à lui ; il n’eût pas été bienséant d’y faire allusion devant des étrangers.

Quoi qu’il en soit, il allait s’embarquer seul avec son fils, dans l’espoir que quelques mois de plus passés à Montréal, parmi les siens, seraient salutaires à Annabel.


Les nouvelles que j’eus ensuite vinrent de l’hôpital. Une infirmière téléphona, de la part de Mrs Kentfield, pour m’informer d’une voix brève qu’elle était au Royal Victoria, et me donna le numéro de sa chambre, dans l’aile réservée aux malades riches : le Pavillon Ross. Mrs Kentfield avait besoin d’un repos absolu, mais aussitôt autorisée à recevoir des visites, elle me le ferait savoir. Je n’eus pas le temps de demander d’éclaircissements : le message transmis, il n’y eut plus personne. Dans l’angoisse où nous laissaient Annabel et son énigme, je fus soulagée. Elle était entre des mains responsables.

Une semaine s’écoula. Il était vain de demander des nouvelles : Mrs Kentfield allait, selon l’invariable formule, aussi bien que possible dans la circonstance.

Enfin, un jour elle téléphona elle-même, d’une voix clarifiée, et nous prîmes rendez-vous pour le lendemain soir.

Un octobre sec et doré, avec des soirées coupées d’un souffle incisif, avait remplacé septembre pluvieux. Dans le parc de l’Université que je traversai, le vent faisait frissonner sur les pelouses l’ombre inquiète des arbres, et le long de la rue montante qui aboutissait aux tours médiévales du Victoria, des feuilles d’érables glissaient en essayant de se rattacher aux pavés par leurs pointes recroquevillées. Les eaux sombres du petit lac tapi dans le roc au pied du Mont-Royal se pressaient les unes contre les autres et se nichaient comme des choses vivantes dans les anfractuosités les plus protégées de la rive ; et de longues branches de bouleaux pleureurs se courbaient vers elles de toute leur volonté, essayant de les caresser avec les doigts dépliés de leurs feuilles.

La grille du Pavillon Ross était ouverte et j’entrai, guidée par l’ombre des buissons de « couronnes de la mariée » qui bordaient le chemin.

Annabel était au lit, appuyée à deux oreillers, et une jolie fille en coquet uniforme blanc, assise sur une chaise basse, lui faisait la lecture. Il y avait toujours eu des livres autour d’Annabel, mais depuis près d’une année sa vue était si mauvaise qu’il lui était à peu près impossible de lire.

La garde quitta la chambre après avoir enlevé pour la nuit les vases de cristal remplis de roses somptueuses, alignés sur la commode dans un ordre si rigide que la malade ne pouvait oublier le lieu où elle se trouvait.

Il y avait sur la petite table près du lit les portraits d’un homme et d’un petit garçon dans deux cadres jumeaux.

— Eh bien ? dit Annabel, en allongeant deux doigts au bout couleur d’ambre vers son étui à cigarettes, de son ton de badinage non exempt de défi.

— Eh bien, Annabel ?…

Et le mien signifia que j’attendais qu’elle parlât.

Elle avait subitement résolu, explique-t-elle, la veille du départ de son mari, d’aller consulter l’ancien docteur de sa famille, celui qui avait soigné sa mère et qui était resté l’ami du colonel Murray. Après la consultation, un taxi la conduisit directement du cabinet du docteur au Victoria. Il n’avait pas permis qu’elle rentrât au Ritz. Sa cousine May s’était chargée de venir lui préparer une valise avec la femme de chambre et de la lui apporter à l’hôpital. Pendant huit jours, elle n’avait fait que dormir et se désintoxiquer de ses poudres et de ses pilules ; défense de recevoir de visites. Les spécialistes avaient défilé près de son lit, faisant des tests, et le docteur passait chaque soir, comme en visite amicale, son chapeau et ses gants à la main, la taquinant et ne lui accordant pas plus d’importance qu’à une petite fille.

Chaque matin, la nurse la transportait dans un fauteuil roulant au solarium de la terrasse ; ensuite il y avait une séance de traitement électrique. Après quoi, rompue, elle ne demandait qu’à être laissée en paix. Sa voix avait perdu sa pathétique fébrilité, mais on distinguait mal son visage dans l’éclairage de la lampe de chevet à l’abat-jour abaissé. Depuis l’apparition d’Annabel à Montréal, il semblait que la lumière que cette ville déverse généralement à torrents prodigues se fût brouillée, comme si la source en était près de tarir, et les chambres où elle m’appelait pour la voir, si luxueuses qu’elles fussent, souffraient de quelque chose.

