Vingt jours en Sicile - Le Congrès de Palerme

Vingt jours en Sicile - Le Congrès de Palerme
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 241-265).
VINGT JOURS EN SICILE

LE CONGRES DE PALERME.


AU DIRECTEUR DE LA REVUE.


Ischia, 20 septembre 1875.

Cher monsieur,

Vous m’avez demandé de vous dire quelque chose du congrès de Palerme, où nous avons trouvé tant de sympathie, et du voyage de Sicile qui a suivi. Dans le séjour tranquille d’Ischia, et à la distance de quelques jours, ce rapide voyage nous apparaît comme un songe. Tant de monumens, tant de souvenirs, tant de vie, tant de passion se sont déroulés devant nous, que par momens nous croyons rêver d’un autre monde. En vingt jours, nous avons fait ce qui, dans d’autres conditions, eût exigé des mois. Nous l’avons fait surtout en renonçant au sommeil. Maintenant que nous avons reposé paisiblement, nous craignons, en rappelant ces images d’une course féerique, d’être dupes d’une illusion.

La lettre de mon confrère et ami M. Amari, qui m’invitait au congrès de Palerme, me surprit juste au moment où je pensais à revoir ces mers méridionales, que je me figure toujours comme des sources de jeunesse et de vie. Ce mauvais été s’était montré pour moi plein de traîtrises. Il m’avait rendu des douleurs que je croyais endormies ; pour la première fois je pensais à la vieillesse, je me plaignais qu’elle fût prématurée, tout en reconnaissant que, mon œuvre essentielle étant à peu près achevée, je devais me mettre au nombre des privilégiés du sort. Comme protestation contre une infirmité précoce, je songeais à un grand voyage, le dernier sans doute.

Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem,

disais-je, et voici qu’Aréthuse elle-même venait m’inviter à visiter son beau rivage. J’acceptai, et le 24 août je m’embarquai à Gênes pour Palerme avec deux jeunes amis, M. Gaston Paris et le marquis Joseph de Laborde, dont les fraîches sensations me rappelaient celles que j’éprouvai il y a vingt-six ans en touchant pour la première fois la terre d’Italie.


I.

La vue de la Sicile, à la hauteur de Palerme, nous frappa d’admiration. Ce n’est ni la Syrie, ni la Grèce ; c’est plutôt l’Afrique, quelque chose de torride et de gigantesque, donnant l’idée de l’indomptable et de l’inaccessible. Quand on entre dans la baie, la scène change. Bornée à ses deux extrémités, d’un côté par le mont Pellegrino, de l’autre par le mont Catalfano, comme la baie de Naples l’est par Ischia et Caprée, la baie de Palerme le cède à cette dernière pour la grandeur et la variété ; mais elle a une simplicité de lignes qui charme. À droite et à gauche, deux redoutables masses arides, terminant une sorte de ligne d’or, formée par des constructions éblouissantes ; — derrière la ville, une précinction de verdure et de végétation tout égyptienne ; — à l’horizon, les plus arides sommets que j’aie vus depuis l’Antiliban, voilà Palerme. La ceinture de jardins doit sa vie à de nombreuses sources qui sortent du pied de la montagne. Des hauteurs de Montréal, on dirait la Ghouta de Damas ; seulement, les ruisseaux étant cachés sous les arbres, rien ne rappelle ces innombrables petits filets d’argent qui sillonnent la plaine de Damas et qui, vus de la coupole de Tamerlan, font un effet qu’on n’oublie pas. Ce qui caractérise Palerme, c’est la gaîté et la vie. Les rues, avec leurs balcons avancés et les saillies que forment les accessoires des fenêtres, sont d’un effet très agréable. Le soir, vers huit ou neuf heures, le mouvement des grandes voies est plein de caractère. Une population éveillée, attentive, curieuse, connaissant ses étrangers par leur nom au bout d’un jour ou deux, s’y presse, et, grâce à une profusion d’éclairage, stationne à certains endroits comme en un salon. Dans les constructions modernes, le mauvais goût espagnol a laissé trop souvent son empreinte ; mais les restes de l’art arabe et siculo-normand émergent à chaque pas comme de véritables bijoux semés au milieu de ce mauvais goût. La cathédrale, certaines parties du palais royal, les palais Chiaramonti et Sclafani, la Catena, la Martorana, Saint-Jean-des-Ermites, la Couba, la Ziza, sont des ouvrages qui ne ressemblent à rien de ce que l’on voit ailleurs.

Palerme en effet, en y joignant Montréal, Cefalù et, si l’on veut, Messine, bien que l’ancien caractère des monumens de cette dernière ville soit un peu effacé, forme un chapitre à part dans l’histoire de l’art. Une combinaison sans exemple hors de la Sicile s’est produite ici. Les Arabes, durant leur domination prospère dans la partie occidentale de l’île, y avaient introduit leur charmante manière de bâtir ; dans l’est cependant, la domination byzantine continuait. Quand les chefs normands firent la conquête de l’île, la population arabe continua ses habitudes, ses pratiques, ses arts. Quand les Roger et les Guillaume voulurent se bâtir des palais, des maisons de plaisance, des chapelles, des abbayes, ils eurent recours aux architectes et aux maçons arabes, qui naturellement leur firent ce qu’ils savaient faire. Les décorateurs byzantins brochèrent sur le tout. Enfin le clergé normand semble avoir exercé une influence décisive. Les conquérans normands n’avaient pas de maçons avec eux, mais ils avaient des clercs. Ceux-ci voulaient des églises conformes au style qu’ils connaissaient et imposaient plus ou moins leur plan général. L’abbaye de Montréal, la cathédrale de Cefalù, c’est Saint-Étienne de Caen revêtu de mosaïques et traité dans le détail selon les habitudes arabes et byzantines. Ainsi sous l’influence du grand, noble et conciliant esprit de cette dynastie, qui fut la maison vraiment nationale de la Sicile, se forma un art qui, à sa date (commencement du XIIe siècle), fut le premier du monde. Comme nos rois capétiens, les rois normands de Sicile furent des personnages à demi ecclésiastiques, chefs puissans d’un clergé riche et dès lors patriote. Les images du roi normand couronné directement par Jésus-Christ ou le Père éternel sont prodiguées ; sur le principal siège de chaque grande église, à droite du chœur, du côté de l’évangile, on lit en gros caractères : Sedes regis. La conquête normande eut ici son effet ordinaire, qui était de réunir, en vue d’un but commun et national, sous la main de vigoureux chefs, bientôt identifiés avec le peuple conquis, toutes les forces vives, tous les élémens du pays. En Sicile, ces élémens étaient prodigieusement divers. C’était, si j’ose le dire, une civilisation trilingue ; les inscriptions où l’on se plaisait à faire figurer l’un à côté de l’autre le grec, l’arabe et le latin[1], étaient la plus parfaite image de ce monde mêlé et pourtant plein de vie et d’originalité.

Certes la période souabe fut brillante au plus haut degré. Palerme fut, durant quelques années, la capitale de l’Europe, le centre des grandes affaires ; mais la Sicile se trouva entraînée par les Hohenstaufen dans une querelle qui n’avait rien de national pour elle, la guerre de l’empire et de la papauté. Cette guerre du laïque et de l’église, l’Italie sait la faire à sa manière ; mais sa manière n’est pas du tout la manière allemande. L’Allemagne procède par guerre ouverte, par antipapes ; l’Italie soutire l’orage au lieu de l’amonceler. Elle n’a que faire d’antipapes, puisque son pape à elle est toujours le pape de Rome, le pape véritable. Les maladresses des Hohenstaufen n’eurent d’autre résultat que d’amener cette triste domination ultramontaine de la maison d’Anjou, aussi fâcheuse pour la France que pour la Sicile et la papauté, et qui nous fit jouer pour la première fois dans le monde le rôle toujours gauche de zouave pontifical.

Il ne faut jamais demander à l’art la raison des procédés qu’il emploie pour produire son impression. Le monde byzantin, le monde latin, le monde arabe, semblent trois élémens inconciliables. La Sicile a su les mélanger dans des monumens dont l’effet est charmant. La chapelle Palatine et ce qu’on appelle la chambre de Roger doivent compter entre les perles du monde. Je ne m’imaginais point pareille chose d’après ce que j’avais vu en Orient : une chapelle bâtie sur le plan d’une mosquée, avec un plafond décoré de pendentifs en forme de stalactites et orné d’inscriptions coufiques, voilà ce que les chrétiens d’Orient n’ont jamais osé ; ils auraient horreur pour une église de motifs si purement musulmans. La coupole de la chapelle Palatine est une merveille de grâce et d’élégance de construction. C’est une petite mosquée d’Omar ; comme dans cette dernière, les ordres grecs sont employés avec un sentiment juste de leur valeur primitive. Et pourtant tout cela a été bâti en 1132 par Roger II. — L’église Saint-Jean-des-Ermites, avec ses trois absides et ses cinq petites coupoles hémisphériques, paraît de même au premier coup d’œil une mosquée, et pourtant elle a été bâtie pour église ; il ne peut exister aucun doute à cet égard.

Que dire de la Martorana, ce petit chef-d’œuvre d’église avec ses inscriptions arabes et grecques, si bizarrement devenue une chapelle de religieuses, lesquelles, sans toucher beaucoup aux parties primitives, les ont appropriées à leurs usages au moyen d’additions du style le plus prétentieux assurément, mais le plus réjouissant dans sa naïveté. La question des restaurations se pose ici dans toute sa netteté. Faut-il supprimer tous ces petits joujoux de cuivre et de marbre polychrome, dont les pauvres recluses s’amusèrent, ces belles grilles dorées qui leur permettaient de satisfaire leur curiosité sans rompre leur clôture, et derrière lesquelles on croit voir se dessiner encore plus d’un joli visage voilé, cette tribune ou plutôt ce salon Pompadour où elles chantaient aux jours de fête, ces petits guichets où les mosaïques primitives se mêlent aux enfantillages du rococo le plus effréné ? Pour moi, j’hésiterais à porter la main sur tout cela. Le baroque est expressif à sa manière. L’histoire qu’est-elle autre chose, si ce n’est la plus ironique et la plus incongrue des associations d’idées ? Tout a son prix comme souvenir. Un monument doit être accepté comme le passé nous le lègue ; il faut, autant que possible, l’empêcher de se détruire, voilà tout. On a bien dépassé cette mesure en France ; sous prétexte de ramener les édifices à une prétendue unité d’époque qu’ils n’eurent jamais, on a détruit, réédifié, achevé, complété, et préparé ainsi les malédictions des archéologues de l’avenir, dont la tâche aura été rendue singulièrement difficile par ces indiscrètes retouches. On commet parfois la même faute en Italie. Sous prétexte de ramener les édifices à ce qu’ils furent, on est en train de supprimer le XVIIe et le XVIIIe siècle Assurément ce furent des siècles de décadence pour l’art italien. Les méfaits qui s’y commirent sur les édifices du moyen âge ne peuvent être assez déplorés ; mais le mal est fait. Si, en enlevant les bibelots de la Martorana, on pouvait espérer retrouver des parties anciennes recouvertes, je serais bien d’avis qu’on les enlevât ; mais la disparition de ces enfantillages ne nous rendra pas un atome de ce qui est perdu. Laissez donc ce petit monument tel qu’il est. Et puis le goût est si changeant ! Qui peut se vanter de le fixer ? Le XVIIe siècle sabrait le moyen âge, sans se douter qu’un jour cet art barbare, incorrect, souvent sauvage, aurait son prix. On détruit maintenant le XVIIe siècle comme fade et sans caractère. Qui sait quel sera le goût de l’avenir, et si le XIXe siècle ne sera pas traité de vandale à son tour ? Il n’y a qu’une manière sûre pour n’être pas traité de vandale ; c’est de ne rien détruire, c’est de laisser les monumens du passé tels qu’ils sont. L’Italie, avec ses contrastes éloquens ou bizarres, nous paraît si belle comme elle est que nous ne voyons pas sans crainte porter la main sur une partie quelconque de ce décor merveilleux, même sur les parties mauvaises, même sur le rococo.

La Ziza et la Couba furent longtemps tenues pour des constructions de l’époque arabe. La similitude est parfaite, et on raconte qu’Abd-el-Kader, ayant visité ces charmans édifices, se prit à pleurer au souvenir des déchéances de sa race. Les inscriptions arabes, visibles encore, quoique mutilées, et commençant par la formule : « Au nom de Dieu, clément et miséricordieux, » n’étaient-elles pas la meilleure des preuves ? Le premier, M. Amari a lu ces inscriptions en entier, et que disent-elles ? Que Guillaume Ier et Guillaume II ont élevé ces châteaux pour leur habitation et leurs plaisirs. Ici donc encore les Arabes travaillèrent pour les Normands. Les architectes firent comme Edrisi, qui écrivit en arabe pour Roger son fameux traité de géographie, comme les poètes qui faisaient des kasida arabes en l’honneur de leurs nouveaux maîtres.

À Montréal, à Cefalù, l’influence arabe est moins forte qu’à Palerme. L’abbaye de Montréal, la cathédrale de Cefalù, sont des églises romanes décorées à la byzantine. La mosaïque y flamboie dans toute sa splendeur. Qu’on se figure une de nos cathédrales historiée de bas en haut comme les pages d’une Bible resplendissante. L’exécution à Cefalù offre une perfection qu’on ne trouve pas ailleurs. À Montréal, quelques scènes bibliques, surtout celle de la création, sont représentées d’une façon entièrement neuve. Les portes de bronze de Montréal rappellent celles de Ghiberti à Florence pour la grandeur et la naïveté ; elles sont de 1186. Dans le cloître, chacun des chapiteaux sculptés voudrait une étude de plusieurs heures.


II.

Ces merveilles de l’art siculo-normand ayant leur centre à Palerme, nous pûmes les étudier à loisir, sans déserter les travaux du congrès. La visite que nous fîmes aux belles fouilles dirigées par le prince de Scalea et M. Cavallari dans l’ancienne ville phénicienne de Solonte ne nous empêcha pas non plus de donner à ces intéressantes discussions l’attention qu’elles méritaient. Les congrès de scienziati, établis vers 1840 par quelques savans patriotes et libéraux, entre lesquels on doit nommer le prince de Canino, jouèrent autrefois un grand rôle dans l’œuvre de l’unité et de l’indépendance de l’Italie. Le but en était alors, il faut bien le dire, plus politique que scientifique. Il s’agissait de donner aux hommes éclairés des différentes parties de l’Italie la facilité de se voir et de s’entendre. L’œuvre nationale une fois accomplie, on eût pu tenir pour superflues des réunions qui avaient servi de prétexte, à une époque de suspicion, pour préparer cette œuvre. On ne le fit pas, et l’on eut raison. On conserva comme un souvenir ces assemblées périodiques, devenues désormais moins importantes en un sens, et dans un autre plus sincères. Le congrès de Palerme a été digne de son titre et des savans italiens qui s’y sont trouvés réunis. Un parlement scientifique dont faisaient partie le père Secchi, M. Blaserna, M. Canizzaro, M. Palmieri, M. Amari, M. Fiorelli, M. Imbriani, M. Conestabile, M. Raina, M. Salinas, M. Pitre, ne pouvait manquer d’être fructueux. Le vénérable doyen de la philosophie italienne, M. Mamiani, présidait à tout avec sa haute tolérance, son esprit large et conciliant. La présence du prince Humbert et celle de M. Bonghi, ministre de l’instruction publique, contribuaient à une œuvre non moins utile que celle de la science, à une œuvre de bonne politique et de bonne administration.

Un des motifs, en effet, qui avaient porté à choisir Palerme pour siège du congrès national de la science italienne était une idée de concorde et d’apaisement. Depuis plusieurs années, la Sicile était froissée ; elle se croyait délaissée du reste de l’Italie, prétendait ne pas avoir sa part dans la répartition des faveurs nationales. La loi d’exception récemment votée semblait présenter la province à laquelle elle s’appliquait comme un pays barbare et en dehors du droit commun. Or, comme tous les insulaires, les Siciliens sont très patriotes, et, comme tous les patriotes, ils sont susceptibles. Le regret d’être peu visités, la persuasion qu’on n’attribuait pas à la Sicile dans le présent et dans le passé la place qu’elle mérite, leur avaient inspiré quelque chose du sentiment de l’enfant qui se prétend dans la famille moins aimé que les autres. Il ne fallait, pour faire tomber ces préventions parfois injustes, qu’un acte de courtoisie. Le congrès, et surtout le voyage du prince Humbert, guérirent toutes les meurtrissures. Ce mouvement, cet aliment à la curiosité, ces visites des principaux personnages de l’état, furent d’un effet excellent. Les provinces voisines de Palerme voulurent avoir leur part ; on leur promit le ministre et les scienziati. Elles témoignèrent par les sacrifices qu’elles s’imposèrent pour les recevoir le prix qu’elles attachaient à une pareille faveur.