Elle me dit au revoir d’une voix plus claire, mais j’emportai, hors de cette chambre, la même vision confuse d’Annabel, traînant après moi l’aura de malaise qui se dégageait de sa personne.


Après tout, nous parlâmes des Rocheuses. Elles allaient peut-être m’aider à comprendre Annabel. Cela me ramenait à bien des années en arrière, à l’époque où je réunis tout ce que je possédais de dollars pour aller à la découverte de l’Ouest canadien, puisque l’est ne m’avait rien offert que de banal.

Je m’arrêtai à Banff, et pris un vieux petit vapeur chauffé au bois qui descendait la Rivière Columbia et devait me rapprocher du camp des Y. W. C. A. situé en pleines montagnes, auquel, à cause de ses exigences modiques, je m’étais fait inscrire pour deux semaines de séjour.

Nous naviguions sur une rivière tortueuse, étranglée par la végétation de ses rives, et de temps en temps le bateau se prenait dans les buissons de sureau et les églantiers monstrueux qui laissaient traîner sur les eaux limoneuses des panaches de roses sanglantes. Deux Chinois armés de perches, prenant un point d’appui sur les racines émergeantes, le remettaient dans le courant. Vers le soir, l’homme à la casquette de capitaine qui se tenait dans la petite guérite de la machine, me fit signe qu’il fallait débarquer.

Je n’étais pas la seule voyageuse arrivée à destination. Une grande fillette vêtue de corduroy, guêtrée de cuir, tenant par la courroie son sac de montagne, se préparait à descendre. On nous fit glisser sur une pile de planches qui se trouvait à point pour nous servir de débarcadère sur les berges inondées. Nous étions dans le désert, un désert marécageux, d’une certaine tristesse et d’une certaine douceur, avec çà et là des groupes d’aulnes dont on ne voyait que la tête.

Les instructions que j’avais reçues de l’Y. M. C. A. étaient de descendre à ce point et d’attendre. Attendre quoi ? La nuit accourait, roulant devant elle des nuées d’ombre sur la plaine inondée que barraient au loin des montagnes obscures.

Don’t worry, they’ll come for us (Ne vous tracassez pas, on viendra nous chercher) dit une voix.

La fillette inconnue, assise en tailleur sur les planches, ses épaules carrées couvertes par le rideau de ses cheveux, venait de parler, et il y avait dans le ton de sa voix, à côté du désir de me rassurer, une moquerie subtile comme si elle eût deviné l’inquiétude qui doit envahir l’âme d’une grande personne en semblable circonstance.

Voyant que mon anglais n’était pas à la hauteur de la situation, elle continua en français :

— L’oncle Adams doit venir. Maman lui a écrit.

Nous nous rapprochâmes. Je mis près de moi ma valise, du côté de la rivière invisible, recousue par ses lianes ; elle posa son sac imperméable à ses pieds, du côté du marécage et nous eûmes l’illusion d’être défendues contre tout danger insidieux.

Au bout d’un temps qui me sembla long, on entendit les coups de klaxon insistants d’une automobile, puis une voix cria dans le porte-voix des montagnes :

— An-nabel ! An-nabel !

Sur quoi l’étrange petite fille se dressa sur la pointe des pieds et lança un « Hou-hou ! » aigu comme une flèche qui frappe en plein but.

Plus tard, chaque fois qu’on prononçait son nom, je croyais l’entendre crier au-dessus d’une plaine noyée et voir Annabel se détendre brusquement et grandir avec chaque syllabe.

Puis un ordre suivit :

Don’t move ! (Ne bougez pas.)

Et le silence. L’auto avait dû s’enliser.

Une heure plus tard, ce fut un clapotement de chevaux.

— Les voici, dit tranquillement Annabel.

Bientôt parurent deux silhouettes de cow-boys. Annabel saisit la bride de celui qui s’approcha le premier du tertre de planches, et debout sur un des étriers, s’accrochant d’une main au pommeau de la selle mexicaine, déclara d’un ton qui n’admettait pas de réplique : « Okay ! » que je traduisis par « Ça va ! »

Le second cavalier me prit en croupe, et nous allâmes au pas sur le terrain couvert d’un drap d’eau mouvante. Les montagnes se rapprochèrent. Nous entrâmes dans une vallée où à la lueur des étoiles je distinguai quelques baraquements neufs qui pouvaient être ceux d’une usine, et tout au bout de la vallée une petite maison basse et claire où tout dormait.