Tel qu’il nous fut donné de l’étudier dans ces circonstances avantageuses pour tout voir, le caractère sicilien se révéla à nous comme un fait singulièrement tranché et avec une rare puissance d’individualité. On a souvent dit que les insulaires forment, par le seul fait de leur situation géographique et indépendamment de la race, une catégorie dans l’espèce humaine. Cela est très vrai. Ces frontières, les plus naturelles de toutes, inspirent un patriotisme intense, opposent nettement l’indigène au reste du monde, créent une histoire à part. En apparence, il n’y a pas de peuple plus mêlé que celui de Sicile. Anciens Sicanes, Grecs, Phéniciens et Carthaginois, Romains, Byzantins, Arabes, Normands, Français, Allemands, Espagnols, Napolitains, tout est venu s’y confondre. Malgré cette diversité d’origine, l’unité du caractère national est parfaite ; nulle part la fusion des races n’a été plus absolue. Quelques familles nobles ont seules le souvenir de leur provenance, et encore cette noblesse, tout entière d’origine normande, souabe ou espagnole, n’a-t-elle la prétention de représenter qu’une situation sociale supérieure et la grande propriété. Elle est profondément sicilienne et ne se sépare en rien des destinées du pays.

Ce qui domine évidemment dans ce mélange de races, c’est l’élément arabe ou plutôt berber et l’élément gréco-byzantin, le premier l’emportant dans l’ouest, le second dans l’est de l’île. En traversant les villages de la pointe occidentale, vers Alkamo, on se croit parfois en Barbarie. Les femmes vivent dans une demi-retraite ; le sentiment de l’indépendance tourne facilement au banditisme. À Syracuse au contraire, on est en Grèce. Les femmes vous accueillent d’un air souriant, on trouve plus d’humeur facile et de gaîté. Ces analyses sont difficiles et toujours sujettes à bien des réserves. Ce qui est clair, c’est le résultat d’ensemble. Un caractère ardent, passionné, généreux, libéral, plein de feu pour ce qui est noble et beau, un tempérament où le cœur surabonde et devance parfois la réflexion, voilà la nature sicilienne. La passion profonde de l’Arabe et le libéralisme grec s’y réunissent. En somme, si l’on veut voir la vie grecque se prolonger encore de nos jours, c’est en Sicile, c’est dans la baie de Naples qu’il faut aller. La Grèce proprement dite a été trop dépeuplée, il s’y est fait trop de substitutions de races. Ici, au contraire, la verve, l’élan primitif, l’abondance facile ont survécu à toutes les aventures historiques et s’épanouissent encore sous nos yeux.

Une aisance surprenante, parfois un peu de présomption, sont le fruit du haut sentiment que le Sicilien a de sa noblesse. L’idée qu’il est inférieur à qui que ce soit ne lui vient jamais. Les mièvreries que nous appelons réserve et discrétion sont chez nous le reste d’une longue inégalité sociale. Le Grec non plus ne connaît pas de pareilles timidités. D’abord je fus surpris de ces lettres innombrables, de ces cosmogonies, de ces traités « de l’univers, » « de la nature des choses, » de ces projets de réforme universelle, que je recevais chaque jour. Il est rare chez nous qu’un inconnu vienne vous dire : « Votre philosophie est la mienne, » ou bien « Vous êtes du petit nombre de ceux qui sont arrivés au juste concept du créé. » Puis on se souvient qu’on est en Grèce, que les choses se passaient ainsi du temps d’Empédocle, et que c’est grâce à cet éveil que l’humanité s’est engagée à la recherche des causes. La Sicile est peut-être le pays où le goût de la spéculation est le plus naturel. Si quelque chose peut encore nous donner l’idée d’un pays où, comme en Grèce, le goût des belles choses était le fait de tout un peuple, et où la différence de culture entre les classes inférieures et les autres classes n’existait qu’en degré, c’est la Sicile. Ce qui nous paraît naïf est simplement antique. La joie avec laquelle la visite du congrès était saluée dans les campagnes était un spectacle qu’aucun pays de l’Europe n’eût offert. À Sélinonte, sur un rivage entièrement désert, des barques contenant des centaines de personnes accourues de dix lieues à la ronde venaient au-devant de nous en criant : « Vive la science. » Cet enthousiasme nous rappelait les beaux vers ou Empédocle raconte les triomphes enfantins de la science au milieu d’un peuple enivré de ses premiers miracles : « Amis qui habitez l’acropole de la grande ville que baigne le blond Acragas, gens soucieux des bonnes choses, salut. Je suis pour vous un dieu ambrosien, non un mortel ; je marche entouré de vos honneurs, couronné par vous de bandelettes et de couronnes,… etc.[2]. »

Au fond, ces braves gens, qui nous accueillaient au cri de vive la science, ne répétaient pas seulement un mot d’ordre. Ils savaient assez bien, quoique vaguement, ce qu’ils disaient. La « science » signifiait pour eux la liberté de l’esprit, la protestation contre toute chaîne imposée au nom d’une autre autorité que la raison. Il faut se rappeler que le fanatisme religieux n’a jamais été fort en Sicile. Les populations abandonnèrent l’islamisme et l’église grecque sans crise violente. L’inquisition fut en Sicile une institution espagnole, plus politique encore que religieuse. L’extrême éveil des esprits, une grande chaleur de prosélytisme, l’ardeur de travailler à l’œuvre du temps, sont les sentimens qui dominent, même dans une partie du clergé. Cet enthousiasme, qui nous reportait de deux mille quatre cents ans en arrière, en pleine Grèce, quand les religions de l’Orient n’avaient pas élevé contre la science la plus forte barrière qui fut jamais, aboutira-t-il à quelque chose de fécond ? Nous n’hésitons pas à le croire. Le grand nombre d’excellentes têtes que la Sicile a produites de nos jours permet de tout espérer pour l’avenir. La Sicile est une motte de terrain aurifère non encore lavé. Après avoir aimé la science, la jeunesse de Sicile voudra sérieusement en faire. Nul pays, si l’on excepte la Hongrie, n’est plus près d’une réforme religieuse. Nul pays, la Hongrie et la Croatie toujours exceptées, n’a un clergé moins fanatique, plus fondit dans la population, plus dégagé des liens d’un parti étranger. La Sicile a pu un moment être une difficulté pour l’Italie ; elle deviendra un des plus beaux joyaux de sa couronne et une des principales sources de sa prospérité.

L’état révolutionnaire où la Sicile a été pendant plus de cinquante ans a dissipé beaucoup de forces vives. Cet état, à plusieurs égards justifié, touche à son terme. Le détestable gouvernement que la Sicile a eu depuis le commencement de ce siècle ne pouvait provoquer que la révolution. Les divers mouvemens qui se sont succédé ont été essentiellement nationaux, tous ont été faits avec l’appui de la noblesse. Che fanno i signori ? était la première question que le peuple s’adressait. À l’heure qu’il est, deux vérités sont incontestables. Politiquement parlant, les Bourbons n’ont pas en Sicile un seul partisan sérieux. Il y a dans certaines parties de l’opinion publique une opposition vive, à peine y a-t-il une trace de parti radical. L’idée que la Sicile puisse former une république indépendante est le rêve de quelques esprits, mais ce n’est rien de plus qu’un rêve. Dans la pratique, tous sont d’accord pour maintenir l’état de choses actuel, état imposé par la meilleure des raisons, une évidente nécessité.

On ne peut nier que le banditisme, ou plutôt un état d’insubordination locale, ait existé dans les provinces de l’ouest et y ait produit des actes regrettables. Il ne faut pas demander à des populations mal gouvernées durant des siècles l’ordre et le respect de la loi, qui sont le résultat d’une longue habitude de paix et de régularité. La vendetta est au fond de la plupart de ces méfaits. Chez des populations ardentes, pour lesquelles la garantie de l’état a été nulle durant des siècles, la vengeance privée se présente comme une sorte de devoir. Nul ne doit se faire justice à soi-même ; cela est facile à dire dans des sociétés où le gouvernement se charge très réellement d’une mission de justice et de protection. Mais une telle abdication du droit de la défense personnelle eût paru une amère dérision avec les gouvernemens que la Sicile a eus durant six cents ans. Une autre source d’actes regrettables est le sentiment plus fier que légal avec lequel le tenancier entend ses droits à l’égard du propriétaire. Les exigences de celui-ci vont souvent se briser contre une idée de la propriété qui a été celle du passé et n’est plus celle de notre temps. Le chef féodal n’était pas un propriétaire comme celui qui de nos jours achète une terre ; dans beaucoup de pays, ses vassaux étaient ses copropriétaires. Blessé dans une prétention instinctive, à laquelle sa fierté ne peut renoncer, le tenancier va jusqu’à l’assassinat sur le régisseur, et à partir de ce moment devient un homme hors la loi. Un fait que nous avons pu observer, c’est que les grands propriétaires nobles qui traitent leurs fermiers selon les anciens usages peuvent traverser la Sicile sans rencontrer autre chose que la sympathie et le respect. Une autre génération se pliera mieux aux exigences nouvelles. Les chemins de fer surtout amèneront une transformation complète dans l’état de la Sicile. Nul pays n’en a plus besoin, car c’est un pays fait surtout pour l’exportation. L’extraction du soufre produit des millions ; cette extraction se fait par des procédés singulièrement primitifs. De malheureux enfans, une lampe attachée au milieu du front, amènent la matière première par des escaliers ou plutôt des précipices de 200 et 300 mètres ; des ânes transportent ensuite le soufre extrait de ces minéraux. Que de forces seraient épargnées par un treuil et quelques rails ! La richesse extrême de la côte orientale de l’île, au pied de l’Etna, cette prospérité sans égale de Catane, d’Aci-Reale, de Messine, ne tient qu’à une seule cause, aux chemins de fer. Les réclamations de la Sicile sur ce point sont tout à fait fondées.

En somme, le Sicilien a de graves défauts et de précieuses qualités. Les défauts peuvent être atténués, et les qualités bien employées. Les défauts sont un amour-propre excessif, une certaine tendance à se contenter de généralités superficielles, un feu qui ne se gouverne point assez, trop peu d’horreur pour l’effusion du sang. Les qualités sont celles qui ne se remplacent pas, le cœur, l’enthousiasme, l’intelligence vive et prompte, l’instinct sûr, l’ardeur sans bornes. On me dit que, dans ce qui touche à l’éducation militaire, le Sicilien apprend en cinq jours ce que l’Italien d’autres provinces n’apprend qu’en un mois. Les chants et les croyances populaires recueillis par M. Pitre prouvent ce qu’il y a dans cette race d’esprit, de vie, de poésie. Nous autres, races du nord, devons éviter de croire que nos solides qualités suffisent à l’œuvre du progrès. À nous seuls, nous n’aurions jamais fait la civilisation. Il y faut le brillant, la désinvolture de ceux qui ne doutent de rien. Un étranger (non un Français) que l’un de nos amis consultait sur l’état moral du pays et sur les réformes urgentes : « Des réformes ? dit-il. Une seule serait efficace ; ce serait une inondation qui montât aussi haut que l’Etna, de façon que la Sicile fût débarrassée des Siciliens. » Ce sévère critique n’ajoutait pas ce qu’il pensait sans doute, savoir : que la Sicile fût repeuplée par des gens de sa nation. Erreur ; l’espèce humaine est un ensemble bien plus compliqué qu’on ne croit. Les dons les plus divers y sont nécessaires ; la race qui dit : « La civilisation, c’est mon œuvre ; l’esprit humain, c’est moi, » blasphème contre l’humanité.


III.

M. Bonghi décida qu’après l’achèvement des travaux du congrès, la commission nationale des antiquités visiterait toutes les grandes ruines de la Sicile, pour se bien rendre compte des points où il importe le plus d’exécuter le travail des fouilles. Il voulut faire partie lui-même de cette rapide expédition, et il y invita les savans étrangers venus au congrès. Les voyages de Montréal, de Solunto, de Cefalù, avaient pu être accomplis en une journée. Une course de dix jours fut savamment organisée pour nous montrer ensuite les grands monumens de l’antiquité qui assurent à la Sicile un rang archéologique presque égal à celui de la Grèce. Cette course a produit chez ceux qui l’ont faite une vive impression. L’infatigable activité du ministre ne laissait aucune place au repos ; pendant dix jours, nous ne sûmes guère ce que c’est que le sommeil ; mais le spectacle du passé et du présent était si étrange que nous ne sentîmes la fatigue que plus tard. Chose singulière, ma jambe raide et mon pied traînant ne se refusèrent pas une fois à leurs devoirs les plus pénibles. Le mal n’était pas guéri, il était oublié.

Nous dîmes adieu aux grands arceaux du château de Roger le mardi, 7 septembre, à cinq heures du soir. Nous revîmes Montréal à la nuit tombante ; je saluai la belle abside du roi Guillaume II, et je pus serrer la main à ce bon chanoine qui, lors de notre première visite, voulut bien être mon guide, mon exégète et mon soutien. La nuit nous prit gravissant les sommets qui forment le fond du bassin de Palerme. Nous entrions dans le bassin du golfe de Castellamare, dans les vallées qui produisent le délicieux vin de Zucco. Tous les villages étaient illuminés ; la vue d’un représentant du gouvernement que ces populations n’avaient connu jusque-là que de loin les remplissait de joie. Chaque fois le ministre devait descendre ; les scienziati étaient aussi fort demandés ; on les avait annoncés, les localités qui avaient voté des fonds pour la réception voulaient les avoir. Cet empressement était touchant et empreint d’une cordialité extrême. Partout on nous servait des rafraîchissemens excellens et les vins du pays. Le patriotisme local s’en mêlait. À Partenico : « Trouvez-vous nos glaces meilleures que celles de Borgetto ? » À Borgetto : « Notre vin, n’est-ce pas, vaut mieux que celui de Zucco ? — Oui, sans doute, » répondions-nous, et c’était vrai. Ces vins de Sicile sont des sirops exquis. Ils diffèrent de village à village et le meilleur paraît celui qu’on a goûté le dernier.

Ce mot de village demande explication. L’analogue de ce que nous appellerions en France un gros bourg, un chef-lieu de canton, est en Sicile une ville de 10, 15, 18,000 âmes. L’absence de hameaux et de population éparse dans les campagnes explique cette singularité. Il n’y a pas de pays où il y ait autant de villes populeuses, et ces villes sont situées à deux ou trois lieues l’une de l’autre. Il est vrai qu’à certains égards ces grandes villes n’étaient dernièrement encore que des villages. Bagheria, à la porte de Palerme, a 15,000 habitans, et n’avait pas une école sous l’ancien gouvernement. Nous devions coucher à Alkamo, ancien chef-lieu arabe, où les mœurs sont encore très bien conservées. Le syndic, en véritable cheik, avait fait demander qu’on lui spécifiât bien les qualités des personnes qui devaient venir, pour que chacun fût traité selon son rang. Il était trois heures du matin quand nous arrivâmes. Ces campagnes sont très fiévreuses. Plusieurs s’endormaient de fatigue au fond des voitures ; mais les Siciliens ne le souffraient pas, prétendant que l’on courait ainsi un grand danger de prendre la fièvre. Les murs et les tours d’Alkamo illuminés faisaient à 2 et 3 lieues dans la campagne un effet saisissant. La réception fut particulièrement chaleureuse. À quatre heures, nous délibérâmes. Se coucher pour se lever à six heures était peu sage. On remonta donc en voiture pour atteindre le plus tôt possible les ruines de Ségeste. Nous vîmes l’aube se lever sur les bords du Crimissus, témoins de cette brillante campagne de Timoléon contre les Carthaginois où naquit la stratégie, bientôt poussée plus loin encore par les capitaines de l’école d’Alexandre. Vers sept heures, un temple magnifique, intact en apparence, nous apparut à l’horizon, noyé dans les rayons du soleil. C’était Ségeste. Nous laissâmes les voitures sur les bords du Crimissus, et en une demi-heure de cheval nous atteignîmes le temple, situé au pied de la ville antique qui, par son alliance avec les Romains, joua dans l’histoire de la Sicile un rôle si décisif.

Pour l’archéologue, le temple de Ségeste a des problèmes singuliers. Il semble n’avoir pas été achevé. Sans doute, la destruction de la ville par les Carthaginois, en 409 avant Jésus-Christ, aura suspendu l’ouvrage. Les cannelures des colonnes ne sont pas faites ; les superfluités ne sont pas abattues ; la cella semble n’avoir jamais existé. Pour l’artiste, le temple de Ségeste est un des monumens qui ont le plus d’effet. La colonnade, l’architrave, les triglyphes, les métopes non sculptées sont tout à fait intacts. Les chapiteaux doriques ont une mollesse, une flexibilité de courbe qui n’a pas été surpassée. La couleur de la pierre, son aspect spongieux, la certitude que la main d’aucun restaurateur n’a ici passé entre l’antiquité et nous, fait que l’on reste pensif durant des heures à l’ombre de ces colonnes. La ville antique a disparu, excepté le théâtre. Rome ne rendit à son alliée qu’une existence éphémère, et la fable d’une origine troyenne ne suffit pas pour la préserver de l’abandon.