Uncle Adams ! cria du chemin la voix de cristal d’Annabel.

Rien ne répondit.

Mr Adams doit être en voyage, dit un des cavaliers. Il mit pied à terre, traversa en diagonale ce qui devait être un petit jardin, frappa à la porte, fit le tour de la maison en appelant un nom que je ne compris pas.

Un moment après, la porte d’entrée s’ouvrit et une large et courte silhouette, vêtue d’une longue blouse par où passaient des pantalons de coutil rayé, se montra. Une tresse de cheveux luisants faisait deux fois le tour de sa tête.

C’était Lee, le domestique chinois de celui qu’Annabel appelait « Uncle Adams ».

Mr Adams était parti à l’une ou à l’autre de ses mines, mais son camp était à la disposition des amis, rancheurs, prospecteurs, chasseurs d’ours, qui passaient dans la vallée dénuée d’habitations. Chaque été Annabel et sa famille y faisaient escale en se rendant à leur propriété.

Sans manifester de surprise, Lee eut vite fait de transformer un divan en lit à côté de celui d’Annabel dont me séparait une peau de chèvre des montagnes étendue à terre, et nous nous endormîmes entre les murs du living-room lambrissés de sapin et couverts d’armes, d’engins de pêche et de trophées de chasse.


Une après-midi que de ma tente je regardais au loin les pics des Rocheuses en bonnets étincelants, dans l’immense et sereine solitude du camp, elle parut devant moi, en courte jupe-culotte de couleur kaki, tirant par la bride un broncho des prairies efflanqué à la crinière sauvage.

— Hello ! fit-elle, entrant sans plus de cérémonie et se laissant tomber à terre en face de moi. Dans l’ombre de la tente, ses yeux bleus avaient un éclat de bijoux primitifs parant son visage. Elle avait rencontré les girls en chapeau de cow-boy, foulard rouge au cou, parties en excursion dans la montagne et deviné que j’en avais assez ce jour-là de leur troupe agressivement sportive au milieu de laquelle j’étais à mon désavantage et que je me trouvais au camp de l’Y. W. « comme un poisson hors de l’eau. » Et j’use ici d’une malencontreuse image, car seule de la bande je ne savais pas nager.

Elle fouilla dans les quelques livres français que j’avais inutilement apportés, en pareils lieux, s’allongea à plat ventre sur la toile qui servait de tapis, feuilleta une anthologie de poètes et se mit à lire Eloa à haute voix. Elle lisait avec conviction, en profondeur, semblant avoir oublié ma présence, et, au dehors, son broncho qui s’était éloigné et broutait à l’ombre des cuisines l’herbe brûlée de la plaine.

Presque chaque jour je la vis paraître, apportant avec elle Elizabeth Browning et à mon intention Vanity Fair qu’elle se mit en tête de me faire lire, s’amusant de mon accent comme plus tard elle devait s’amuser de ma rue.

Ce fut dans les Rocheuses que je compris qu’Annabel était une petite fille marquée d’un signe.

Elle était venue par eau cette fois me trouver et je la reconduisais jusqu’à l’anse où elle avait laissé son canoë.

Nous marchions sur l’herbe fuyante de la prairie. Elle me devançait légèrement, sans rien dire, et c’est en la regardant de biais que me vint le sentiment qu’elle était affligée d’un mal, ou visitée d’une grâce.

Elle marchait comme si elle était seule. Son pas faisait un chantonnement dans le crépuscule. Peut-être un glissement de barque qui commence à toucher le fond. Ou bien encore le faible crissement du grillon qui chante dans une étable, tout seul, la nuit, pour les grands bestiaux qui dorment. Il n’y avait pas d’autre bruit. Il était étrange qu’on entendît une petite fille se mouvoir au milieu des montagnes.

Et je sus tout d’un coup que ce mal, cette grâce, étaient une seule et même chose, et qu’ils se nommaient Solitude. Du sommet des montagnes, elle repérait l’enfant, et déjà, sans que celle-ci s’en aperçût, l’ombre de ses ailes déployées flottait au-dessus de son cœur qui ignorait encore toute vocation. L’espèce de sentier que ses pas avaient tracé une heure plus tôt en foulant l’herbe était le sillage de la solitude. Elle la respirait sans le savoir. Moi-même j’étais à ses côtés un bloc transparent de solitude. Elle allait de l’avant soulevée par l’air qui était un ruissellement de solitude. Rien n’avait plus de réalité.