Ségeste est un désert ; mais Calatafimi et toutes les localités environnantes y étaient accourues pour voir le ministre et les scienziati. Sous une tente dressée avec goût, nous trouvâmes un déjeuner excellent. On but aux vieux héros de Ségeste, à la paix et à la concorde qu’ils ne surent pas fonder, aux morts de 1860 qui, plus heureux que leurs ancêtres, donnèrent sur ce champ de bataille la Sicile à l’Italie, et vers une heure, sous un soleil ardent, nous remontâmes en voiture pour atteindre Trapani avant la fin du jour.

Nous contournâmes l’Éryx (Monte San-Giuliano), que tant de fois dans mes voyages j’avais vu, en doublant vers Maritimo le cap Lilybée, se profiler à l’horizon. Il est plus beau encore du côté de la terre que du côté de la mer. Coupé à pic, il soutint dans la première guerre punique des sièges de deux années. Monter à l’Éryx, voir les traces de ce célèbre sanctuaire de la Vénus Erycine, que le marin phénicien voyait de 20 lieues à la ronde se dessiner comme le paradis où il aurait la récompense de ses peines, eût été mon rêve. Il fut impossible d’y songer ; les heures étaient comptées, et il faut un jour pour gravir le Monte San-Giuliano. M. Polizzi d’ailleurs, l’excellent bibliothécaire de Trapani, du pied de la montagne m’expliquait tout, pierre par pierre, me racontait ses recherches pour retrouver la célèbre inscription carthaginoise d’Éryx et me prouvait qu’il ne faut pas espérer la revoir. Cette pierre curieuse a été vue au XVIIe siècle par un nommé Cordici, qui a laissé une histoire manuscrite de Monte San-Giuliano, laquelle se trouve à la bibliothèque communale de Palerme. Cordici en donne un dessin des plus grossiers, que Torremuzza reproduisit par à peu près, et que Gesenius reprit avec peu de soin dans l’ouvrage de Torremuzza. Ainsi défaçonnée par trois intermédiaires, l’inscription était indéchiffrable ; il eût mieux valu ne pas s’en occuper, surtout à une époque où l’interprétation des monumens phéniciens était à l’état d’enfance. Je ne sais quelle chimère a porté Gesenius, Ebrard, Meier, Blau, à y voir un morceau de littérature, une lamentation funèbre sur la mort d’une jeune fille. Toutes ces belles choses sont à biffer. Grâce à M. Polizzi, à M. Amari, à M. Salinas, nous possédons maintenant des calques rigoureusement exacts et des photographies de la copie de Cordici qui est à la bibliothèque de Palerme. En outre une autre copie également autographe de l’ouvrage de Cordici a été découverte à Monte San-Giuliano. Avec ces secours, on peut apercevoir l’original mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’ici, et, bien qu’on soit loin encore d’avoir lu tout l’ensemble, on en voit assez pour affirmer que l’inscription était votive et s’adressait à Rabbath Astoreth (Vénus Érycine), sous le vocable de « Prolongatrice de la vie[3]. »

Nous avions un besoin extrême de repos ; mais comment résister aux invitations de la municipalité de Trapani, qui nous convoquait à un banquet pour onze heures du soir ? L’amabilité extrême de nos hôtes nous permettait du reste cette quiétude, ce demi-sommeil les yeux ouverts que nous devions pratiquer durant huit jours. Un splendide éclairage au gaz faisait de la salle une étuve où tous les rhumatismes du monde eussent dû céder. Les brindisi se succédaient dans un état de demi-rêve que l’indulgence de nos voisins acceptait en souriant. Le lendemain à huit heures, nous avions visité la bibliothèque, le musée, et nous étions embarqués sur l’Archimède, belle frégate à vapeur où la courtoisie de M. le commandant Conti nous avait préparé la plus aimable des installations.

Je revis Éryx de la mer, et je saluai à distance cette petite île de Maritimo qui me rappelait de vifs souvenirs. Lors de mon premier voyage d’Orient, je m’éveillai le second matin après le départ en face de cette petite île, rayonnante de soleil, parée de verdure par les pluies d’octobre. Cette fois je la trouvai aride, sans rosée. Un mois de différence est beaucoup en cette saison, mais quinze ans aussi sont beaucoup dans la vie. Peut-être Maritimo m’apparut ainsi

Quand’ era in parte altr’ uom da quel ch’ i’ sono.


Des parties de moi sont mortes depuis ; nous mourons, à vrai dire, par lambeaux.

Verrions-nous Sélinonte ? Telle était la question que nous nous adressions depuis que la frégate avait doublé Marsala (le cap Lilybée). Sélinonte ne saurait guère être visité que par mer. Or cette côte, dénuée de port, offre à un grand navire des difficultés extrêmes. Obligé de se tenir à une demi-lieue du rivage, il ne peut lancer ses embarcations que si la mer est sûre ; le moindre grain, le moindre caprice rend le retour des chaloupes impossible (nous avions failli en faire l’expérience à Cefalù). Le commandant ne nous laissa descendre qu’en nous avertissant que si, pendant notre visite aux ruines, le vent s’élevait, il devrait gagner Trapani et nous abandonner à notre sort. Le temps nous fut merveilleusement propice. Nous croyions aborder à un désert ; des vingtaines de barques nous attendaient ; un débarcadère, une route, avaient été improvisés par les gens de Castelvetrano ; des voitures nous avaient été préparées. Sûrement les ruines eussent gagné à être visitées dans la solitude ; mais ces attentions, cette cordialité, ce sentiment naïf de gens qui se croyaient oubliés du monde, maintenant fiers qu’un ministre et des hommes qu’ils supposent célèbres viennent visiter leur île, tout cela, dis-je, avait quelque chose qui nous allait au cœur. Le syndic de Castelvetrano nous le disait d’une manière touchante ; quand parfois la foule nous étouffait : « Songez, messieurs, que ces gens ont fait 30 milles pour vous voir. » La politesse et les égards avec lesquels les autorités traitaient jusqu’au moindre enfant nous frappèrent. Des glaces, des sorbets excellens, un vin de feu, nous attendaient à chaque ruine. Il n’en fallait pas moins pour nous soutenir. Un soleil terrible, une terre gercée par cinq mois torrides et que perçait seul un délicieux petit lis blanc double, un marais infect, autrefois desséché, dit-on, par Empédocle, mais qui, depuis la mort du grand ingénieur agrigentin, a repris tous ses droits à empester le pays, faisaient de cette journée la plus rude de toutes ; mais quel sublime spectacle ! Sept temples, dont cinq énormes, sont là gisant sur le sol: le diamètre des colonnes va à 3m, 32, et partout ces merveilleux chapiteaux doriques, la plus belle chose que l’homme ait jamais inventée ! Nulle part on ne saisit mieux qu’ici, pas à pas, les progrès de ces courbes divines arrivant à la perfection. Chaque essai, chaque tâtonnement est visible, et, chose plus extraordinaire que tout le reste ! quand les créateurs de cet art merveilleux eurent réalisé le parfait, ils n’y changèrent plus rien. Voilà le miracle que les Grecs seuls ont su faire : trouver l’idéal, et, une fois qu’on l’a trouvé, s’y tenir.

Ah ! pourquoi ces demi-dieux crurent-ils qu’il était de leur devoir de s’entre-dévorer ? Les ruines de Sélinonte font sous ce rapport l’impression la plus triste. Cette immense destruction, accomplie savamment et avec un dessein arrêté, fait sûrement maudire Carthage, qui amena sur ce monde délicat les sauvages mercenaires de l’Afrique ; mais elle fait surtout détester ces divisions de ville à ville, ces guerres fratricides où s’est abîmé le monde grec. La destruction de Sélinonte fut l’œuvre de Ségeste, et Ségeste, un an après, tombait à son tour. On comprend qu’après cela la paix romaine ait semblé un bienfait.

Ces ruines de Sélinonte sont dignes de la Grèce par la grandeur et la perfection du travail. La commission archéologique fut unanime pour demander au ministre que désormais le grand effort des fouilles siciliennes portât sur ce point. Déjà les recherches de M. Cavallari ont eu les plus heureux résultats, en particulier autour de l’acropole. Là ont été trouvées ces métopes célèbres qui font maintenant l’ornement du musée de Palerme, monumens d’un style archaïque, encore asiatique, et qui expliquent peut-être la transition tant cherchée entre l’art de l’Orient et celui de la Grèce. Les autres métopes de Sélinonte nous montrent pas à pas les progrès de la sculpture. Comme au moyen âge, ces progrès n’allèrent pas tout à fait de pair avec ceux de l’architecture. Celle-ci avait arrêté ses formes quand la sculpture hésitait encore. L’école dorique de Sicile se laissa devancer par l’école attique. Plusieurs de ces œuvres un peu gauches sont contemporaines du Parthénon. Un trait bien remarquable, c’est que les parties nues des figures de femmes y sont exécutées en marbre blanc, exactement comme, sur les vases peints, les mains, les pieds, les têtes des personnages féminins sont en blanc pâle. La polychromie, recouvrant le tout, pouvait dissimuler ce que ces rajustages de matières différentes ont pour nous de choquant.

Dans la nuit du 9 au 10 septembre, l’Archimède nous porta de Sélinonte à Agrigente. La ville de Girgenti, bâtie dans l’acropole de la vieille Agrigente, se trouvant assez éloignée de la mer, il s’est bâti au pied de la montagne un petit port qui, depuis quelques années, a pris une extrême importance commerciale par l’expédition du soufre ; on l’appelle Porto Empedocle. Nous y abordâmes sous un portique décoré des statues de Victor-Emmanuel et d’Empédocle. Empedocle en effet est encore le demi-dieu d’Agrigente. Philosophe, savant, ingénieur, musicien, médecin, prophète, thaumaturge, il trouva encore avec cela le temps d’être un démocrate, de donner une constitution à sa république, de fonder l’égalité civile, de refuser une couronne, d’abattre l’aristocratie de son temps. Ce dernier trait n’a pas peu contribué à sa moderne fortune. Le parti libéral de Girgenti vit à la lettre d’Empédocle. Son image se voit à chaque pas ; son nom est prodigué aux lieux publics à l’égal de celui de Garibaldi ; à peine y eut-il un discours où sa gloire ne fût rappelée. Cette gloire est en somme de bon aloi. Empedocle ne le cède à aucun de ces génies extraordinaires de la philosophie grecque anté-socratique, qui furent les vrais fondateurs de la science et de l’explication mécanique de l’univers. Les fragmens authentiques que nous avons de lui nous le montrent soulevant tous les problèmes, approchant souvent des solutions qu’on devait trouver deux mille deux cents ans plus tard, côtoyant Newton, Darwin, Hegel. Il fit des expériences sur la clepsydre, reconnut la pesanteur de l’air, eut l’idée de l’atome chimique, de la chaleur latente, soupçonna la fécondité de l’idée d’attraction, entrevit le perfectionnement successif des types animaux et le rôle du soleil. En biologie, il ne fut pas moins sagace : il proclama le grand principe Omnia ex ovo, l’appliqua à la botanique, eut quelque notion du sexe des plantes, vit très bien que le mouvement de l’univers n’est qu’un réemploi d’élémens désagrégés, que rien ne se crée ni ne se perd. Il conçut même la chimie des corps organisés, et se passa des dieux dans ses hypothèses. Lucrèce lui doit autant qu’à Épicure. Par d’autres côtés, ce Newton paraît doublé d’un Cagliostro ; il ne marchait dans les rues d’Agrigente que grave et mélancolique, avec des sandales de bronze, une couronne d’or sur la tête, au milieu de jeunes gens qui l’acclamaient. Il se défendait faiblement quand on lui prêtait des miracles, même des résurrections, et qu’on l’adorait comme un dieu. Les Agrigentins modernes n’admettent pas ces reproches et ne veulent voir dans leur célèbre compatriote qu’un « savant tout occupé à moraliser le peuple, qu’un grand citoyen qui rendit à sa patrie ses droits politiques et donna l’exemple de l’abnégation en refusant l’autorité suprême. »

Sélinonte n’est plus qu’un cadavre de ville. Agrigente vit encore et compte près de 20,000 habitans. L’aspect de ce sommet couronné de maisons serrées, s’élevant sur les substructions antiques et sur les flancs taillés du rocher, est grandiose, austère. Le manque d’eau, l’aspect aride de la campagne, portent encore à la tristesse. La ville moderne, avec ses rues étroites, son air sombre, inaccessible et fermé, sa cathédrale étrange, tout espagnole, semble un reste d’un autre monde. À mi-côte s’étend la ville antique avec ses sept ou huit temples, rangés pour la plupart le long de l’ancien mur, de façon que du port cette ligne d’édifices se profilait sur le ciel. Le temple dit des géans était sûrement quelque chose d’unique ; il présente les plus grandes colonnes doriques que l’on connaisse. Diodore dit vrai à la lettre : un homme peut se tenir dans leurs cannelures ; l’abaque des chapiteaux renversés à terre produit une sorte de stupéfaction. Un seul des talamons qui portaient l’architrave est étendu sur le sol. L’effet de ce colosse, dont les pièces désarticulées semblent les osselets d’un squelette, est tout à fait saisissant. Les pieds sont joints et minces ; ces colosses n’ont jamais rien porté effectivement ; ils étaient adossés à un mur ou

à des pilastres. J’incline à croire qu’ils avaient l’air de soutenir un plafond à l’intérieur de la cella, ce qui expliquerait comment Diodore n’en parle pas. À l’extérieur, un tel décor eût trop frappé pour qu’on eût pu le passer sous silence. Le curieux sceau de Cirgenti au moyen âge, représentant l’aula gigantum

 Signat Agrigentum mirabilis aula gigantum.

Piccone, Memorie storiche agrigentine, p. 453. </ref>, fournit des argumens pour et contre cette opinion. Ce qui me paraît certain en tout cas, c’est que ce temple des géans se rapporta primitivement à un culte oriental. Girgenti offre bien d’autres traces d’influence phénicienne dans son temple de Jupiter Atabyrius (du Tabor), de Jupiter Polieus (Melkarth), situé à l’intérieur de l’acropole, et dans les indices du culte de Moloch qui se lisent clairement dans les fables relatives au taureau de Phalaris. Ces géans, s’ils étaient à l’intérieur de la cella, pouvaient jouer le rôle des colosses osiriens dans les avenues des temples d’Egypte, et des séraphin dans le temple de Jérusalem. Les autres temples d’Agrigente sont beaux sans doute ; mais, quand on a vu Athènes, on est difficile. Le soin de l’exécution y est bien moindre que dans les édifices athéniens. Une sorte de stuc revêtait la colonne et dissimulait toutes les imperfections du travail. Des négligences, des à-peu-près comme ceux qu’on remarque dans la plupart des temples égyptiens, se rencontrent ici à chaque pas. L’imprévoyance de l’architecte se trahit. Décidément, la perfection a été l’invention des Athéniens. Venant les derniers, ils ont innové en réalisant l’idée d’édifices bâtis a priori dans la carrière, d’édifices où chaque pierre est taillée d’avance pour la place qu’elle doit occuper. L’exécution des détails de l’Erechtheum par exemple est une merveille qui dégoûte de tout ce que l’on voit ensuite. Dans les temples d’Agrigente, l’enduit et la polychromie masquaient les défauts. Tout voyage, toute recherche, toute étude nouvelle est ainsi un hymne à Athènes. Athènes n’a rien créé de première main ; mais en toute chose Athènes a introduit l’idéal. Et quel respect pour la Divinité ! Comme on ne cherche pas à la tromper ! On a découvert dans un trou devant le Parthénon un tas de tambours de colonnes rebutés. Il faut y regarder de très près pour apercevoir le défaut qui les a fait rejeter. Ce qu’on ne voit pas est aussi soigné que ce qui est visible. Rien de ces honteux décors vides, de ces apparences menteuses qui forment l’essence de nos édifices sacrés.

Cette rude journée nous avait épuisés, et le cordial banquet que nous donnèrent les Agrigentins sur le champ même des ruines n’avait fait que nous inspirer le désir du repos. Nous reçûmes avec joie la nouvelle que l’hospitalité nous était préparée chez Gellias. Gellias fut un riche citoyen de l’ancienne Agrigente (Ve siècle avant Jésus-Christ) qui avait fait bâtir un grand nombre d’hôtelleries, à chacune desquelles était attaché un portier qui invitait les étrangers à entrer pour recevoir une gratuite et splendide hospitalité. Son nom est devenu celui d’un hôtel, où nous prîmes un fort doux repos, — doux, mais court. À cinq heures du matin, une course rapide, exécutée partie en chemin de fer, partie en voiture, partie à cheval, nous mena au cœur de la Sicile, à Racalmuto, centre de l’extraction du soufre, industrie qui prend de tels développemens, par suite des besoins de l’industrie moderne, que la province de Girgenti en deviendra l’un des pays les plus riches du monde. C’est l’Afrique que nous vîmes ce jour-là se dérouler devant nous en cette chaîne de collines brûlées par les fumées sulfureuses, sans arbres, sans verdure, sans eau. La gaîté sicilienne résiste à tout. Les réceptions de Grotte et de Racalmuto furent de toutes peut-être les plus originales, les plus empreintes de curiosité aimable. Je n’oublierai jamais la banda musicale de Grotte. Elle s’obstinait à résoudre un problème que j’aurais cru insoluble, à suivre le ministre après son départ en jouant à perte d’haleine. Je vois encore un ophicléide passant à travers les roues des voitures sans omettre une seule note. Le chef de la troupe, jouant de la clarinette avec une volubilité sans nom, courait d’une course effrénée, se servant de son instrument comme d’un bâton indicateur pour montrer le chemin à ses compagnons. Le Sicilien ne se soucie pas de savoir si on le regarde ; il agit pour sa satisfaction propre. L’idée de se surveiller pour éviter un prétendu ridicule ne vient qu’à des gens qui ne sont pas sûrs de leur noblesse historique, et qui n’ont pas toujours conscience d’obéir à un entraînement élevé.