Le bois de pins des montagnes qu’il fallait traverser en descendant à la berge était devenu couleur d’encens, et tournant le dos au monde conviait Annabel à prendre part à sa fuite.


En somme, le Royal Victoria bâti de granit au pied du Mont-Royal, avec ses tours perdues dans le soleil ou dans les nuages, était propre à nous rappeler les Rocheuses. Il pesait sur elle de sa masse, il la cernait de son ombre, il faisait planer sur Annabel une menace que personne ne pouvait définir.

Je la trouvais passant lentement la main sur sa nuque, les paupières abaissées.

— C’est la troisième vertèbre qui est… comment dites-vous ?… ramollie, me déclara-t-elle un jour, alors que son air absorbé me faisait croire qu’elle allait confesser ce qui lui rongeait l’âme.

Je m’aperçus qu’elle avait totalement perdu la volonté et il me sembla par cette découverte faire un progrès dans la connaissance de son mal. Je tenais là une certitude, en attendant que la lumière se fît. On m’eût annoncé qu’elle avait une maladie de la moelle épinière que je n’en aurais pas été davantage frappée.

Il avait été décidé avec son mari qu’elle ne retournerait pas en Angleterre avant quelques mois. Londres lui étant défendu, il était logique d’essayer de l’hiver canadien. Les médecins le conseillaient fortement. Il me semblait qu’elle allait retrouver équilibre et santé dans l’air natal et que tous ceux qui avaient formé autour d’Annabel enfant un cercle amical l’y aideraient.

Il restait à trouver une installation qui lui convînt. Et c’est en ceci qu’Annabel se montrait incapable de faire un choix. Elle m’accueillait de son éternel « Qu’est-ce-que-je-vais-faire ? » sur lequel se brisait sa voix. Tantôt elle décidait de prolonger son séjour à l’hôpital et de se soumettre à une cure sérieuse ; tantôt elle parlait de partir pour sa propriété des Rocheuses demeurée inhabitée depuis la mort de sa mère. L’automne y était d’une splendeur unique avant l’apparition des neiges. Les Rocheuses l’avaient jadis nourrie de leur limpide solitude. Elle avait des larmes aux yeux à la pensée d’arriver encore une fois, à la lueur des étoiles, à la petite maison de la vallée et de voir s’encadrer dans la porte la ronde face ahurie du vieux Lee… Ou bien elle hésitait entre l’hôtel de Californie et le sanatorium des Laurentides. Chaque projet était débattu sous tous ses aspects. Cela devenait un monologue dans lequel il était difficile de l’empêcher de retomber. Le lendemain, elle avait oublié la décision prise la veille, et tout était à recommencer.

Le colonel Murray venait de temps en temps la voir, et préconisait, en dépit de nos vœux, le retour immédiat d’Annabel à Londres. Sa place était dans sa propre maison, près de son mari et de son fils. Savait-on ce qui pouvait arriver ? Tant qu’elle serait sur ce continent, il sentait sa responsabilité engagée. Il n’y avait pas pour lui une question de vie ou de mort, mais d’étiquette. Nous défendions de toutes nos forces la faible Annabel.


Un soir, elle approcha sa tête du bord du lit, allongea la main vers les deux portraits jumelés de la petite table, les regarda longuement, soupira, puis me lançant par en-dessous un regard qui n’avait pas perdu sa pointe :

— J’ai été tout à fait…

Elle hésita, puis eut recours à l’expression anglaise de naughty dont se servent les nurses pour gronder les enfants qui ont barbouillé de confiture leur bavoir.

— Mais tout à fait méchante, reprit-elle, substituant au terme anglais un mot de puérilité équivalente, peut-être par pudeur, mais insistant sur ce tout à fait pour me convaincre qu’il ne s’agissait pas d’enfantillages.

— Les spécialistes peuvent bien continuer leurs tests ! Bien sûr, il y a quelque chose, plusieurs choses, des tas de choses qui sont empoisonnées. Rappelez-vous : je suis Annabel Randolph, et ma mère était comme nous disons née Murray. Mais ce n’est pas ça qui me tue…

Son regard fixe ne voyait plus le portrait de son mari, et le traversait, en proie à des visions.