En une nuit et une matinée, l’Archimède nous eut portés à Syracuse. La ville actuelle n’occupe plus que l’île d’Ortygie, la plus petite des parties de l’ancienne cité. Achradine, Néapolis, Tyché, les Epipoles, sont occupés par des champs ou des jardins. Tout cela faisait une enceinte qui égalait presque celle de Paris avant les fortifications. Au premier coup d’œil on dirait que les monumens antiques de Syracuse ont disparu ; une étude attentive révèle bientôt tout un monde. Quel temple savamment restauré vaut cette cathédrale bâtie dans un temple dorique des plus nobles proportions ? La transformation s’est faite d’une manière étrange. La cella a été supprimée, les colonnades ont été embloquées dans un mur qui embrasse les fûts, les chapiteaux, l’architrave, visibles encore, quoiqu’en partie noyés dans le moellon. Je ne connais pas d’autre exemple de ce genre d’appropriation chrétienne. Souvent la cella a été transformée en église, comme cela eut lieu au Parthénon. À Aphrodisias en Carie, on a bâti deux murs extérieurs au péristyle, si bien que les colonnades devinrent intérieures, et dessinèrent trois nefs comme à Sainte-Marie-Majeure. Ici le mur a été fait sur la colonnade elle-même. L’architrave est conservée ; à certains endroits, les triglyphes font créneau sur l’architrave. J’ai vu peu d’effets d’un pittoresque aussi complet. Cette fois encore je me trouvai en désaccord avec de zélés archéologues, dont l’admiration pour l’antiquité est parfaitement éclairée, mais peut-être un peu exclusive. Faire voter des fonds pour bâtir à l’évêque une nouvelle cathédrale et dégager le temple antique était le vœu que j’entendais former autour de moi. Je ne pus le partager entièrement. Le temple se voit bien tel qu’il est, et le vide même de la cathédrale avec ses trois nefs fait ressortir la grandeur de l’édifice antique.

Les fouilles de M. Cavallari ont été à Syracuse, comme ailleurs, fructueuses et bien dirigées. Un temple des plus anciens, avec une belle inscription archaïque, est sorti de ces déblaiemens, qui mériteraient d’être continués. Le théâtre, l’amphithéâtre, le nymphœum. la voie des tombeaux, les fortifications de l’Épipole, élevées par Denys le Tyran, et surtout ces latomies grandioses, qui jouent un si grand rôle dans l’histoire de Syracuse, font la plus vive impression. Rien ne peut rendre l’effet de ces carrières à ciel ouvert, d’une profondeur énorme, au fond desquelles s’étalent, à l’abri des masses taillées par la scie antique, de frais et luxurians jardins de figuiers et d’orangers. La nature inégalement friable des couches de calcaire a produit dans les parois les jeux les plus bizarres ; une belle végétation de lierre et de rinceaux pendans forme devant chaque échancrure de rocher des rideaux transparens de verdure. Un déjeuner avait été préparé dans une de ces salles à demi hypogées ; un écran de citronniers et de grenadiers rejoignant les guirlandes naturelles que formaient les plantes grimpantes produisait un délicieux demi-jour. À une hauteur immense au-dessus de nos têtes, et comme suspendus aux parapets de tours démesurées, se dessinaient quelques spectateurs mêlés aux arbres suspendus sur l’abîme. Une musique excellente faisait retentir ces longs couloirs de l’hymne royal de Savoie ; mais nous avions peine à ne pas entendre, à travers ces sons harmonieux, les gémissemens qui remplirent autrefois ces cavités aujourd’hui si riantes, et particulièrement le désespoir des 7,000 Athéniens, qui y périrent de faim et de misère après la folle expédition de 413.

Les catacombes et une vieille crypte ornée de peintures ont de l’intérêt pour l’archéologie chrétienne ; le musée, outre une Vénus bien connue, a quelques fragmens grecs qu’on dirait provenir du Parthénon ; mais la perle antique de Syracuse, c’est encore l’Anapus. Seul à peu près entre tous les fleuves de Sicile, l’Anapus a toute l’année un volume d’eau supérieur à celui d’un ruisseau. La beauté plantureuse de la campagne de Syracuse vient des eaux de ce petit fleuve, dérivées de la montagne et amenées par des aqueducs anciens sur les hauteurs des Épipoles. La vallée, malgré toutes ces saignées, conserve encore une masse d’eau assez sérieuse, laquelle, à 2 kilomètres environ de la mer, est triplée ou quadruplée par une énorme source, la fontaine Cyanée, qui naît dans la basse vallée d’un gouffre analogue à celui du Loiret, et envoie ses eaux à l’Anapus après un cours d’environ une lieue et demie. Elle est tout ce temps navigable pour de fortes barques. Cette petite navigation, avec ses effets tour à tour gais et mélancoliques, est une des choses les plus ravissantes qui se puissent voir. Peu de choses m’ont fait autant de plaisir. On prend une barque au quai de Syracuse ; on traverse ce beau port, l’un des plus grands, des plus profonds, des plus sûrs du monde ; on franchit non sans peine une barre à l’embouchure du fleuve et l’on entre dans une belle eau limpide, profonde, rapide, bientôt après dans une petite forêt de roseaux immenses et de papyrus. Le papyrus ne croît en Europe que dans la vallée de l’Anapus. En Égypte, il devient rare. Si cette plante, qui a rendu de si grands services à l’esprit humain et qui mérite une place si capitale dans l’histoire de la civilisation, pouvait un jour être en danger de disparaître, je voudrais que les nations civilisées, à frais communs, lui assurent une pension alimentaire dans la vallée de l’Anapus. Ces masses touffues de tiges vertes, flexibles, de 15 et 18 pieds de haut, couronnées par un élégant épanouissement de fils légers terminés en éventail, forment de petites îles impénétrables dans l’eau pure de Cyanée. La végétation aquatique qui s’établit dans ces canaux rarement troublés est d’une fraîcheur exquise. Ce sont de vraies prairies flottantes qui couvrent la surface du ruisseau et ondulent sous le mouvement de la rame, comme l’eau elle-même. De belles feuilles vertes en forme de conques tournées vers le soleil étalent tout le luxe voluptueux d’une végétation hâtive. D’innombrables petites grenouilles sautent sur ces surfaces vertes ; nous nous prîmes à envier leur bonheur : il est vrai qu’il y a l’hydre des ruisseaux qui les mange ; mais elles n’y pensent pas, et peut-être beaucoup meurent de vieillesse, « de leur belle mort, » comme on dit bien improprement.

Le gouffre même de Cyanée est un miracle de limpidité. On voit à des profondeurs infinies le trou d’où elle émerge et les innombrables poissons qui poursuivent dans l’abîme leur heureuse vie d’éternel mouvement. Cyanée, comme Aréthuse, fut une nymphe chaste. Elle mourut de chagrin de n’avoir pu empêcher Pluton d’enlever Proserpine, et fut changée en fontaine à force de pleurer ; mais, plus heureuse qu’Aréthuse (celle-ci a disparu[4] ; le bassin qu’on montre aujourd’hui dans Ortygie provient d’un aqueduc), Cyanée a été immortelle. Hélas ! elle est toujours sévère pour ceux qui l’approchent. Rester une heure de trop sur ses bords à certaines heures, c’est s’exposer à la fièvre. Le coucher du soleil y est comme un coup de théâtre. Un froid subit vous pénètre ; chaque mouvement de l’air semble apporter un frisson ; les fleurs et les feuilles se ferment ; le petit monde qui s’ébattait sur les prairies flottantes se retire dans les profondeurs ; un autre, invisible jusque-là, apparaît dans les airs. Cette fraîcheur semble délicieuse ; prenez garde, la nature est traîtresse ; elle n’est jamais plus caressante que quand elle tue.

Une scène charmante nous transporta aux jours des muses sicélides, à ces jours où la musique et la poésie pastorale sortirent de la bonne humeur des pâtres siciliens. Un son de flûte venait à nous à travers les roseaux et les papyrus. Le son se rapprochant peu à peu, nous nous trouvâmes bientôt en face d’un paysan étendu dans les herbes, au bord même du ruisseau, et jouant d’inspiration. Il y avait des heures qu’il était là ; le passage de nos barques ne lui fit ni lever la tête, ni interrompre son jeu un seul instant. Il chantait à Cyanée, à une nature verte et fraîche, sous un beau ciel. C’était la vive image de l’invention de la flûte. Ce bon Sicilien la créait pour son compte, au nom du besoin instinctif qu’a l’homme de répondre par des sons joyeux à l’harmonie de la nature et à son sourire bienveillant.

Syracuse est la tête d’une ligne de chemin de fer, et désormais le voyage n’offrait plus aucune difficulté. Catane, grande ville, presque toute neuve, active, pleine d’avenir, Aci-Reale, à quelques lieues de là, étonnent par leur richesse et leur prospérité. Ce qu’on admire, c’est l’Etna, ses belles formes, son éternel panache, les riches cultures qui jusqu’à une certaine hauteur couvrent ses flancs. Comme le Vésuve, l’Etna n’appartient pas à une chaîne de montagnes, c’est un soulèvement isolé ; cela donne à ses lignes une souplesse que n’ont jamais les pics étouffés par la chaîne dont ils font partie. Heureux ceux qui peuvent monter à ce sommet ! Je dis adieu, non sans envie, à mes deux jeunes amis, qui nous quittèrent pour entreprendre la rude expédition. J’eus ma revanche la nuit suivante. Vers minuit, en allant de Catane à Aci-Reale, nous trouvâmes Aci-Castello tout illuminé ; le vieux château en ruines de Roger de Loria resplendissait au milieu de la mer. Les gens du village avaient préparé des barques et nous firent faire au clair de lune le tour des grands rochers que, selon les mythes divers, le cyclope aurait lancés sur Acis, sur Galatée, sur Ulysse. De nuit, rien de plus romantique que ces masses basaltiques en forme d’aiguilles, au pied desquelles se soulevait en silence une mer sombre, pleine de terreurs.

Le théâtre de Taormina mérite sa réputation par sa grandeur, son beau style, sa situation unique, la perspective dont on jouit à travers les brèches du grand mur de la scène, et aussi par ses terribles souvenirs. Là furent égorgés, dans la première guerre servile, des milliers d’esclaves révoltés. C’est bien le premier théâtre du monde ; celui d’Orange n’est que le second, bien que l’état de conservation qui nous étonne dans celui de Taormina soit dû en partie à des restaurations faites au XVIIIe siècle. La beauté de ces grandes cuves, quand elles étaient remplies par la foule, devait être quelque chose d’enivrant. Un orchestre placé sur le proscenium, et jouant piano, s’entendait bien sur les gradins les plus élevés ; la voix humaine au contraire y parvenait indistincte. Je ne crois pas que de pareilles enceintes servissent habituellement aux exercices de littérature. Si les conférences ont une place dans l’archéologie sicilienne, je la trouverais bien plutôt à Syracuse, dans ce petit édifice où l’on a vu à tort des bains, et qui peut-être s’expliquerait mieux par une sorte de gymnase littéraire.

La ville même de Taormina, conservée sans rajeunissement depuis des siècles, et à vrai dire impossible à rajeunir à cause de son site escarpé, ne doit point être négligée. Il ne faut pas, comme on le fait souvent, s’en tenir au théâtre ; il faut pénétrer dans ces rues étroites et pittoresques, où l’imprévu se rencontre à chaque pas. De superbes échappées sur la mer, des souvenirs d’histoires tragiques, de charmans détails d’architecture ogivale, vous retiendront par un charme puissant. Le chemin de fer est au pied ; en une heure, vous serez à Messine, c’est-à-dire au seuil de la Sicile, au croisement de toutes les grandes voies de la Méditerranée.

La ville éclairée de Messine et son active université ne restèrent pas en arrière des manifestations libérales qui nous avaient partout accueillis. Je connaissais Messine par les escales que j’y avais faites en allant en Orient. Déjà, comme le disent les Persans, « le corbeau de la séparation croassait au-dessus de nos têtes. » Le jeudi 16 septembre, nous serrions une dernière fois la main de tant d’hommes distingués avec lesquels nous avions contracté de si agréables habitudes de société. À quatre heures, nous étions dans le détroit, au milieu de ces petits tournans créés par les courans contraires qui produisirent dans l’antiquité les fables de Charybde et de Scylla. Il n’en faut pas trop rire : Scylla et Charybde ne font plus de victimes: mais elles sont pourtant assez fortes pour dévier sensiblement un grand bateau à vapeur qui les traverse. Nous avions perdu de vue l’Etna, et nous approchions de Stromboli, qui paraissait en un moment d’assez forte activité. Le lendemain, nous nous réveillâmes entre Capri et le cap de Sorrente. Les plans intérieurs de cette baie merveilleuse se déroulaient successivement. Le Vésuve nous parut plus beau encore que l’Etna ; à l’horizon était Ischia, le terme de notre voyage, le but cherché par nous, comme Ithaque le fut par Ulysse, à travers d’assez forts détours. Dans le port même, sans descendre à terre, nous passâmes à bord du petit bateau qui mène de Naples à Procida et à Ischia. Chiaia, Pausilippe, la Mergellina, Nisida, Pouzzoles, Baïa, le cap Misène, se déroulèrent devant nous en trois heures, dont nous eussions voulu retenir le cours.

Ischia, où je venais chercher un équivalent de Vichy et de Carlsbad, sous un ciel plus beau, est un petit paradis terrestre. Nous y avons trouvé un parfait repos, un doux climat, une solitude absolue et un ami, M. Hébert, habitué depuis longtemps à venir chercher à Ischia la santé et les inspirations du genre de celles qu’il aime. Ischia est un ancien volcan, l’Epomée, autrefois rival du Vésuve, et qui il y a cinq cents ans bouillonnait encore. La variété, l’imprévu des petits paysages formés par les déchirures des flancs de la montagne ne peuvent se décrire. Les constructions, massives, irrégulières, semblent faites exprès pour le plaisir des peintres. Je ne peux expliquer que par une occupation arabe l’usage de la coupole hémisphérique et des habitudes de bâtir qui rappellent tout à fait l’Orient. Rien de changé dans les vieilles mœurs. De tous côtés, les chants de la vendange ; hier, illumination splendide de toute l’île pour la fête de je ne sais pas bien quelle madone. La petite ville de Forio, avec ses églises peintes et ses torri de’ Saraceni, nous a enchantés. J’y ai trouvé un vrai capucin, qui met encore saint François sur le même pied que Jésus-Christ. Hébert lui ayant demandé pourquoi des deux bras stigmatisés qui décorent toutes les églises franciscaines, l’un est vêtu, l’autre nu : « L’un est le bras de Jésus-Christ, l’autre celui de saint François, nous répond-il, perchè erano fratelli. » Il a raison. François d’Assise est l’homme qui a le plus ressemblé à Jésus, et c’est à la grande apparition du XIIIe siècle qu’il faut demander des analogies pour expliquer les origines du christianisme. Nous demeurons à mi-côte de la colline de Casamicciola, en face de Gaëte et de Terracine, dans une maison perdue parmi les vignes, au milieu d’un labyrinthe de terrasses superposées et de petits sentiers, qui n’ont pas l’affreuse banalité des grands chemins. Rien de cet apprêté si fatigant en Suisse ; pas un indigène ne s’aperçoit que tout cela est exquis. La petite Orsolina, dont Hébert fait une image excellente, ne sait pas ce que c’est que poser. C’est le Liban, avec plus de charme encore. Il nous sera bon d’être ici ; le repos est doux quand on l’a bien acheté.


ERNEST RENAN.

  1. On y joignait même quelquefois l’hébreu, à cause des juifs.
  2. Diogène Laerte, 1. VIII, ch. II, § 62.
  3. Ou « force de vie, » Kehar hayyim. Comparez Oz hayyim dans l’inscription de Lapithos (Chypre).
  4. Ceci est énergiquement nié par les Syracusains modernes, qui prétendent que l’Aréthuse actuelle est bien une source provenant des montagnes voisines.