— Je ne devrais pas retourner à Londres…

Elle répéta en anglais : I should not, et cela pesa lourdement sur ses lèvres puis s’arrêta, la tête pendant au bord d’un abîme, les cheveux cachant son visage et je n’eus pas à craindre qu’elle ne se laissât aller à des confidences qui eussent pu horriblement déchirer le voile complexe, à la fois tragique et mystique, dont elle demeurait enveloppée.


Une solution inattendue se présenta : une amie de sa mère, qui habitait sur les hauteurs de la ville une ancienne seigneurie entourée d’un pan de forêt laurentienne, lui offrait l’hospitalité. Annabel finirait de s’y remettre. Elle y recevrait tous les soins que réclamait son état et sous des formes discrètes l’appui moral dont elle avait besoin. Tout en respirant l’air de la montagne au milieu des puissants arbres nordiques, elle aurait à sa portée les distractions de la ville, de sa ville, dont elle entendrait battre à ses pieds le pouls tumultueux. Ce serait le home idéal, et l’atmosphère de son enfance retrouvée.

Quand j’entendis sa voix au téléphone, je me figurai le coin paisible du salon aux toiles de Jouy d’où elle m’appelait, avec la porte ouverte sur les fougères de la serre et les fenêtres tapissées par la pourpre royale des érables à travers lesquels on voyait luire au loin la nappe pâle du St-Laurent. En bas, dans la plaine, c’était la ville maternelle.

— Je vous appelle de l’hôpital. Je pars demain. Je veux dire, pour l’Angleterre. Non, je ne vais pas chez les Learmont. Tout est changé. Je prends le Duchess of York. Vous serez au bateau, n’est-ce-pas ? C’est à onze heures qu’il part. Mais j’arriverai avant. Uncle Murray pense que ça vaut mieux. Il va s’occuper de tout. Si j’attends, je ne pourrais peut-être pas traverser avant le printemps.

Elle devina ma stupéfaction, et poursuivit, sur un ton qui s’efforçait à la plaisanterie mais révélait une amertume terrible :

— Je ne sais de quoi il a peur… Que je sois une disgrâce pour la famille peut-être !… Alors me voilà chassée de mon pays, emballée de force pour la respectable Angleterre. Je vous écrirai. J’ai tant à faire !… Voici la manucure. À demain !

Il n’y avait qu’à s’incliner. Il n’était pas dans les moyens d’Annabel de lutter. Je la laissai à ses préparatifs en lui promettant d’être sur le quai à l’heure dite.

Elle arriva quelques minutes seulement avant le départ, accompagnée du colonel Murray, très londonien d’aspect, jeune encore, mince, moyen, à la silhouette sans bavures dans son costume gris de fer — j’eusse décrit ses yeux comme étant aussi gris de fer — parfaitement « valeted » comme disent les Anglais, et je ne sais pourquoi, dans un moment si grave, je remarquai le bon goût de ses guêtres. Le colonel, pas méchant, peu rassuré, avait hâte que sa nièce fut à bord.

C’était un départ tout uni que celui d’Annabel. Pas de brassées de fleurs dans ses bras, pas de multiples boîtes satinées de candies. On ne voyait même point le chauffeur du colonel portant les valises. Et Annabel sans valises était une Annabel vraiment déjà détachée de la terre.

Elle m’embrassa au passage, luttant pour garder ce brave éclair malicieux de ses yeux.

— Vous viendrez voir à Londres l’indésirable Annabel… puisque c’est décidément Londres, souffla-t-elle, et sur son visage, le défi s’effaçait pour faire place à une indéfinissable douceur rêveuse.

Comme on commençait à lever la passerelle, on la fit passer par celle qui s’enfonçait à l’arrière dans les œuvres basses du navire et je la vis disparaître parmi des émigrants aux faces brunes.

Quelques minutes s’écoulèrent. Il fallut la chercher des yeux à tous les étages, au milieu de tant de faces penchées sur les rambardes. Enfin, je la découvris sur le pont-promenade, son visage se détachant en clair sous le feutre de voyage, révélant par sa pâleur des semaines de réclusion, mais débarrassé de son voile, plus proche et saisissable qu’il ne l’avait été.

Annabel examinant des yeux les gens sur le quai, du haut du majestueux Duchess of York, me rappela tout d’un coup la fillette qui surveillait sans émoi les approches de la nuit sur les berges inondées de la Columbia.

J’avais constaté avec un serrement de cœur qu’elle portait la même robe, comme si les robes lui fussent devenues indifférentes, ou qu’elle n’eût pas eu le temps d’en changer. Elle avait par-dessus un manteau de voyage dont la cape dissimulait l’affaissement des épaules, et par les accessoires de sa toilette continuait à appartenir à sa classe. Rien ne révélait à des yeux non avertis la malade.

Telle quelle, je ne l’avais jamais trouvée plus belle ni plus attrayante dans son mystère, plus émouvante dans sa misère inexpliquée, gardant malgré tout un rayonnement à elle, demeurant un îlot contre lequel le flot des curiosités battait en vain, la créature qui disait « Eh bien ? » quand d’autres eussent dit « Hélas ! » Elle avait toujours son incurable avidité à se jeter sur ce qui lui faisait envie et je me rappelai à ce moment même l’unique billet qu’elle m’avait écrit de Paris où ses parents l’avaient envoyée, à 16 ans, passer une saison : « En allant à la Sorbonne, j’ai vu dans une fenêtre trois grape-fruits que la marchande appelait si drôlement des pamplemousses, les premiers depuis Montréal. Je les ai achetés tous les trois. C’était très cher, et ils ont pris tout mon argent de poche.

On assistait aux puérilités ordinaires des départs maritimes. Le personnel du bord distribuait à profusion parmi les passagers des serpentins qu’ils lançaient à la foule sur le quai. Des hommes qui n’y possédaient ni amis ni parents goûtaient l’illusion d’en avoir, et lançant un serpentin dans la direction d’une silhouette féminine qui leur paraissait attrayante essayaient de se rattacher à elle au moment où on larguait les amarres. Un intérêt s’éveillait en eux à voir passer sur le visage anonyme qu’ils avaient effleuré un tressaillement, une surprise, un sourire. Le léger ruban qui les reliait à travers l’espace prenait valeur de déclaration. Ils pouvaient enfin imaginer qu’ils laissaient quelqu’un derrière eux et que l’affliction qui manquait à leur départ pour le rendre pathétique leur pinçait le cœur.

Elle ne se passait plus la main sur la nuque. Ses fortes épaules se courbaient sur son secret ainsi que des voûtes de souterrain sur un trésor. Elle avait l’air d’une voyageuse normale, un peu frileuse dans le vent d’automne. Elle agitait son mouchoir d’un mouvement distrait, dans la direction du colonel Murray qui, ayant trouvé un ami de club dans la foule, s’entretenait avec lui, appuyé à sa canne comme à un tabouret de courses, et ne trouvait plus sa nièce quand il la cherchait des yeux.

À quoi pensait-elle ? Quelles pensées d’amertume remuait-elle ? Quelles réflexions lui faisait faire ce départ qu’on lui imposait, si inopiné qu’elle n’avait pas eu le temps de prévenir personne. Car il n’y avait personne qui cherchât à attirer son attention, pas de petits groupes d’amis à se distinguer de la foule, à lever vers elle des visages remplis de cette fixité anxieuse de ceux qui du bord d’un quai regardent quelqu’un qui va partir comme s’ils ne devaient plus le revoir, et dont le départ revêt la majesté, la lenteur, l’inexorabilité du paquebot lui-même. On cherche à imprimer ses traits dans sa mémoire avec d’autant plus d’avidité que l’éloignement commence à les dénouer, et que son visage a l’air d’une fleur défaite accrochée au bordage, prête à être emportée par la mer.

Elle restait seule. Il était incroyable que là-haut personne encore parmi les passagers de première n’eût reconnu Annabel Randolph, la fille de l’ex-chancelier de l’Université McGill, la petite-fille de sir Alexander Murray, constructeur du plus grand système ferroviaire existant dans l’Amérique du Nord. Et je la revis à mes côtés, dans les Rocheuses, tours de solitude gardant l’horizon, j’entendis son pas fouler le sentier de solitude, et les herbes rêches nouer la solitude autour de ses chevilles, et toutes choses se fondre, et l’air prendre le nom de solitude, et voici que l’énorme bateau aux flancs sombres qui l’emportait aujourd’hui fut une masse condensée de solitude et la mer une liquide solitude.

FIN
  1. Infirmière bénévole.